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L’île, l’arbre et le jardin en littérature

Alizée Goulet
couverture
Article paru dans Paroles d’arbres. Histoires de jardins, sous la responsabilité de Rachel Bouvet, Marine Bochaton et Roxane Maiorana (2020)

Volcán, Panama. 2017.

Volcán, Panama. 2017.
(Credit : Alizée Goulet)

Les aventures de Robinson Crusoé soulignent de multiples rapports entre l’être humain et la nature, et ce, sur un territoire particulier, celui de l’île. Depuis la parution du roman de Daniel Defoe en 1719, l’île occupe une place privilégiée dans l’imaginaire collectif comme espace de solitude, de recueillement et de rencontre avec la nature, ce qui n’est pas sans rappeler la figure du jardin. Nous pouvons ainsi nous demander quelles correspondances existent entre le jardin et le territoire insulaire dans le mythe. Mais y a-t-il même un jardin sur l’île de Robinson, puisque le personnage n’en plante pas un? À défaut de plantes semées à cet effet, la nature peut-elle suggérer la présence d’un jardin, compte tenu qu’il s’agit d’un espace habituellement fermé dans lequel les plantes y sont introduites et soignées?

En effet, selon que le végétal soit cultivé ou sauvage, il se trouve associé à différents rôles ou symboles se rapportant à une conception culturelle du jardin et de la nature. Par ailleurs, la flore de l’île que Robinson vient à habiter oscille entre le sauvage et le cultivé, cette dernière étant lentement aménagée pour servir le naufragé. Dès lors, nous proposons de retracer les changements induits à la végétation de l’île ainsi que leurs conséquences sur la relation des personnages du mythe avec elle. Pour ce faire, nous travaillerons à partir du roman Robinson Crusoé de Daniel Defoe ainsi que l’une de ses réécritures, soit Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier, de façon à examiner des variantes de ce rapport. À cet égard, les figures de l’île, de l’arbre et du jardin serviront d’axes d’étude.

Tout d’abord, le roman de Defoe présente un jeune protagoniste anglais qui décide d’explorer le monde en s’embarquant sur un navire. Durant ses voyages, il fait l’expérience des côtes africaines, sauvages et menaçantes, puis découvre les plantations de tabac et de sucre au Brésil, lorsqu’il s’y installe comme propriétaire terrien. C’est lorsque Robinson repart en mer qu’il rencontre la végétation luxuriante de l’île sur laquelle il fait naufrage, seul survivant de l’expédition et seul habitant de l’île jusqu’au sauvetage de Vendredi, qui allait être mangé par une tribu cannibale ennemie.

Si l’appartenance du végétal à un territoire sauvage ou cultivé est établie sans peine selon qu’il s’agisse des côtes africaines ou des plantations de tabac, celle-ci demeure ambiguë quand il est question de  la végétation occupant l’île. Autrement dit, contrairement aux deux autres espaces, l’île change de statut au fur et à mesure que le récit avance. Effectivement, Robinson modifie les différentes régions de l’île en construisant des habitations, des enclos pour les chèvres qu’il apprivoise, puis en plantant du maïs, du riz et de l’orge, qui forment plus tard des champs de production à grand volume. Dès lors, l’évolution de la relation se formant entre Robinson et le végétal s’inscrit concrètement dans l’organisation graduelle de l’île.

Au départ, Robinson utilise les ressources immédiatement disponibles pour survivre. Il mange les provisions récupérées du navire, il chasse et cueille des fruits. À ce moment du récit, il observe davantage la végétation sauvage et tente de comprendre quels sont les arbres et les plantes qui peuvent lui être utiles. Il fait donc de multiples expéditions et commence par chercher des racines de manioc:

I searched for the Cassava Root, which the Indians in all that climate make their bread of, but could not find none. I saw large plants of Aloes, but did not then understand them […] I had made so little observation while I was in the Brasils, that I knew little of the plants in the fields, at least very little that might serve me to any purpose now in my distress. (Defoe: 84-85)

