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De quelques usages de la note en art hypermédiatique

Benoit Bordeleau

Il faut commencer par se poser la question suivante: qu’est-ce qu’une note, une annotation? C’est simple et compliqué à la fois. L’annotation est un geste banal: un Post-It laissé sur la porte du réfrigérateur à l’attention d’un membre de la famille parce qu’on sera absent en soirée, un gribouillis sur une serviette de papier sous le coup d’une pensée qui se cristallise, des annotations dans un carnet de poche à des fins mnémotechniques; elle revêt un caractère privé ou public, ce dernier donnant souvent lieu à un contenu plus informatif visant à compléter une information (on peut ici penser aux notes marginales ou encore aux notes de bas de page)… La note, généralement, représente à la fois le message et le support même de ce message lorsqu’elle est utilisée à des fins de correspondance – le Post-it et le message qui s’y trouve inscrit, par exemple – mais noter, c’est aussi porter quelque chose à l’attention de soi-même, dans le cas de l’annotation privée ou à l’attention de quelqu’un d’autre. Quant à la note de bas de page en particulier, est aux prises avec une «tradition d’objectivité et de neutralité1Ariane Ferry (2008) «La note, une provocation à la fiction.» dans Jean-Claude Arnould et Claudine Poulouin (dir.) Notes. Études sur l’annotation en littérature, Publications des Universités de Rouen et du Havre, Mont-Saint-Aignan, p. 291.». Ne seront pas ici observées des œuvres massives comme House of Leaves de Mark Z. Danielewski ou Pale Fire de Vladimir Nabokov, mais quelques œuvres brèves où la note est utilisée à diverses fins.

Les prochains paragraphes ne visent pas à trouver une nouvelle définition de la note en hypermédia, mais de voir comment la note organise et dynamise la spatialité d’un texte ou, plus précisément, d’une œuvre. L’usage des notes marginales de bas de page servant la fiction agissent sur le sens de l’œuvre, ici entendu comme la signification de celle-ci. Certaines œuvres hypermédiatiques utilisent la note de façon à modifier concrètement le parcours (le sens comme direction) de lecture (et d’abord la concentration du regard). La note standard sur support papier implique déjà une logique hypertextuelle par le principe de la note appelée et de l’appel de note2Yvan Leclerc (2008) «Annoter sur papier et sur écran: l’exemple de la Correspondance de Flaubert», dans Jean-Claude Arnould et Claudine Poulouin (dir.) Notes. Études sur l’annotation en littérature, Publications des Universités de Rouen et du Havre, Mont-Saint-Aignan, p. 219., à la différence que «[l]a note sur papier est déjà un lien hypertexte, mais il n’acquiert son véritable dynamisme qu’à la conversion de la note sur support informatisé3Ibid., p. 221..» L’hyperlien a la capacité de faire disparaître le texte en cours de lecture et permet une prolifération quasi infinie d’informations qui risque de noyer le texte, à tel point que c’est elle qui devient le principal objet de lecture. Ce qui nous intéresse particulièrement ici, c’est la reprise de la note traditionnelle dans un contexte où celle-ci n’est plus «nécessaire».

Capped

Cette oeuvre d’Andy et Tristan Campbell utilise le désormais classique Post-it pour faire entrer l’internaute dans l’univers du protagoniste dont le nom se résume à une lettre : K. Le contenu de la note se lit comme suit :


K,
[deux mots sont biffés et illisibles] Chicken salad in fridge
Probably be back after 9. Pls make sure J in bed before then.
PS. Some guy rang this aft said he was an old mate from school??
Said he need to talk to u about some stuff you’d forgotten??????
M  xx

Suit une photo panoramique où un être à trois pattes (qui n’est pas sans rappeler les éléphants porteurs de pyramides de Dali) enlève le protagoniste. Les plans suivants présentent des territoires désolés où des bribes de texte, parfois à la limite de l’illisible, défilent devant les yeux de l’internaute qui peut se déplacer en bougeant le curseur de sa souris, et changer de tableau en cliquant sur un lien, dissimulé dans la photographie : des créatures à grandes pattes effilées sont toujours présentes en arrière-plan. L’avant dernier tableau présente un gamin de dos, qu’on suppose être le fameux K durant son enfance, à l’époque où il aurait fait la rencontre des extraterrestres.

Le dernier tableau présente un nouveau Post-it dont le message suivant est lisible :

K,
Off to see H later will see you around [le mot 9pm est biffé]10ish.
PS. That guy rang again u keep missing him. Anyway he said to tell you to forget it and that it didn’t matter anymore??? Sounded like a nutter.
M  x

Sans ces deux notes qui encadrent l’ensemble de clichés, l’internaute se retrouverait le bec à l’eau, car c’est le contenu des notes en question qui propose une intrigue en offrant des informations minimales sur les personnages concernés : K, J qui serait son enfant et M qu’on suppose être sa conjointe. L’étrange est ici littéralement coincé entre deux objets du familier (et, qui plus est, sert d’outil de correspondance). L’homme qui désire parler à K ne parvient pas à lui parler, vient ensuite ce qui semble extrait d’un rêve (mais est-ce bien un rêve de K?) et une note mentionnant que ce que l’homme avait à dire n’importait finalement plus. La note, pourtant banale, se charge ici d’une aura magique : et si tout cela n’était qu’un rêve?

