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Le jardin comme métaphore chez Gabrielle Roy et May Sarton

Catherine Grech
couverture
Article paru dans Paroles d’arbres. Histoires de jardins, sous la responsabilité de Rachel Bouvet, Marine Bochaton et Roxane Maiorana (2020)

Parce qu’il appartient au vivant, le jardin évolue, modifiant de ce fait le lien qui l’unit au jardinier. Et si ce lien est tissé depuis de longues années, la transformation se veut plus profonde.

C’est ce rapport particulier entre un jardinier âgé et son jardin que racontent May Sarton dans son récit autobiographique Plant Dreaming Deep et Gabrielle Roy dans Un jardin au bout du monde. Dans cet espace limité par elles, May Sarton et Martha Yaramko tentent de composer avec une nouvelle réalité: le vieillissement.

 

Le jardin et les âges de la vie

Il n’est pas rare de voir apparaître le jardinage dans la liste des activités conseillées aux gens âgés. Cultiver un jardin ne serait pas un loisir agréable ou divertissant, mais plutôt une thérapie aux nombreux bénéfices physiques, psychologiques et sociaux. Il est vrai, toutefois, comme le fait remarquer Charles Lewis dans Gardening as Healing Process que les bienfaits de l’hortithérapie ne sont plus à prouver (Lewis, 1990: 246). Les expérimentations menées dans les prisons, maisons de retraite et centres de réhabilitation ont mis en évidence ses bienfaits chez les gens malades ou incarcérés. En effet, grâce aux plantes dont ils ont la charge, leur horizon s’élargit et, du fait même, s’engage leur responsabilité envers le monde et les choses. Et cet engagement -car il s’agit bien ici d’un engagement à long terme, croit Lewis- bénéficie surtout aux personnes âgées qui, au contact du végétal, retrouvent une impression d’utilité. Autant on ne peut que se réjouir de ces bienfaits chez ceux mis en marge, en raison de leur déficience, maladie, crime ou vieillesse, et pour lesquels le jardinage a une fonction avant tout thérapeutique, autant on ne doit pas oublier, comme le fait Lewis, ni minimiser, en particulier chez les gens très âgés, les liens affectifs noués avec les plantes au fil des ans (Lewis, 1990: 246).

Un jardin au bout du monde, de Gabrielle Roy, met bien en évidence ce détachement difficile opéré par le sujet âgé. Vieillir au point de ne plus pouvoir s’occuper de son jardin se révèle une véritable souffrance pour Martha Yaramko qui, pour la première fois, «éprouv[e] presque de l’amertume envers ces créatures qui exig[ent] toujours quelque soin» (Roy. 1975: 144). Les plantes, qui lui ont offert jusqu’ici un cadre rassurant, l’obligent à affronter la vieillesse et les limitations imposées par celle-ci. Si elle désire voir le jardin «périr» (144, nous soulignons) avant elle, c’est surtout pour ne pas «se faire de soucis pour lui […] en partant» (144). Cependant, Martha ne semble pas prendre en compte le fait que la nature, ainsi que le rappelle Gilles Clément, est «co-signataire de son œuvre» (Clément, 2011: 21). Le jardin, plus résilient qu’elle ne l’est, continuera donc d’exister mais sous une autre forme.