Comme le signale cet extrait, s’il souffre d’un manque d’observation des végétaux propre à son passé, Robinson dépend maintenant d’un lien à la terre conditionné par son impuissance à contrôler le processus de croissance des plantes, agissant uniquement sur leur entreposage. En ce sens, en cueillant les fruits de l’île, Robinson ne transforme que minimalement son environnement, auquel il est très attentif. Robinson apprend alors à vivre avec ce qui l’entoure, faisant diverses expériences grâce auxquelles il peut profiter des ressources de l’île. Par exemple, lors d’une autre excursion, il découvre des raisins et des limes qu’il voudrait ramener à son abri afin de s’en nourrir pendant quelques jours. Or, les raisins s’abîment pendant le transport puisqu’ils sont très mûrs puis, lorsque Robinson décide de les faire sécher sur le sol près des vignes accrochées aux arbres, des animaux les mangent. Suite à ces deux essais infructueux, le personnage change de méthode: «I took another course; for I gather’d a large quantity of the Grapes, and hung them up upon the out Branches of the Trees, that they might cure and dry in the Sun» (86), ce qui lui permet ensuite d’entreposer des raisins secs et de les manger durant la longue saison des pluies.

Cependant si Robinson commence par s’adapter à l’île, il inverse bientôt cette dynamique en aménageant celle-ci pour qu’elle réponde à ses besoins. Par conséquent, dès que le personnage entretient ses champs de manière régulière, introduisant ainsi un cycle de production agricole sur l’île, sa curiosité pour la végétation indigène s’estompe. En effet, la plantation des graines rapportées du bateau représente un investissement important du territoire insulaire. Ce changement du paysage est provoqué par la main de l’homme, mais aussi par le végétal lui-même, puisque les premières céréales à voir le jour n’ont pas été plantées par Robinson, ayant plutôt poussé spontanément, suite à l’arrivée du naufragé:

I saw some few stalks of something green, shooting out of the ground, which, I fancy’d might be some plant I had not seen, but I was surprised and perfectly astonished, when, after a little longer time, I saw about ten or twelve ears come out, which were perfect green barley of the same kind as our European, nay, as our English Barley (67).

Si, en voyant l’orge pousser, Robinson croit en premier lieu à un miracle, il se rappelle ensuite avoir jeté de la viande de poulet, puis avoir secoué des sacs de grains ravagés par les rats assez près de son habitation. Le texte souligne ainsi un des modes de circulation des plantes, à savoir par voie humaine, que ce soit volontaire ou accidentel, comme dans le cas de Robinson. De plus, le processus de production agricole de l’île se manifeste à travers l’organisation spatiale qu’instaure Robinson, mais plus précisément même, grâce aux espèces végétales qui s’y développent. Effectivement, le personnage fait la distinction entre les plants désirables pour la culture, comme ceux provenant des graines du bateau, et leurs versions sauvages: «I saw several Canes, but wild, and for want of cultivation, imperfect» (84). Toutefois, cette séparation entre les plantes tend à se réduire lorsqu’il est question de la figure du jardin. Malgré que Robinson n’agence pas un jardin (il sème plutôt des champs), l’île, qui forme un espace clos comme le jardin, où les plantes comestibles et parfois médicinales poussent en grand nombre, se rapporte au jardin dans la mesure où Robinson en vient à occuper une nature qui lui devient familière. En effet, comme le jardin, l’île cesse finalement de paraître sauvage et dangereuse, servant à Robinson pour s’alimenter, tout en lui procurant un espace de recueillement dans lequel il se promène et où il documente sa vie par écrit. Dans ce cas, il n’y a pas de jardin cultivé par Robinson, mais bien plutôt un espace suggérant un jardin. Sans former une zone entretenue par le personnage, le jardin semble «avoir lieu», permettant ainsi de repenser le jardin moins comme un espace à rattacher à la maison, à établir, qu’à adopter en allant à sa rencontre. À cet égard, en se déplaçant sur l’île, Robinson découvre une étendue qui lui rappelle un jardin:

The country appeared so fresh, so green, so flourishing, everything being in constant verdure, or flourish of spring, that it looked like a planted garden. I descended a little on the side of that delicious vale, surveying it with a secret kind of pleasure […] that this was all my own […] I saw here abundance of cocoa trees, orange, and lemon, and citron trees (86).

