Les écrans mobiles et tactiles: des lieux de spectacle vivant? Le cas de la Poésie à 2 mi-mots.

Serge Bouchardon
Hélène Caubel
Pierre Fourny
couverture
Article paru dans Poétiques et esthétiques numériques tactiles: littérature et arts, sous la responsabilité de Anaïs Guilet et Emmanuelle Pelard (2016)

     

Introduction

La Poésie à 2 mi-mots, développée depuis la fin des années 90 au sein d‘ALIS, compagnie de spectacle, désigne une pratique reposant sur un ensemble de procédés qui met en jeu la langue écrite, tout à la fois dans sa dimension graphique, plastique et sémantique. Même si elle reprend des récréations bien ancrées dans une certaine tradition littéraire, la Poésie à 2 mi-mots présente un caractère inédit avec notamment sa Police coupable, qui permet de découper les mots à l’horizontal et de les recombiner entre eux pour en former de nouveaux. Cette poésie est aussi singulière du fait de l’ampleur combinatoire que lui offre le logiciel sur lequel elle s’est très vite appuyée, et enfin parce qu’elle s’exprime essentiellement sous forme de micro-spectacles, donnés sur scène, ou dans le cadre d’exposition ou encore d’animations vidéo. La Poésie à 2 mi-mots revendique de n’exister qu’en tant que spectacle, allant jusqu’à s’affirmer comme une anti-littérature. La rencontre entre ALIS et l’Université de Technologie de Compiègne, et la dynamique de recherche-création dans laquelle les deux équipes sont entrées depuis 2013, permet de mieux définir la nature de cette poésie, ainsi que d’amplifier l’écriture numérique qui la traverse, en la faisant migrer sur le web et sur des écrans mobiles et tactiles (tablettes et téléphones intelligents). Une telle migration nous permet de considérer la manière dont ces écrans interactifs sont à même de servir, mais aussi de transformer la pratique spectaculaire de la Poésie à 2 mi-mots. Le projet est en ce sens un très bon exemple du fait que, si scène et spectacle peuvent nourrir la réflexion sur les petits écrans mobiles, en retour les écritures pour écrans mobiles permettent de repenser la scène et le spectacle.

Figure 1. Pierre Fourny faisant démonstration du procédé de la Police coupable devant la caméra de la Web TV de l’UTC, en 2013: dans «sable» se cache «oasis».

   

1- La Poésie à 2 mi-mots est un spectacle à elle toute seule !

1.1. Une poésie «nativement» numérique

ALIS a toujours donné à voir sa Poésie à 2 mi-mots sur des supports de type «papier», «objet physique» ou vidéo, se plaisant à faire oublier que la notion de programme informatique en est constitutive. Cette pratique artistique nécessite le recours à un logiciel1Le CombinALISons développé par Kamel Mébarki pour ALIS, en 2000, puis par Laurent Debrauwer, sous la direction de Pierre Fourny. pour être mise en œuvre. Les différents procédés qui en font le sel (Police coupable, Centrale police, Police de l’ombre, Police de la gravité…), fonctionnent sur l’établissement d’une combinatoire appliquée aux formes «parentes» des signes du code alphabétique. Dans le cas du procédé de la Police coupable ce sont les fûts, traverses, panses de chaque demi-lettre haute et basse, et les jambages, qui sont traités, en minuscule et en capitale. Les possibilités de combinaisons sont optimisées par un dessin de chaque lettre, réalisé par Pierre Fourny, renforçant leur parenté et par un travail sur l’interlettrage.

Dessins de Pierre Fourny: lettres de A à Z mi-haute en Police coupable, en majuscule et minuscule.

