Entrée de carnet

Le posthumain télévisuel descend-il du singe? (2): questions de méthode et de corpus

Elaine Després
couverture
Article paru dans Chantier Posthumain, sous la responsabilité de Jean-François Chassay (2011)

Celles-ci partagent avec le cinéma une forme complexe à analyser (images en mouvement accompagné de son et présence de montage), mais le format télévisuel est en plus inévitablement sériel et potentiellement illimité. Dans beaucoup de cas, il est impossible de savoir à quel moment une émission se terminera. Certains créateurs prévoient dès le début l’ensemble de la série, son histoire globale, sa fin, mais plusieurs inventent l’histoire au fur et à mesure et ignorent sa longueur finale. De plus, il faut ajouter que la longueur d’une série est uniquement déterminée par les producteurs et les diffuseurs à partir des cotes d’écoute et du coût de production, et ce peu importe que les créateurs aient construit leur histoire en prévision d’une fin bien définie et que l’absence de cette fin détruise complètement le sens de la série (les créateurs sont donc divisés entre la volonté de fournir une fin acceptable à chaque fin de saison au cas où ce serait la dernière et celle de clore sur un cliffhanger pour attiser l’intérêt et le suspense). Cette très forte contrainte économique a un effet important sur le contenu des séries, et en particulier sur le fait que plusieurs d’entre elles non pas de dénouements (ce qui ne serait pas un problème dans la mesure où ce serait voulu ainsi par le créateur), et qui est assez unique dans l’univers des fictions narratives et extrêmement frustrant pour le public qui en réclame davantage. Dans plusieurs cas, des fans ont exigé une suite et ont parfois obtenu une conclusion sous une forme autre que télévisuelle, mais avec des résultats parfois médiocres, parfois heureux: on peut penser aux spin-off, aux séries de comics (Buffy, Angel), aux films et téléfilms (Firefly, Dead Like Me, X-Files, Stargate), aux sorties en DVD d’épisodes non diffusés (Firefly, Wonderfalls, etc.), aux montages plus ou moins longs présentant l’histoire prévue (Caprica) ou aux extraits d’épisodes qui n’existeront jamais pour «vendre» aux producteurs (Veronica Mars). Nous verrons d’ailleurs que les séries de notre corpus n’ont pas été épargnées par cette réalité – en particulier Dark Angel, dont le coût de production était trop élevé (mais cette fin abrupte a convaincu James Cameron de réaliser lui-même la finale, que j’analyserai en détails dans un futur billet), et Heroes, dont les cotes d’écoute avaient trop baissé (Tim Kring cherche encore un format pour clore son histoire) – ce qui influence évidemment l’analyse qu’on peut faire de ces séries. Mais revenons aux études télévisuelles pour définir quelques concepts de base.

La fiction télévisuelle se présente en trois formes naturelles si l’on en croit Karl Vietör: la série, le feuilleton et le téléfilm. Selon Stéphane Benassi, à partir de ces trois formes ont peu déduire quatre genres principaux: le feuilleton canonique, le feuilleton sérialisant, la série feuilletonante et la série canonique. Mais pour l’instant nous nous limiterons à décrire le processus de mise en récit qui est à l’origine de ces genres: la sérialisation et la feuilletonisation. Benassi explique:

Emboîtant le pas à Noël Nel (1990) qui fut sans doute l’un des premiers, en France, à mettre en évidence certaines caractéristiques sémiologiques du feuilleton et de la série, je considérerai la mise en feuilleton (feuilletonisation) comme étant l’étirement d’un récit fictionnel susceptible de subir des variations énigmatiques (flexibilité des valeurs, évolution des caractères des personnages, voire des idéologies), temporelles  (changements de rythmes, ellipses, étirement ou contraction du temps diégétique) et narratives (multiplication des possibles narratifs, rebondissements, suspense, etc.). Autrement dit, qu’elle joue sur l’attente du téléspectateur placé face à ces variations possibles. Cette attente de la fixation (temporaire) des possibles sémantiques, temporels et narratifs est contrebalancée par la stabilité (l’invariance) spatiale et discursive du récit. Le feuilleton télévisuel repose sur une temporalité historique et fonde son récit sur l’évolution généalogique. Il s’apparente donc à un long récit (parfois très long) découpé en fragments (les épisodes) dont la diffusion est chronologique.