Bien qu’elle ne s’attarde pas à la question du deuil et du détachement, comme le fait Gabrielle Roy, May Sarton doute que l’investissement physique, mais surtout émotionnel, que requiert le jardin convienne aux gens âgés. Elle ouvre d’ailleurs le chapitre A Flower-Arranging Summer en affirmant ceci: «Making a garden is not a gentle hobby for the ederly, to be picked up and laid down like a game of solitaire.» (Sarton, 1968: 119) C’est peut-être la raison pour laquelle, dans Plant Dreaming Deep, Sarton ne se projette pas dans l’avenir en tentant d’imaginer son jardin durant sa vieillesse1Notons ici que May Sarton a cultivé un jardin jusqu’à un âge avancé, comme en font foi ses journaux. Elle sera toutefois aidée vers la fin dans cette tâche devenue difficile pour elle mais toujours aussi essentielle., pas plus qu’elle n’évoque l’exemple d’amis ou de parents rendus trop âgés pour continuer à s’occuper du leur. Est-ce donc à dire que le jardin répondrait davantage à l’enthousiasme et à la fougue de la jeunesse? Sarton en doute: «youth is too impatient, too self-absorbed.» (128) En fait, cette activité conviendrait mieux à ceux arrivés, comme elle, au mitan de leur vie, «when one is ready for an impersonal passion» (128). Car cette passion particulière, comme le sont toutes les passions, n’en est pas moins obsédante: elle envahit le corps, exalte nos sens, «every sense» (124), même l’ouïe. Si nous savions prêter attention aux choses et au monde, nous saurions entendre «the creaking of the tulips» (125). Sarton tente de déplacer l’attention du lecteur vers un des aspects les plus optimistes du vieillissement. Une lecture plus attentive montre que son rapport au jardin va bien au-delà du seul plaisir sensoriel dont elle tente de nous (se?) convaincre. Nous y reviendrons.

 

Le jardin comme création

Cette passion a tôt fait de se transformer tant chez Sarton que chez Martha en une véritable vocation à laquelle toutes deux s’abandonnent corps et âme, ainsi que le veut l’expression consacrée et qui, chez elles, prend tout son sens dans la mesure où le jardin engage l’être dans son entièreté. Poète, Sarton doit désormais partager ses journées entre l’entretien du jardin et l’écriture à laquelle, jusqu’ici, elle s’était entièrement vouée. La poésie, ainsi qu’elle le note dans son essai Writings on Writing, «is a way of life and a life discipline» (40), tout comme le jardinage qui exige ce même travail, voire ces mêmes sacrifices. En effet, poésie et jardin «are much alike in the amount of waste that has to be accepted for the sake of the rare» (Sarton, 1968: 128). Pour que du chaos émerge l’ordre, la beauté, et parce que parfois, «experiments […] fail» (127), le jardinier, tout comme le poète, doit s’engager dans un long processus qui s’apparente à la réécriture dans le sens où il arrache et replante de la même façon que le poète supprime et réécrit. Leur accordant la même importance et refusant de les discriminer, Sarton veille, du printemps à l’automne, à ne pas favoriser l’un au détriment de l’autre. Aussi accueille-t-elle favorablement l’arrivée de l’hiver, «the four months of the year when there is nothing to be done outdoor [and she] can concentrate on writing.» (120)

