Entrée de carnet

En deux temps, rencontre avec l’autre

Annie Tétreault
couverture
Article paru dans Revenir et s’écrire dans les traces, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Katya Montaignac (2023)

    

Par-delà les nuages, un peu plus loin derrière l’atmosphère, c’est de cet endroit, me semble-t-il que me parvient cette lumière, dont se nourrit ma peau. Notre corps n’est que l’archive de ce que le Soleil offre à la Terre (Coccia, 2016, p.118). Je mange sa lumière et plus que jamais je perçois les transitions entre l’ombre et celle-ci. Les yeux clos, je vois autrement la réalité dans laquelle marchent mes pieds nus. J’ai enlevé mes chaussures afin que chaque pas qui rencontre la terre puisse prendre racine. Je me surprends à faire un parallèle avec la notion de l’écologie attentionnelle dont parle le philosophe français Yves Citton. Si je simplifie, il s’agit de prendre soin des milieux où l’on porte notre attention. L’écosystème de cette attention serait constitué par la conscience que nous avons de nos cinq sens. ( Dugnat, 2010, p.2) Quoiqu’ici me priver de la vision met en exergue mes autres facultés sensorielles. J’avance lentement sur le chemin du tintement furtif des clés de mon ami qui pour l’occasion m’invente un trajet.

Des clés qui m’ouvrent à des paysages inusités dans un sol qui m’est pourtant familier. Lorsque le son s’arrête, je m’arrête. J’attends. Ouvre les yeux, me dit-il. Me voici nez à nez collé à cette haie de cèdres. Étrange impression de me retrouver en pleine forêt. La proximité m’offre un point de vue autre. Tel un microscope, j’accède au microcosme d’un univers. C’est très différent d’une perspective lointaine. Après un temps, Hamed secoue de nouveau les clés pour m’inviter à reprendre le parcours. Puis le son s’absente. Cette fois, c’est par le geste que se transmet la directive. Il prend ma main pour la déposer sur l’écorce d’un arbre. Par le regard de ma peau, j’explore la texture de cet être vivant. L’air que je respire n’est-il pas le souffle partagé des végétaux?

Quelques jours plus tard, je retourne sur les lieux de l’expérimentation pour dessiner. Dessiner pour évoquer l’expérience de la reliance aux vivants. Le vécu teinte inévitablement la graphie de l’esquisse. Puis je me dis que ce faisant, j’inscris mon travail dans le courant de l’histoire de l’art environnemental développé par Estelle Zhong Mengual qui pose la question suivante: quelles pratiques pouvons-nous mobiliser pour transformer notre œil à l’égard du vivant? (Zhong Mengual, 2021, p.15) La mienne est le dessin.

    

SUR LE PAPIER

Bien qu’il s’agisse ici d’un papier aquarelle fabriqué en industrie, son format est inhabituel pour ce genre de production. Les rebords du haut et du bas ont été taillés à la main pour éviter une coupure franche provoquée par la machine, mais surtout dans l’intention de laisser discrètement la fibre du papier émerger de nouveau à travers un certain mouvement causé par la déchirure délicate. Déterminée à sortir d’un cadre pensé par d’autres, le gabarit rectangulaire est construit par une découpe personnalisée en lien avec le sujet dessiné. La grandeur du support est la surface où s’inscrit la relation. J’y suis particulièrement sensible. Le choix de mes gestes me situe encore là, dans les milieux attentionnels. Il s’agit ici d’une attention réflexive. En cherchant l’espace juste pour tracer les traits qui m’unissent à l’expérience de la rencontre avec l’autre, je suis bien décidée à m’émanciper d’une structure conditionnée.

Aquarelle, graphite, crayons de couleur sont les médiums choisis pour esquisser. La présence de l’eau colorée d’un vert jaune se perçoit à la base du dessin. Je dessine en collaboration avec l’élément eau. Par l’intermédiaire de mon pinceau, le lavis a circulé librement à la surface du papier avant d’y être absorbé. Comme si le liquide était venu modeler le sol d’où s’enracine une multitude de traits superposés, parfois aquarellés dans diverses tonalités de vert et parfois crayonnés par le graphite ou par la couleur du crayon de bois.

De retour à l’atelier, le collage vient s’ajouter. Je prélève d’un livre un adverbe évoquant le lieu. Un petit mot – où – sera collé à l’ensemble de l’exploration picturale, quelque part en suspension entre ce qui pourrait s’apparenter à un feuillage et de la terre. Question de me remémorer mon libre arbitre. Où je choisis de porter mon attention?

*

Les gestes de dessiner dans l’espace public et de se prêter à un jeu non conventionnel comme celui réalisé avec Hamed, revêtent une notion de performativité où le politique tout autant que le spirituel se greffent aux actions inhabituelles dans ce genre d’espace. Bien que l’intervention performative en question ne dépend nullement de l’attention des passants, je demeure tout de même consciente d’un certain impact sur ces témoins.

Lorsque je parle de posture spirituelle et politique, je me relie à la fois aux réflexions de Zhong Mengual et de Citton. Pour moi, ces deux positions sont indissociables puisque la première m’invite à inscrire mes gestes et actions dans une façon de vivre qui inévitablement relève de l’aspect politique, puisque c’est de celle-ci que sont issus nos modes de vie, nos choix sociétaux. Citton parle d’une économie de l’attention. Notre attention étant devenue une richesse recherchée dans notre monde contemporain.

Dans sa racine latine le mot spirituel vient de spiritus qui lui nous amène vers le mot esprit. Esprit, de sa source latine spirare signifie souffler, respirer. L’art est pour moi un lieu où je peux respirer avec amplitude et le dessin est ma pratique principale. Je me plais à dire que je tente de capter par le dessin l’esprit du vivant sur lequel je pose mon regard. Ainsi je reprends le pouvoir de mon attention, cette ressource rare.

   

Bibliographie

CITTON, Y. 2018. De l’écologie de l’attention à la politique de la distraction : quelle attention réflexive? Dans: Michel Dugnat éd., Bébé attentif cherche adulte(s) attentionné(s) (p. 11-27). Toulouse: Érès. https://doi-org.proxy.bibliotheques.uqam.ca/10.3917/eres.dugna.2018.01.0011

COCCIA, E. 2016. La vie des plantes. Une métaphysique du mélange. Paris: Éditions Payot & Rivages, P.192

ZHONG MENGUAL, E. 2021. Apprendre à voir. Le point de vue du vivant. France: Actes sud. P.252

     

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