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Dans la maison du maître: Femmes blanches et espace domestique dans la littérature du Sud esclavagiste américain

Marise Bachand
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Article paru dans Blanches et Noires: Histoire(s) des Américaines au XIXe siècle, sous la responsabilité de Isabelle Lehuu (2011)

Quand paraît en 1852 le roman La Case de l’oncle Tom d’Harriet Beecher Stowe, ce manifeste abolitionniste allait forger un portrait péjoratif durable du Sud esclavagiste. Immense succès dans le Nord-Est des États-Unis, le récit des mésaventures du placide oncle Tom n’est pas qu’une dénonciation des méfaits de l’institution particulière1 L’expression «institution particulière» est la traduction française de «peculiar institution». Il s’agit d’un euphémisme utilisé dans la première moitié du 19e siècle pour désigner l’esclavage et ses ramifications économiques dans le Sud des États-Unis. Il sous-tend que l’esclavage sudiste est relativement bénin comparativement aux systèmes esclavagistes brutaux existant ailleurs dans le monde. sur le peuple noir. Il est également une critique acerbe de ses effets avilissants sur les Blancs: au contact de l’esclavage, hommes et femmes déchoient. Même le foyer, ce royaume victorien de l’ordre et de la vertu, en est affecté, comme en témoigne le fouillis qui règne dans la maison des St-Clare à la Nouvelle-Orléans. En effet, la maîtresse d’oncle Tom, Marie St- Clare, devrait normalement veiller à la bonne marche des affaires domestiques. Or, cette vaine coquette, femme-enfant plaintive et égoïste, ne sait pas tenir maison. Vautrée à longueur de journée sur un lit de repos dans un opulent salon, cette femme immobile et décorative est à la source du désordre de ses gens. Désirant pallier la déchéance de son foyer, son époux Augustin St-Clare se voit contraint de recourir aux services de sa cousine Ophélia du Vermont, une consciencieuse tornade ménagère. C’est sans hésitation ni scrupule que l’indolente Marie St-Clare remet à la dévouée cousine Ophélia les clés des garde-manger et resserres, symbole ultime de l’autorité domestique dans le Sud. La maîtresse d’esclaves faillit donc complaisamment à ses devoirs domestiques (Stowe, 1986).

Bien au-delà de la guerre de Sécession, l’impact de La Case de l’oncle Tom est tel que les personnages créés par Harriet Beecher Stowe s’imposent dans l’imaginaire collectif américain. Oncle Tom devient le Sambo, cet esclave docile et passif que l’on retrouvejusque dans l’historiographie des années 1960 (Elkins, 1959). De son côté, l’immobile Marie St-Clare incarne la négligence et l’oisiveté des femmes sudistes, tandis que la dynamique cousine Ophélia sauve l’honneur de la féminité américaine par son inébranlable sens du devoir. Femmes du Nord et du Sud apparaissent ainsi en dichotomie quant à leur rapport à l’espace domestique. Mais cette représentation de la passivité des maîtresses d’esclaves trouve-t-elle écho dans le Sud? Ou serait-elle plutôt le produit de préjugés abolitionnistes sur l’effet corrupteur de l’institution particulière? Le Sud propose-il d’autres représentations du rapport des femmes à l’espace domestique?

Afin de répondre à ces questions, cet article examine des romans, des apologies de l’esclavage, des sermons religieux, des ouvrages didactiques et des livres de cuisine publiés durant les périodes antebellum (1830-1860) et postbellum (1866- 1890). Ces ouvrages appartenant à des genres littéraires bien distincts s’intéressent tous à la place des femmes blanches dans l’espace domestique, proposant des discours tantôt convergents, tantôt divergents. Pour les uns, l’espace domestique sert essentiellement à la reproduction et au maternage. Pour d’autres, il sert d’espace de production, voire de création. Pour tous, le domestique devient prétexte à allégoriser la place des femmes dans une société esclavagiste et patriarcale. Cet article démontre que, tant que l’esclavage règne comme mode de production dans le Sud, la littérature sudiste (tous genres confondus) cantonne les femmes blanches dans une position de subalterne dans l’espace domestique. Avec les grands bouleversements qu’entraîne la guerre de Sécession, notamment l’effritement du patriarcat sudiste, l’espace domestique devient synonyme de foyer et les femmes en sont désormais les maîtresses. L’accomplissement de l’idéal domestique devient enfin possible au Sud.

 

L’impossible accomplissement de l’idéal domestique du Sud?

Conformément à l’idéal féminin exalté tout au long du dix-neuvième siècle, la femme est un ange de vertu, de piété et de soumission qui règne sur le foyer (Welter, 1966). Célébré à l’échelle de l’Occident, cet idéal prend aux États-Unis une connotation toute particulière; on confie en effet aux femmes la mission d’inculquer les valeursdémocratiques à leur progéniture. Les Américaines seront donc les mères de la jeune république (Kerber, 1980; Evans, 1989). Durant près de cinquante ans, la grande prêtresse du culte de la vie domestique sera Catherine Beecher, sœur aînée de l’auteure de La Case de l’oncle Tom. Dans ses nombreux manuels didactiques, Catherine érige en principe l’idée que les femmes détiennent le pouvoir de réformer la société en réformant d’abord leur foyer. Selon elle, l’identité première des individus est celle du genre, une pensée qui s’avère une forme archaïque du féminisme de la différence, courant idéologique accentuant la différenciation biologique et sociale des genres.

Vouée au foyer par sa destinée maternelle, la femme s’en remet, pour tout le reste, à l’autorité de l’homme. Le pouvoir des femmes dans la sphère privée dépend ainsi de leur soumission dans la sphère publique. Si elle s’oppose toute sa vie durant au suffrage féminin, Catherine Beecher préconise néanmoins une action foncièrement politique pour les femmes, notamment en usant de leur influence dans les domaines de l’éducation, de la vie associative et des affaires religieuses (Sklar, 1973; Leavitt, 2002). Les sœurs Beecher travailleront ensemble à la promotion de cette philosophie, notamment en cosignant The American Woman’s Home, or Principles of Domestic Science (1869), un des plus grands succès du genre au dix-neuvième siècle.

C’est ainsi imprégnée de l’idéal domestique qu’Harriet Beecher Stowe rédige son roman abolitionniste, fruit d’une série d’expériences qui l’amènent à prendre position dans le débat qui déchire alors la nation. Issue d’une famille de prédicateurs du Connecticut, elle est en contact, après son mariage, avec les tensions afférentes à la vie sur la frontière de l’Ohio libre et du Kentucky esclavagiste. Affligée par la mort d’un fils en 1849, elle comprend le désespoir de la mère noire séparée de son petit par les cruelles pratiques mercantiles de l’esclavage. L’année suivante, elle débute la rédaction de son roman après l’adoption de la loi des esclaves fugitifs, loi en vertu de laquelle les Nordistes se doivent de dénoncer les Afro-Américains qui tentent d’échapper à leurs propriétaires (Hedrick, 1999). De concert avec l’abondante production littéraire de Stowe —romans, essais, poésie, chroniques domestiques—, l’intention avouée de La Case de l’oncle Tom est de façonner la morale de ses contemporains. Un objectif atteint si l’on se fie à l’épisode légendaire voulant qu’en rencontrant l’auteure, Abraham Lincoln ait déclaré: «So you’re the little woman who wrote the book that started this great war / Alors vous êtes la petite femme ayant écrit le livre qui a déclenché cette grande guerre» (Stowe et Stowe, 1911: 203). L’impact politique de Stowe, dont l’œuvre déborde d’imagerie domestique, montre de manière éloquente l’influence que le foyer peut avoir sur le cours des affaires du monde (Matthews, 1989: 34).

Considérant ces éléments, l’antipathique Marie St-Clare n’est pas qu’anecdotique. Elle devient, sous la plume d’Harriet Beecher Stowe, l’incarnation dénaturée d’une figure chère à la mythologie sudiste: la Belle. Bien que mariée et mère, elle s’accroche aux plaisirs éphémères de la jeunesse aux dépens de son époux, de sa progéniture et de ses serviteurs. Elle est la preuve de l’impossible accomplissement de l’idéal domestique par les femmes de l’élite sudiste, l’esclavagecorrompant leur pureté et, par extension, la société dans son ensemble. Ainsi, c’est pour condamner efficacement la société esclavagiste et son attachement à l’institution particulière qu’Harriet Beecher Stowe nie l’existence d’une sphère privée harmonieuse dans le Sud, sphère qu’elle considère comme étant l’ultime expression de la supériorité du Nord. Ce n’est d’ailleurs pas le fruit du hasard si le seul personnage féminin sudiste de La Case de l’oncle Tom qui corresponde au profil d’une maîtresse de maison exemplaire, en l’occurrence Madame Shelby du Kentucky, vit à proximité des États libres. L’appartenance sudiste de cette dernière, qui se montre réticente à l’égard de certaines pratiques inhérentes au système esclavagiste, semble reposer sur un accident géographique (Stowe, 1986: 55, 280). En omettant de présenter plus d’une figure substantielle favorable à l’esclavage, l’auteure de La Casede l’oncle Tom érige en modèle de féminité la médiocre Marie St-Clare. Elle fait de l’immobilité décadente de cette maîtresse sudiste la métaphore du conservatisme immoral de la société esclavagiste: la Belle devient l’avatar de la déchéance du Sud2 La littéraire Kathryn Lee Seidel utilise l’expression «The Belle as the Fallen South». Voir The Southern Belle in the American Novel, p. 17..