À la manière de George Sand, pour qui, comme l’explique Évelyne Bloch-Dano: «le “jardin naturel” […] ne fait pas référence à une composition paysagiste qui imiterait la nature, mais à un espace préservé où la nature évoque un jardin» (106), Robinson reconnaît un jardin dans la nature. Suite à sa promenade, il note l’aspect agréable de la vallée: «when I came home from this journey, I contemplated with great pleasure the fruitfulness of that valley, and the pleasantness of the situation», rappelant ainsi l’expérience que fait le promeneur au jardin, comme la décrit Jacques-Benoist Méchin: «regardez le comportement des personnes qui entrent dans un jardin! Leur démarche se ralentit; leurs gestes se font moins vifs […] tout en eux exprime un sentiment de détente et d’allègement» (12). Désirant multiplier ses visites au jardin, Robinson décide même d’y loger: «I built myself a little kind of a bower […] so that I fancy’d now I had my country-house and my sea-coast-house» (Defoe: 86-87). Dans ce cas, au lieu de relancer la dynamique usuelle du jardin rattaché à la maison, le récit présente une habitation s’y joignant. En ce sens, le personnage choisit d’élire domicile en fonction de l’emplacement du jardin. En construisant sa maison de campagne près des arbres fruitiers, le personnage altère la signification de cet espace qu’il considère maintenant comme son jardin, soulignant que la force symbolique liée à la petite vallée suffit à transformer celle-ci en jardin pour Robinson. En effet, le personnage associe cet espace à un jardin en reconnaissant des sentiments propres à une expérience du jardin marquée culturellement par l’origine anglaise de Robinson. Plus globalement, l’ensemble de l’île devient familier pour Robinson, formant ainsi une sorte d’île-jardin, malgré que la jungle en recouvre certaines parties. Si l’univers sylvestre représente l’antipode du jardin car «la forêt exprime la hantise d’un espace qui reste mal contrôlé» (Boudon: 105), sur l’île, celle-ci se trouve assimilée à l’ordre humain par l’installation de sentiers et l’utilisation du bois.

De ce fait, dans le roman, la forêt représente assez tôt une zone d’exploitation, alors que l’arbre s’inscrit dans l’usage domestique de Robinson et que son statut sauvage tend à s’amenuiser. Effectivement, grâce aux matériaux fournis par la forêt, Robinson se taille des outils puis il édifie des clôtures pour ses habitations et ses champs, démarquant ainsi les espaces cultivés et sauvages. Cependant, malgré cet usage structurant du bois, la figure de l’arbre demeure ambiguë: l’arbre rappelle constamment sa source sauvage et sa vitalité, ce qui est signalé par les observations que fait Robinson sur l’état de ses clôtures quand il retourne visiter sa petite maison au jardin:

The stakes which I had cut out of some trees that grew thereabouts, were all shot out and grown with long branches […] I pruned them, and led them up to grow as much alike as I could; and it is scarce credible how beautiful a figure they grew into in three years; so that though the hedge made a circle of about twenty five yards in diameter, yet the trees, for such I might now call them, soon covered it (Defoe: 90).

Dans cet extrait, les clôtures grandissent et redeviennent des arbres qui forment un rempart de protection mi-sauvage. Toutefois, ce rapport ambivalent aux arbres, ainsi que l’apparition d’un jardin «naturel» permettant de brouiller les frontières entre le cultivé et le non cultivé, ne dure pas. Dans le roman de Defoe, l’île-jardin représente une étape des changements apportés au territoire insulaire, et, au fur et à mesure que Robinson transforme l’île en séparant le sauvage du cultivé, ce rapprochement entre l’île et le jardin est évacué. En fait, le personnage, si occupé à établir, puis à maintenir, un ordre humain sur l’île, ne conserve plus aucun intérêt pour la flore de l’île, lui préférant la végétation de culture.

Pour découvrir une végétation sauvage liée intimement à Robinson, il faut se tourner vers le roman de Michel Tournier. Dans cette réécriture du roman de Defoe, le naufrage de Robinson et son organisation de l’île, ainsi que le sauvetage de Vendredi, sont complètement réinterprétés. De plus, comme le personnage demeure sur l’île sans s’échapper, le récit se concentre exclusivement sur elle, plus précisément sur la relation complexe qu’entretient Robinson avec elle. En effet, dans le roman de Tournier, l’opposition entre le sauvage et le cultivé est parfois soulignée selon des frontières fermes, qui, à d’autres moments, sont brisées, alors que le personnage s’interroge sur leurs valeurs et que Vendredi les conteste plus tard. Contrairement au livre de Defoe, l’évolution du territoire de l’île est loin de progresser conformément aux plans du personnage. Il s’agit plutôt d’une négociation selon laquelle le territoire de l’île permet certaines opérations, mais en empêche d’autres, comme le suggère ce passage: «le maïs dépérit complètement, et les pièces de terre où Robinson l’avait semé reprirent leur ancien aspect de prairies incultes. Mais l’orge et le blé prospéraient» (Tournier: 57).

