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Les aléas du gène: une typologie de la «fiction génétique»

Anne-Sophie Legendre-Girard
couverture
Article paru dans Chantier Posthumain, sous la responsabilité de Jean-François Chassay (2011)

Au cours des rencontres et discussions entourant le projet du Chantier Post-humain dans le cadre de l’OIC, nous avons déjà circonscrit quelques-uns des termes que l’on associe généralement au gène : l’ADN, la génétique et les généticiens, l’hérédité, la biologie moléculaire, les cellules, l’eugénisme, le clonage ou plus largement tout ce qui concerne ce que nous avons appelé ‘le corps dans tous ses états’. Il va donc sans dire que le terme même de “gène” est polysémique. Il renvoie à une quantité d’autres expressions, plus ou moins synonymiques, qu’on lui associe autant dans l’imaginaire de la fiction que dans la sphère proprement scientifique. Or, bien que le territoire occupé par l’objet “gène” soit tellement large qu’il ne permette pas d’en donner une définition claire, il reste que c’est justement autour du déploiement des différentes figures associées que se construisent bon nombre de fictions contemporaines.

Je tenterai ici d’amorcer une réflexion autour de la problématique proposée par Jean-François dans son billet « Les aléas du gène », en cherchant à circonscrire grossièrement les frontières et limites d’une catégorie artistique (un genre) que l’on nommerait la «fiction génétique»1Je spécifie d’emblée que la catégorie des «fictions génétiques» ne me semble évidemment pas exclusive à la fiction littéraire, mais applicable à plusieurs autres formes d’œuvres artistiques, que ce soit le théâtre, la danse, les arts visuels, les performances, le cinéma, la photographie, la peinture, etc.. Ainsi, je tracerai l’ébauche d’une typologique que je déclinerai en trois catégories.

1.    Génie génétique
J’entends par génie génétique l’ensemble des concepts, des méthodes et des techniques dérivés de la biologie moléculaire qui permettent de modifier artificiellement («manipulations génétiques» s’opposant ici à ce que nous appellerons plus loin les «mutations génétiques») la composition du génome des cellules ou des organismes vivants, en les utilisant, en les reproduisant ou en les modifiant. Ainsi, la «fiction génétique» pourrait englober toutes les œuvres qui mettent en scène un être humain (ou tout autre organisme vivant) ayant subi une manipulation génétique quelconque. Je tenterai de préciser cette catégorie en la subdivisant elle-même en trois sous-catégories.

1.1.         Thérapie, guérison, amélioration
Il s’agit de pratiques qui consistent par exemple à corriger un gène porteur de mutation nuisible [thérapie/guérison], à enrayer une maladie héréditaire chez un fœtus [guérison/amélioration] ou encore à produire des plantes génétiquement modifiées [amélioration]. Dans un tel cadre, il faudrait analyser la manière qu’ont les différentes œuvres de traiter ces types de pratiques génétiques qui soulèvent évidemment des questions éthiques, amenuisant de ce fait la ligne (déjà mince) entre «thérapie, guérison, amélioration» et «eugénisme».

1.2.         Hybridations / recombinaisons
Par hybridation, j’entends l’association d’un ADN avec celui d’une autre espèce (existante ou non dans le cas de la fiction). Pour donner un exemple tiré du cinéma, dans La Mouche de D. Cronenberg, un être humain voit son ADN hybridé avec celui d’une mouche au cours d’une tentative de téléportation. Lorsque reprise par la fiction, ce type de manipulation pose presque nécessairement les questions de l’altérité et de soi, de l’identité du sujet et de la déshumanisation de l’être hybridé.

1.3.         Clonage
Le clonage est bien entendu l’un des sujets les plus riches du domaine génétique, étant donné qu’il soulève quantité de questions éthiques. Les auteurs de science-fiction ont souvent utilisé cet imaginaire particulier (que l’on pense au Jurassic Park de Michael Crichton [1990], notamment) dans l’élaboration de leurs intrigues, mais le clonage se retrouve de plus en plus fréquemment dans des œuvres de fiction contemporaines qui s’éloignent de l’imaginaire appartenant proprement à la «SF» et posent les questions de la filiation et de l’altérité de soi, tout en réactivant les discours critiques et éthiques sur les pratiques du clonage humain. Ainsi, Les particules élémentaires de Michel Houellebecq [1998], À ton image de Louise L. Lambrichs [1998], Never let me go de Kazuo Ishiguro [2005] récemment adapté au cinéma par Mark Romanek, ou encore Quatre fois mort [2010] de Daniel-Philippe de Sudres font partie de ces «fictions génétiques» que l’on peut situer en dehors ou en périphérie de la science-fiction.

2.        Mutations génétiques
La mutation est un terme utilisé en génétique pour désigner une modification irréversible de la séquence (c’est-à-dire de l’information génétique et héréditaire) contenue dans un génome. En ce qui concerne cette ébauche de typologie, je distinguerai la mutation de la manipulation génétique en spécifiant que la première peut advenir d’elle-même, se produisant naturellement dans le cours de l’évolution, tandis que la seconde est plutôt le fait d’une modification artificielle, c’est-à-dire d’une manipulation humaine sur le gène. Or, il faudra se demander à quel moment une fiction mettant en scène une maladie héréditaire causée par une mutation «naturelle» du génome devient-elle à proprement parler une «fiction génétique» ? En effet, certaines mutations peuvent avoir pour conséquence le développement de cancers plus ou moins héréditaires, par exemple. Or, il serait abusif d’inclure pour cette raison dans les fictions génétiques toutes œuvres représentant un sujet atteint du cancer. Ces fictions devraient donc être doublées d’un discours de la science ou sur la science pour qu’elles soient opérantes ici, ce qui nous mène alors directement à une troisième catégorie.

3.        Figures du scientifique
À mon sens, les figures du scientifique peuvent englober à la fois des personnages (généticiens, biologistes, scientifiques), des lieux (laboratoires), des objets (outils de recherche) et des discours (eugénistes, éthique scientifique, etc.) de la science ou sur la science. Cette catégorie devrait elle aussi être approfondie (par la lecture de fictions mettant en scène différentes «figures du scientifique») et possiblement déclinée en d’autres sous-catégories. L’importance de ces figures à l’intérieur des œuvres est extrêmement variable ; il faudrait voir jusqu’à quel point une fiction présentant un discours du scientifique peut s’inscrire naturellement  dans le genre de la «fiction génétique».

Finalement, je me demande si malgré le fait qu’elles paraissent avant la découverte de la génétique moderne, les œuvres telles que L’Eve future de Villiers [1886] ou Frankenstein de Mary Shelley [1818], peuvent s’inscrire, par filiation, dans un corpus de «fictions génétiques»? Étant donné qu’elles mettent en scène les recherches techniques et scientifiques d’inventeurs qui tentent de fabriquer des êtres humains artificiels, tout en présentant certains problèmes éthiques liés à ce type de constructions, il me semble que les œuvres parues avant la découverte de la génétique et présentant  les notions d’hérédité ou d’eugénisme pourraient s’inscrire dans une catégorie élargie de «fictions génétiques» ou «pré-génétiques».

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    Je spécifie d’emblée que la catégorie des «fictions génétiques» ne me semble évidemment pas exclusive à la fiction littéraire, mais applicable à plusieurs autres formes d’œuvres artistiques, que ce soit le théâtre, la danse, les arts visuels, les performances, le cinéma, la photographie, la peinture, etc.
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