Entrée de carnet
L’appréhension productive: compte-rendu d’un article de Julia Flanders
L’article The Productive Unease of 21st-century Digital Scholarship1Flanders, Julie (2009), “The Productive Unease of 21st-century Digital Scholarship”, in Digital Humanities Quarterly, volume 3, numéro 3 (été 2009), en ligne: http://digitalhumanities.org/dhq/vol/3/3/000055.html (consulté le 7 décembre 2009)., écrit par Julia Flanders et publié dans le plus récent numéro du Digital Humanities Quarterly, porte sur les questions ontologiques soulevées par l’utilisation des outils informatiques et technologiques par des chercheurs provenant de différents domaines des études en humanités numériques (digital humanities), c’est-à-dire les questionnements entrainés par l’utilisation d’outils permettant d’incarner et de représenter les opérations mentales et discursives effectuées naturellement par les chercheurs.
Prenant comme point de départ le constat de l’omniprésence plutôt récente d’ordinateurs dans des départements d’études qui ont historiquement peu fait appel à des innovations technologiques dans leurs pratiques, Flanders argue que l’emploi d’outils informatiques n’a pas systématiquement engendré un changement radical dans les pratiques de recherche (les ordinateurs fournissant des moyens plutôt que des méthodes). Le développement exponentiel de la puissance des outils informatiques fait en sorte que ces progrès successifs ne produisent pas de révolutions importantes dans nos pratiques, alors que c’était le cas en 1991 quand la norme informatique Unicode a permis une représentation informatique de pratiquement tous les alphabets de la planète, supplantant ainsi les limites importantes du langage ASCII.
Comme le fait également remarquer Flanders, le développement des technologies informatiques ne s’arrête pas à la puissance des ordinateurs, puisque leur capacité de stockage sans cesse croissante permet de constituer des archives imposantes qui contournent la nécessité de devoir sélectionner des informations à conserver :
The rhetoric of abundance which has characterized descriptions of digital resource development for the past decade or more has suggested several significant shifts of emphasis in how we think about the creation of collections and of canons. It is now easier, in some contexts, to digitize an entire library collection than to pick through and choose what should be included and what should not: in other words, storage is cheaper than decision-making. The result is that the rare, the lesser-known, the overlooked, the neglected, and the downright excluded are now likely to make their way into digital library collections, even if only by accident. (Ibid.)
Toutefois, l’impact des technologies informatiques sur les études en humanités numériques ne se mesure pas à ces fonctions d’archivage, mais plutôt à une utilisation où l’ordinateur permet de produire des résultats qui ne sont pas reproductibles par un autre outil. John Unsworth définit cela comme du humanities computing : « the computer is used as tool for modeling humanities data and our understanding of it, [making it] entirely distinct from using the computer when it models the typewriter, or the telephone, or the phonograph, or any of the many other things it can be2Unsworth, John (2002), “What is Humanities Computing, and What is Not?”, in Jahrbuch für Computerphilologie 4, Georg Braungart, Karl Eibl et Fotis Jannidis, dir., en ligne: http://computerphilologie.uni-muenchen.de/jg02/unsworth.html (consulté le 7 décembre 2009). ».
Nous pouvons donner comme exemple d’une forme de humanities computing le Répertoire des arts et littératures hypermédiatiques. Constitué à l’aide de plusieurs ordinateurs (soit les différents postes de travail des membres du Laboratoire) et recueilli sur une plateforme de diffusion en ligne, le Répertoire crée un espace commun d’échange d’informations. Les chercheurs peuvent ainsi réviser et commenter les avancées de leurs collègues de manière flexible et quasi instantanée, en plus de proposer des liens croisés entre des éléments d’informations par le biais d’hyperliens sans cesse plus nombreux et d’intégrer du contenu multimédia à certaines fiches. Un tel assemblage d’informations serait partiellement reproductible autrement (par exemple en répertoriant et commentant des œuvres au sein d’une bibliothèque spécifique), mais force est de constater que la constitution d’une base de données en ligne est plus avantageuse dans le cas du NT2, dont les objets d’étude sont majoritairement disponibles sur le Web.
Or, comme le souligne Flanders, les progrès technologiques ne sont pas symétriquement accompagnés par des progrès méthodologiques et conceptuels évoluant au même rythme :
The rhetoric at the heart of the “digital” side of “digital humanities” is strongly informed by a narrative of technological progress, the “humanities” side has equally strong roots in a humanities sensibility which both resists a cumulative idea of progress (one new thing building on another) and yearns for a progressive agenda (doing better all the time). The theoretical and methodological shifts that constitute disciplinary change in the humanities, when viewed in retrospect, do not appear clearly progressive in the way that sequences of scientific discoveries do, though they do appear developmental: they are an ongoing attempt to understand human culture, from the changing perspective of the culture itself. (Flanders, Julie,Op.cit.)
Cependant, si les modèles méthodologiques ne sont pas radicalement modifiés par les développements informatiques, il n’en reste pas moins que le passage du processus mental au processus informatique confronte à une modélisation et une représentation de ces opérations intellectuelles acquises et intégrées depuis si longtemps qu’elles sont devenues naturelles, comme l’affirme Flanders :
It is neither about discovery of new knowledge nor about the solidity of what is already known: it is rather about modeling that knowledge and even in some cases about modeling the modeling process. It is an inquiry into how we know things and how we present them to ourselves for study, realized through a variety of tools which make the consequences of that inquiry palpable. This is why, when humanities practitioners learn a technology like text encoding, they feel both a frisson of recognition — of a process that is familiar, that expresses familiar ideas — and also the shock of the new: the requirement that one distance oneself from one’s own representational strategies and turn them about in one’s hands like a complex and alien bauble. (Ibid.)