Un lien plus étroit encore s’établit entre l’écriture et le jardin, envisagé dans Plant Dreaming Deep comme un système de signes révélant «the personality of its lover and slave» (120) et nous renseignant sur les sociétés et les époques, car il ne fait pas de doute, croit Jane Gillette, que «landscape does […] give evidence of its own historical and cultural context» (Gillette, 2005: 91). Selon Gilles Clément, notre lecture du paysage non plus n’est pas neutre. Elle est «composé[e] d’un vécu personnel et d’une armure culturelle» (Clément, 2011: 3). Sarton avoue d’abord sa grande admiration pour les Japonais, «[those] great masters of using and defining what has been giving» (Sarton, 1968: 121). Ce sont eux qui lui ont appris à s’accommoder de la région sauvage limitant son terrain et à en apprécier ses possibilités Le jardin français, trop géométrique, trop cartésien, dans sa façon selon elle de regrouper par blocs ou par lignes les fleurs et les couleurs, la laisse indifférente. Il est, à ses yeux, en tout point opposé au jardin anglais qui soulève son admiration, et ce, pour deux raisons. D’abord, ses nombreuses visites en Angleterre, surtout dans la campagne anglaise, ont convaincu Sarton du besoin essentiel, voire capital, des Anglais de cultiver un jardin. Curieusement, elle ne tente pas d’en expliquer les raisons. Ensuite, l’aspect «casual» (121) de leurs jardins révèle tout le génie de ce peuple à qui l’on doit les bordures herbacées mettant en forme «a slow-moving kaleidoscope» (121), se renouvelant d’une semaine à l’autre, d’une saison à l’autre, et que Sarton tente de reproduire à Nelson. Comme le ferait un poète ou un romancier dans ses carnets ou son journal, elle met de l’avant, dans Plant Dreaming Deep, les influences ayant mené à la création du jardin de Nelson. Imprégnée du souvenir des nombreux jardins visités au cours de ses voyages, elle révèle au lecteur l’intertextualité à l’œuvre dans la conception du sien. Il est intéressant d’observer comment son désir d’en cultiver un, inspiré en grande partie du jardin anglais, coïncide chez elle avec une nouvelle expérimentation poétique. Vers cinquante ans, «when the need is felt for […] a larger dimension» (Sarton, 1980: 69), elle tente pour la première fois l’expérience du vers libre, plus «casual» (Sarton, 1980: 70), croit-elle, que les vers rimés. Cette nouvelle versification, qui d’abord l’effraie, lui plait dans sa façon de faire reculer les frontières tout en favorisant le mouvement, la fluidité et l’émotion. Ici encore, jardin et écriture se font  écho et bénéficient l’un de l’autre, comme le rappelle Jane Gillette: «[if] humanity affects nature, nature affects humanity» (Gillette, 2005: 86). Chez Sarton, c’est à la fois la femme vieillissante et la poète qui s’en trouvent changées.

Martha Yaramko possède aussi cette sensibilité esthétique. Elle s’émerveille des «étonnants ciels roses» (Roy, 1975: 127) qui, certains soirs, prennent des tons «de rouge et d’or fondus» (157). Dès le premier été suivant son arrivée dans la plaine, elle «compos[e] une harmonie de couleurs telle qu’immédiatement elle par[ait] à sa place, tout comme l’horizon, tout comme les nuages. Une maison à sa place, une fleur à la sienne, un arbre là où il en faut un» (142-143). Dans le désordre de son déracinement et de son exil semblent être la cause, Martha rétablit l’équilibre. Quelques jours précédant sa mort, c’est ce «mystère que sont en ce monde les fleurs» (Roy, 1975: 119) qu’elle voudrait saisir. Contrairement à May Sarton qui possède les mots pour dire le jardin, Martha se bute à ces questions dont le surgissement l’étonne. Ce n’est pas tant que ces questions soient «trop hautes» pour elle (122) ainsi qu’elle le craint, c’est plutôt parce que le jardin, «autorise le désarmement» (Clément, 2011: 6). Il relèverait en fait davantage de l’étonnement et du regard de l’enfance que de la raison (7).

 

Visage et vulnérabilité

Chaque jardin est unique, rappelle Sarton, non pas comme le serait une œuvre littéraire ou picturale, mais «as original as people» (Sarton, 1968: 127). Et s’il veut vivre en harmonie avec un espace toujours susceptible de reprendre ses droits, parce que doté d’une volonté propre, le jardinier doit accueillir cette singularité. S’occuper des plantes, les soigner, exigerait une grande humilité, «a sense of proportion» (127). Chez Sarton, et c’est vrai aussi pour Martha Yaramko, le jardinier se trouve «en situation d’immersion et non de dominance. Il n’est plus l’être par qui tout se règle et s’organise […], le voici en relation directe avec les composants de l’univers terrestre, vivant au jour les contrecoups de ses propres actions» (Clément, 2011: 8), engageant de ce fait toute sa responsabilité. Il devient ce care-giver dont le devoir est de veiller au bien-être des plantes et des fleurs, ces «petite[s] vie[s] […] douce[s] […] tranquille[s]» (Roy, 1975: 123) qu’il a mises au monde et dont il se sait responsable.