Pour expliquer le recours au logiciel, on peut avancer que «la capacité de l’être humain à mémoriser et associer des suites de signes parfaitement abstraits (des demi-lettres) est très limitée» (Fourny, 2005: 212). Si l’on s’inspire des travaux qu’a pu conduire Stanislas Dehaene (Dehaene, 2007), on peut suggérer que l’ordinateur permet de contourner le formatage de l’apprentissage de la lecture, cet apprentissage rendant l’œil et le cerveau humain quasi incapables de détecter dans la forme d’un mot autre chose que la forme de ce mot; l’inverse rendrait la lecture rapide et silencieuse impossible. Paradoxe «logique»: savoir lire implique de ne plus voir les mots dans une perspective autre que celle de la lecture. C’est cette tension que réactive en nous la Poésie à 2 mi-mots: lire le mot mais le voir aussi, s’appuyer sur le fonctionnement actuel de notre cerveau, mais nous donner aussi des nouvelles de son fonctionnement primitif, nous dire qu’il existe autre chose au-delà ou en deçà de ce fonctionnement. Dans l’espace-temps où les moitiés de mot se dissocient, on peut parler de «mise en suspension et au silence» de l’écriture. Lors du saut d’un mot à l’autre, la Poésie à 2 mi-mots n’est plus écriture, elle est image, et elle re-devient écriture à l’arrivée sur un nouveau mot.

La programmation inhérente à la Poésie à 2 mi-mots introduit des tensions intéressantes entre acquis de la lecture et déconstruction de cet acquis, entre «rimes visuelles», saveurs des mots et fabrication de sens.

Pierre Fourny faisant faire des demi-sauts périlleux au mot «sellettes» dans le spectacle Le cirque de mots 2.0. Crédit photo: Emmanuel Pierrot

    

1.2. Les différentes étapes pour qu’advienne le Poème à 2 mi-mots

Une fois les combinaisons identifiées par l’ordinateur, il faut en choisir une qui fait sens, puis trouver les modalités de sa restitution, celle-ci nécessitant une véritable mise en scène qui doit permettre de rendre tangible le passage d’un mot à l’autre. L’indice de cette mise en scène minimale, c’est le double pli qu’il faut infliger à la feuille de papier sur laquelle le mot et la moitié d’un autre mot lui correspondant sont inscrits. Sans ce pli, le lecteur ne pourrait s’en tenir qu’à du déclaratif: «dans tel mot il y a la moitié de tel mot». Le pli permet de faire coïncider successivement une moitié de mots avec deux autres moitiés de mots, et de rendre tangible la réalité de la similitude entre les mots. Cette similitude ne peut se vérifier dans la simultanéité, pas plus qu’une rime sonore d’ailleurs. Il est bien nécessaire qu’il y ait répétition (une fois, puis une autre fois) pour que la rime existe. Dans le cas de la Poésie à 2 mi-mots, il faut montrer le passage d’un mot à un autre, en surlignant visuellement ce que les mots partagent. Cette modalité de passage de l’un à l’autre est proprement spectaculaire. Nous verrons plus tard que c’est ce double pli que nous cherchons à pallier par d’autres effets avec les écrans – ceux-ci ne se pliant pas (encore)… et sauf à hybrider les écrans et le papier.

La tension entre la recherche automatisée et le nécessaire travail d’expression que requiert la Poésie à 2 mi-mots est aussi très vive. Si la puissance de calcul de l’ordinateur donne accès facilement à des combinaisons de mots, il faut pour parvenir à produire un «effet», en goûter les saveurs et faire un choix pertinent. Dans la pratique de la Poésie à 2 mi-mots, l’écriture est prise comme un dispositif de fabrication du sens à part entière. À la manière dont une langue produit également du sens par l’utilisation de procédés poétiques oraux: ce qui rime dans une langue ne rime pas dans une autre, le sens ainsi produit l’est bien par la langue elle-même.