Pourtant, cette représentation de la féminité sudiste véhiculée dans le roman de Stowe tient beaucoup plus de la fiction que de la réalité. Marie St-Clare est bien loin d’être une maîtresse d’esclaves typique. Certes, l’asservissement des Afro-Américains procure au propriétaire d’une grande plantation des loisirs et des privilèges, une réalité qui caractérise les élites en général et non les sociétés esclavagistes en particulier. Or, comme l’historiographie sudiste contemporaine l’a montré, toutes les femmes blanches adultes effectuent des tâches domestiques, peu importe leur fortune familiale. Elles sont les gestionnaires des nombreuses industries domestiques qu’impliquent à l’évidence les plantations, où oeuvrent plusieurs dizaines d’hommes et de femmes, mais également les résidences urbaines, où vivent dans un périmètre restreint parfois plus de vingt personnes blanches et noires (Scott, 1970; Clinton, 1982; Fox-Genovese, 1988). En outre, l’historienne Marli F. Weiner a montré que l’appropriation de l’idéal domestique par l’élite esclavagiste est indéniable, dans un contenu analogue au Nord, et ce malgré l’absence, au Sud, des facteurs habituellement avancés pour expliquer le développement de cet idéal, dont l’industrialisation et l’urbanisation (Weiner, 1998: 55). Une telle présence est sans doute attribuable à la culture atlantique commune que partagent le Nord et le Sud des États-Unis avec la Grande-Bretagne depuis l’époque coloniale, notamment en matière d’esthétique et de rites sociaux (Bushman, 1992; Young, 1999).

Les femmes de l’élite sudiste qui aspirent à mettre en pratique cet idéal —et donc à imposer leur autorité sur l’espace domestique— font cependant face à des défis considérables qui relèvent du particularisme régional. Le monde tel que perçu par l’idéal domestique se divise en deux sphères parallèles: une sphère publique masculine et une sphère privée féminine. Dans l’imaginaire victorien, cette dernière sphère est généralement synonyme d’espace domestique; la femme est reine du foyer. Cette équation, cependant, s’applique difficilement à la réalité sudiste, dissidente de l’association systématique sphère féminine/espace domestique associée à la très dichotomique idéologie des sphères séparées (Kerber, 1988). En effet, la Grande Maison, cœur de la plantation, est un espace hétérogène à la fois public et privé où évoluent hommes et femmes, Blancs et Noirs, libres et asservis. Il est l’apanage d’une élite fortunée, peu représentative de la société sudiste blanche dans son ensemble, mais qui est toutefois à l’avant-garde des référents socioculturels. Or, c’est l’espace domestique qui domine l’imaginaire sudiste. Alors que l’industrialisation libérale fait du foyer nordiste un espace féminin, la persistance du modèle oligarchique agraire dans le Sud-Est consolide la Grande Maison en tant qu’unité de production: c’est un espace économique dominé par le planteur, le centre d’un véritable petit village de dépendances et de cases d’esclaves. La logique de l’organisation physique externe des grandes plantations reflète d’ailleurs cette domination masculine. Le planteur se donne pour mission de transformer l’état chaotique de la nature en un ordre strict et hiérarchique; la précision mathématique des lignes et des angles droits démontre sa supériorité. Ainsi, la Grande Maison est à l’avant de la plantation, en hauteur si possible, à une certaine distance des cases d’esclaves qui ont été soigneusement construites en rangées (Vlach, 1993: 5; Wright, 1981: 41-50)3 L’organisation physique interne de la Grande Maison reste, dans l’ensemble, méconnue, un silence historiographique que déplorait d’ailleurs la chercheure Joan E. Cashin dans Our Common Affairs: Texts from Women in the Old South, p. 26. Les travaux sur la Virginie à l’époque coloniale font figure d’exception. De leurs conclusions ressort le développementde la notion d’intimité au sein de la famille du planteur, un phénomène qui transforme l’organisation interne de la Grande Maison. Le hall multifonctionnel s’éclipse au profit d’une multitude d’espaces aux fonctions bien définies (salon, salle à manger, boudoir, etc.), un phénomène parallèle à la ségrégation des espaces entre les Blancs et les Noirs, ces derniers étant confinés à des quartiers séparés. Voir Daniel Blake Smith, Inside the Great House; Rhys Isaac, The Transformation of Virginia; Mechal Sobel, The World They Made Together..

Si, à l’instar de leurs compatriotes nordistes, les femmes de l’élite sudiste cherchent à accomplir l’idéal domestique, comment évoluent-elles dans la Grande Maison, un espace d’emblée dominé par le maître? Selon la production littéraire des apologistes de l’institution particulière, l’immobile Marie St- Clare de La Case de l’oncle Tom n’est pas étrangère à l’idéal féminin promu en contrée esclavagiste.

 

Un espace de reproduction

La période antebellum marque l’apogée de la prospérité sudiste et de son affirmation régionale. En réponse à la critique abolitionniste qui croît dans le Nord-Est, le Sud esclavagiste forge son identité. Ses intellectuels emprunteront différentes voies pour défendre l’institution particulière: traités à prétention scientifique, économique, philosophique ou religieuse (Faust, 1977). Ce sont des apologies qui traitent de l’ensemble des aspects de la société dans l’espoir de justifier les privilèges de l’élite sudiste. Même la question de la place des femmes dans l’espace domestique y est abordée. L’archétype féminin qui domine cette production littéraireemprunte les traits de la Belle, une femme à la fois jeune, capricieuse et délicate. Lorsqu’on la compare à l’ange du foyer, idéal occidental par excellence de la femme affairée par les multiples fonctions d’épouse, de mère et de ménagère, l’attitude oisive de la Belle sudiste s’apparente davantage aux représentations orientales de la féminité, un imaginaire d’ailleurs bien enraciné dans le Sud esclavagiste, comme l’indique le récit d’un voyageur britannique anonyme:

It reminded me, on the whole, of what I had heard complacently eulogized in Charleston as a tendency toward ‘Orientalism’ onthe part of the women, of which the characteristics were repose, fastidiousness, and exclusiveness —one of the many admirable results of the fundamental institution.

Dans l’ensemble, cela m’a rappelé ce que, à Charleston, j’avais entendu être complaisamment louangé comme une tendance à ‘l’Orientalisme’ chez les femmes, et dont les caractéristiques étaient la langueur, l’exigence, et l’exclusivité —un des nombreux résultats admirables de l’institution fondamentale (Schwaab, 1973: 54).

L’économiste et éducateur Thomas R. Dew est un des premiers intellectuels sudistes à réfléchir sérieusement à la question des femmes. Fils d’un planteur virginien, il fonde son éloge de l’esclavagisme sur des arguments d’ordre économique (Barber, 1999; O’Brien, 2004). Il est dans la jeune trentaine quand il publie anonymement, en 1835, une série d’articles sur la différence des sexes dans le Southern Literary Messenger, alors un périodique influent du Sud (Dew, 1835). Les lois de la nature, d’après Dew, expliquent les différences fondamentales entre l’homme et la femme. Moins forte et nécessitant moins d’activité physique que l’homme pour se maintenir en santé, la femme est naturellement sédentaire. Ceci explique, selon lui, la grâce particulière avec laquelle elle remplit les tâches domestiques qui, d’un point de vue économique, ont une faible valeur marchande (Dew, 1835: 495). La présence de l’homme est par conséquent nécessaire, lui qui fait office de protecteur:

He is the shield of woman, destined by nature to guard and protect her. Her inferior strength and sedentary habits confine her within the domestic circle; she is kept aloof from the bustle and storm of active life; she is not familiarized to the out of door dangers and hardships of a cold and shuffling world (497).

Il est le bouclier de la femme, destiné par la nature à la surveiller et à la protéger. Sa force inférieure et ses habitudes sédentaires la confinent à la sphère domestique; elle est tenue à distance du tumulte et des tempêtes de la vie active; elle n’est pas familière avec les dangers extérieurs ni avec les obstacles d’un monde froid et déroutant.

La sédentarité de la femme est d’ailleurs liée à sa fonction reproductrice, réduisant substantiellement son champ d’action. La sphère des femmes se resserre ainsi autour de l’espace de maternage que sont les chambres d’enfants et de malades. Il ne s’agit, toutefois, que d’une limitation circonstancielle des prérogatives de la femme à son rôle de mère, car selon Thomas R. Dew, elle demeure l’égale sociale de l’homme (507).

