Entrée de carnet

Pour un parlement humain et autre qu’humain: petite réflexion sur la notion d’éco-politique

Lou Villapadierna
couverture
Article paru dans Revenir et s’écrire dans les traces, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Katya Montaignac (2023)

      

Que signifie éco-politique? quels sont ses enjeux dans la sphère néo-capitaliste? comment penser et créer en affinités citoyennes avec l’autre qu’humain? et comment rendre la nature agissante sur l’échiquier politique contemporain?

Dans une volonté de renouer un lien affectif avec l’autre qu’humain –lien qui s’est disjoint lors du processus moderne-, la porte de la sensibilité ouvre sur un monde quasi infini de possibilités artistiques qui engagent un soin partagé. Il y a une nécessité de faire face à l’urgence de ce qui a été rompu, par l’activation d’actions affectives par et avec l’altérité. Ces pratiques, telles que le fieldrecording, la performance sonore naturaliste de Thomas Tilly1https://www.lespressesdureel.com/auteur.php?id=1749 à Rodolphe Alexis2https://www.rodolphe-alexis.info/, mais encore la fiction spéculative de Donna Haraway3Haraway, Donna, Vivre avec le trouble, Éditions des mondes à faire, Vaulx-en-Velin, 2020.– pour dire à quel point le spectre attentionnel est grand – prennent une toute nouvelle importance. C’est par l’archivage des pulsions sonores de cette nature fragilisée à la fiction écrite –qui sont des traductions formelles du lien affectif-, les artistes ne seraient-ils pas en train de nous alerter d’un danger de disparition à venir?

Je vais m’attarder un instant sur cette notion d’affect, parce qu’elle, au-delà de sa brulante actualité, reconsidère les barrières relationnelles érigées comme fixe entre humain et non-humain, entre les temporalités longues et courtes, entre le micro et le cosmos.

Les affects sont pensés comme des complexes composés d’émotions et de contextes. À la définition deleuzienne de l’affect chez Spinoza vient s’ajouter une dimension contextuelle4«Un mode existant se définit par un certain pouvoir d’être affecté (III, post. 1 et 2). Quand il rencontre un autre mode, il peut arriver que cet autre mode lui soit “bon”, c’est-à-dire se compose avec lui, ou au contraire le décompose et lui soit “mauvais”: dans le premier cas, le mode existant passe à une perfection plus grande, dans le second cas, moins grande. On dit suivant le cas que sa puissance d’agir ou force d’exister augmente ou diminue, puisque la puissance de l’autre mode s’y ajoute, ou au contraire s’en soustrait, l’immobilise et la fixe (IV, 18 dém.). Le passage à une perfection plus grande ou l’augmentation de la puissance d’agir s’appelle affect, ou sentiment de joie; le passage à une perfection moindre ou la diminution de la puissance d’agir, tristesse. C’est ainsi que la puissance d’agir varie sous des causes extérieures, pour un même pouvoir d’être affecté. L’affect-sentiment (joie ou tris- tesse) découle bien d’une affection-image ou idée qu’elle suppose (idée du corps qui convient avec le nôtre ou ne convient pas); et, quand l’af- fect se retourne sur l’idée d’où il procède, la joie devient amour, et la tristesse, haine. C’est ainsi que les diverses séries d’affections et d’af- fects remplissent constamment, mais dans des conditions variables, le pouvoir d’être affecté (III, 56).» Gilles Deleuze, Spinoza philosophie pratique. Dans Index des principaux concepts de l’Éthique, article affects, p.70-72, 2003. Les affects sont des émotions contextualisées, étendues à des visions et des aspirations. Pour marquer la distinction entre émotion et affect de manière précise: si une émotion est de l’ordre du primaire, du spontané et n’entraine rien d’autre que son expérience directe -je me sens contingente-, l’affect constitue, de manière quasi holistique, un complexe englobant l’élément déclencheur de l’émotion et les modalités d’opération sur cette émotion –je nage dans l’eau salée, je suis émue, je me sens contingente, j’envisage la résolution de ce sentiment-. Les affects sont pensés plus comme des prismes de perception que comme des sensations isolées. Si cette définition de l’affect prend en compte tout un réseau d’émotions, de sensations intimes en interconnexions –«l’existence de mouvements en nous qui ne sont pas de nous, pour des raisons à la fois écologiques, politiques, et chorégraphiques5Bigé, Emma, Mouvementements – Écopolitiques de la danse, La découverte, Paris, 2023»-, ne pourrait-elle pas permettre l’avancement d’autres formes de réseaux sur le plan politique? est-il possible de transitionner à partir du rapport affectif? existe-t-il une politique éco-affective?