Dans l’écriture numérique, il y aurait ainsi une tension fondamentale entre écriture et programme, que l’on pourrait nommer la «tension de l’écriture programmée»2La programmation étant elle-même bien sûr une activité d’écriture. (Bouchardon, 2014: 37). La tension entre programme et écriture pose la question des formes (la tension entre les impératifs formels que la programmation impose3En ce sens, Yves Jeanneret et Emmanuel Souchier, à propos de l’«écriture avec des médias informatisés», soulignent qu’il s’agit d’une «écriture d’écriture»: les environnements informatiques d’écriture, les «architextes», proposent en effet des formes écrites actives avec lesquelles on peut écrire (Souchier, 1998: 213). et les formes culturelles de l’écriture), mais aussi celle du sens. Un programme, en effet, va permettre de définir à l’avance une manipulation d’unités qui sera exécutée de manière automatique. D’un autre côté, on peut caractériser l’écriture comme un système d’expression qui reflète une pensée. On peut ainsi relever une tension entre le programme en tant que manipulation automatique d’inscriptions symboliques et l’écriture en tant que dispositif d’externalisation de la mémoire et de la pensée. D’une part, la fermeture du dispositif, d’autre part, des possibilités de manifestation du sens. L’enjeu est de créer un espace de sens inédit né d’une impossibilité initiale.

L’écriture apparaît alors comme processus de fabrication du sens, faisant appel à des registres de signes différents (mot/image). Le programme à l’origine des combinaisons de mots renforce l’idée d’un processus techno-polysémiotique. L’écriture numérique apparaît ainsi par certains côtés comme une donation4Le terme n’est pas entendu ici dans son sens phénoménologique. plus qu’un donné, un événement plus qu’un objet. La donation rejoint alors la notion de performance. Avec le numérique, la notion même d’objet écrit est déplacée vers celle de processus, ou du moins ce déplacement est rendu d’autant plus manifeste. Les écritures numériques nous aident ainsi à penser les extensions ou les déplacements de l’écriture vers une acception polysémiotique et techno-sémiotique, mais également processuelle et événementielle.

     

1.3. Vers une augmentation de l’écriture numérique de la Poésie à 2 mi-mots

Engagée dans une logique du «faire pour comprendre», l’UTC a initié au côté d’ALIS, la création des applications de Poésie à 2 mi-mots. Les premiers travaux ont visé d’une part à améliorer le logiciel avec lequel la recherche de combinaisons de mots était réalisée, et d’autre part à offrir une expérience de «manipulation» de la Poésie à 2 mi-mots sur écrans; expérience visuelle et tactile (en coupant, déchirant, effaçant les mots avec les doigts) ou «à distance» avec un capteur de mouvement (en pointant du doigt les mots, mais sans contact). Très vite, l’idée de réunir en un même «espace-temps» recherche des combinaisons de mots et visualisation quasi immédiate des effets produits par ces combinaisons, s’est imposée. Il existe ainsi deux nouvelles applications distinctes à partir desquelles ont été imaginés trois dispositifs interactifs de Poésie à 2 mi-mots: le Typomatic et le Typoring développés par l’agence de design d’interaction Buzzing Light et La Séparation développée par des élèves-ingénieurs de l’UTC5Sous la direction de Serge Bouchardon et d’ALIS, une dizaine d’étudiants de l’UTC se sont succédés pour proposer des développements de cette application depuis 2013, dont l’élève-ingénieur en génie informatique Alexis Schad.. Le Typomatic permet à tout un chacun, via une tablette, d’effectuer une recherche de mots en mode Police coupable, de sélectionner sa combinaison préférée et de l’imprimer aussitôt sur papier. Par ailleurs, le poème composé s’affiche sur une page web et est partageable via Facebook et Twitter. Ici c’est l’hybridation des technologies et techniques qui est de mise. Le Typoring, reprenant les conventions du jeu vidéo, invite, quant à lui, deux adversaires à couper les mots qui se présentent à eux (toujours en mode Police coupable). Le geste de coupure qu’ils produisent littéralement dans l’espace est effectif sur l’écran où leur partie est rendue visible. Enfin, l’application La Séparation conçue pour tablettes et téléphones intelligents permet de composer, d’éditer des Poèmes à 2 mi-mots sur plusieurs lignes, tels des haïkus, et de les «re-jouer» du bout des doigts. À terme, plusieurs procédés devraient pouvoir être utilisés et les compositions produites devraient pouvoir être partagées.

