L’écume du contemporain

Bertrand Gervais
couverture
Article paru dans Réflexions sur le contemporain, sous la responsabilité de Bertrand Gervais (2010)

Le contemporain est un objet difficile à cerner.

Ce n’est pas un territoire, simple à circonscrire et à baliser, c’est un temps, et plus précisément le temps présent. Or, le présent, notre présent, n’est pas un temps homogène; il est fait de temporalités différentes, de tensions multiples et de vecteurs pluriels. Pour Paul Zawadzki, «Les temps sociaux se structurent dans la multiplicité, l’hétérogénéité et la conflictualité1Paul Zawadzki, «Les équivoques du présentisme», Esprit, juin 2008, p. 114.». Et il a raison d’affirmer que Chronos obsède notre époque. Nous ne sommes pas seulement dans le temps, nous sommes fascinés par le temps et sa perception, par notre place dans le temps, par la place de notre temps dans l’histoire humaine, par le jeu des temps qui se croisent et s’interpénètrent.

Pour Jean-François Hamel, il est évident que «Dans une même époque, tout n’est pas immédiatement présent, il y a toujours aussi des fragments de passé et d’avenir qui coexistent et s’amalgament dans des configurations toujours nouvelles. On est contemporain d’une chose quand on est avec cette chose dans le même temps, mais ce temps n’est pas seulement le présent: c’est aussi un certain passé et un certain avenir. On peut être contemporain de ce qui a été et de ce qui sera en même temps que contemporain de ce qui est. À vrai dire, une époque n’est pas une réalité homogène: c’est un rassemblement de fragments temporels hétérogènes qui parfois s’accordent de manière organique, parfois provoquent des anachronismes2Tiré d’un texte pour le séminaire «Construction du contemporain», UQAM, automne 2006.».

Notre relation au temps est faite d’une négociation complexe, où ce que l’on gagne d’un côté, on le perd systématiquement de l’autre. Parfois, le passé semble se faire de plus en plus lointain, et c’est le futur qui pousse de tout son poids sur le présent, orientant son développement. Les progrès technologiques nous incitent à rêver de jours meilleurs, où tout sera résolu, même s’il y a là une utopie, un leurre dangereux. À d’autres moments, c’est le passé qui paraît s’éterniser et qui ne desserre pas ses griffes sur le présent, neutralisant le futur et l’éloignant comme une aube impossible à rejoindre. La tradition fige les institutions et projette un monde qui ne parvient plus à se renouveler. Il arrive aussi que le passé et l’avenir pressent fortement sur le présent, ou alors se font tous les deux distants et inaccessibles, et le présent entre dans une crise, où tout paraît boulonné, où les horizons d’attente se disloquent. Ce ne sont jamais que des perceptions, fondées sur ces rapports imaginaires que nous entretenons avec le réel, mais elles teintent la conception de notre propre temps.

D’ailleurs, ce présent, comment le construit-on? De haut en bas ou de bas en haut? Cette réalité qu’est notre présent se déploie-t-elle à partir de principes que les événements du monde rendent manifestes, ou est-ce plutôt que les événements par le jeu des contingences créent notre réalité? Celle-ci découle-t-elle d’une vision du monde ou se construit-elle à partir des faits?

Quel que soit le modèle impliqué, le présent se construit nécessairement dans la relation du sujet au monde, et l’imaginaire en est l’interface par excellence. C’est une interface extraordinairement complexe où de multiples vecteurs entrent en tension, où les liens entre attention, attente et mémoire se multiplient, constituant de la sorte un paysage d’une grande complexité. Le temps y apparaît soumis à de multiples situations de rupture, qui requièrent des sutures que l’imaginaire s’empresse de pourvoir. Avant de passer à la question cruciale de la définition du contemporain comme véritable régime d’historicité (sujet d’une prochaine réflexion), il convient d’examiner brièvement la relation entre le contemporain et le passé.

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Dans sa réflexion sur le contemporain, présentée sur Salon double, René Audet propose que «Le contemporain commence au point de rupture entre historicité et actualité», et que  «Le contemporain se situe hors de l’histoire, narrativement parlant» Arrêtons-nous quelque peu sur ces assertions, afin d’en bien comprendre les tenants et aboutissants.