Quant à la mise en récit (sérialisation), je la considérerai comme étant la déclinaison (quasi infinie) d’un prototype de départ qui donne pour fixes (invariables) un ou des schémas narratifs, ainsi qu’un certain nombre de paramètres sémantiques (axiologiques et idéologiques) et temporels (trames, temps diégétiques et rythmes narratifs semblables d’une occurrence à l’autre). La mise en série joue donc pour le téléspectacteur un rôle consolatoire lié à l’itération d’un certain nombre de schémas récurrents connus, qu’il est généralement capable d’anticiper. Dans ce cas, ce sont les variations spatiales (multiplication des lieux et des milieux culturels ou sociaux possibles) et discursives (démultiplication de figures, thèmes, motifs) qui apportent la part d’imprévu du récit. Une série peut donc apparaître comme une somme d’occurences (ou numéros) construites à partir du même prototype narratif et reposant sur la permanence d’un héros ou d’un groupe de héros. (Benassi, 2007, p. 113)

Il arrive souvent, en particulier en science-fiction, que la série débute surtout sous forme de série canonique (Fringe, Dollhouse) et se transforme graduellement, à mesure que les personnages se complexifient et que leur développement demande à sortir du modèle narratif, en feuilleton canonique, l’arc narratif (story-arc) finissant par dominer complètement, en particulier à mesure que la saison avance et s’approche de la finale.

Cette réflexion sur la forme des séries est très importante pour comprendre la façon dont le posthumain s’y développe. Par exemple, la sérialité permet une représentation plus fine du quotidien des personnages puisqu’un épisode isolée (standalone episode) implique un retour à la normale à la fin de l’épisode (et jamais un cliffhanger), alors que la feuilletonisation permet de soulever des préoccupations plus collectives. L’entrelacement des deux permet par conséquent de confronter ces deux réalités: le quotidien et les individus se dissolvent graduellement dans l’historique et le collectif.

Donnons un exemple sur lequel je reviendrai dans les prochaines semaines: dans Dark Angel, le point de vue narratif est celui d’une femme posthumaine (Max) qui désire une vie «normale» et qui s’efforce donc de régler son existence sur le quotidien des autres humains (travail au salaire minimum, déplacement dans les bouchons de circulation, résidence dans un logement squatté, achat d’essence au marché noir, soirée à boire avec des amis, etc.). Bien sûr, cette normalité désirée est un défi, une lutte de tous les instants: la structure narrative qui se répète sur le mode sériel est justement un déséquilibre constant, une menace hebdomadaire à la normalité du quotidien (fantômes du passé, vol à faire pour un allié militant anticorruption, etc.) qui doit être maintenue à tout prix et qui revient toujours à la fin de l’épisode. Cette structure pourrait être banale et assez peu intéressante si elle n’avait pas pour arrière-plan un monde chaotique plus ou moins postapocalyptique où les êtres humains «normaux» peinent à survivre et où seul un posthumain comme Max apprécie les «simples» désagréments de la vie (corruption, chômage, militarisation, criminalité, etc.) et se trouve être parfaitement adapté à cette vie. Par contre, plus la série avance vers son dénouement, plus les enjeux sociaux sont mis de l’avant: les mutants sont beaucoup plus nombreux à vivre parmi les humains depuis la destruction par Max du lieu de leur création. Évidemment, cette cohabitation forcée ne se fait pas sans heurt, les humains étant déjà en mode survie, la violence et les préjugés apparaissent très rapidement et pourrissent la Cité. La deuxième saison présente donc une lutte symbolique et réelle qui se développe dans un format presque purement feuilletonesque: «les missions de la semaine» et les problèmes du quotidien de Max étant abandonnés au profit de l’arc narratif, de l’histoire plus globale de l’intégration sociale problématique des posthumains en tant que groupe, de leur place parmi les hommes, déjà affaiblis par la crise. Ce passage de la série au feuilleton se fait progressivement: dans la première saison, les épisodes sériels dominent et sont entrecoupés de quelques épisodes ou de quelques passages qui établissent une histoire plus large, tandis que dans la seconde saison, cette logique s’inverse, la grande histoire domine et est entrecoupée de quelques épisodes indépendants. Mais je reviendrai à cette tension formelle au moment d’analyser plus spécifiquement les séries et certains épisodes particuliers.

