Entrée de carnet

DESSINER LES POINTS DE RENCONTRE.

Annie Tétreault
couverture
Article paru dans Revenir et s’écrire dans les traces, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Katya Montaignac (2023)

     

Si tout esprit fait monde, c’est parce que tout acte de respiration n’est pas la simple survivance de l’animal qui est en nous, mais la forme et la consistance du monde dont nous sommes la pulsation.

La vie en tant qu’immersion est celle où nos yeux sont des oreilles.

Sentir est toujours toucher à la fois soi-même et l’univers qui nous entoure.

— Emanuele Coccia

     

C’était lundi le 30 octobre 2023, première neige fondante de l’année à Montréal, jumelée à un climat d’une humidité transperçante. Ce séjour d’immersion a été pour moi l’occasion d’établir à la fois un lien de proximité créative avec mes collègues ainsi que de nouer une relation intime bien particulière avec un très grand Populus deltoïde. C’est lui, bien campé par ces immenses racines, comme onze gros pieds enfouis dans le sol du parc Nicolas Viel, qui m’a accueilli lors de notre première visite dans cet espace vert bordé par la rivière des prairies. L’appel de cet ancêtre végétal m’était si fort que j’en ai oublié les consignes données par notre facilitatrice Lucie Fandel lors de l’atelier écosomatique qu’elle nous proposait.

Il est vrai que par le truchement de ma pratique de dessin de terrain, j’ai développé une sensibilité particulière aux arbres avec qui je tisse un attachement profond. Cette fois-ci, la connexion s’est construite dans un corps à corps où j’ai d’abord marché la périphérie de son enracinement, la circonférence de sa vie. Une approche lente dans laquelle trois phrases ont jalonné mes pas et habité mon esprit. «Je me demande, je remarque et ça me rappelle» sont les mots retenus de la proposition de Lucie pour l’atelier. Combien de siècles cet arbre a-t-il traversés? A-t-il ressenti de la tristesse lorsque ces confrères ont disparu? Se souviendra-t-il de moi, comme moi de lui? Progressivement, je me rapproche et trouve quelques points d’appui en lui. Pour me protéger de l’air froid, je me réfugie près de son corps de sève que je tente d’écouter. Finalement, j’insère mon visage dans l’épaisseur de sa peau d’écorce et je le respire. Il sent bon l’humus. Je me rappelle quelques paroles de Lucie Fandel: «Quand j’inspire je m’approche, quand j’expire je m’éloigne». Dans mon étreinte, je remarque que la trame de son écorce forme un solide chemin qui semble mener au-delà des nuages. Je voudrais y marcher comme dans les contes qui m’ont été racontés. Puis me revient à l’esprit le décès de mon père. C’est à ce moment précis que j’ai souvenance d’avoir trouvé réconfort auprès des vieux saules ancrés aux abords du ruisseau de mon enfance. Ceux qui ont vu grandir mon père, ceux qui m’ont vu grandir aussi. Ils sont devenus notre point de rencontre. Les médiateurs de l’autre vie.

Moshe Feldenkrais définit le mouvement non pas comme une action corporelle en soi, mais davantage comme une interaction avec le monde et l’environnement. Une mise en mouvement mariant corps, pensées, affects et émotions dans un déploiement d’une subjectivité consciente de son milieu et de l’univers. (Clavel et Legrand, 2019, p.29) Je ne peux m’empêcher de penser aux paroles de Katya Montaignac qui à plusieurs reprises durant de ces deux jours nous transmet le leitmotiv de Marie-Claire Forté: «Tout est une danse». J’ai toujours considéré le dessin comme l’extension de mon propre corps en relation. Chose étrange, j’apprends par l’écriture de ce texte que le bois du peuplier est utilisé pour la fabrication de certains papiers. Cette rencontre je la porte et la transpose à d’autres. Par un geste sans paroles, dans la continuité de cet exercice écosomatique qui nous est proposé, je partage mon lien à cet arbre avec une autre personne du groupe.  Mon geste devient alors le trait d’union entre toutes ces connexions. Fait subtil, Katya qui vient vers moi a aussi expérimenté un rapprochement avec l’autre vieux Populus deltoïde du parc.

     

LA DÉBÂCLE

Le courant de pensée de l’écosomatique est une réponse à la soma-esthétique qui remet de l’avant le corps comme médium et récepteur de sensibilité. Celui-ci devient porteur de connaissance. Le dessin est une graphie sensible du corps. Il a cette capacité de rendre visible l’insubstantialité du souffle. Je dessine pour capter cette vibration et en être le prolongement. Lors de notre deuxième journée, nous expérimentons la création d’une performance installative collective. Nous avons pris soin de recueillir pour l’occasion divers objets lors de notre expédition écosomatique de la journée. En continuité avec hier, j’ai cueilli les branches du peuplier qui jonchaient le sol afin de fabriquer un gros bouquet. Par la suite, les points d’appui de mon corps en relation avec l’arbre sont devenus les points de rencontre dans le dessin la débâcle, généré par l’objet de l’installation performative collective.

La ligne bleue amarrée à un point s’apparente à un germe, une pousse d’arbre peut-être. Cette ligne tendue est aussi nouée à l’intersection du bras de bois et de la jambe d’aluminium d’une chaise sur laquelle la couleur bleue est étalée pour y accueillir un amas informe. À l’origine, cet amas était un morceau de neige fondant sous nos yeux. Une installation qui se vit indépendamment de la suite de nos gestes. Le mien est encore celui de dessiner. Porter mon regard sur ces points de rencontre fut pour moi la révélation de notre performance installative collective. Donna Haraway écrit que «Nous ne sommes pas autonomes, et notre existence dépend de notre capacité à vivre ensemble» «Nous sommes nécessaires les un.e.s aux autres en temps réel» ( Potot,2014, p. 142). C’est bien là, ce que nous explorons par le biais de cette création collective éphémère. Ce qui en reste sera ancré dans chacune de nos mémoires, dans nos écrits, dans nos dessins comme un point d’ancrage témoignant de l’instant où nous nous sommes tou.te.s rencontré.e.s le temps d’une débâcle.

    

LA PETITE BIBLIOGRAPHIE

COCCIA, E. 2016. La vie des plantes. Une métaphysique du mélange. Paris: Éditions Payot & Rivages, P.192

CLAVEL, J., LEGRAND, M. 2019. Respirations communes: Les pratiques somatiques comme créativités environnementales, dans M. Bardet, J. Clavel et I. Ginot (dir.), Écosomatiques: penser l’écologie depuis le geste, Montpellier, Éditions Deuxième époque (extrait)

POTOT, O. 2014. Nous sommes tou.te.s du lichen: Histoires féministes d’infections trans-espèces.Chimères, 82,137-144. https://doi.org/10.3917/chime.082.0137

    

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