Il est intéressant de remarquer dans les deux textes à l’étude l’usage de la l’anthropomorphisme dans la représentation du végétal et dont la fonction est la mise en évidence du caractère vulnérable de celui-ci. Loin de son jardin, Sarton, qui depuis son déménagement à Nelson, hésite à demeurer trop longtemps loin de chez elle, «[is] distracted by the thousand and one children [she] has left behind, children who are always in peril of one sort or another» (Sarton, 1968: 119). Ce n’est pas l’artiste dont l’existence serait entièrement vouée à l’écriture qui s’exprime ici, mais une mère inquiète pour ses enfants dont la survie dépend d’elle en grande partie. De son côté, Martha croit que, «par leur naïveté les fleurs [sont] une sorte d’enfance de la création» (Roy, 1975: 130), le vrai de «cette vie, sa douceur, sa beauté, sa tendresse» (130). C’est d’ailleurs avec une grande douceur qu’elle les touche: «De la main, Martha les caressait, comme elle eût caressé quelqu’un de trop naïf, de trop jeune pour comprendre, un enfant, par exemple.» (130). Martha, et c’est le cas aussi pour Sarton, reprend ici une figure emblématique de la vulnérabilité: l’enfance. Même Stepan, le mari de Martha, rendu amer et silencieux par des années de dur labeur, et reprochant à sa femme d’être «[p]atiente, douce et occupée des fleurs» (153) se laisse attendrir par la fragilité des plantes dont il s’est jusqu’ici peu soucié. Impuissant devant Martha qui «répugn[e] à attirer l’attention sur elle, d’être l’objet de soins» (127), il entoure de sollicitude ce à quoi sa femme tient le plus, son jardin: «De sa grosse main calleuse, usée, si pathétique [il] retirait les petits capuchons de papier dont les plantes avaient été coiffées la vieille pour les aider à résister au froid de la nuit» (167). Martha meurt peu de temps après, enfin rassurée du sort de son jardin et de Stepan. En anthropomorphisant le jardin, May Sarton et Martha Yaramko font aussi en sorte de lui donner «un visage humain, nu et vulnérable» (De Koninck, 2005: 19 et d’engager la responsabilité de celui, celle, qui rencontre ce visage, car on ne peut «être sourd à son appel» (Lévinas, 1971: 215). C’est donc toute une dimension éthique qui se manifeste au jardinier dans la mesure où celui-ci répond à l’appel d’un autre qu’il croit plus faible. Le jardin révélerait donc une loi fondamentale que Sarton, Martha et même Stepan saisissent et appliquent: «nous dépendons, tous, des services d’autrui pour satisfaire des besoins primordiaux2Dans les dernières années de sa vie, trop affaiblie pour s’occuper de son jardin, May Sarton réalisera toutefois qu’il est peut-être plus difficile de dépendre d’autrui que de lui porter assistance.» (Gilligan, 1982: ix). Toutefois, tant chez Sarton que chez Gabrielle Roy, on peut se demander qui, du jardinier ou du jardin, dépend le plus de l’autre.

 

Lieu de mémoire et de rencontre

Dans Plant Dreaming Deep et Un jardin au bout du monde, le jardin n’est pas un lieu où vivent en parfaite symbiose et dans une grande autosuffisance May Sarton et Martha Yaramko. Sarton a fait de son jardin «a meeting place, an intersection» (Sarton, 1968: 125) dans lequel voisins et amis se rencontrent et viennent y laisser aussi leurs marques: «two or three neighbor’s gardens have flowered to new richness on my Iris. In exchange I have been given lovely bits of theirs» (124). La présence de l’autre se manifeste aussi dans le jardin de Martha. Ses roses d’Inde lui viennent de son amie Loubka qu’elle ne voit plus. Dahlias et glaïeuls ont été offerts par un étranger ébloui du spectacle des tournesols et des pavots et «se sentant envers elle redevable de quelque subit allégement de l’âme» (Roy, 1975: 143). Chez elles, le jardin s’envisage sous l’angle d’une communauté à laquelle tous contribuent et dont tous profitent.