Alors que le commentaire de Thomas R. Dew apparaît relativement nuancé, le climat de tension qui marque les années 1850 rend le propos de George Fitzhugh, avocat et propriétaire d’une modeste plantation, beaucoup plus virulent. Sans aucun doute le plus célèbre apologiste de l’esclavage, cet autodidacte virginien issu de la petite bourgeoisie a un goût prononcé pour la polémique. Agacé par le nombre croissant de Noirs affranchis et par la résistance du Nord à l’extension de l’esclavage dans les territoires de l’Ouest, il publie, dès 1849, un pamphlet intitulé Slavery Justified. Ce prélude à une production littéraire considérable est déjà porteur des idées phares qui marqueront ses écrits (Gale, 1999). Pour George Fitzhugh, l’esclavage est un donné incontournable des plus grandes civilisations d’Orient et d’Occident. En Amérique, la chevaleresque aristocratie paternaliste sudiste lui apparaît clairement supérieure à la bourgeoisie capitaliste nordiste. Dotée d’un inestimable sens de l’honneur, l’élite esclavagiste entretient bienveillamment ses serviteurs, alors que dans les industries des États libres, les ouvriers sont laissés dans la plus sombre des misères par des patrons indifférents. Naturel, l’esclavage est bénéfique non seulement pour les maîtres, selon George Fitzhugh, mais également pour leurs serviteurs qui, sans surveillance, périraient en raison de leur constitution inférieure, une disposition qui afflige également les femmes.

Dans le chapitre de son ouvrage Sociology for the South, or the Failure of Free Society (1854) qu’il consacre aux droits de la femme, Fitzhugh expose clairement ce à quoi le sexe faible peut prétendre: le droit de protection assorti du devoir d’obéissance. Même la conception très répandue de la supériorité morale des femmes promue par l’idéal domestique de l’époque est rejetée par George Fitzhugh, qui veut démontrer l’implacable supériorité du patriarche, pilier de la société esclavagiste, et dont l’autorité lui est attribuée par Dieu lui-même. D’ailleurs, commentant les personnages d’Harriet Beecher Stowe dans La Case de l’oncle Tom, il reconnaît d’emblée le caractère antipathique de Marie St-Clare, mais il s’empresse de faire valoir le contraste entre l’absolue féminité de la vaine et languissante Marie St-Clare et la masculinité de la vertueuse et énergique cousine Ophélia (Fitzhugh, 1854: 215). Seule la première, de par sa vulnérabilité, peut prétendre au statut de femme et donc, au droit de protection: «So long as she is nervous, fickle, capricious, delicate, diffident and dependent, man will worship and adore her. Her weakness is her strength, and her true art is to cultivate and improve her weakness / Tant qu’elle est nerveuse, inconstante, capricieuse, délicate, hésitante et dépendante, l’homme la vénèrera et l’adorera. Sa faiblesse est sa force, son véritable art est de cultiver et d’améliorer sa faiblesse» (214). Contrairement à Thomas R. Dew qui critique les sociétés musulmanes à cause de l’infériorité sociale des femmes, George Fitzhugh glorifie l’inégalité des sexes, notamment lorsqu’il évoque la métaphore comparant la femme sudiste à la Chinoise emprisonnée par ses pieds bandés, «a slave, but is idle, honored and caressed / Une esclave, mais qui est oisive, honorée et caressée» (213). La femme sudiste est ainsi vouée à l’immobilité dans l’espace domestique.

Étant protégée, l’épouse du planteur doit, selon cette logique, se montrer docile et déférente envers son époux dans tous les aspects de la vie, dont l’espace qu’elle occupe dans la sphère domestique, comme l’exposait clairement en 1859 un autre apôtre de l’institution particulière, le pasteur presbytérien originaire de l’Alabama, Frederick Augustus Ross. Dans l’ouvrage Slavery Ordained of God, destiné à un lectorat nordiste, il rappelle le devoir d’obéissance des femmes: «No; you cannot leave your parlor, nor your bedchamber, noryour couch, if your husband commands you to stay there! / Non: vous ne pouvez pas quitter votre salon, ni votre chambre, ni votre divan si votre mari vous ordonne d’y rester!» (Ross, 1857). L’autorité du maître est totale. Ainsi formulé par la voie du traité philosophique, de la sociologie ou du sermon religieux, ce discours des hommes qui fait l’apologie de la société esclavagiste et de la place qu’elle accorde aux femmes dans l’espace domestique n’est pas sans conséquence. À partir d’arguments fondés autant sur la nature que sur la volonté humaine ou divine, il condamne les femmes, au mieux, à la passivité et, au pire, à l’immobilité.

Les écrits de ces panégyristes de l’esclavagisme modèleront le contenu de l’idéal domestique au Sud, l’adaptant à la réalité régionale en évacuant, notamment, la notion de supériorité morale des femmes. Si, au quotidien, cet idéal se vit de façon relativement semblable des deux côtés de la ligne Mason- Dixon, il est justifié très différemment par les deux sociétés. Lieu d’expression de la supériorité morale des femmes, le foyer nordiste est un asile pour les hommes qui doivent combattre les violences du capitalisme sauvage. Au Sud, le foyer est au contraire perçu, par les chantres de l’institution particulière, comme le cœur de la société agraire, un lieu où règne en seigneur le planteur et où les femmes —des êtres physiquement et intellectuellement inférieurs (mais tout de même supérieurs aux esclaves)— sont protégées des infamies du monde. Dans sa version sudiste, l’idéal domestique sacre la force physique et intellectuelle des hommes, l’obéissance des femmes et l’exclusion systématique des Afro-Américains de toutes formes de pouvoir ou de statut. C’est ainsi que, dans l’imaginaire sudiste antebellum, l’espace domestique est la chasse gardée du maître qui protège les plus faibles -femmes, enfants et esclaves. Si la valorisation de l’oisiveté féminine permet, à un premier degré, de faire apparaître les bénéfices de l’institution particulière pour la classe possédante, elle est toutefois lourde de sens pour les femmes. Bien qu’exotique, ce supposé orientalisme influence à la baisse leur statut. En effet, en tant que partie intégrante de la rhétorique des apologistes de la Cause, il sous-entend la nécessaire soumission des femmes à l’autorité patriarcale dans l’espace domestique. Le recours à l’orientalisme —référence universelle— symbolise ainsi le pouvoir patriarcal du maître sur la Grande Maison; le planteur est, pour reprendre l’expression de William Howard Russell, un «arabe dé-nomadisé» (Russell, 1861: 285).

Ces représentations orientalisantes ne sont pas sans conséquence, comme l’ont montré les rares chercheuses qui se sont intéressées à la problématique du rapport des femmes à l’espace physique dans une perspective historique et dont les recherches se sont essentiellement inscrites dans le Nord-Est des États-Unis (Hayden, 1981; Wright, 1980; McMurry, 1988). Ces historiennes voient dans l’organisation de l’espace domestique un moyen de reproduire ou de réformer les rapports sociaux. Influencées par la géographie et l’architecture, elles appréhendent l’espace comme étant le reflet de l’organisation sociale. Il est certes facile d’accepter sans penser quel’espace construit par les humains est un arrière-fond neutre. Pourtant, les chemins, les places publiques et les boudoirs sont des espaces construits par des hommes à l’image de la société dans laquelle ils évoluent: en l’occurrence, une société patriarcale. L’organisation spatiale des édifices et des communautés amplifie la nature des relations sociales de genre, de race et de classe. Dans toutes les institutions sociales, les activités se produisent dans des lieux spécifiquement définis: c’est la dimension spatiale des institutions sociales. Investir ces lieux physiques, se les approprier, est un acte politique. Comme le suggère Leslie Weisman, investir un espace, c’est accéder à un statut social, et changer cet espace, c’est intrinsèquement changer l’ordre social (Weisman, 1992). Les idéaux façonnent ainsi l’espace domestique. Si, dans le Nord, ces idéaux veulent créer une plus grande équité, ils sont synonymes d’inégalité dans le Sud. Devenant de plus en plus réactionnaire à mesure que la Sécession se dessine, le Sud antebellum est loin d’être un terreau fertile pour les divers courants progressistes qui vont repenser l’espace domestique. Marqué par des normes sexistes à l’image de l’Occident, l’espace domestique sudiste est en outre conditionné par les omniprésentes normes racistes du système esclavagiste. Hétérogène et éminemment complexe, l’espace auquel les femmes de l’élite sont confinées est un véritable microcosme de la société sudiste.

Si l’on se fie aux représentations proposées par les chantres de l’esclavagisme que sont Thomas R. Dew, George Fitzhugh et Frederick A. Ross, la société sudiste reproduit l’inégalité des sexes par l’assignation des femmes aux espaces de reproduction. Les activités productives et créatives des femmes blanches sont ainsi évacuées des représentations de ces ambassadeurs de l’ordre sudiste ; elles se voient réduites à l’existence de matrice. Mais les femmes blanches sont-elles passives, voire immobiles dans la Grande Maison? Sont-elles confinées aux espaces de maternage ou encore, pour reprendre l’imaginaire oriental, à des espaces ségrégués sexuellement —sortes de gynécée ou de harem sudiste? En dépit des efforts des apologistes masculins du système esclavagiste pour enfermer les femmes dans une oisiveté passive via leur rhétorique orientaliste, leur discours est contredit par des auteures qui partagent pourtant leur agenda pro-esclavagiste. Les apologistes féminines de l’institution particulière utilisent en effet leurs propagandes aux accents romanesques pour mettre à l’avant-plan l’activité productive des femmes dans l’espace domestique.