Je vais donc plutôt clore ce billet par une explication sur le choix de mon corpus. Premièrement, il s’agissait de délimiter un corpus large et relativement homogène de séries télévisées qui s’inscrivent dans la limite temporelle du contemporain (ici, des séries dont au moins la moitié a été diffusée entre 2000 et 2010) et qui traitent des sujets abordés par ce chantier (je vous les rappelle, sous forme de mots-clés: hybridité, génétique/gène, cyborg, posthumain, mutation, biotechnologie, évolution, eugénisme, ADN et intelligence artificielle). Pour ce faire, j’ai décidé de me pencher plus spécifiquement sur les séries de science-fiction (sans restriction de pays a priori), mais en excluant les séries d’animation. Afin de ne pas inutilement entrer dans les débats génériques (ce n’est pas mon propos), la «science-fiction» est ici simplement définie par le genre attribué dans IMDb, base de données qui m’a servi de source première et dont j’ai pu extraire une liste de 37 séries (de provenances diverses, mais majoritairement issues des États-Unis, du Canada et de l’Angleterre, plusieurs étant des coproductions) qui correspondent aux critères:

  • Alias (2001-2006) de J. J. Abrams (5 sais., 105 ép.)
  • Andromeda (2000-2005) de Gene Roddenberry (5 sais., 110 ép.)
  • Battlestar Galactica (2004-2009) de Ronald D. Moore et Glen A. Larson (4 sais., 75 ép.)
  • Bionic Woman (2007) de Martin Caidin et Kenneth Johnson (1 sais., 8 ép.)
  • Caprica (2010) de Remi Aubuchon et Ronald D. Moore (1 sais., 18 ép.)
  • Dark Angel (2000-2002) de James Cameron et Charles H. Eglee (2 sais., 43 ép.)
  • Defying Gravity (2009) de James D. Parriott (1 sais., 13 ép.)
  • Doctor Who (2005-) de Russell T. Davies et Julie Gardner (6 sais., 63 ép.)
  • Dollhouse (2009-2010) de Joss Whedon (2 sais., 26 ép.)
  • Eureka (2006-) de Andrew Cosby et Jaime Paglia (4 sais., 62 ép.)
  • Farscape (1999-2003) de Rockne S. O’Bannon (4 sais., 88 ép.)
  • Firefly (2002) de Joss Whedon (1 sais., 14 ép.)
  • Flashforward (2009-2010) de Brannon Braga et David S. Goyer (1 sais., 22 ép.)
  • Fringe (2009-) de J. J. Abrams (3 sais., 65 ép.)
  • Heroes (2006-2010) de Tim Kring (4 sais., 77 ép.)
  • Jeremiah (2002-2004) de J. Michael Straczynski (2 sais., 35 ép.)
  • Jericho (2006-2008) de Stephen Chbosky et Josh Schaer, Jonathan E. Steinberg (2 sais., 29 ép.)
  • Journeyman (2007) de Kevin Falls (1 sais., 13 ép.)
  • Lost (2004-2010) de J. J. Abrams (6 sais., 121 ép.)
  • Mutant X (2001-2004) de Avi Arad (3 sais., 66 ép.)
  • Odyssey 5 (2002-2004) de Manny Coto (1 sais., 20 ép.)
  • Painkiller Jane (2007) de Jimmy Palmiotti et Joe Quesada (1 sais., 22 ép.)
  • Regenesis 2004-2008) de Christina Jennings (4 sais., 52 ép.)
  • Sanctuary (2008-) de Damian Kindler (3 sais., 46 ép.)
  • Stargate SG-1 (1997-2007) de Jonathan Glassner et Brad Wright (10 sais., 214 ép.)
  • Stargate Atlantis (2004-2009) de Robert C. Cooper et Brad Wright (5 sais., 100 ép.)
  • SGU Stargate Universe (2009-2011) de Robert C. Cooper et Brad Wright (2 sais., 40 ép.)
  • Star Trek Enterprise (2001-2005) de Rick Berman et Brannon Braga (4 sais., 98 ép.)
  • Taken (2002) de Leslie Bohem (1 sais., 10 ép.)
  • Terminator: The Sarah Connor Chronicle (2008-2009) de James Cameron, Josh Friedman et Gale Anne Hurd (2 sais., 31 ép.)
  • The 4400 (2004-2007) de René Echevarria et Scott Peters (4 sais., 44 ép.)
  • The Event (2010-2011) de Nick Wauters (1 sais., 22 ép.)
  • The X-Files (1993-2002) de Chris Carter (9 sais., 202 ép.)
  • Torchwood (2006-) de Russell T. Davies (4 sais., 41 ép.)
  • Threshold (2005) de Bragi F. Schut (1 sais., 13 ép.)
  • V (2009-2011) de Kenneth Johnson (2 sais., 22 ép.)
  • Warehouse 13 (2009-) de Jane Espenson et D. Brent Mote (3 sais., 34 ép.)