En ce sens, l’île et Robinson s’adaptent l’un à l’autre, alors que les activités transformatrices qui leur sont propres se joignent et se divisent de manière cyclique. Comme les papillons et les passiflores dont parle Francis Hallé lorsqu’il écrit que: «les espèces de passiflores se diversifient sous l’influence des papillons, de la même façon que ses derniers évoluent sous l’influence de la biochimie des passiflores» (168), Robinson est lié à l’île et à sa végétation, et, selon les espaces avec lesquels il interagit, son comportement évolue, puis sa perception de lui-même est changée. Par exemple, lorsque Robinson trouve le fond d’une grotte, il s’y repose et se met à réfléchir au lien filial qu’il entretient avec l’île, imaginant que: «Sperenza était un fruit mûrissant au soleil dont l’amande nue et blanche, recouverte par mille épaisseurs d’écorce, d’écale et de pelures s’appelait Robinson» (Tournier: 106). Puis lorsqu’il découvre une combe rose et qu’il y ensemence la terre avec son sexe, il se lie au végétal en le modifiant, puisque suite à ses épanchements, des mandragores voient le jour, annonçant un changement dans la relation de l’île et du personnage:

Il avait humanisé celle qu’il [appelait] son épouse. Que cette union plus étroite signifiât […] un pas de plus dans l’abandon de sa propre humanité, il s’en doutait certes, mais il ne le mesura que le matin où en se réveillant il constata que sa barbe, en poussant au cours de la nuit avait commencé à prendre racine dans la terre (Tournier: 145-146).

Comme le suppose ce passage, le lien filial est abandonné et remplacé par le mariage de Robinson à la terre. Dès lors une première différence est soulignée entre les deux romans: même si dans les deux cas le personnage tente d’organiser le territoire insulaire, dans le second son entreprise est cyclique; elle s’inscrit entre des moments de communion avec la terre.

Effectivement, Robinson passe par plusieurs phases au cours desquelles son rapport aux végétaux, et à l’île en général, est marqué par la prévalence de l’usage de sa pensée ou de son corps, oscillant continuellement entre un besoin d’activités structurantes et une correspondance avec l’île qui dépasse les limites du sauvage et du cultivé. Tandis que Robinson tente d’organiser l’espace, d’utiliser principalement sa raison, il tend à s’éloigner du végétal. Cependant, lorsqu’il fait l’expérience de l’île par ses sens, il découvre une autre île, cachée sous la grille qu’il tente de lui appliquer. Par exemple, après avoir essayé de déplacer vers la mer le bateau qu’il a construit pour fuir, Robinson se rend compte que son chantier est trop loin et que son évasion est impossible. Démoralisé, il se tourne vers les marais, dans lesquels il oublie sa peine en s’y baignant. Contrairement à l’usage de la raison, la souille, comme Robinson la surnomme, relève du corporel: «the swamp or backwater» indique Rachel Bouvet «is characterized by its materiality, its viscosity, its repulsive elements», elle ajoute que: «Robinson experiences the swamp bogs first and foremost by touch and smell, entering into contact with the island by way of his skin and nose, by way of senses that are considered to be the closest to animality» (16). Dans la souille, le personnage fait corps avec les matières pourries, il se déshumanise en s’unissant au végétal en décomposition. La réponse à la souille, à la dé-composition est de recomposer le territoire, de triompher de l’île en la réformant: «ma victoire c’est l’ordre moral que je dois imposer à Speranza contre son ordre naturel» (Tournier: 50). Pourtant, un même usage des sens permet à Robinson de se lier au végétal tout en soignant son humanité: «en divaguant dans le bois, j’ai découvert quelques pieds de térébinthes, arbustes conifères dont l’écorce éclatée par la chaleur transudait une résine ambrée dont l’odeur puissante contenait tous les lundis de mon enfance» (55). Comme l’illustre ce passage, malgré leur altérité, les végétaux donnent néanmoins le pouvoir à l’être humain de retrouver des souvenirs survenus au contact des plantes.