    

2- Les écrans mobiles tactiles: nouveaux lieux de représentation de la Poésie à 2 mi-mots

2.1. Écrans et scènes: une longue histoire de parentés

ALIS s’intéresse depuis longtemps aux écrans, à la manière dont on aborde un nouvel espace scénique en deux dimensions. Jusqu’à sa rencontre avec l’UTC, la compagnie produisait essentiellement des spectacles scéniques, des installations, mais aussi des réalisations audiovisuelles sous forme d’animations pour CD-Rom, pour le web ou pour la scène sur différents supports-écrans.

La scène et les écrans sont des espaces «parents» dès lors qu’on les envisage dans la perspective de manipulation d’objets, de signes linguistiques et d’images, de sons, comme le pratique ALIS. Ces deux espaces fonctionnent en grande partie de manière similaire: entrées, sorties, haut, bas, cour, jardin, profondeur (avant scène, fond de scène), et surtout gestion des actions dans le temps. Tous deux peuvent à la fois s’affranchir de la linéarité imposée par la page, et la respecter. Ils sont des espaces de fomentations où l’on peut faire advenir des événements programmés: mouvements, sons.

Dans le cas des écritures numériques, la fonction scénique de l’écran est renforcée par le fait que les actions programmées le sont pour l’espace que définit l’écran: il n’est pas pris comme espace de représentation d’une réalité filmée, convoquée et réduite dans la fenêtre de l’écran. C’est aussi parce que le sens est en train de se produire, dans l’écran, que cet écran fait scène, lieu du spectacle.

Deux espaces similaires… si ce n’est que la scène appelle à la manipulation directe (avec la présence donc d’un «manipulateur») et que l’écran appelle l’animation. Mais les possibilités d’interagir avec les écrans en temps réel (régie embarquée, capteurs de mouvements…) viennent troubler cette frontière. Et les petits écrans numériques, interactifs et légers, le font encore de manière plus flagrante car ils appellent, sur scène, le geste et facilitent/encouragent leur propre manipulation.

Il nous paraît intéressant de contribuer à réactualiser la pensée de Computers as theatre de Brenda Laurel (Laurel, 1991). Les outils et méthodes utilisés pour mettre en scène un spectacle contemporain (et mettre en scène la Poésie à 2 mi-mots) sont opérants pour réfléchir à la (re)présentation de contenus et d’œuvres sur les dispositifs mobiles (tablettes, téléphones intelligents). Ils partagent un même fonctionnement en actions, et convoquent les corps et les gestes. La pensée de la scène peut nourrir la pensée des petits écrans mobiles interactifs. Ainsi Pierre Fourny met en avant des règles et méthodes éprouvées dans sa pratique de la scène qui pourraient être pertinentes pour le design d’interface et d’interaction. On peut mentionner la «règle de l’alternance» (un objet «lâché» provoque un geste vers un autre objet): sur scène, on ne peut «reprendre» un objet que l’on vient de «lâcher» (ou alors il faudra le «reprendre» trois fois pour signifier la répétition); ou encore la «règle de la décomposition»: une action est généralement décomposable en plusieurs actions simples, qu’il faut réaliser l’une après l’autre sans interférence avec d’autres actions. Ainsi, contrairement au tableau du peintre, où tous les éléments de la composition sont convoqués en même temps sur la toile, il faut, sur l’écran, privilégier la présence d’un élément puis d’un autre et ne pas hésiter à les «faire sortir».

Pierre Fourny peut désormais faire de la Poésie à 2 mi-mots en temps direct et convie donc la salle à couper des mots sur le vif, qu’il imprime aussitôt, ici à la fin du Cirque de mOts 2.0. Crédit photo Emmanuel Pierrot.

Dans le cadre des performances de poésie numérique données, il s’agit d’articuler les manipulations dans l’espace de l’écran (l’écran comme scène) et les manipulations des écrans eux-mêmes dans l’espace scénique (l’écran sur scène), mais aussi de penser la présence du spectateur avec son désir d’interaction et avec son propre écran-scène dans la poche. Cette dernière remarque nous renvoie d’ailleurs au monde de l’édition numérique et de ses articulations possibles, de ses accointances, avec le spectacle aujourd’hui.

