Entrée de carnet

KooKoo

Hamed Hajian
couverture
Article paru dans Revenir et s’écrire dans les traces, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Katya Montaignac (2023)

     

Kookoo est un plat traditionnel iranien dont il existe de nombreux types. Mirza Ali Akbar Khan Kashani, le cuisinier de Nassereddine Chah (Nâṣer-al-Din Šâh, Roi d’Iran de 1848 à 1896), a écrit une description des types de KooKoo dans le livre «Sofreh ye Atameh». Il a écrit ce livre à la demande du médecin français du roi, Joseph Désiré Tholozan, en 1880. Car il souhaitait adapter sa méthode de traitement aux traditions alimentaires d’iranien afin de réussir son traitement. Le terme de symbiose était apparu en biologie trois ans avant la rédaction de ce livre, soit en 1877. Le mardi 31 octobre 2023, moi, j’ai apporté Kookoo sibzamini que ma conjointe «Naghmeh» avait cuisinée pour le partager avec mes camarades.

Avant le déjeuner, Catherine nous a demandé de créer une installation commune sans se parler, dans un silence absolu.

Cette installation devait être réalisée avec des objets comme une feuille, une fleur, une branche d’arbre, une canette de bière et un morceau de neige, etc… que nous avions déjà ramenés du parc Nicolas Viel. Tout le monde se levait, déplaçait ces pièces et les combinait pour créer les nouvelles formes. Mais elles étaient métamorphosées constamment. Chacun avait son propre récit et inventait son propre concept. En d’autres termes, nous bénéficiions de formes et d’idées que d’autres découvraient. Par exemple, la fleur et la neige ont été apportées par deux autres camarades, mais les voir m’a rappelé un souvenir. Je me suis souvenu des bouquets de narcisses vendus par les marchands de fleurs dans les rues de Téhéran sous la neige.

J’ai mis une fleur sur un morceau de glace. Un peu plus tard, lorsque nous parlions de cette installation, Isabel a évoqué la notion de nostalgie par rapport à la fleur et à la neige. J’ai été surpris et heureux par les paroles d’Isabel. Mais plus tard, lorsque j’ai revu le processus que nous avons suivi pour créer cette œuvre, le terme de «symbiose» m’est apparu. Nous étions vraiment du lichen. Les lichens résultent d’une association entre un champignon et un partenaire chlorophyllien: algue verte et/ou cyanobactérie. Les partenaires sont dans une relation d’interdépendance: l’algue synthétise des glucides et utilise l’azote et les protéines que le champignon fabrique, grâce aux glucides fournis par l’algue. De plus, le champignon prodigue de l’eau et des matières minérales à l’algue. Cette association durable transforme les partenaires en un nouvel organisme. L’algue et le champignon constituant le lichen entretiennent une relation dite symbiotique. (Potot.2014) Nous étions des partenaires qui n’auraient pas pu créer cette œuvre sans les caractéristiques culturelles, les études, le style de vie et les émotions de chacun. Nous nous sommes réunis issus de différentes disciplines artistiques et sommes devenus un nouvel organisme.

Peut-être devrais-je utiliser le verbe «découvrir» plutôt que «créer» pour décrire ce qui se passe. Car on découvrait autre chose à partir des images et des concepts réalisés par chacun.e, et on ne révélait que ce qui était caché.

Les notions et les images ne disparaissaient pas, parmi les formes et l’idée précédentes, des concepts et images ultérieurs étaient découverts. Et cette révélation pourrait durer éternellement.

Après cet exercice, c’était l’heure du déjeuner. 143 ans après la demande de Tholozan à Mirza Ali Akbar, j’ai partagé “Kookoo”, ce simple plat iranien avec mes camarades à la demande de Katya, qui nous avait demandé d’apporter un plat végétarien ou une sorte de salade.

Nous nous sommes nourris de boissons, de mots, d’expériences et de gestes avec des bols remplis de nourriture. Il n’y avait ni hôte ni invité à ce banquet. Nous étions tous simplement présents. À chaque bouchée que je mâchais, j’avalais une partie de la culture et du rituel qu’elles/ils avaient apporté. Et d’autres ont goûté une part de ma nostalgie.

     

Une petite bibliographie

Ashpaz Bashi, Mirza Ali Akbar Khan. Sofreh e Atameh. Bonyad farhangi e iran, 1353 (1974).

Potot,O . 2014. Nous sommes tou.te.s du lichen: Histoires féministes d’infections trans-espèces. Chimères.

Buuren, Maarten van. 2006. Proust phénoménologue. Dans Poétique 2006/4 (n° 148), pages 387 à 406. Éditions Le Seuil. En ligne https://www.cairn.info/revue-poetique-2006-4-page-387.htm

Proust, Marcel, Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu. Gallimard, 1984.

     

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