Pareillement, le jardin, suivant un principe de rencontre entre la nature et la volonté humaine, est l’occasion pour Robinson de se remémorer son père. En effet, le personnage agence un jardin des cactées: «c’était un hommage à la mémoire de son père dont la seule passion […] était le petit jardin tropical qu’il entretenait dans la rotonde vitrée de la maison. Robinson avait inscrit sur des tablettes de bois montées sur des bâtonnets piqués en terre les noms latins de ces variétés» (158). Le jardin constitue donc un espace privilégié pour rejoindre culture et nature. Cependant, son installation, ainsi que celle d’un potager emmuré, renforce les frontières entre l’ordre et la nature, autant qu’elles permettent la rencontre avec le végétal. C’est-à-dire qu’à la différence de l’expérience du jardin vécue par le personnage dans le roman de Defoe, le jardin continue ici à démarquer le cultivé du sauvage.

En dépit de cette division, la sensibilité de Robinson évolue constamment. L’une des étapes consiste à anthropomorphiser le végétal, comme le fait le personnage avec l’île, étant donné que sa forme évoque pour lui le corps d’une femme. Ce mélange de l’être humain et du végétal représente parfois un jeu, et à d’autres moments, il apparaît plutôt être une tentative de réponse aux événements qui se produisent, un moyen de raisonner contre la solitude. Face à l’altérité du végétal, Francis Hallé écrit, dans Un jardin après la pluie que «nous avons tendance à couvrir la plante de nos oripeaux, à la déguiser en être humain. Cette tendance à l’anthropomorphisme, nous la pratiquons vis-à-vis de tout ce qui nous dépasse» (2013: 18). Dans le roman, cette tendance semble jouer un rôle déterminant, puisque c’est l’idée d’un dialogue avec l’île: «il poursuivait avec elle un long, lent et profond dialogue» (Tournier: 56), qui pousse Robinson à aller à la rencontre du territoire insulaire, non plus pour l’ordonner, mais pour s’y connecter sensuellement. Suivant cette quête, Robinson trouve une voie, dans la grotte où il entrepose ses provisions, qui mène à ce qu’il croit être l’intimité de l’île:

Aucun bruit ne parvenait jusqu’au fond de la grotte […] il ne se sentait nullement séparé de Speranza. Au contraire, il vivait intensément avec elle. Accroupi contre la roche […] il voyait le blanc déferlement des vagues sur toutes les grèves de l’île, le geste bénisseur d’un palmier caressé par le vent, l’éclair rouge d’un colibri dans le ciel vert […] Il devait se trouver à proximité du foyer de Speranza d’où partaient en étoiles toutes les terminaisons nerveuses de ce grand corps (103).

Le personnage cultive une communion avec l’île qui souligne une attention et une sensibilité de plus en plus développées dont l’anthropomorphisme représente la voie d’accès initiale. Suite à sa descente dans la grotte, Robinson vit une période tellurique. Comme une plante, il forme ses racines, il accorde son système nerveux à celui de l’île. Puis, lorsqu’un accident occasionné par la désobéissance de Vendredi cause la perte de toutes les constructions humaines, Robinson délaisse sa vision anthropomorphiste de l’île, tout en passant à une phase inédite: «Vendredi, après l’avoir libéré malgré lui de ses racines terriennes, allait l’entraîner vers autre chose» (189). En effet, Vendredi, qui a anciennement déraciné des arbres, et «les a replantés à l’envers» (174), fait pareil avec Robinson. Prenant exemple sur l’Araucan, Robinson apprend alors à vivre autrement. Comme l’indique Rachel Bouvet: «the novel illustrate that Friday’s interactions with nature and animals follow their own logic, one that Robinson has great difficulty understanding until he stops trying to impose his colonialist order on the island and discovers the existence of “another island”» (19). Dans la nouvelle relation qu’assume Robinson avec l’île, la vie humaine est appelée à s’accorder aux aléas de la nature, à prendre et à donner sans posséder. Vers la fin du roman, Robinson vit ainsi au plus près du végétal, s’étant épanoui lui-même, puisqu’il a accepté de renverser ses valeurs et de se replanter. À ce moment, le personnage se rapproche particulièrement de l’arbre. Alain Corbin écrit que «l’arbre est un passeur entre le ciel et la terre, entre le chtonien et l’ouranien» (36). De ce fait, il permet à Robinson de passer de l’un à l’autre, d’adopter une posture aérienne et solaire, et d’adopter, dans cet essor, la posture même de l’arbre:

