Entrée de carnet

La posture «relationnaliste» comme réponse au désenchantement

Pierre-Olivier Gaumond
couverture
Article paru dans Écoécritures – études collaboratives et décentrées, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Jonathan Hope (2021)

WAHL, D. (2016). « Une dramaturgie des sciences ? », Annales des mines – Responsabilité et environnement, no. 83, Paris : F.F.E , p. 78-81

Dans l’article Une dramaturgie des sciences? du créateur en arts vivants français David Wahl se trouve le récit de rencontres sensibles entre humain et manchot. Derrière ces rencontres, je sens une réconciliation épistémologique, qui répond à ce que Morizot et Mengual décrivent comme le « grand partage de l’enchantement ». Cet enchantement – ou émerveillement –, associé exclusivement aux arts, serait antagoniste à la mission scientifique et à la figure du savant – conçue comme un être sans relation avec un monde dont il tente d’arracher les secrets. La posture de Wahl – analogue à la mienne vis-à-vis l’écriture académique – constitue le cœur de cet article.

Wahl travaille, depuis 2013, à des spectacles qu’il nomme « Causeries », spectacles « à mi-chemin entre récit théâtral et relation de voyage extraordinaire » qui visent à « faire surgir une dimension inattendue du monde depuis ses périphéries ou ses à-côtés » (Site web de l’artiste). Ses cinq Causeries s’articulent autour de sujets très divers : chacun de ces sujets est l’objet d’une enquête curieuse et sensible où la seule logique en place est celle de l’errance d’un créateur essayant d’approfondir sa relation avec le monde par la recherche.

Son article raconte une partie du processus de recherche pour son spectacle La visite curieuse et secrète, né d’une commande lui demandant de créer un spectacle en collaborant avec les biologistes et océanologues du centre scientifique Oceanopolis. Deux moments sautent aux yeux : d’abord, la rencontre physique entre Wahl et Dominique, un manchot qui se prenait pour un humain après avoir passé le début de sa vie en compagnie d’humains. Cette rencontre inopinée, inattendue, se produit après que les scientifiques du centre, ne sachant trop que faire ou que dire à l’artiste qui déambulait dans leurs installations, l’aient envoyé nourrir des animaux:

Alors que j’étais absorbé par ma tâche, penché sur mes petits « papous », je sens soudainement à mon côté une masse imposante. Un manchot royal se lovait contre moi […] et poussait de longues mélopées sonores. Il semblait vouloir entrer en contact avec moi. (Wahl, 2016 : 80)

Touché par cette rencontre étrange, il décide alors d’en apprendre davantage sur les manchots, espèce qui pendant des années a été chassée par les Européens pour leur graisse, leurs plumes et leur peau, au point où elle a failli disparaître. La raison que Wahl trouve pour expliquer l’étonnante survie de cet animal est celle-ci :

Au début du siècle dernier, un romancier à succès alors très célèbre, Anatole France, publie une parodie de l’histoire de France vécue par des manchots […] [qui] connut un succès considérable. Lire une histoire de manchots qui vivaient une histoire similaire aux hommes rendit ces animaux éminemment sympathiques auprès du grand public. Et d’universellement méprisé, notre animal qui nous rappelait tant à nous-même devint la mascotte que l’on connaît aujourd’hui. (Wahl, 2016 : 80)

Wahl donne ainsi à voir la circulation des sensibilités et la création d’un liant entre différentes espèces du vivant : d’un côté, le manchot qui se sent humain ; de l’autre, une collectivité humaine qui se reconnaît dans l’histoire et le traitement du manchot. « [O]n a mis quelque chose de l’homme dans le manchot et quelque chose du manchot dans l’homme. On a créé une destinée commune grâce à un lien poétique et littéraire. » (Wahl, 2016 : 81, je souligne) Cette idée d’une destinée commune est d’autant plus signifiante qu’elle se trouve déjà dans l’Histoire; ce fait nous éloigne de la question d’une « utopie environnementale » et nous force à un déplacement d’attention vers des relations déjà existantes dont il ne faudrait que raviver la sensibilité.

En outre, la posture d’enquêteur de Wahl, que je qualifierais de relationnaliste – terme dont la sonorité évoque, sous la surface, le « rationalisme » –, m’apparaît comme le cœur des approches écopoétiques, qui n’ont jamais pour objet « que » le monde naturel mais toujours les relations entre ses différents actants. L’accent mis sur la relation est d’autant plus riche qu’il nous sort partiellement de la question épineuse de l’anthropocentrisme, puisqu’il n’est jamais question d’une espèce au-delà d’une autre, mais des circulations d’empathie au sein du vivant et du non-vivant.

Ce déplacement du regard vers l’univers relationnel permet, à mon sens, de contrer le « grand partage de l’enchantement » puisqu’il y a toujours relation entre objet et sujet. Il devient alors possible de partager quelque chose qui serait simultanément de l’ordre de la vérité et du sensible. Cela répond à cet « appauvrissement de l’empan de sensibilité envers le vivant » (Mengual et Morizot, 2018: 87) engendré par le cadre épistémologique du contexte naturaliste moderne. Ce renouveau m’intéresse entre autres parce qu’il encourage d’autres formes d’écriture de la recherche qui mettent de l’avant les relations sensibles entre le chercheur et son objet.

(Référence:

Zhong Mengual, E. & Morizot, B. (2018). L’illisibilité du paysage: Enquête sur la crise écologique comme crise de la sensibilité. Nouvelle revue d’esthétique, 2(2), 87-96. https://doi.org/10.3917/nre.022.0087)

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