La première de ces deux propositions stipule que c’est l’immédiateté du moment présent, son étonnant achèvement (aussitôt commencé, aussitôt terminé), de même que son perpétuel inachèvement (il renaît au moment même où il meurt), qui provoquent la rupture entre historicité et actualité. C’est que l’instant présent est paradoxal: il s’achève dans le mouvement même de son amorce. Il n’a aucune densité, c’est une ligne verticale qui vient briser la ligne horizontale du temps. La rupture surgit dans la relation entre les deux plans. Mais la question de savoir où «conduit» la période contemporaine est délicate (René Audet complète sa première prémisse en affirmant qu’il «est facile de discuter de la période contemporaine et de voir où elle conduit — pour l’instant, elle s’arrête là, maintenant, au moment de la lecture de ce texte.»). Doit-on dire que cette période conduit au temps présent ou, au contraire, qu’elle en émane ou en provient. La flèche du temps est-elle dirigée vers le temps présent ou au contraire s’en éloigne-t-elle?

Cette première assertion propose une dynamique précise à trois termes: contemporain, histoire et actualité, où les deuxième et troisième apparaissent comme des vecteurs en opposition. Le résultat de leur tension est d’ailleurs présenté comme étant le contemporain.

On remarque d’emblée le choix des mots de René Audet. Pour lui, le contemporain ne commence pas au point de réunion de l’historicité et de l’actualité, mais de rupture. En quoi est-ce une rupture? Pourquoi n’est-ce pas une simple jonction, une relation? Poser qu’il y a rupture est sûrement une façon d’expliciter la tension au cœur de la définition même du contemporain, de ce présent qui est le nôtre et qui ne se déploie pas sans ses zones de relations précarisées. Le contemporain est au point de rupture, parce qu’il est un temps en crise, un temps où les disjonctions se multiplient. Et c’est un temps qui requiert une suture, ce que les représentations culturelles permettent, ce que l’imaginaire comme interface implique.

Si l’expression utilisée avait été «jonction» plutôt que «rupture», l’assertion de René Audet aurait présupposé que l’histoire et l’actuel sont faits pour être joints, qu’il y a là une relation naturelle, ayant de fortes chances d’être entérinée. Or, le choix du terme de rupture nous indique plutôt qu’il n’y a rien de naturel entre les deux termes. Nous ne sommes pas dans une représentation rassurante du temps, où les jonctions peuvent être facilement actualisées et représentées; nous sommes plutôt confrontés à une conception vectorielle, où les relations entre passé et futur créent une tension.

Par contre, s’il n’y a pas de jonction, la rupture n’est pas non plus une pure béance. Le contemporain n’est pas une masse de données, d’événements et de situations à l’état brut ou qui résistent à tout traitement. Pour exister, le contemporain se doit d’être sémiotisé par un sujet ou une communauté interprétative, il se doit d’être intégré à un processus de description et de compréhension. S’il y a ruptures, événements, modifications du cours des choses, ces faits doivent être objets de perception, ils doivent être interprétés et soumis à un jeu d’interprétants qui leur donnent sens et fonction. De cette façon, la prémisse de René Audet peut être reformulée: le contemporain commence au point de suture entre historicité et actualité.  Et cette suture est nécessairement orientée vers l’un ou l’autre des bornes du temps présent, à savoir le passé ou le futur.

Il manque, on le voit maintenant, un terme à l’assertion de René Audet. Il n’y est question que du passé par le biais de l’historicité. Or, l’actualité du temps présent ne peut être appréhendée qu’en fonction de ses deux bornes, l’histoire ou le passé, l’avenir ou le futur. Il en va de notre façon de comprendre comment nous construisons notre réalité. Celle-ci découle-t-elle d’une vision du monde, héritée du passé, ou se construit-elle à partir des faits qui témoignent d’une nouvelle situation?