«Nourish[ed] by memory» (Sarton, 1968: 125), le jardin Sarton se transforme aussi chez elle en un véritable patchwork fabriqué à partir des morceaux de son histoire personnelle. Son jardin n’est pas muet, c’est un récit autobiographique dans lequel Sarton évoque les rencontres marquantes qui ont fait d’elle la jardinière qu’elle est devenue. Aussi choisit-elle les fleurs avec soin. Le souvenir de son ami Basil de Selincourt «comes back with the Shirley Poppies» (125); Dorothy Wellesley échappe à l’oubli grâce aux fritillaires; Ellery Sedgewick revient lui rendre visite tous les ans en juin lors de la floraison des pivoines. Jacinthes, trilles et sabot de la Vierge rendent hommage à sa mère de laquelle elle a hérité sa passion des plantes. La présence des disparus et des absents, bien que silencieuse, demeure donc vivante au milieu de cette flore. Toutefois, il serait faux, nous met en garde Sarton, d’envisager le jardin sous l’angle du mémorial. Du fait qu’il appartient au vivant et parce qu’au gré des saisons sa configuration se modifie, contrairement au mémorial dont la forme se veut définitive, le jardin évoque la mémoire des absents plus qu’il ne commémore leur disparition. Dans son jardin, Sarton ne vient pas y pleurer les morts, elle vient y célébrer leur existence.

 

Refuge

Espace ouvert et lieu de célébration, le jardin, tant pour May Sarton que pour Martha, fait aussi office de refuge, tout en s’érigeant en rempart contre l’isolement. Les plantes ont eu comme effet chez Sarton, qui a choisi de s’isoler dans un petit village du New Hampshire afin de se consacrer à l’écriture, de l’aider, comme elles ont aidé sa mère avant elle, «to get over a black mood» (127). «I am immune to loneliness, surronded as I am by such a cloud of radiance» (188), se réjouit-elle à la fin de Plant Dreaming Deep. C’est aussi dans son jardin que Martha se réfugie pour y lutter, elle, contre «le silence sauvage» (Roy, 1975: 125) de la plaine. C’est dans le « jeu éternel du vent, des herbes et du soleil [qu’elle trouve] une inlassable consolation» (133). Si le végétal, on le sait, sert à guérir le corps, c’est plutôt l’âme que Sarton et Martha Yaramko lui demandent d’apaiser.

C’est dans la dimension spirituelle se révélant à ces deux femmes vieillissantes que le jardin prend tout son sens. Sarton, maintenant à cet âge, 55 ans, auquel, selon elle, nous prenons conscience de notre mortalité, dit trouver un certain apaisement dans le cycle des saisons s’accomplissant dans le jardin (Sarton, 1968: 180). La description qu’elle donne de l’automne trahit toutefois son angoisse du temps qui passe: «For the joys a garden brings are already going as they come. They are poignant. When the first apple falls with tremendous thud, one of the big seasonal changes startles the heart» (125). De plus, dans Plant Dreaming Deep, le jardin ne meurt pas, il s’endort, «in November, it has been put to bed and will sleep until late April» (120), et renaît, «to the flowers we never have to say good-by forever. We grow older every year, but not the garden; it is reborn every spring» (125). Certaines choses, semble se consoler Sarton dont le Phénix deviendra le symbole3Notons ici que le Phénix orne sa tombe et que Sarton, qui a pourtant vécu de longues années à York, dans le Maine, a choisi d’être enterrée au cimetière de Nelson, au New Hampshire., ne disparaissent jamais tout à fait; certains sommeils ne sont pas définitifs.