Les projets bio-performatifs donnent un sens, une valeur à cette urgence environnementale dont l’écho ne peut qu’impacter notre rapport au monde. Nous en sommes affectés. En quoi ces projets redéfinissent-ils les temporalités? Cette urgence, cette inquiétude du climat, délimite les contours d’une nouvelle tension, celle de la pression du futur sur le présent. L’enjeu est d’écouter ce que la nature a à nous dire dans une polyphonie touffue des voix qui peuplent les forêts, la pluie, le lichen6Potot, Olga, «Nous sommes tou·te·s du lichen», Histoires féministes d’infections trans-espèces, Chimères, 82, p. 137-144.…  Alors, la fiction, littéraire et visuelle, l’écoute, la danse, sont des métaphores agissantes qui participent aux transformations des consciences vers une reconnaissance sensible des êtres vivants autres qu’humain. Cependant, pourquoi la résistance étatique tient toujours? qu’est ce qui empêche les processus évolutifs –notamment celui du cadre juridique- d’éclore? Certainement faut-il changer de point de vue. C’est ce que nous propose Camille de Toledo à travers les questions d’ordre légal et institutionnel appliquées à la nature: «comment la nature travaille? à quoi ressemblerait une économie où les travailleurs humains se battraient aux côtés des travailleurs non-humains? quel monde pourrait naître d’une lutte pour redéfinir les conditions de travail des entités naturelles7https://www.iea-nantes.fr/fr/actualites/auditions-publiques_1478

J’ai assisté virtuellement, samedi 18 novembre, à la première audition publique du projet Vers une internationale des rivières et autres éléments de la nature… qui eut lieu à Nantes en France. Cette recherche, initiée par l’auteur actuellement en résidence à l’Institut d’études avancées de Nantes, Camille de Toledo, découle d’une dynamique de création de fiction collective –prenant la forme d’une assemblée constituée de citoyens et de citoyennes– pour définir une «économie politique terrestre». L’enjeu est de repenser la manière dont le monde est habité actuellement afin d’inclure dans les débats politiques contemporains l’autre qu’humain en tant qu’entité agissante et participante de l’activité politico-économique du monde. Pourquoi devient-il nécessaire de légiférer le statut de travailleur aux entités autres qu’humaine ? L’ambition de la résidence repose sur la nécessité de dessiner les contours d’un nouveau système juridique dans lequel les entités non-humaine, rivières, lacs, forêts, etc, deviennent des sujets de droit non-marchands8https://www.editionsjfd.com/boutique/une-personnalite-juridique-pour-le-fleuve-saint-laurent-et-les-fleuves-du-monde-11091.

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    https://www.lespressesdureel.com/auteur.php?id=1749
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    https://www.rodolphe-alexis.info/
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    Haraway, Donna, Vivre avec le trouble, Éditions des mondes à faire, Vaulx-en-Velin, 2020.
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    «Un mode existant se définit par un certain pouvoir d’être affecté (III, post. 1 et 2). Quand il rencontre un autre mode, il peut arriver que cet autre mode lui soit “bon”, c’est-à-dire se compose avec lui, ou au contraire le décompose et lui soit “mauvais”: dans le premier cas, le mode existant passe à une perfection plus grande, dans le second cas, moins grande. On dit suivant le cas que sa puissance d’agir ou force d’exister augmente ou diminue, puisque la puissance de l’autre mode s’y ajoute, ou au contraire s’en soustrait, l’immobilise et la fixe (IV, 18 dém.). Le passage à une perfection plus grande ou l’augmentation de la puissance d’agir s’appelle affect, ou sentiment de joie; le passage à une perfection moindre ou la diminution de la puissance d’agir, tristesse. C’est ainsi que la puissance d’agir varie sous des causes extérieures, pour un même pouvoir d’être affecté. L’affect-sentiment (joie ou tris- tesse) découle bien d’une affection-image ou idée qu’elle suppose (idée du corps qui convient avec le nôtre ou ne convient pas); et, quand l’af- fect se retourne sur l’idée d’où il procède, la joie devient amour, et la tristesse, haine. C’est ainsi que les diverses séries d’affections et d’af- fects remplissent constamment, mais dans des conditions variables, le pouvoir d’être affecté (III, 56).» Gilles Deleuze, Spinoza philosophie pratique. Dans Index des principaux concepts de l’Éthique, article affects, p.70-72, 2003
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    Bigé, Emma, Mouvementements – Écopolitiques de la danse, La découverte, Paris, 2023
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    Potot, Olga, «Nous sommes tou·te·s du lichen», Histoires féministes d’infections trans-espèces, Chimères, 82, p. 137-144.
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