 

Un espace de production

Alors que la défense de l’institution particulière par des apologistes masculins apparaît au tout début de la période antebellum, il faut attendre la publication de La Case de l’oncle Tom, en 18524 Le roman est d’abord publié en feuilleton dans le National Era à partir de juin 1851., avant que des femmes ne leur emboîtent le pas. Le roman étant, aux côtés de la poésie et des guides de conduite, une des formes d’écriture privilégiées par les femmes du dix-neuvième siècle pour exprimer publiquement un point de vue, c’est la voie littéraire qu’elles emprunteront tout naturellement pour justifier la société dont elles sont issues. Œuvres remplies des bons sentiments typiques du roman féminin de l’époque, les multiples répliques au feuilleton d’Harriet Beecher Stowe, dont la plus célèbre est Aunt Phillis’s Cabin; or, Southern Life as it is (1852) de Mary H. Eastman, appartiennent toutefois davantage à la propagande qu’à la littérature. D’ailleurs, contrairement aux apologistes masculins de l’esclavage qui multiplieront les publications, les auteures de romans propagandistes ne publieront souvent qu’une seule œuvre; elles sont en grande majorité des amatrices. Or, on ne doit pas perdre de vue le radicalisme qu’implique pour une femme du dix-neuvième siècle le seul acte d’écrire et de publier, acte qui reflète le désir d’exprimer une identité indépendante et séparée des pères et des maris (Wells, 2003).

L’objectif de cette littérature propagandiste est multiple: justifier l’esclavage en démontrant par une rhétorique étoffée l’infériorité du peuple noir, défendre le caractère sudiste en insistant sur son sens de l’hospitalité et, finalement, dénoncer les maux qui affligent le Nord industriel, comme la pauvreté et l’indifférence. Sauver l’honneur des femmes sudistes est également un enjeu majeur. En effet, dans son roman, Harriet Beecher Stowe sous-entend à plusieurs reprises leur défection des responsabilités domestiques, que ce soit par la figure lamentable de Marie St-Clare ou par la bouche d’une esclave. Ainsi Dinah, la cuisinière des St-Clare, en observant la tornade ménagère qu’est la cousine Ophélia, affirme: «Si c’est ainsi que font les dames du Nord, ce ne sont pas des dames». Selon cette domestique imaginée par Stowe, les femmes de l’élite ne s’impliquent pas dans le fonctionnement de la Grande Maison (Stowe, 1986: 285).

La contestation de cet aspect de La Case de l’oncle Tom par les romancières propagandistes se fait particulièrement explicite. En plus de présenter une réplique à travers la construction des personnages ou les ressorts de l’intrigue, ces auteures usent abondamment de la pseudo-impartialité du narrateur. Dans le roman The North and South, or, Slavery and its Contrasts. A Tale of Real Life (1852), Caroline E. Rush rectifie par ce procédé littéraire l’image de la maîtresse d’esclaves, dans un récit qui s’attarde à dépeindre les effets pervers du capitalisme industriel sur la vie d’une famille. Sous sa plume, les femmes de l’élite deviennent esclaves des esclaves: «Let me here take occasion to remark, that as a general thing, the greatest slave on a plantation is the mistress. She is like the mother of an immense family, of some fifty up to five or six hundred children. She has them all to look after / Laissez-moi ici saisir l’occasion de relever le fait que, règle générale, le plus grand esclave dans une plantation est la maîtresse. Elle est comme la mère d’une immense famille, de cinquante à cinq ou six cents enfants. Elle doit tous s’en occuper» (226). Dans la même optique, Mary Howard Schoolcraft utilise la voix du narrateur dans The Black Gauntlet. A Tale of Plantation Life in South Carolina (1860), un roman à saveur autobiographique racontant l’infortune d’un planteur et de sa progéniture. Comparant le travail des femmes du Nord et du Sud, elle écrit: «Although it is reported that the Northern ladies arrogate to themselves all the enterprise and industry as housekeepers in these United States, they never saw a day in all their lives that could promise all the responsibilities of a Southern Planter’s Wife / Bien qu’il ait été rapporté que les femmes du Nord, dans ces États-Unis, se saisissent de toutes les initiatives et industries comme des gouvernantes, elles n’ont jamais de leur vie traversé un jour qui promette toutes les responsabilités des épouses des planteurs du Sud» (113). Ces romans sauvegardent l’honneur de la maîtresse de plantation de deux manières: d’abord en éclairant son rôle productif et, ensuite, en affirmant l’importance du respect de l’idéal domestique par les femmes de planteurs. Plus qu’une version féminine de la pensée des panégyristes masculins du Sud esclavagiste, ces apologies romancées proposent une vision différente du rapport des femmes à l’espace domestique.

La mise en évidence de la productivité féminine entraîne une réévaluation de la sphère des femmes, sphère que l’on serait porté, d’emblée, à étendre au-delà de l’espace de reproduction défini par les panégyristes masculins de l’esclavage. Or, outre les envolées narratives sur les responsabilités qui accablent la maîtresse de la plantation, on retrouve peu d’exemples dans ces romans qui permettent de conclure que le champ d’action des femmes s’étend au-delà du périmètre de la Grande Maison. Les rares moments où l’on surprend la maîtresse en train de superviser le travail des serviteurs, elle le fait à partir d’un boudoir, d’une chambre ou d’une salle à dîner (Butt, 1853: 178). Même les proches dépendances, telles que la cuisine ou le fumoir, semblent être exclues de cet espace productif, comme le suggère cet extrait de The Black Gauntlet (1860):«Mr. Wyndham went to the store-room, […] to give out dinner to the cook —for there gentlemen think their wives so beautiful and delicate, that they never tax them with the exposure of the sun and damp feet in their journey to the said store-room / M. Wyndham est allé à la réserve […] pour donner les consignes du dîner au cuisinier —car là-bas les gentlemen croient que leurs épouses sont si belles et délicates qu’ils ne leur imposent jamais de s’exposer au soleil ou d’avoir les pieds humides en se rendant elles-mêmes à ladite réserve» (113). Mr. Wyndham, le planteur du récit de Mary Howard Schoolcraft, remplit une fonction que l’historiographie attribue pourtant à son épouse. La sphère des femmes sudistes apparaît donc très limitée.

Pourtant, le champ d’action des femmes s’élargit lorsque leurs prérogatives de maternage entrent en jeu. Si les auteures de fiction esclavagiste montrent souvent un serviteur consultant sa maîtresse à propos de questions personnelles dans le salon de la Grande Maison, la situation opposée est également fréquente. En effet, les romans pro-sudistes multiplient les mises en situation où la maîtresse effectue une tournée des quartiers des esclaves afin de veiller au confort de chacun ou de soigner un serviteur à même sa case (Butt, 1853: 182-183). Mary Howard Schoolcraft se fait particulièrement éloquente sur le dévouement maternel de l’épouse du planteur dans son roman:

From her very nursery she is taught that the meanest creature on God’s earth is a master or mistress who neglects those that Providence has made utterly dependent on them. Her conscience, educated to this self-denying nobility of action, would feel as wounded by the neglect of her helpless children as by disregard for her hard working slaves […] the planter’s wife expend in the humble cabin of the sick or afflicted Negro, on her plantation, night or day; for no storm prevents personal attention from house to house of a very ill servant (113).

Ses propres soins attentifs lui enseignent que la plus mesquine des créatures de Dieu est un maître ou une maîtresse qui néglige ceux que la Providence a rendu complètement dépendants d’eux. Sa conscience, habituée à cette noble action désintéressée, se sentirait aussi blessée par la négligence envers ses enfants sans défense que par le mépris pour ses vaillants esclaves […] la femme du planteur passe du temps, de nuit comme de jour, dans les humbles cabines des Noirs, malades ou affligés, dans sa plantation; aucune tempête ne pourrait l’empêcher d’aller de maison en maison pour prodiguer personnellement de l’attention à des serviteurs très malades.

Dans ces romans, les femmes de l’élite jouissent donc d’une mobilité sur la plantation qui dépasse la maison. Les scènes qui présentent une maîtresse soucieuse du bien-être de ses esclaves sont cependant loin d’être innocentes. Elles mettent en évidence la générosité et l’affection du maître —et, par extension, de la maîtresse —envers ses protégés, les serviteurs noirs: c’est un argument clé de la rhétorique esclavagiste. La fonction de maternage se révèle essentielle au bon fonctionnement du système esclavagiste, humanisant une institution âprement critiquée. La mobilité des femmes devient par conséquent fonctionnelle: l’extension de leur sphèreau delà de la Grande Maison est liée à leur rôle de reproductrice. Le discours des écrivaines qui se prêtent à l’exercice de l’apologie s’apparente donc à celui de leurs vis-à-vis masculins que sont Thomas R. Dew, George Fitzhugh et Frederick Augustus Ross. Néanmoins, en présentant des personnages féminins affairés à de multiples tâches, elles rejettent explicitement les discours qui condamnent les femmes blanches à une passivité orientalisante.

