Entrée de carnet

Hiver Fragile

Marie-Hélène Roch
couverture
Article paru dans Revenir et s’écrire dans les traces, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Katya Montaignac (2023)

«Être-novembre», des signes, des mots, des sensations (ré)apparaissent:

Gris

                                                                                                                  Froid

                                Sel

                                                      Glace

                                                                                     Danger

                  Risque

                                                               Dérapage

                                                                                                                                       Fatigue 

                                                                                                Avertissement

Zone

                                       Déneigement

Les chapitres de Tresser les herbes sacrées: sagesse ancestrale, science et enseignements des plantes de Robin Wall Kimmerer (2021) ainsi que le texte «Requiem pour un terrain vague» dans Une civilisation de feu de Dalie Giroux (2023) ont résonné si puissamment en moi. C’est même difficile de transposer cet état à l’écrit.

Comme si avant même de connaître les œuvres de ses deux autrices et d’en avoir fait la lecture, j’étais habitée d’une quête partagée: celle de la relation réciproque avec le reste du monde vivant. Plus particulièrement, mon projet de thèse en recherche-intervention vise à étudier et traduire l’humanité de l’hiver urbain et créer des nouveaux récits et imaginaires pour voir, réfléchir, comprendre, ressentir, vivre et habiter l’hiver inexploré. Il s’inscrit ainsi dans une démarche mondiale de renouvellement de la réflexion et des relations entre l’humain et le vivant.

Les enfants aiment l’hiver. Est-il possible que l’hiver prenne soin d’eux, de nous?

Le 9 novembre dernier, lors de la première neige de l’année à Montréal j’écrivais dans mon journal photographique Hiver en nous:

 «Les enfants savent être neige. Regardant avec attention, comme «du sucre blanc» pour reprendre les mots de mon ainée Gustave ce matin là, qui transforme le paysage. Goûtant bouches grandes ouvertes les flocons en plein vol ou déposés délicatement quelque part. Sentant ses subtilités. Écoutant ses craquements. Prenant le temps de la serrer dans leur leurs mains comme si c’était de grandes retrouvailles. Ce spectacle quotidien comme un baume en ces temps parfois en perte d’humanité. En vous souhaitant une BONNE NEIGE!»

Les quelques centimètres d’accumulation de neige au sol ont fondu, rapidement disparu.

J’ai été émerveillée d’apprendre quelques semaines plus tard que la langue potawatomi privilégie l’action, qu’en fait «c’est une langue de verbes, et leur proportion atteint 70%» et que «les noms et verbes sont à la fois animés et inanimés», donc qui «ne divisent pas le monde en masculin et féminin». En toute humilité et très émue devant ce «langage animé» et son monde de signification, j’ai retenu, par exemple, le mot wiikwegamaa «être-dans-un-état-de-crique» – «libère l’eau de cette emprise, l’anime et la laisse vivre.» (Kimmerer, 2021). J’ai été aussi séduite par cet état d’hyper-conscience à vouloir «faire partie de la pluie battante» (Kimmerer, 2021), après avoir passé plusieurs heures dehors, d’être trempée, d’avoir froid, mais de se laisser aller par la charge expérientielle et sensorielle de cette relation intime avec l’eau. Je pense à mes enfants et leur relation à la première neige.

Le passage du temps comme l’érosion qui en découle

Crédit vidéo et photo: Marie-Hélène Roch

À la fin novembre, dans une «zone interstitielle» ou sorte de «terrain vague» du souterrain de l’École de Design et de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM, j’ai été témoin d’une scène qui à mon sens «parle de notre manière d’habiter» l’hiver urbain, mais qui m’a aussi connecté directement au vivant, à la crise climatique et au Nord. Sous mes yeux une dégradation d’un plafond, un trou gorgé d’eau et de rouille, qui s’écoule goutte à goutte dans un bac de recyclage bleu ou qui ruisselle sur le mur de béton. Des sons semblables à ceux des gouttières ou des égouts après la pluie, mais dans un environnement mécanique, intérieur et enfoui. Juste à côté, sont entassés des sacs de fondant à glace, «Arctika», sur lesquels une image d’ours polaire cohabite avec plusieurs messages: «agit maintenant jusqu’à -30°C», «le déglaçant qui respecte la nature», «sans danger pour les animaux» ou «formule améliorée».

Devant cette dégradation à la fois lente et rapide, je me rappelle les mots de Giroux: «le terrain vague est une retaille terrestre du colonialisme» , la troisième «incommodités» de la colonie de la Nouvelle-France,«c’est la longueur de l’hiver». (Giroux, 2023) Mettre le feu à la neige, faire la guerre au froid, déglacer chimiquement les voies publiques. Ces actions dont le but est de faire «disparaître», m’obsèdent, tant je les trouve brutales. Pourquoi de telles batailles contre la neige ou la glace? Pour le bien de qui? Suis-je la seule à éprouver un profond malaise devant l’association d’une image d’ours polaire et d’un produit destiné à faire fondre la glace sachant pertinemment les impacts des dérèglements climatiques sur les espèces vivantes?  Vivre «l’hivernité fragile» pourrait-il influencer la manière de percevoir et ressentir la crise climatique et d’agir pour soutenir un avenir meilleur et plus durable pour tous?

«Les scientifiques prévoient que, à mesure que le réchauffement planétaire et la réduction des glaces de mer dans l’Arctique se poursuivront, les ours blancs passeront plus de temps sur les côtes et se retrouveront plus souvent dans le voisinage des humains dans certaines portions de l’aire de répartition de l’espèce» (Environnement et Changement climatique Canada, 2022) 

J’imagine que les ours polaires savent déjà être nous.

Crédits photo (ours): Dmitry Kokh    

Références:

Giroux, Dalie (2023). «Requiem pour un terrain vague», dans Une civilisation de feu, Montréal: Mémoire d’encrier, p. 139-159.

Kimmerer, Robin Wall. (2021). Tresser les herbes sacrées: sagesse ancestrale, science et enseignements des plantes. Paris: Le lotus et l’éléphant. Trad. Véronique Minder (extraits).

Shields, Alexandre. (2022) «L’ours polaire perdu en Gaspésie, un symbole de la crise climatique?». Le Devoir. En ligne: Internet Médias: https://www.ledevoir.com/environnement/706692/environnement-l-ours-polaire-perdu-en-gaspesie-un-symbole-de-la-crise-climatique?

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