    

2.2. Avec le numérique: temps raccourcis et hybridations

Dans l’espace numérique, on peut offrir une continuité très forte entre les «outils-espaces» de fabrication de la Poésie à 2 mi-mots et les «outils-espaces» permettant d’exécuter ou de jouer cette poésie. Toutes les tâches matérielles nécessaires à la mise en scène du procédé (dessin des lettres, découpage, façonnage, manipulation des objets créés, contextualisation de la manipulation…) peuvent désormais être proposées instantanément par la machine, et s’appliquer automatiquement à toutes les combinaisons choisies par n’importe quel utilisateur (et non plus seulement l’auteur de la Poésie à 2 mi-mots): production des listes de mots combinables, traitement de la combinatoire des éléments graphiques, mise en mouvement (en scène) des éléments combinables pour manifester les effets du procédé. Dans tel mot, tout le monde peut désormais vérifier/voir qu’il y a la moitié de tel autre mot puis le montrer à d’autres personnes.  Dans le cas de l’application La Séparation, on cherche des mots dans une partie labo, on visualise directement les résultats de la recherche, sans quitter l’application, on conçoit son propre poème et on le mémorise dans la partie salon, où l’on peut le rejouer à l’envi. Dans le Typomatic, on imprime en moins d’une minute sa propre composition, passant de l’écran au papier en un «clic». Processus de fabrication et processus de «représentation» n’ont jamais été, pour ALIS, aussi étroitement articulés.

Recherche de mots et impression de typotickets avec l’application Typomatic. Première image: crédit photo Emmanuel Pierrot. deuxième image, crédit photo ALIS.

On peut commenter ainsi cette automatisation/numérisation de l’ensemble du processus: le temps raccourci de la fabrication d’un Poème à 2 mi-mots rend la fabrication-même spectaculaire. Avant cela, la fabrication matérielle, concrète, des éléments nécessaires au spectacle de la Poésie à 2 mi-mots ne possédait pas cette propriété. La vitesse renvoie aussi à la magie puisque, pour le coup, un nombre considérable d’actions sont calculées/exécutées hors de la vue du spectateur (entre ses mains pourtant).  À travers les applications interactives de Poésie à 2 mi-mots, ALIS est tirée vers des formes plus performatives ou collectives que celles qu’elle a pratiquées jusque-là: participation du public à la fabrication de l’œuvre, expérimentations, improvisations, joutes…, et des situations de médiation ou d’édition renouvelées.

     

2.3. Recomposition des gestes, de la matérialité et de la tangibilité

Les choix sémantiques et le geste de Pierre Fourny, qui fait advenir tel mot dans tel autre sur scène, sont déplacés dans les applications interactives de Poésie à 2 mi-mots vers les choix sémantiques et le geste de l’utilisateur. C’est lui qui crée et fait advenir le poème. Les fonctions encore limitées de l’application n’offrent cependant pas, pour le moment, à l’utilisateur un spectre de création qui n’aurait pas encore été exploré par Pierre Fourny (comme ceux, par exemple, de la narration ou de la co-construction d’une œuvre, ou de la performance en réseau). Ce déplacement de la Poésie à 2 mi-mots des mains de son auteur aux mains de nombreux autres contributeurs, qu’ils soient «simples» amateurs, développeurs, chercheurs, enseignants (à une échelle que la numérisation et le format «libre» adopté rendent potentiellement massive), est susceptible de la faire évoluer. Cette dimension évolutive peut être également identifiée comme une des spécificités de l’écriture numérique.

La nature des gestes eux-mêmes n’est plus celle que Pierre Fourny a expérimentée jusque-là dans l’espace physique de la scène et de ses installations. L’utilisateur déclenche d’autres possibles dans l’espace numérique tactile. Impossible en effet dans le monde physique de couper un mot d’un simple geste du doigt.