Si les apologies féminines ne remettent que partiellement en question les conclusions de leurs contreparties masculines, elles proposent toutefois un portrait étoffé des interactions entre la maîtresse et ses esclaves. Flatteur par nature, le roman propagandiste frôle parfois la caricature. En s’improvisant romancière avec Antifanaticism: A Tale of the South, publié en 1853, Martha Haines Butt, une Virginienne fraîchement émoulue d’une pension pour jeunes filles riches, jette un regard rose sur la réalité. Ses personnages sont empreints d’une naïveté qui dépasse le simple éloge du Sud. La maîtresse d’esclaves qu’elle crée, Mrs. M   , est infiniment juste et généreuse. Non seulement apprend-elle à lire à tous ses esclaves, contrevenant ainsi à une des lois les plus fondamentales de l’esclavage sudiste, mais elle libère en outre de toutes corvées, pour une quinzaine de jours, une esclave qui s’apprête à se marier! La surenchère présente dans le roman de MarthaHaines Butt quant à la libéralité de l’élite sudiste fait cependant figure d’exception. Tout en proposant une vision avantageuse de l’esclavage, ces auteures tentent généralement de demeurer vraisemblables. Une dimension incontournable de ces propagandes romanesques est d’affirmer la supériorité morale et intellectuelle du Blanc sur le Noir. En invoquant l’inégalité des races pour justifier l’institution particulière, ces romancières improvisées ne se contentent pas d’affirmer l’autorité du maître, elles dévoilent également le visage féminin du paternalisme sudiste : les femmes de l’élite sont des maîtresses d’esclaves. Ces auteures viennent brouiller davantage l’image d’infériorité et d’obéissance prônée par les panégyristes masculins en investissant les maîtresses d’un certain pouvoir dans l’espace domestique, pouvoir qui ne signifie pas pour autant une reconnaissance civique ou juridique accrue.

Dans ces répliques à La Case de l’oncle Tom, la supériorité raciale s’exprime efficacement par la mise en scène des personnages dans l’espace domestique. Chaque fois qu’un esclave est en présence de sa maîtresse, il se retrouve invariablement en position subalterne: dormant au pied du lit, marchant derrière sa maîtresse ou demeurant debout lorsqu’elle est assise. Ce statut d’infériorité semble naturel, il fait partie de l’ordre des choses, comme l’expose avec éloquence cet extrait de The North and South, or, Slavery and its Contrasts. A Tale of Real Life (1852) de Caroline E. Rush:

Seated on a low chair beside the sofa, was a young girl, a splendid specimen of the quadroon. […] Lulu was not more than sixteen years old, and she sat beside her young mistress, her delicate fingers were diligently employed upon some embroidery, of a complicated pattern (219).

Sur une chaise basse près du sofa, était assise une jeune fille, splendide spécimen de quarteronne. […] Lulu n’avait pas plus de seize ans, elle était assise à côté de sa jeune maîtresse, ses doigts délicats diligemment occupés par une broderie au motif compliqué.

L’assujettissement de l’esclave est tel, que le serviteur que dépeint le roman propagandiste manifeste l’affection qu’il porte à sa maîtresse en s’abaissant. L’autorité qu’exercent les femmes sur les esclaves reste cependant fort relative. Ces derniers semblent se permettre à l’occasion des familiarités inconcevables avec leur maîtresse en présence du maître. Ainsi, la Grande Maison demeure la chasse gardée du maître, supérieur aux femmes, aux enfants et aux esclaves.

Outils de propagande empruntant la forme de l’écriture romanesque, les apologies esclavagistes rédigées pardes femmes ont le mérite de transformer de façon crédible la figure de la Belle immobile et obéissante. Tout en respectant le cadre restrictif du patriarcat des États du Sud, ces auteures donnent aux femmes des prérogatives qui leur permettent de se conformer à l’idéal domestique —prérogatives dont les avaient dépouillées les panégyristes masculins de l’esclavage, à l’instar d’Harriet Beecher Stowe. Cependant, en mettant l’accent sur l’interaction entre la maîtresse et ses esclaves, ces romans propagandistes laissent peu de place à la représentation de la relation créatrice qu’entretiennent les femmes de l’élite à l’espace domestique.

 

Un espace de création

Les romans propagandistes ne représentent qu’une petite partie de l’ensemble de la production littéraire qui émane du Sud au cours de la période antebellum. En effet, à partir des années 1830, une fiction écrite par des femmes pour des femmes prospère à l’échelle des États-Unis. Nouvelles, feuilletons et romans qui appartiennent au genre littéraire de la fiction didactique (domestic fiction en anglais) partagent une intrigue commune: une jeune héroïne à l’orée de l’âge adulte se voit contrainte, dans des circonstances malheureuses, de subvenir à ses besoins, jusqu’au jour où elle retrouve la stabilité d’un foyer en se mariant. À travers une trame prévisible qui inclut également une incontournable scène de résistance à l’autorité, cette fiction didactique fait la promotion de l’indépendance des femmes (Baym, 1978: 27-29). Ces caractéristiques formelles et idéologiques propres au genre se retrouvent autant dans les récits qui s’inscrivent dans le Nord industriel que dans le Sud agraire. Cependant, les auteures sudistes de fiction didactique —des professionnelles qui multiplient les publications—, telles Caroline Gilman, Eliza Ann Dupuy et Caroline Lee Whiting Hentz, font plus que proposer une variante régionale du genre; en choisissant le contexte singulier de la plantation, elles endossent implicitement le système esclavagiste.

En général, le particularisme sudiste se devine en filigrane dans la fiction didactique; son objectif premier est de présenter des modèles d’autonomie aux femmes et non de justifier les institutions serviles à l’instar de la littérature propagandiste (Papashvily, 1956). Cela n’exclut pas le désir de ces auteures de prendre part au débat qui divise la nation. L’œuvre de Caroline Lee Whiting Hentz est exemplaire à cet effet. Le roman ThePlanter’s Northern Bride (1854) raconte la découverte du Sud par la fille d’un leader abolitionniste qui épouse un prospère planteur. Consciente de la nature arbitraire du système servile, Hentz présente tant des figures de bons que de mauvais maîtres, une nuance du propos sans doute attribuable à sa connaissance approfondie des différentes régions des États-Unis. Née au Massachusetts, le mariage de Hentz avec un érudit qui cumule les postes d’enseignement à travers le Midwest et le Sud-Est lui procure une vision d’ensemble de la nation (Malloy, 1999). Si sa production littéraire antérieure à la publication de La Case de l’oncle Tom fait abstraction de l’épineuse question de l’esclavage, The Planter’s Northern Bride se révèle l’apport d’une Sudiste d’adoption à la cause de sa terre d’accueil. Alors que le roman The Planter’s Northern Bride, publié en 1854, est centré sur la question de l’esclavage et intègre à son intrigue de nombreux serviteurs, le roman Eoline, or Magnolia Vale, paru deux ans auparavant, en fait abstraction et n’introduit qu’une seule esclave par son nom. Ces silences en disent long sur le statut des Afro-Américains. Inséré dans le récit par souci d’exotisme, le serviteur s’intègre au décor. Anonyme figurant, l’esclave est un être beaucoup plus près des animaux que des humains (Dupuy, 1857: 280). L’affirmation de la supériorité des Blancs sur les Noirs, bien qu’à l’arrière-plan, est donc tout aussi radicale dans la fiction féminine sudiste que dans les apologies de l’esclavage écrites par des hommes et des femmes.

L’espace domestique dans lequel évolue l’héroïne est l’objet de beaucoup d’attention dans ces romans. Les lieux sont décrits avec force détails, chaque pièce faisant l’objet d’un compte rendu précis. En réaction à la simplicité confortable préconisée dans le Nord industriel, les romans sudistes insistent sur la prospérité qui fait la fierté de ce monde rural. Dans The Planter’s Daughter (1857), Eliza Ann Dupuy écrit à ce propos: «such luxury as would amaze many foreigners, who fancy that in this far away part of the world we are in a state of semi-barbarism / Un luxe tel qu’il impressionnerait plusieurs étrangers, qui s’imaginent que dans cette région éloignée du monde, nous vivons dans un état de semi-barbarie» (33). Montrer le luxe de la maison du planteur est un moyen, pour les romancières sudistes, d’affirmer la supériorité du système esclavagiste.

La plupart des éléments narratifs de ces romans, à l’exclusion de la trame qui est générique, attestent ainsi de leur identité régionale. Parmi les différences relevées par Elizabeth Moss dans son étude Domestic Novelists in the Old South (1992), mentionnons que l’ingénue sudiste, contrairement à sa contrepartie nordiste, n’est orpheline que d’un parent et qu’elle ne jouit pas de la même mobilité, l’action étant plus souvent qu’autrementcirconscrite au territoire de la plantation. Les auteures sudistes de fiction didactique sont d’ailleurs indubitablement influencées par les Plantation Novels, ces éloges au chevalier-planteur florissants durant la période antebellum, et avec lesquels elles partagent la vision romantique d’un Sud agraire immuable et intemporel (Moss, 1992: 13 et 20). Toutefois, alors que les auteurs majoritairement masculins de Plantation Novels assignent les femmes à des rôles périphériques et traditionnels, leurs consœurs, en revanche, leur accordent des premiers rôles au parfum d’émancipation (Seidel, 1985; Tracy, 1995). En dépit du regard émancipateur qu’elles posent sur leurs héroïnes et, par extension, sur leurs relations avec les hommes, ces auteures demeurent profondément conservatrices dans leur propos, comme le révèle la structure narrative de cette littérature qui se conclut par l’union de l’ingénue soumise au héros fort et autoritaire (Ryan, 1982: 121). Liées de près ou de loin à l’élite sudiste, les Caroline Gilman, Eliza Ann Dupuy et Caroline Lee Whiting Hentz n’envisagent la place des femmes qu’au sein de la sphère domestique, se méfiant du féminisme naissant qu’elles assimilent au mouvement abolitionniste (Moss, 1992: 25). Malgré tout, l’indépendance morale et intellectuelle qu’elles promeuvent —faute d’être civique— repose sur la croyance que les femmes ont le droit et l’obligation d’exercer leur conscience et leur raison, croyance qu’elles partagent avec leurs consœurs du Nord.