Cette œuvre est à la fois outil pédagogique auprès des 9e à 12e années ainsi que documentaire sur la ville de Bitumount (Alberta), connue pour ses sables bitumineux. Deux types de texte se démarquent dans cette œuvre, à savoir les poèmes qui témoignent de la désolation des lieux, mais aussi les notes que l’internaute peut faire apparaître, ici et là, en glissant le curseur de la souris sur les divers artéfacts présentés dans les bâtiments ou paysages désolés. Le contenu émotif, relatif à la fréquentation du territoire, est ici accompagné de passages plus techniques, signalés dans une autre police de caractère, dont le ton est évidemment plus technique. Il n’y a rien ici de révolutionnaire (il s’agit de contenu informatif – écrit, vidéo, sonore – après tout, usage classique de la note de bas de page), mais ce qui est ici mis en évidence est la possibilité du renversement du rôle de la note: le poème serait-il ce qui commente, complémente la note.

Un cas peut-être plus intéressant puisqu’il nous emporte dans un monde quelque peu fantasque, est le jeu Evidence of Everything is Exploding. L’objectif est clair : passer d’un niveau à l’autre, en ouvrant différentes portes par l’activation de bornes numérotées, contournant des lignes pointillées qui rappellent les circonvolutions d’un labyrinthe. Les tableaux se déploient sur des surfaces qui semblent numérisées (Dictionarium Britannicum, le programme du Festival Dada du mercredi 26 mai 1920, un plan de vol supposé de la NASA…) Dans ces labyrinthes, de nombreux pièges statiques sont présents et le minotaure se présente avec le minois d’une mascotte (rappelez vous les Evil Hypnotizing Mascots).

Alors quel est le rôle de la note, ici? Elle ne sert non pas à rassurer le joueur et à le diriger dans ces dédales, mais bien à le dérouter. Divers événements peuvent survenir lors de l’activation d’une borne: apparition de fenêtres «informatives» dans lesquelles sont inscrits des messages liés de près ou de loin (plus souvent qu’autrement) avec le contexte du tableau, apparition de traits menant de la borne activée vers un autre point à atteindre (mais inaccessible par le chemin indiqué puisqu’un mur bloque le passage), biffage de mots contenus sur la page ou apparition de dessins qui s’apparentent plutôt à des gribouillis. En guise de sous-titre au premier tableau (Dict. Britannicum): And from these languages / comes another language / words as homesick / as the meaning they blend. L’esthétique de la déglingue est ici pleinement assumée, comme c’est le cas pour les autres œuvres de Nelson, d’ailleurs, mais l’usage d’arrières-plans renvoyant à du matériel «convainquant» vient brouiller les pistes de l’habitué de ses œuvres.

Dans le tableau de la NASA, deux notes laissent croire à l’internaute qu’un récit est à découvrir: «she didn’t design the thrusting rockets. Beneath capsule seats she placed two magnets to convince gravity to loosen its jealous hold / N-1» peut-on lire dans un premier temps. Après l’activation d’une autre borne, une note identifiée N-3 apparaît: «she wasn’t a scientist but a [mot illisible] her magnets secretly placed attracted a metal rod dislodged in the capsule’s ascent. a superstition / N-3». L’internaute se trouve non seulement distrait par l’apparition des cases où sont contenues les notes, mais il ne trouveras jamais la supposée note N-2. Cet excès d’annotations vient à juste titre tuer la note, et ce, au point que celui-ci ne peut plus lui faire confiance: lorsqu’il se prend à chercher une intrigue, il ne manque pas de se faire renvoyer à la case départ. Il a tôt fait de réaliser qu’il n’y a d’autre intrigue que le parcours lui-même.

  • 1
    Ariane Ferry (2008) «La note, une provocation à la fiction.» dans Jean-Claude Arnould et Claudine Poulouin (dir.) Notes. Études sur l’annotation en littérature, Publications des Universités de Rouen et du Havre, Mont-Saint-Aignan, p. 291.
  • 2
    Yvan Leclerc (2008) «Annoter sur papier et sur écran: l’exemple de la Correspondance de Flaubert», dans Jean-Claude Arnould et Claudine Poulouin (dir.) Notes. Études sur l’annotation en littérature, Publications des Universités de Rouen et du Havre, Mont-Saint-Aignan, p. 219.
  • 3
    Ibid., p. 221.
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