Nous voudrions travailler à présent sur des décalages entre l’attente provoquée par le geste et le résultat, sur ce qu’on pourrait appeler des «figures de manipulation» (Bouchardon, 2011: 43). En effet, si la manipulation gestuelle est inhérente aux supports techniques d’écriture et de lecture, le numérique entraîne un passage à la limite en introduisant la calculabilité au principe même de la manipulation (Bachimont, 2010: 148). Il arrive lorsque l’on fait le geste de taper une lettre au clavier, qu’une autre lettre s’affiche à la place, ou bien encore que ce geste génère un son, voire redémarre l’ordinateur. Avec le numérique, le programme et le calcul ouvrent ainsi des possibles qui excèdent l’anticipation inhérente au geste.

La question de la tangibilité et le rôle de la matérialité dans les écritures numériques se pose. Contrairement au morceau de papier que l’on plie et déplie ou à l’objet que l’on manipule, le poème animé à l’écran n’est pas l’agent de l’action mais se contente d’exposer le processus de l’action. Cette sensation est accentuée par le rapport que nous entretenons au papier/à la page ou à l’objet physique, dont nous intégrons facilement la matérialité.

On observe ainsi souvent à l’écran, lors des animations de Poésie à 2 mi-mots, une perte pragmatique6Pierre Fourny au sujet de la Poésie à 2 mi-mots parle de poésie pragmatique. du poème. Cette perte peut être compensée en partie par une dramaturgie contraignante dans laquelle les modalités d’apparition/disparition des éléments graphiques (mouvement, vitesse) sont déterminantes pour la perception de l’effet poétique visé. Il faut aussi noter des gains pragmatiques occasionnés par le support écran, avec des possibilités de décompositions variées de l’action pouvant entraîner une perception plus complète du procédé graphique.

Au-delà de la question de l’animation, on peut relever lors du passage à l’écran différentes formes de tangibilité. L’appel au geste de l’utilisateur peut donner l’illusion d’une perception par le toucher. Ainsi, lorsqu’il coupe un mot avec son doigt, l’utilisateur a l’impression d’une aimantation d’une moitié du mot sur le doigt. La possibilité de faire glisser le mot par la droite ou par la gauche, ainsi que l’attention portée à la vitesse à laquelle l’utilisateur a choisi d’effectuer son geste, augmentent la sensation de pouvoir «approcher à sa façon, à son rythme» le passage d’un mot à l’autre.

Coupure du mot ABRACADABRA dans l’application La Séparation.

Il reste délicat pour autant de parler de tangibilité au sens plein du terme, car il n’y a pas mobilisation dans l’interaction des contraintes et propriétés proprement physiques de l’objet manipulé: impénétrabilité, poids, frottements… Parler d’interface tangible serait également un abus de langage: l’idée d’interface tangible (Tangible User Interface en anglais) est généralement de donner à l’utilisateur la possibilité d’interagir avec les objets numériques via une forme de manipulation «directe» (qui reproduirait le principe du toucher: pas de médiation entre le corps et l’objet). Mais il y a dans les interfaces d’applications pour téléphones intelligents un jeu de l’ordre de l’illusion de tangibilité, car on déplace les objets du bout du doigt comme on bougerait certains objets physiques (par exemple un pion sur les cases d’un plateau de jeu de société). Si elles ne sont pas pleinement tangibles, les formes écrites de l’application La Séparation sont ainsi manipulables comme objets lumineux (définis par le contraste lumineux entre les graphes et le fond sur lequel ils s’inscrivent, contraste qui s’émancipe, à l’écran, des contraintes de la trace d’encre inscrite/imprimée définitivement sur papier), mais elles sont aussi manipulables dans leur matérialité.

L’exploitation de la matérialité dans les écritures numériques, théorisée notamment par Katherine Hayles (Hayles, 2008: 43), nous permet de revenir sur l’a priori d’immatérialité liée au numérique. Si le terme «immatériel» a souvent été utilisé pour qualifier les productions numériques, il ne faut jamais oublier qu’il y a, en réalité, toujours une matérialité. Avec le numérique, il est possible de manipuler le support mais aussi le contenu, dans la mesure où le contenu est calculable: la matérialité peut présenter en ce sens des propriétés différentes de celle d’autres supports.