Reposant sur la jeunesse et la candeur de son héroïne, cette littérature didactique évacue la fonction reproductrice des femmes, au contraire des pamphlets justificateurs des Dew et Fitzhugh qui la mettent à l’avant-plan. La maladie d’un proche parent, généralement un élément clé du récit, reste un des seuls moments où l’héroïne achève cette fonction de maternage. D’autre part, les figures de femmes matures qui peuplent ces romans féminins, des personnages secondaires, sont cantonnées dans trois stéréotypes: la mère passive, la célibataire par vocation et, une variation sur le thème de la médiocre Marie St-Clare de La Case de l’oncle Tom, la Belle vieillissante. Le roman Louise Elton: or, Things Seen and Heard (1853), de Mary E. Herndon, illustre ces différentes réalités féminines. Devenue gouvernante à la suite des décès successifs de son père et de son fiancé, Louise enseigne aux deux fillettes du Colonel Manville. Outre une lointaine mère qui brille par son absence, elle est confrontée à la cruauté de la seconde Mrs. Manville, une vaniteuse bigote qui use libéralement du fouet sur ses esclaves et ses beaux-enfants. Lorsque ses élèves se retrouvent sous la protection de leur oncle, la jeune gouvernante émigre avec elles dans une immense demeure retirée du monde, où la célibataire Miss Mathilda gère religieusement la maisonnée. Faisant face à un vacuum de modèles féminins conformes à l’idéal domestique (qui combine les rôles de mère, d’épouse et d’ange du foyer), Louise ne peut compter que sur son propre jugement. Par son récit, Mary E. Herndon met en relief l’agency ou capacité d’agir de son héroïne.

Les femmes de l’élite sudiste deviennent productrices le jour où elles se marient. Avant cette étape charnière qui marque également le début de leurs obligations de reproductrices, elles entretiennent un rapport de passivité à l’espace domestique. C’est donc à cet âge entre l’enfance et la maturité que l’image orientale proposée par les apologistes de la Cause se rapproche le plus de la réalité spatiale des femmes blanches. En effet, la jeune sudiste est encouragée par la société à jouir à sa guise de son temps5 De nombreux voyageurs font mention de l’oisiveté des jeunes filles sudistes. Barbara Bodichon, An American Diary, 1857- 8, p. 56; Harriet Martineau, Retrospect of Western Travel, p. 208-220.. Or, cette oisiveté momentanée est appréhendée par les auteures de romans didactiques qui la condamnent d’emblée, notamment en présentant des contre-modèles féminins qui pèchent par paresse ou par frivolité. Elles font ainsi écho aux auteures de manuels de savoir-vivre qui dénoncent les effets pervers sur la condition féminine de cette période où les plaisirs superficiels se multiplient. En effet, non seulement un goût excessif pour la décoration personnelle par les vêtements et les bijoux les mène au péché de vanité et les écarte de leurs devoirs, mais plus encore, ce goût nourrit une vision ornementale des femmes qui conduit à leur objectivation telle que promue par les apologistes de l’esclavage : la Belle sudiste trône ainsi parmi les objets que le planteur accumule en signe de son prestige. Dès lors, l’oisiveté des femmes met en danger le foyer, berceau de la civilisation sudiste6 Le Sud esclavagiste produira très peu de manuels de savoir-vivre s’adressant spécifiquement à un auditoire régional.Certains connaîtront cependant une grande diffusion : Virginia Cary, Letters to a Young Lady on the Death of her Mother, 1830 ; Maria J. McIntosh, Woman in America : Her Work and Her Reward, 1850..

Ménagère en devenir, donc, l’ingénue de la fiction féminine s’exerce aux tâches qu’elle devra assumer une fois devenue maîtresse de plantation. Ainsi la surprend-t-on parfois en train de superviser des serviteurs ou de repriser quelque vêtement, avant de s’adonner aux loisirs que sa condition lui permet. Dans ses romans d’inspiration gothique, Eliza Ann Dupuy s’assure que son héroïne «did not lead a useless life / Ne mène pas une vie inutile» (20). Cette préoccupation est visible dans la boîte à ouvrage qu’elle glisse dans la description de la chambre à coucher de Flora, la protagoniste du roman The Country Neighborhood (1855):

It was a large, airy apartment, luxuriously furnished; a carpet, woven in imitation of moss, with a tuft of flowers occasionally peeping through the varied shaded of green, covered the floor; a French bedstead, with lace curtains and snowy coverlet, stoodon one side, and between two large windows was an armoire of dark mahogany, the doors of which were mirrors; a handsome dressing-stand occupied a recess beside the chimney, and on it were two cases of ebony inlaid with pearl —one was a dressing-case, and the other a work-box (20).

C’était un appartement vaste, aéré, luxueusement meublé; un tapis, tissé de manière à imiter la mousse, avec une touffe de fleurs qui apparaissait à l’occasion à travers les différents tons de vert, recouvrait le sol; un châlit français, avec des rideaux de dentelle et un dessus-de-lit blanc comme neige, se tenait sur le côté, et entre deux larges fenêtres se trouvait une armoire d’acajou foncé, dont les portes étaient des miroirs; un beau paravent occupait un recoin près de la cheminée, et sur le dessus il y avait deux boîtiers d’ébène incrustés de perles —l’un était un étui à premiers soins et l’autre, une boîte à ouvrage.

De même, dans The Planter’s Daughter, Pauline fait office de secrétaire pour son planteur de père, mettant de l’ordre dans ses papiers et gérant sa correspondance (Dupuy, 1857: 34). Pour cette écrivaine, dont l’éditeur annoncera certains de ses romans sous le couvert de «répliques sudistes» à La Case de l’oncle Tom, montrer les femmes de l’élite sudiste accomplissant leur fonction de productrice à l’intérieur de la sphère domestique est primordial; elle déconstruit, de la sorte, le stéréotype de la Belle sudiste oisive et immobile (Castagna, 1999: 136).

Dans l’ensemble, néanmoins, les fonctions de productrice et de reproductrice de l’héroïne prennent peu d’importance dans la fiction féminine. Par conséquent, les espaces de la Grande Maison qui sont réservés à ces fonctions —en l’occurrence les chambres d’enfants et de malades et les dépendances servant aux industries domestiques— sont à peine esquissés par les écrivaines. D’autres espaces, en revanche, mobilisent leur attention: les chambres et boudoirs où les femmes se retrouvent entre elles et, surtout, les salons où se réunissent hommes et femmes. Dans cette littérature qui vise à promouvoir l’agency ou capacité d’agir des femmes, la chambre à coucher revêt un caractère sacré. On recense de nombreuses descriptions détaillées de ce lieu individuel ou collectif: la fille unique dispose d’une pièce bien à elle, les sœurs partagent un même lit, alors que la gouvernante occupe la même chambre que ses pupilles. Que cette chambre soit modeste ou grandiose (dépendamment du statut de l’héroïne), elle joue toujours le même double rôle: tantôt refuge intime où l’on s’adonne à la lecture et à l’écriture, tantôt théâtre des confidences entre sœurs, amies, voisines ou cousines (Dupuy, 1855: 35). La chambre à coucher est un espace de sororité d’où les hommes sont exclus.

L’espace domestique présenté dans la fiction féminine sudiste est loin d’être sexuellement ségrégué. Au contraire, les appartements mixtes à vocation familiale et/ou sociale de la Grande Maison —tels salon, salle à manger et bibliothèque— dominent le paysage romanesque. Espace de représentation sociale, le salon est un véritable petit musée dans lequel on entasse, en signe de la prospérité du planteur, une multitude d’objets soumis à l’admiration des visiteurs. Fenêtre sur la sphère publique, il est l’espace attitré, par les écrivaines de romans populaires, au courtship (Stowe, 1987: 67-68). C’est dans cette pièce qu’hommes et femmes de tous âges conversent, dansent, prennent le thé ou jouent aux cartes. À une époque où la pratique d’un instrument de musique est particulièrement valorisée, le salon est également un espace d’expression, voire de création pour les femmes. L’héroïne, presque toujours douée d’un talent musical exceptionnel, partage volontiers son art avec les parents et amis qui forment son modeste auditoire. Plus qu’une vitrine d’exposition, le salon s’avère, telle une zone franche, le seul espace où les femmes font figures d’égales sociales des hommes, comme le mentionnait d’ailleurs Thomas R. Dew dans ses réflexions en 1835 (Dew, 1835: 507).

