Entrée de carnet

«Pétrole» de François Archambault: le désarroi humain

Esther Laforce
couverture
Article paru dans Écoécritures – études collaboratives et décentrées, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Jonathan Hope (2021)

ARCHAMBAULT, F. (2020). Pétrole. Montréal : Atelier 10.

François Archambault, dramaturge montréalais, écrit depuis le début des années 1990. De nombreuses pièces ont marqué son parcours, dont La société des loisirs (2003) et Tu te souviendras de moi (2013). Sa plus récente pièce, Pétrole, publiée chez Atelier 10 à l’automne 2020, doit être montée en scène en 2021. Ainsi que l’explique Archambault lui-même (Archambault, 2020b et 2020a : 10-13), deux matériaux médiatiques ont inspiré son écriture durant l’été caniculaire de 2018, soit le reportage de Nathaniel Rich intitulé Losing Earth : The Decade We Almost Stopped Climate Change (Rich, 2018), et la démission en direct sur les ondes de France Inter du Ministre d’État de la Transition écologique et solidaire de France, Nicolas Hulot (Hulot, 2018).

La pièce Pétrole commence en novembre 2018 alors qu’un homme, Jarvis Larsen, personnage principal de la pièce, s’immole dans une forêt de la Californie, déclenchant des feux d’une ampleur telle qu’ils feront au final 52 morts et 296 disparus. Le cœur de l’action se déroule toutefois entre 1979 et 1981, époque où Jarvis, 30 ans, entomologiste de profession, est engagé par une compagnie pétrolière pour faire un état des lieux sur les connaissances scientifiques entourant les gaz à effet de serre et le réchauffement climatique. Jarvis est en couple avec Judy Larsen, une biologiste enceinte de jumelles. Ensemble, ils rencontrent les Alchimistes, un groupe d’activistes et de scientifiques indépendants qui ont émis un rapport très alarmant sur les changements climatiques. Des commissions gouvernementales rassemblant ces scientifiques et différents groupes aux intérêts politiques et économiques divergents, sont mises en place, et mises en scène dans la pièce.

Fiction inspirée du réel qui fait revivre le combat mené par des scientifiques américains au tournant des années 1980 pour faire connaître le phénomène du réchauffement climatique, Pétrole propose une critique d’un système économique industriel basé sur l’extraction jusqu’à épuisement des combustibles fossiles et du manque de volonté politique à légiférer pour diminuer l’utilisation des sources d’énergie polluantes et empêcher la catastrophe annoncée, soit la transformation dangereuse, voire fatale, par les gaz à effet de serre, des conditions de vie sur Terre. Cette œuvre illustre ainsi ce que Una Chaudhuri et Shonni Enelow expriment en ces termes : « […] climate change has advanced to this dangerous verge in part because we haven’t known how to think and feel about it » (Chaudhuri et Enelow, 2014 : viii; les italiques sont dans le texte). Éminemment anthropocentrée de par les enjeux sociaux, politiques et économiques qu’elle aborde, la pièce exprime notre désarroi face à la crise écologique et met en lumière, en amont même de notre difficulté à créer des liens avec le monde autre qu’humain, la difficulté de créer des liens entre humains. Les ruptures, les divisions et les séparations président en effet aux dynamiques qui relient autant les groupes d’intérêts que les personnages entre eux, et culminent dans les scènes décisives du troisième acte, au cours desquelles se déroule la commission sur le réchauffement climatique d’octobre 1980. Malgré le choc ressenti devant l’ampleur de la catastrophe à venir (Archambault, 2020a : 125), les discussions des différents intervenants n’y permettent pas de s’entendre sur la réalité du réchauffement climatique et se terminent sur une impasse (ibid. : 140-143). Les scientifiques membres des Alchimistes quittent la commission, fâchés (ibid. : 142-143), et le couple formé par Jarvis et Judy se sépare (ibid. : 144-145), causant la séparation des jumelles (cf., entre autres, ibid. : 67). Particulièrement révélatrice et lourde de sens devient dans ce contexte l’incapacité de certains représentants à se soucier des générations futures, ce que leur rappelle Frank Jackson, membre leader des Alchimistes :

Sincèrement, j’aimerais ça éviter qu’on se réveille dans cinquante ans avec une catastrophe planétaire sur les bras et que nos enfants pis nos petits-enfants viennent nous demander : “Comment ça se fait que vous avez rien fait?” […] Si on agit pas, c’est rien moins qu’un crime contre l’humanité (ibid. : 112).

Ce à quoi un intervenant lui répond : « Un crime contre l’humanité? C’est pas un peu exagéré, non? » (idem).

Je me suis demandée si la pièce proposait une échappée signifiante vers un possible espoir, une figure de liens réparés. S’il est vrai qu’avant de mourir, Jarvis adresse une lettre à sa petite-fille, Joy, qui ne l’a pas connu, pour lui raconter son histoire et lui expliquer les raisons de son immolation, force est d’admettre que ce qui est transmis par cette lettre et, au final, par la pièce dans son ensemble, est un sentiment de révolte désespéré (ibid. : 174-175). À cet égard, et malgré le ton souvent humoristique de la pièce, il faut le souligner, je ne crois pas que l’auteur réussisse tout-à-fait à sortir ses lecteur.rices et spectateur.rices d’« un état de grande déprime » (ibid. :10 et 125). Si la pièce permet difficilement de dépasser le désarroi éprouvé devant la crise écologique, sa force de frappe réside toutefois dans la représentation et, par le fait même, la critique, de l’enlisement des nombreuses discussions politiques qui, jusqu’à aujourd’hui, n’ont encore réussi à rien régler.

Bibliographie

Pétrole. (2020). [Captation audio]. Texte de F. Archambault. Mise en scène d’É. Patenaude. Théâtre Jean Duceppe, https://www2.duceppe.com/spectacles/petrole/#/.

ARCHAMBAULT, F. (2020a). Pétrole. Montréal : Atelier 10, p. 10-13.

ARCHAMBAULT. F. (2020b). « Discussions avec François Archambault. » [Entrevue filmée.] Site du Théâtre Jean Duceppe, 29 mai 2020, https://duceppe.com/discussion-avec-francois-archambault/.

CHAUDHURI, U. et S. ENELOW (2014). Research Theatre, Climate Change and the Ecocide Project: A Case Book. Palgrave : Macmillan.

HULOT, N. (2018). « Le grand entretien avec Nicolas Hulot. » [Entretien radiophonique disponible en captation vidéo.] France Inter, 28 août 2018, https://www.youtube.com/watch?v=YJZa90g9WSk.

OLIVIER, A. (2020). « Pétrole : Plus ça change, plus c’est pareil. » Jeu. Revue de théâtre, 7 octobre 2020, http://revuejeu.org/2020/10/07/petrole-plus-ca-change-plus-cest-pareil/.

RICH, N. (2018). « Losing Earth : The Decade We Almost Stopped Climate Change. » New York Times Magazine, 1er août 2018, https://www.nytimes.com/interactive/2018/08/01/magazine/climate-change-losing-earth.html#prologue. Publié en français en 2019 sous le titre Perdre la Terre. Une histoire de notre temps. Paris : Seuil ; Éditions du sous-sol.

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