La matière peut également être considérée comme ce qui résiste, ce qui oppose une effectivité à nos actions et intentions. Le numérique oppose de ce point de vue une effectivité propre, une résistance à nos actions dans le déroulement des siennes. Par conséquent, nous avons une double matérialité:

  • celle que le numérique emprunte à la matière physique pour s’implémenter, et qui se manifeste de façon perceptible;
  • celle que le numérique posséderait en propre, à savoir cette résistance à notre devenir pour opposer le sien (Bachimont, 2010: 160).

Cette effectivité est celle sur laquelle rebondit le geste: s’il y a une rhétorique et des figures du geste, c’est qu’il y a une résistance de l’artefact à nos actions avec laquelle il faut entrer en négociation. Les écritures numériques nous incitent donc à adopter une conception de la matérialité moins fondée sur la perception que sur l’action.

     

2.3. Activation et redistribution des circulations entre spectateurs et de lieux en lieux

Les mondes des arts et de la culture sont confrontés à la numérisation de tous les médias, à la multiplication et la mobilité/portabilité des écrans, ainsi qu’à une «culture numérique» imprégnée par la notion de «participatif» (avec ses spect’acteurs, pro-am, etc…). Ainsi, la salle de théâtre multiplie ses écrans, tandis que le cinéma retransmet des concerts d’opéra et organise des séances de jeu vidéo. Les films deviennent eux-mêmes interactifs; on prolonge le contact à la représentation en consultant chez soi (via la tablette, l’ordinateur) des informations liées à celle-ci quand on ne contribue pas directement, via ces médias, à la production de l’œuvre. On peut aussi repartir chez soi avec les informations découvertes dans un musée (en les téléchargeant, ou en les scannant), au cours d’une exposition. Il existe une possible continuité entre l’équipement technique de chaque salle (théâtre, cinéma, musée, galerie…) et entre les espaces publics/professionnels et privés/amateurs. Les notions de crossmedia et transmedia envahissent tous les champs. Ces transformations ne sont plus de l’ordre de l’anticipation, mais du quotidien.

Très attachée à la notion d’unité minimale spectaculaire qu’elle réalise notamment à travers ses Poèmes à 2 mi-mots (spectacle minuscule, mais spectacle tout de même), ALIS, au contact des petits écrans numériques interactifs, remet au travail cette notion, l’unité devenant possiblement concevable, répliquable et partageable avec un nombre considérable d’auteurs-spectateurs, en tout lieu, et en tout temps. Nous ne sommes pas loin de ces théâtres de l’intime décrits par Clarisse Bardiot qui en voit notamment l’expression dans le Palm Top Theater, dispositif transformant le téléphone intelligent en mini-espace de représentation (Bardiot, 2013). On aurait affaire à un véritable «spectacle embarqué». À terme, cette unité minimale spectaculaire qu’est le Poème à 2 mi-mots pourrait même devenir «virale» puisque les applications développées prévoient le partage via Facebook et Twitter. Il nous faudrait questionner ici l’acte de réception de la Poésie à 2 mi-mots dans ce nouveau contexte de création, production et diffusion. Que se passe-t-il lorsque le spectateur n’est plus convié à apprécier ce travail artistique dans un cadre institué par l’art (théâtre, musée, galerie, festival, temps balisé comme le Printemps des Poètes…)? Que se passe-t-il également de spectateur à spectateur lorsque celui-ci ne se constitue plus en public le temps d’une invitation bien définie?