De cette manière, l’utilisation d’outils informatiques force à externaliser des étapes fondamentales du travail de recherche qui seraient rarement consciemment soulevées ou remises en questions : « [Humanities computing] effect a distancing, a translation which, like any translation or transmediation, provides a view into (and requires an understanding of) the deep discursive structures of the original expression». (Unsworth, John, Op.cit.)
La mise en lumière des processus mentaux, méthodologiques et discursifs au cœur des recherches en humanités numériques, soulevées par les technologies informatiques est ainsi baptisée par Julia Flanders de productive unease, que nous proposons de traduire par appréhension productive:
I would argue that we can recognize humanities computing in his sense of the term, precisely by a kind of productive unease that results from the encounter and from its product. This unease registers for the humanities scholar as a sense of friction between familiar mental habits and the affordances of the tool, but it is ideally a provocative friction, an irritation that prompts further thought and engagement. In the nature of things — systems and people being imperfect — it might produce a suspicion that the tool in question is maladapted for use in humanities research. In some cases that may be true, and in some cases that may be a self-defensive response which deserves further probing. But where that sense of friction is absent — where a digital object sits blandly and unobjectionably before us, putting up no resistance and posing no questions for us — humanities computing, in the meaningful sense, is also absent. (Flanders, Julie, Op.cit.)
Flanders donne comme exemple d’appréhension productive la méfiance initiale envers la fiabilité du texte électronique. Cette méfiance, pour être surmontée, a donc nécessité l’importation de certaines pratiques éditoriales comme la révision par des pairs et les corrections ultérieures à la publication, rehaussant ainsi les standards de publication des revues et des journaux en ligne qui devaient s’élever au standard du texte imprimé, dont l’autorité symbolique amènerait intuitivement le lecteur à lui conférer d’emblée une crédibilité au-delà de tout soupçon. L’appréhension initiale du nouveau médium que représente le texte électronique a servi de point de départ à une réflexion sur les pratiques éditoriales de la publication électronique.
Encore une fois, le Répertoire du NT2 peut fournir un exemple d’appréhension productive. L’une des étapes initiales dans la constitution du répertoire a été l’élaboration d’une liste de mots-clés permettant de définir les modalités d’interactivité présentées par les œuvres hypermédiatiques recensées sur le Répertoire. Les réunions de travail ont ainsi permis des échanges interdisciplinaires entre les membres du NT2 dont les appareils épistémocritiques et les approches méthodologiques divergeaient à différents égards. La rencontre de ces différentes postures théoriques et discursives, en vue de l’établissement d’une liste de termes que tous allaient employer, a été l’occasion pour chacun de remettre en question ses propres réflexes descriptifs et conceptuels. De plus, même à ce jour, l’utilisation par les chercheurs du formulaire de création d’une fiche de répertoire confronte périodiquement ceux-ci à un registre lexical (la liste des mots-clés) leur étant initialement étranger, donnant parfois lieu à des contestations et des débats collectifs qui forcent à revoir certaines décisions épistémologiques depuis longtemps intégrées dans les travaux du NT2. L’appréhension initiale des différents chercheurs qui ont su mettre en commun leurs processus mentaux et discursifs d’analyse pour le bien d’une opération informatique (puisqu’effectuée sur une base de données dynamique en ligne) s’est avérée productive puisqu’elle a donné forme à une liste compréhensible et fonctionnelle de termes désignant les modalités d’interactivité des œuvres hypermédiatiques.
Les appréhensions productives qui émergent de par l’emploi d’outils informatiques ont un effet bénéfique sur la recherche, comme le souligne Flanders en conclusion de son article:
All of this unease, as my title has already asserted, is productive: not of forward motion but of that same oscillating, dialectical pulsation that is the scholarly mind at work. Digital tools add a challenge and give us a new set of terms—like a new planet in the system, they change the vectors of all the other things we have in our universe. They will probably change the way humanities research is done. When writing the grant proposals that so often fund digital humanities work, all of the natural rhetoric is progressive—there will be more, and it will be better, and it will open up new ways of thinking. But it is healthy to remember that the most interesting papers and books we read, in any genre, are those that neither foretell doom nor glory, but give us instead an interesting idea about the world to play with. Methods and tools that combine what has been gained in power and scale with a real measure of scholarly effort and engagement can give us such an idea. But the intellectual outcomes will not be judged by their power or speed, but by the same criteria used in humanities scholarship all along: does it make us think? does it make us keep thinking? (Ibid.)
Les travaux effectués au Laboratoire NT2 confirment l’existence d’une certaine appréhension productive liée à l’usage de nouvelles technologies dans des champs de recherche comme les études littéraires et l’histoire de l’art, ainsi que la portée bénéfique de la posture réflexive que cette appréhension génère.
- 1Flanders, Julie (2009), “The Productive Unease of 21st-century Digital Scholarship”, in Digital Humanities Quarterly, volume 3, numéro 3 (été 2009), en ligne: http://digitalhumanities.org/dhq/vol/3/3/000055.html (consulté le 7 décembre 2009).
- 2Unsworth, John (2002), “What is Humanities Computing, and What is Not?”, in Jahrbuch für Computerphilologie 4, Georg Braungart, Karl Eibl et Fotis Jannidis, dir., en ligne: http://computerphilologie.uni-muenchen.de/jg02/unsworth.html (consulté le 7 décembre 2009).