Entrée de carnet
L’amour: entre simplicité et nécessité
NOËL, É. (2021). L’Amoure Looks Something Like You. CEAD : Texte inédit.
Éric Noël est une personne non-binaire qui vit à Montréal. Iel est auteur, traducteur et performeur. Depuis sa graduation du programme d’écriture dramatique de l’École Nationale de Théâtre en 2009, il a signé près d’une dizaine de pièce. En 2010, iel reçoit le prix Gratien-Gélinas pour sa pièce Faire des enfants. En 2015, iel est lauréat de l’Aide à la création à Paris pour sa pièce Ces regards altérés de garçons amoureux.
La pièce L’Amoure looks something like you a été mise en scène au festival actoral de Marseille à la fin septembre — une captation vidéo est d’ailleurs disponible. L’action se déroule au printemps 2020, au début de la pandémie de COVID-19, et raconte l’histoire d’amour entre une personne non-binaire et une baleine à bosse, celle-là même qui s’était perdue dans les eaux du fleuve Saint-Laurent. L’action s’étend du 24 mai, au moment où, au large de St-Irénée, on aperçoit la baleine pour la première fois, jusqu’au 9 juin, alors qu’on retrouve le corps inerte de la baleine qui flotte à la surface de l’eau. L’énonciataire nous entraîne dans ses émotions, dans ses intuitions, dans le ravissement qui vient avec un amour qui frappe fort. Un véritable coup de foudre!
La pièce d’Éric Noël m’amène à me questionner sur plusieurs aspects, notamment celui des émotions et comment elles soutiennent l’avènement d’espaces de rencontres entre animaux humains et non humains. Je me demande comment un amour si fort — et malheureusement si bref, on connaît le sort de la baleine — permet de constater un enrichissement de la sensibilité, sorte de réponse à la crise de la sensibilité qu’Estelle Zhong Mengual et Baptiste Morizot définissent comme «un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l’égard du vivant» (p.3) dans leur texte «L’illisibilité du paysage». Dans le cas de L’Amoure looks something like you, c’est évidemment l’amour frappe l’énonciataire de plein fouet, comme le témoigne cet extrait :
« Je suis amoureu·x·se.
D’un rorqual commun.
Non.
Hors du commun.
Je suis amoureu·x·se,
amoureu·x·se d’un rorqual,
d’une baleine à bosse observée le 24 mai au large de St-Irénée.
Je suis désorienté·e.
Je suis dans mon appartement sur l’île de Tiohtià:ke-Mooniyang-Montréal,
et j’entre dans la tête et le corps énorme de mon amoure.
Quand j’aime,
je m’oublie.
Quand j’aime,
je deviens mon amoure,
tous ses mouvements,
ses moindres gestes.
Je suis désorienté·e. » (p.4-5)
D’abord, le glissement entre « rorqual commun » et « hors du commun » témoigne à la fois d’une haute valeur accordée à la baleine, mais aussi d’un regard qui voit réellement un être vivant se déployer dans toute sa splendeur, et non pas comme un spectacle banal à regarder. Ensuite, l’énonciataire renvoie à des émotions puissantes : iel est désorienté.e, s’oublie et se sent devenir son amour.
La puissance émotive me semble centrale à la création d’espaces dans lesquels il sera possible, sur scène et hors scène, de recommencer à s’apprivoiser les uns les autres. Il me semble que la capacité de l’énonciataire à entrer en relation avec la baleine témoigne d’une capacité à défaire ou s’extirper des catégories arbitraires et à tout simplement se laisser vivre une tension vers l’autre qu’humain. Se faire emporter par l’émotion viscérale qui tire fort vers l’autre et se permettre de vivre cette émotion pour mieux tisser des liens, créer des espaces communs m’apparaît alors comme une solution à la crise de la sensibilité de Mengual et Morizot. L’amour peut sembler être une solution trop simple et évidente : il suffirait de creuser un peu dans n’importe quelle œuvre artistique pour qu’on pense à cette émotion. Pourtant, c’est son caractère si évident et sa capacité à nous faire vivre à tous, animaux humains et non-humains, quelque chose de si viscéral qui me semblent garants de son potentiel à désamorcer une crise. L’amour, c’est à la fois lire les signes de l’autre, mais aussi donner à l’autre la chance de lire les siens. C’est entrer en relation sans barrières, se laisser ravir par tout et rien, et, surtout, c’est se permettre l’opportunité d’être sensible avec un être. En ce sens, le mouvement émotif de l’énonciataire de la pièce d’Éric Noël témoigne d’une résolution possible à la crise, d’un espoir en un avenir plus doux, mais surtout sensible.
Sources
Zhong Mengual, E. et B. Morizot (2018). «L’illisibilité dupaysage: enquête sur la crise écologique comme crise de la sensibilité», Nouvelle revue d’esthétique, v. 22, no. 2, p. 87-96.