     

Conclusion

La migration sur les petits écrans mobiles et interactifs de la Poésie à 2 mi-mots, pratique revendiquée comme spectaculaire, nous invite à envisager ces derniers sous l’angle de la scénographie et de la dramaturgie de plateau (ou à ce que certains nomment la postdramaturgie dans le cas d’œuvres non narratives). Le «corps à corps» entre le spectateur et l’interprète du spectacle vivant n’est ici plus de mise, mais le rapport au corps et au geste n’est pas évacué car il s’agit plus que jamais, dans l’espace-temps de la représentation sur écran tactile, de «faire pour voir» et d’explorer des modalités de déclenchement de l’action qui ont l’avantage de pouvoir jouer avec nos imaginaires: trancher et effacer des mots écrits du bout des doigts dans le cas de la Poésie à 2 mi-mots. Les œuvres sur écran mobile et tactile, même si elles ne peuvent encore rendre les textures, les mouvements des plis, tous les reliefs qui se donnent à voir dans un espace physique, ont aussi pour elles des potentiels en termes de vitesse, de décomposition des images qui servent à merveille la notion de dramaturgie visuelle. Par ailleurs, il nous paraît important de noter que ces petits écrans, pris dans l’espace et la culture numériques, sont difficilement concevables sans qu’on en déborde. Il y a appel à l’hybridation (avec le web, le papier, les objets…) et par là-même appel à la circulation, puisqu’il s’agit d’écrans mobiles que l’on emmène avec soi mais aussi de technologies que l’on peut retrouver partout. On ne peut manquer de penser aux scénographie et dramaturgie de la déambulation, du «hors les murs», quand le spectacle vivant s’empare de la rue, des espaces publics ou s’invite jusque dans les appartements.

La rencontre entre ALIS et l’UTC contribue à nourrir les interactions et le dialogue existant, de longue date, entre le monde de la scène et du spectacle et celui des écrans et plus largement des technologies dites de l’information et de la communication. Le fait que la Poésie à 2 mi-mots ait déjà un vécu spectaculaire éprouvé, et qu’ALIS soit dans une posture qui pourrait être qualifiée de «(s)low tech» (privilégiant l’usage de techniques déjà largement diffusées et de ce fait facilement réappropriables et détournables) est un atout critique: le sens et l’impact des développements numériques menés sont réinterrogés à la lumière de l’exploration du langage et de la fabrication de sens poursuivis par Pierre Fourny, et de l’impact sur les spectateurs dont il a l’expérience. Les écritures numériques se situent en effet toujours entre filiation (inscription dans une histoire longue des formes et des supports de l’écrit) et identification d’éventuelles ruptures (codes numériques, miniaturisation et portabilité des écrans…), tout en se départissant du discours idéologique de la radicale nouveauté. Mettre en rapport les écritures pour écrans mobiles (téléphones intelligents, tablettes) avec le monde de la scène et du spectacle permet de penser cette tension entre filiation et nouveauté, entre réactivation et reconfiguration.

La démarche de recherche et création, dans laquelle s’inscrit pleinement ce projet, nous semble adaptée à un objet tel que l’écriture numérique, encore en constitution, en donnant des opportunités de penser autrement et de percevoir l’irruption d’un sens inédit.

Bibliographie

      
  • 1
    Le CombinALISons développé par Kamel Mébarki pour ALIS, en 2000, puis par Laurent Debrauwer, sous la direction de Pierre Fourny.
  • 2
    La programmation étant elle-même bien sûr une activité d’écriture.
  • 3
    En ce sens, Yves Jeanneret et Emmanuel Souchier, à propos de l’«écriture avec des médias informatisés», soulignent qu’il s’agit d’une «écriture d’écriture»: les environnements informatiques d’écriture, les «architextes», proposent en effet des formes écrites actives avec lesquelles on peut écrire (Souchier, 1998: 213).
  • 4
    Le terme n’est pas entendu ici dans son sens phénoménologique.
  • 5
    Sous la direction de Serge Bouchardon et d’ALIS, une dizaine d’étudiants de l’UTC se sont succédés pour proposer des développements de cette application depuis 2013, dont l’élève-ingénieur en génie informatique Alexis Schad.
  • 6
    Pierre Fourny au sujet de la Poésie à 2 mi-mots parle de poésie pragmatique.
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