Outre quelques pièces bien définies dans lesquelles les femmes jouissent d’une certaine autorité, en particulier les espaces de maternage, un aspect majeur de l’organisation de la vie familiale est une prérogative féminine. Thème incontournable du roman didactique, la mission de transformer la maison en foyer (de House à Home) est confiée aux femmes, conformément à l’idéal domestique. Quelques personnages féminins, plus ou moins secondaires dans le récit, ont ainsi la charge considérable d’aménager, de décorer et même de concevoir la Grande Maison, un défi qu’elles relèvent d’ailleurs avec diligence et enthousiasme. Dans The Country Neighborhood d’Eliza Ann Dupuy, une voisine volontaire, Mrs. Wilmot, s’active à superviser la construction d’une résidence dans une plantation nouvellement acquise (Dupuy, 1855: 16). Dans Recollections of a Southern Matron de Caroline Gilman, Mrs. Packard, la mère effacée de l’héroïne, réaménage la maisonnée après l’incendie qui l’a ravagée, une tâche qui prédomine même sur son rôle de mère et d’épouse au foyer (Gilman, 1838: 158). Mrs. Manville, la belle-mère vaniteuse de Louise Elton de Mary H. Herndon, est derrière la conception intelligente d’une superbe demeure (Herndon, 1853: 21). D’abord le mandat de celle qui est en charge de la gestion domestique, généralement une femme mature, cette fonction d’organisation est également assumée par les orphelines de mère. Ainsi Eoline, héroïne du roman éponyme de Caroline Lee Whiting Hentz, est-elle surprise s’affairant à décorer le salon (Hentz, 1852: 25).

Grâce à une intrigue générique centrée sur une héroïne en quête d’indépendance, la fiction didactique sudiste propose une solution de rechange à l’archétype de la Belle passive et immobile, laquelle se révèle encore plus étoffée que celle proposée dans les apologies sudistes empruntant la forme romanesque. En mettant à l’avant-plan le pouvoir des femmes sur l’espace domestique, ces œuvres fortement influencées par l’idéal domestique font de la Grande Maison un espace de création, d’expression personnelle, voire de transformation. Et pourtant, cet instrument de promotion du pouvoir des femmes sur l’espace domestique ne s’affranchit pas pour autant du cadre patriarcal qui prévaut dans les États du Sud. Alors que la trame narrative de la fiction féminine repose sur l’expérience, vécue par l’héroïne, d’une série de circonstances qui la contraignent à s’exiler pour subvenir à ses besoins, les romancières se montrent peu loquaces quant au lieu d’asile de leur protagoniste, souvent une pension pour jeunes filles. Elles accordent, en revanche, une importance presque démesurée à la demeure familiale, reprenant une conception de l’identité féminine chère à Catherine Beecher et aux autres théoriciennes nordistes de l’idéal domestique. Pour ces «féministes pragmatiques», comme les désigne Nina Baym, le foyer est le centre de la société (Baym, 1978: 18). Il est un espace d’accomplissement où les femmes ont un réel pouvoir d’influencer les institutions démocratiques, tant et aussi longtemps qu’elles se soumettent à l’autorité patriarcale. Dans l’univers romanesque qui prend vie sous la plume des femmes, les hommes sont sans conteste les maîtres.

En effet, peu importe la vivacité de tempérament ou l’étendue des prérogatives qu’une auteure attribue à son héroïne, l’ascendant du maître est incontournable. Si cette emprise ne revêt pas, dans la fiction féminine, le caractère brutal des pamphlets réactionnaires de George Fitzhugh ou de Frederick Augustus Ross, elle est tout aussi insidieuse. Lorsqu’une femme organise l’espace domestique, elle le fait dans l’esprit de servir et de plaire au maître. C’est, en quelque sorte, un pouvoir aliéné. Père, frère ou époux, la figure patriarcale du planteur commande la déférence des subordonnés: femmes, enfants et esclaves. À ce propos, l’œuvre de Caroline Lee Whiting Hentz est révélatrice. Critiquant la notion d’infériorité intellectuelle des femmes chère aux idéologues masculins de son époque, elle ne remettra pourtant jamais en question l’autorité masculine, comme l’illustre son roman Eoline or Magnolia Vale paru en 1852. Eoline, enfant chérie d’un riche planteur, se fait enseignante de musique dans une pension pour jeunes filles après avoir tenu tête à son père. Là, pourtant adulée par une ribambelle de fillettes, elle n’aspire qu’à retrouver le confort et la quiétude du toit paternel. Morale de cette histoire? La place des femmes de l’élite est au foyer. Peu importe la vitalité que l’auteure peut insuffler à son héroïne, ses désirs ultimes seront modulés par la volonté du patriarche. Ce n’est donc pas un hasard si Eoline est orpheline de mère et non de père. Selon la chercheure Caroline Gonda, la centralité de la relation père-fille dans ce type de romans vise à renforcer l’ordre social. Tout au long du dix-neuvième siècle, la fiction féminine joue ainsi un rôle essentiel dans la socialisation des femmes et dans la construction de l’hétérosexualité (Gonda, 1996: 212).

Le rapport des femmes sudistes à l’espace domestique n’est-il que soumission, voire qu’aliénation? C’est malheureusement ce qu’affirmait déjà Caroline Howard Gilman, en 1838, dans la conclusion de Recollections of a Southern Matron, version sudiste de son immense succès populaire Recollections of a New-England Housekeeper (1835). Alors que la jeune Cornelia vient de raconter pendant plus de deux cent pages, avec humour et légèreté, sa rencontre et son mariage avec l’homme dont elle est amoureuse, la voilà qui met un terme aux années de bonheur au profit de celles du devoir et de l’abnégation. Ces sentiments sont tangibles dans cet extrait où elle parle de son époux:

If the reign of romance was really waning, I resolved not to chill his noble confidence, but to make a steadier light rise on his affections. If he was absorbed in reading, I sat quietly waiting the pause when I should be rewarded by the communication of ripe ideas; if I saw that he prized a tree which interfered with my flowers, I sacrifice my preference to a more sacred feeling (256).

Si le règne de l’amour déclinait vraiment, je m’étais résolue à ne pas refroidir sa noble confiance, mais plutôt à élever ses sentiments pour qu’ils atteignent une forme plus stable et modérée. S’il était absorbé par la lecture, je m’asseyais silencieusement dans l’attente de la pause pendant laquelle je devais être récompensée par la communication d’idées mûrement réfléchies; si je voyais qu’il prisait un arbre qui nuisait à mes fleurs, je sacrifiais mes préférences au nom d’un sentiment plus sacré.

Cet épilogue est troublant considérant l’auteure de cette prose. Gilman est, au moment de la rédaction de ce roman, une écrivaine et une éditrice bien en vue de Charleston. Née à Boston dans une famille de la bourgeoisie intellectuelle, elle est l’épouse du révérend unitarien Samuel Gilman et la mère de six enfants (Prenatt, 1999: 54-55). Malgré une carrière stimulante, cette sudiste d’adoption reste profondément lucide quant à la condition des femmes dans l’Amérique antebellum. Voilà sans aucun doute l’essence de ce que l’historienne Joan A. Cashin qualifiait de culture de la résignation —une culture exacerbée par la guerre (Cashin, 1996: 7-9).

 

La reconstruction de l’espace domestique sudiste

Énorme rupture historique, la guerre de Sécession (1861-1865) entraîne la déconstruction presque totale de la configuration de l’espace domestique sudiste. Dans un premier temps, le climat d’incertitude occasionné par le déclenchement des hostilités entre le Nord et le Sud accentue l’autorité du patriarche. Défenseur de l’institution particulière, il se dresse, tel un bouclier (pour reprendre la métaphore de Thomas R. Dew), pour préserver ses subalternes de l’adversité. Comme le rappellent George Fitzhugh et les autres apologistes de l’esclavage, en restant soumises, les femmes peuvent exiger des hommes qu’ils les protègent: c’est leur devoir d’obéissance assorti d’un droit de protection. Avec les troupes de l’Union qui envahissent les États rebelles, cependant, la confiance dans la faculté des hommes de faire office de boucliers protecteurs s’effondre (Faust, 1996; Schultz, 1989). Étant l’incarnation architecturale de l’esclavagisme paternaliste sudiste, la Grande Maison surplombant la plantation devient pour l’ennemi l’ultime symbole à anéantir. De nombreuses résidences seront ainsi incendiées, après avoir été pillées. Non seulement l’espace domestique est-il souillé, mais le corps des femmes est parfois violé. Le patriarche célébré dans les pamphlets esclavagistes échoue lamentablement à tenir sa promesse de protection. En outre, la défaite du Sud et l’affranchissement des esclaves signifient la perte d’une main-d’œuvre accomplissant de multiples tâches liées aux industries domestiques, une perte qui bouleverse profondément le rapport des femmes à l’espace dont elles ont la responsabilité. Héritant de la charge de travail qu’assumait parfois une demi- douzaine de serviteurs (couturière, cuisinière, blanchisseuse, valet, etc.), les privilégiées de la défunte institution particulière doivent réapprendre à faire fonctionner leur ménage seules ou avec l’assistance d’un ou de deux employés. Les femmes de l’élite sudiste doivent maintenant se redéfinir : de maîtresses d’esclaves, elles deviennent maîtresses de maison.