Il ferma les yeux et appuya sa joue contre le tronc […] dans cette vivante mâture, le travail du bois, surchargé de membres et cardant le vent, s’entendait comme une vibration sourde que traversait parfois un long gémissement. Il écouta longuement cette apaisante rumeur. L’angoisse desserrait son étreinte. Il rêvait. L’arbre était un grand navire ancré dans l’humus et il luttait, toutes voiles dehors, pour prendre enfin son essor. Une chaude caresse enveloppa son visage. Ses paupières devinrent incandescentes. Il comprit que le soleil s’était levé, mais il retarda encore un peu le moment d’ouvrir les yeux. Il était attentif à la montée en lui d’une allégresse nouvelle (Tournier: 217).

Les sens sollicités, Robinson écoute l’arbre intensément tout en sentant la lumière et le vent qui le touchent. Dans ce rapprochement avec le végétal, l’arbre ne représente plus un matériel à exploiter (comme dans le roman de Defoe), mais plutôt un état d’ouverture à habiter: «Robinson avait finalement élu domicile dans les branches de l’araucaria» (208). Dans sa nouvelle familiarité avec l’île, Robinson adopte des modes d’interactions sensibles avec le végétal, il exerce ses perceptions à la manière d’un promeneur au jardin: «cette autre Speranza, j’y suis transporté désormais, je suis installé à demeure dans un “moment d’innocence”» (235), alors que «l’un et l’autre [l’île et Vendredi] requièrent toute mon attention, une attention contemplative, une vigilance émerveillée» (234). Comme l’indique Bloch-Dano, «le jardin devient le lieu privilégié de la sensibilité» (67).

Finalement, les deux romans soulignent un rapport au végétal pratiquement opposé. En effet, dans le mythe original, Robinson, d’abord désorienté par l’aspect sauvage de l’île, parvient à cultiver celle-ci et, dans un même mouvement à atteindre l’opulence. Il organise un système d’exploitation des ressources de l’île qui s’inscrit dans une tradition européenne de gestion de l’espace. Par conséquent, l’expérience sensible de l’île est passagère, n’ayant lieu qu’au début du récit, quand le personnage dépend de son attention à la nature pour survivre. Dans le second roman, l’apprentissage d’une sensibilité envers le végétal entraîne Robinson à changer de mode de vie. Maintenant que le personnage s’est familiarisé avec l’île, elle se transforme en un immense jardin donnant accès à l’éternité par le biais d’une temporalité partagée avec le végétal: «ce qui a changé dans ma vie, c’est l’écoulement du temps, sa vitesse et même son orientation […] depuis que l’explosion a détruit le mât-calendrier» (Tournier: 219). Dans ce cas, malgré leurs différences, les deux romans ont en commun de représenter une expérience du jardin définie par un sentiment d’accueil, de familiarité et d’accessibilité au végétal, supposant ainsi que l’imaginaire culturel associé au jardin, plus que le portail y menant, constitue l’ouverture permettant d’y accéder. Dans ce cas, une île entière, même sauvage, peut se transformer en jardin.

Bibliographie

Bloch-Dano, Évelyne. 2015. Jardins de papier. De Rousseau à Modiano.
Boudon, Brigitte. 2010. Symbolisme de l’arbre. Paris : Éditions du huitième jour, 115 p.
Bouvet, Rachel et Stéphanie Posthumus. 2016. Eco- and Geo- Approaches in French and Francophone Literary Studies: Écocritique, écopoétique, géocritique, géopoétique.
Corbin, Alain. 2013. La douceur de l’ombre. L’arbre, source d’émotions, de l’Antiquité à nos jours. Paris : Fayard, « Fayard », 364 p.
Defoe, Daniel. 2008. Robinson Crusoe. « Oxford University Press », 321 p.
Hallé, Francis. 1999. Éloge de la plante. Pour une nouvelle biologie.
Hallé, Francis. 2013. Un jardin après la pluie. Paris : Armand-Colin, 160 p.
Méchin, Jacques-Benoist. 1975. L’homme et ses jardins. Paris : Albin Michel, 257 p.
Tournier, Michel. 1967. Vendredi ou les limbes du Pacifique. Paris : Gallimard, 301 p.
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