De cette liste de séries, une très grande quantité présentent ce qu’on pourrait nommer d’une manière élargie des posthumains sous différentes formes et avec plus ou moins d’importance narrative. Afin d’illustrer mes trois branches posthumaines (voir billet précédent), j’ai donc choisi parmi elles des séries qui illustrent parfaitement chacune d’elle, qui présente des formats assez différents et qui se répartissent bien sur l’ensemble de la décennie. Il s’agit donc de Dark Angel (2000-2002) pour l’évolution dirigée, de Battlestar Galactica (2004-2009) pour l’évolution technologique et de Heroes (2006-2010) pour l’évolution naturelle. C’est trois séries ont également en commun d’intégrer dans leur narration et dans leurs thèmes, les théories de l’évolution et de la génétique: Dark Angel à travers le discours et les représentations du génie génétique (HGM, épissage, etc.) et de la reproduction dirigée, Battlestar Galactica surtout par la finale (j’y reviendrai) et Heroes par la narration de Mohinder Suresh, biologiste évolutionniste et généticien qui a développé une théorie sur une nouvelle étape de l’évolution humaine par la mutation naturelle.

Dans mes trois prochains billets, je présenterai en détail ces trois séries, suivant l’ordre chronologique de leur création.

Bibliographie

Benassi, Stéphane, René Audet et Richard Saint-Gelais. 2007. «Spin-off et crossover. La transfictionnalité comme figure esthétique de la fiction télévisuelle», dans La fiction, suites et variations. Québec/Rennes: Nota Bene/Presses universitaires de Rennes, p. 371.

Benassi, Stéphane. 2000. Séries et feuilletons TV. Pour une typologie des genres fictionnels. Liège: Éditions du CEFAL, 192 p.

Bignell, Jonathan. 2004. An Introduction To Television Studies. Londres: Routledge, 340 p.

Creeber, Glen. 2006. Tele-visions: an introduction to studying television. Londres: British Film Institute, 192 p.

Nel, Noël. 1990 [octobre 1990]. «Téléfilm, feuilleton, série, saga, sitcom, soap opera, telenovela: quels sont les éléments clés de la sérialité?». CinémAction, no 79.

Viétor, Karl et Gérard Genette. 1986. «L’histoire des genres littéraires», dans Théories des genres. Paris: Seuil, p. 205.

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