De la même façon, si «le contemporain se situe hors de l’histoire, narrativement parlant», il se déploie tout de même à la jonction du passé et de l’avenir, et il se manifeste par le biais d’une mise en récit ou en discours. Il ne peut y avoir de contemporain sans une sémiotisation des données du temps présent, sans une construction de cette réalité qui nous sert d’interface avec le monde. Il est essentiellement un objet de pensée et, par la force des choses, il engage à une interprétation et à une projection. Il est un produit, le résultat du jeu d’un ensemble de forces et de tensions. Le contemporain est, en tant que construction, ce qui permet de rattacher le présent au passé, maillon d’une chaîne qui se continue jusque dans l’avenir.  S’il est hors de l’histoire, il cherche pourtant à la réintégrer, à en faire partie. Les productions culturelles actuelles permettent de donner à ce contemporain une identité. Elles participent de son imaginaire, elles en sont une manifestation.

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Le contemporain est l’écume de l’actualité.

Plus qu’à Boris Vian, l’expression fait référence à la figure que déploie Peter Sloterdijk dans le troisième tome de ses sphères, Écumes3Peter Sloterdijk, Écumes, Paris, Hachette, 2005, [2003].. L’écume, «cette liaison éphémère de gaz et de liquides» (p. 24), lui permet de penser la complexité, car chacune des bulles de l’écume, chacune des sphères générées par le mélange de molécules liquides et gazeuses, représente un équilibre instable et éphémère. L’écume, c’est «presque rien, et pourtant: pas rien. Un quelque chose, et cependant: seulement un tissu formé d’espaces creux et de parois très subtiles. Une donnée réelle et pourtant: une entité qui redoute le contact, qui s’abandonne et éclate à la moindre tentative de s’en emparer. C’est l’écume telle qu’elle se montre dans l’expérience quotidienne.» (p. 23)

Le contemporain est une telle écume générée par la rencontre du présent et de ses temps limitrophes. Il est produit par l’union de l’actuel, cette masse fluide dont les vagues nous emportent sans coup férir, et de cet étonnant mélange de potentialités que représente le futur et de rémanences d’un passé qui s’accroche encore. Il est difficile à manipuler, parce que éphémère, n’existant réellement que le temps que dure le présent.

Le contemporain, comme l’écume, n’existe par contre que s’il y a vie, c’est-à-dire dynamisme, agitation, mouvement, réaction, forces contradictoires… «Dès que cesse l’agitation du mélange, celle qui assure l’acheminement d’air dans le liquide, la majesté de l’écume retombe rapidement sur elle-même.» (p. 24) Le contemporain ne s’impose à notre esprit que parce que l’agitation du temps présent en commande la saisie.

L’écume a trop souvent servi de «métaphore à l’inessentiel et à l‘intenable. […] Ça enfle, ça fermente, ça tremble, ça explose. Que reste-t-il?» (p. 24) Pourtant, le contemporain le dit bien: l’écume est le signe de l’agitation du monde, le résultat des mélanges et des tensions qui fondent notre réalité. L’écume est un langage et il parle des forces qui en provoquent l’apparition. Essayer d’en rendre compte ne peut procéder que par un «procédé global d’admission du fortuit, du momentané, du vague, de l’éphémère et de l’atmosphérique – un procédé auquel participe les arts, les théories et les formes de vie, chacun avec ses propres types d’engagement.» (p. 30) En rendre compte ne peut procéder que par une théorisation de l’imaginaire qui seul permet de considérer le rapport au monde comme une interface, et les diverses production culturelles comme des manifestations de son action nécessairement polymorphe.

Le contemporain est un précipité. D’où peut-être l’illusion que notre modernité s’y précipite, fascinée par sa propre image.

Cet article a d’abord été publié sur Salon Double le 14 septembre 2009. 

  • 1
    Paul Zawadzki, «Les équivoques du présentisme», Esprit, juin 2008, p. 114.
  • 2
    Tiré d’un texte pour le séminaire «Construction du contemporain», UQAM, automne 2006.
  • 3
    Peter Sloterdijk, Écumes, Paris, Hachette, 2005, [2003].
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