Pour Martha qui sait qu’elle va mourir bientôt, le questionnement spirituel se complexifie. Aussi s’interroge-t-elle sur ces «régions inconnues» (Roy, 1975: 167) où pourrait survivre l’âme «d’une vieille femme ignorante» (167) comme elle. L’immortalité à laquelle elle aspire est réservée, selon elle, à «de nobles et profondes intelligences dont on ne se fût jamais consolé de penser qu’il ne restait rien d’elle» (167). Croyante et pratiquante, elle ne s’en remet toutefois pas à Dieu dans les derniers instants de son existence ni ne fait mention de cette vie éternelle promise par les Écritures. Elle charge plutôt le vent de «di[re] quelque chose de sa vie» (169). À la toute fin, c’est à «cette humble immortalité de l’air, du vent et des herbes qu’elle confie son âme» (168). Il faut se tourner une dernière fois vers Gilles Clément pour saisir ce rapport particulier liant jardin et jardinier âgé: «La thérapie naturelle du jardin vient du temps suspendu, celui que l’on ne maîtrise pas mais qui, d’une certaine façon nous tient debout. […] Le jardin est un lieu privilégié du futur, un territoire mental d’espérance.» (Clément, 2011: 30) Le jardin va donc au-delà de l’espace physique tracé par le jardinier. Si, plus jeune, le jardinier sait son corps mobilisé par le jardin et les soins qu’il requiert; plus âgé, il laisse son âme errer parmi le végétal en souhaitant l’immortalité de celle-ci.

«[A] complex metaphore», (Sarton, 1968: 184) donc, comme Sarton l’écrit à la fin de Plant Dreaming Deep, le jardin se veut le centre de l’expérience humaine dans la mesure où il nous oblige à rester attentif au monde et aux choses, en plus de nous apaiser et de nous accompagner, comme il le fait avec Martha, au bout du monde et même au-delà. Une lecture de l’ensemble des récits autobiographiques et journaux intimes de May Sarton montre toutefois que le jardin n’est pas qu’un lieu agréable où elle aime se retirer et s’absorber dans la contemplation. Il participe activement de ce mythe nourri au fil des ans et des livres. Organique d’abord, le jardin se fait littéraire, attirant ainsi l’attention d’un large lectorat qui confère enfin à Sarton son statut d’écrivaine.

 

Bibliographie

Clément, Gilles. 2012. Jardins, paysage et génie naturel. Paris : Fayard.

Gillette, Jane. 2005. « Can Gardens Mean? ». Landscape Journal, vol. 24, 1, p. 85-97.

Gilligan, Carol. 1982. Une voix différente. Pour une éthique du care. Paris : Gallimard, « Champs essais », 284 p.

Koninck, Thomas (de). 2005. « Archéologie de la notion de dignité humaine », dans La dignité humaine. Philosophie, droit, politique, économie, médecine. Paris : PUF, « Débats philosophiques », p. 176.

Lévinas, Emmanuel. 1990. Totalité et infini. Essai sur l’extériorité. Paris : Librairie générale française, 347 p.

Lewis, Charles. 1990. « Gardening as Healing Process », dans Mark Francis et Jr, Randolph THester (dir.), The Meanings of Gardens, Idea, Place and Action. Cambridge, Mass. : MIT Press, p. 283.

Roy, Gabrielle. 2012. « Un jardin au bout du monde », dans Sophie Marcotte, Ricard, François , Everett, Jane et Fortier, Dominique (dir.), . Montréal : Boréal, t. IX, p. 208.

Sarton, May. 1968. Plant Dreaming Deep. New York : W W Norton & Company, 189 p.

Sarton, May. 1980. Writings on Writing. Orono, Maine : Puckerbush Press, 72 p.

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    Notons ici que May Sarton a cultivé un jardin jusqu’à un âge avancé, comme en font foi ses journaux. Elle sera toutefois aidée vers la fin dans cette tâche devenue difficile pour elle mais toujours aussi essentielle.
  • 2
    Dans les dernières années de sa vie, trop affaiblie pour s’occuper de son jardin, May Sarton réalisera toutefois qu’il est peut-être plus difficile de dépendre d’autrui que de lui porter assistance.
  • 3
    Notons ici que le Phénix orne sa tombe et que Sarton, qui a pourtant vécu de longues années à York, dans le Maine, a choisi d’être enterrée au cimetière de Nelson, au New Hampshire.
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