Ce nouveau rôle sera enseigné aux femmes du Sud par les livres de cuisine et les manuels d’économie familiale qui se multiplient durant la période de Reconstruction. Après la guerre, ces livres pratiques prennent le relais des romans didactiques sudistes qui tombent alors en désuétude (Moss, 1992: 220). À leur façon, chacun de ces ouvrages se présente aux ménagères comme un remède pour venir à bout du marasme domestique, comme le laissent entendre les éditeurs de Mrs. Porter’s New Southern Cookery Book (1871) dans leur préface: «Hoping that our efforts and care may tend to lighten the labors and anxieties of the painstaking housewives throughout our land / Nous espérons que nos efforts et nos soins contribuent à alléger les tâches et les anxiétés des consciencieuses femmes au foyer à travers notre pays» (iv). Très peu exploités à ce jour en histoire sociale, les livres de cuisine constituent une source intéressante pour comprendre l’influence de la guerre civile sur l’espace domestique. Comme le souligne l’historien Alan Grubb, ces ouvrages généralement sous-estimés ont pourtant un potentiel qui dépasse le cadre restreint de l’histoire de l’alimentation (Grubb, 1991). À l’instar des manuels de savoir-vivre, le Sud de la première moitié du dix-neuvième siècle ne génère que de rares livres de cuisine s’adressant spécifiquement à un auditoire régional7 Parmi les rares livres de cuisine sudistes publiés durant la première moitié du dix-neuvième siècle, on compte Phineas Thorton, The Southern Gardener and Receipt Book (1840) et Sarah Rutledge, The Carolina Housewife, or House and Home (1847).. Or, avec la profonde rupture des mœurs qu’entraîne la guerre de Sécession, la demande pour une littérature didactique pratique croît et les titres se multiplient. Présentés au lectorat comme étant des outils permettant en quelque sorte de résorber la crise qui secoue les foyers sudistes, ces livres de cuisine enseignent autant de nouvelles recettes que des moyens d’organiser le domestique. Il s’agit là d’un produit littéraire strictement féminin, comme le soulignait Estelle Wood Wilcox dans la préface de son ouvrage The Dixie Cook-Book (1883): «It is a woman’s book, compiled and sold by women, and in the interest of women, and will, it is believed, be fully appreciated by all earnest women / C’est un livre de femmes, compilé et vendu par des femmes, dans l’intérêt des femmes et qui, nous le croyons, sera entièrement apprécié par toutes les femmes sérieuses» (vi). De toute évidence, les auteures de cette littérature émergente trouvent auprès des classes moyennes et supérieures sudistes un auditoire réceptif comme l’indiquent les nombreuses rééditions dont font l’objet certains titres. La consommation de solutions standardisées par les femmes de l’élite sudiste marque ainsi un tournant majeur dans leurs habitudes; auparavant, elles tendaient plutôt à collecter recettes et conseils découpés dans des périodiques pour les coller ensuite dans des cahiers personnalisés.

Guidée par les auteures de livres de cuisine et de manuels d’économie domestique, la transition de maîtresse d’esclaves à maîtresse de maison se fait de façon relativement harmonieuse pour la jeune génération. Mais cette transition est beaucoup plus douloureuse pour les femmes plus âgées qui regrettent amèrement l’organisation domestique antebellum (Censer, 2003: 67). L’influence conserva-trice de la défaite et les représentations passéistes qu’elle génère transpireront dans l’écriture autobiographique, dans les romans, mais également dans les livres de cuisine. Les auteures de livres pratiques posent ainsi un regard antinomique sur le rapport des femmes à l’espace domestique durant les années les plus prospères de l’esclavagisme. En effet, tout en mettant de l’avant l’esprit d’initiative et la nature laborieuse des maîtresses de plantation, elles glorifient l’oisiveté de la Belle sudiste et l’obéissance absolue au patriarche. Probablement en réaction à la surcharge de travail que les femmes doivent maintenant assumer, certaines auteures brossent un portrait statique du passé, la féminité de la période d’avant-guerre s’incarnant dans l’indolence, l’oisiveté, voire l’immobilité de la Belle qui trône au salon. Produit culturel à l’instar du roman ou de la poésie, le livre de cuisine contribue ainsi à la fabrication de la mythologie de la Belle sudiste, comme le montre la préface de la réédition de 1870 de Mrs. Hill’s Cook Book:

Every mother, wife, and daughter must now become a practical operator in the domestic circle. Each should be emulous to excel in neatness, industry, usefulness and economy. The days for romance have passed, if they ever existed ; the nights for the dreamy visions of elegance and luxury in connection with a life of indolence have suddenly given place to the day of enterprise and industry. A crisis is upon us which demands the development of the will and energy of Southern character. Its prestige in the past gives earnest of a successful future. As woman has been queen in the parlor, so if need be, she will be queen in the kitchen (6).

Chaque mère, épouse et fille doit maintenant devenir une opératrice pratique dans la sphère domestique. Chacune devrait se dépasser pour exceller dans l’ordre, l’industrie, l’utilité et l’économie. Les jours du romantisme sont terminés, s’ils ont jamais existé; les nuits faites de visions rêveuses de l’élégance et du luxe qui accompagnent une vie d’indolence ont soudainement laissé la place à des jours voués à l’entreprise et à l’industrie. Nous sommes en situation de crise, laquelle demande le développement de la volonté et de l’énergie du caractère sudiste. Son prestige passé est garant de son succès futur. La femme a été la reine du salon ; s’il le faut, elle sera la reine de la cuisine (6).

Derrière est dorénavant le paradis perdu, selon E.W. Warren dans cet extrait qui témoigne qu’à peine quelques années après la fin du conflit fratricide, on étaye déjà la mémoire d’un Sud esclavagiste idéalisé. Avec la glorification de la Belle passive, l’idéal féminin sudiste s’apparente de plus en plus à Marie St-Clare deLa Case de l’oncle Tom —une figure qu’avaient pourtant énergiquement dénoncée les auteures de romans sudistes, lesquelles avaient notamment insisté sur l’agency ou capacité d’agir des femmes blanches dans l’espace domestique. Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, de voir l’héroïne volontaire disparaître progressivement de la littérature sudiste au profit d’un héros patriarcal, le chevalier-planteur, et d’une faire-valoir, la Belle orientalisée.

En ces temps de transition douloureuse où les ressources d’autrefois se sont envolées, faire plus avec moins est l’obsession du livre de cuisine postbellum, comme l’indique le sous-titre du manuel de Mrs. Porter: «Companion for Frugal and Economical Housekeepers / Compagnon de la femme de maison frugale et économe». Au sommet de l’échelle des valeurs domestiques sudistes, le faste ostentatoire inhérent au système esclavagiste cède la place à la frugalité selon Estelle Woods Wilcox:

Fortunately it is becoming fashionable to economize, and housekeepers are really finding a pleasure and satisfaction in searching out and seeking to stop the numberless household leaks, and to exercise the thousand little economies which thoughtful and careful women understand so well and practice so gracefully (5).

Heureusement, il devient à la mode d’économiser, et les femmes de maison trouvent un plaisir et une satisfaction réels à découvrir et à colmater les nombreuses fuites du ménage, de même qu’à faire mille petites économies que les femmes prévenantes et prudentes comprennent si bien et pratiquent avec tant de grâce.

Économiser est à l’ordre du jour du Sud de l’après-guerre, qui adhère ainsi à la philosophie domestique nordiste de la première moitié du XIXe siècle, initiée notamment par l’ouvrage The Frugal Housewife (1829) de Lydia Maria Child. Plus que de simples livres de recettes culinaires, ces manuels sont de véritables guides didactiques. Nombre de leurs auteures s’affichent d’ailleurs comme des partisanes de l’économie domestique, cette science pour les femmes esquissée par Catherine Beecher dans A Treatise on Domestic Economy, for the Use of Young Ladies at Home, and at School (1841). En plus de proposer un éventail de conseils sur le soin des malades, le lavage et la nutrition, certaines vont même jusqu’à donner des indications précises sur l’organisation idéale de quelques pièces de la maison (Rosser, 1895: 12-13). L’espace domestique est profondément transformé, notamment par la migration de la cuisine, traditionnellement située à l’extérieur dans un bâtiment séparé, vers l’intérieur de la résidence principale (Censer, 2003: 79). Ces changements témoignent de la ressemblance grandissante entre l’expérience quotidienne des femmes du Nord et du Sud.

Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, que certaines auteures se montrent plus revendicatrices quant à l’autorité des femmes sur l’espace domestique: «Home is woman’s sphere / La maison est la sphère de la femme», pour reprendre les mots de Theresa C. Brown de Caroline du Sud dans son ouvrage Modern Domestic Cookery: Being a Collection of Receipts Suitable for all Classes of Housewives; Together with Many Valuable Household Hints (1871). Elles cherchent ainsi à rééquilibrer la balance des pouvoirs entre les hommes et les femmes, tentant, par le fait même, d’amoindrir l’ascendant du patriarche sur le foyer. S’appropriant entièrement cet espace qui était jusqu’alors sous autorité masculine, les anciennes maîtresses d’esclaves reconstruisent l’espace domestique sudiste en s’inspirant de conceptions nordistes du domestique.

Comme l’ont noté les historiens de la Reconstruction, la défaite aura en effet une certaine influence conservatrice sur les femmes de l’élite sudiste qui, en grand nombre, aspirent à revenir dans le giron du patriarche (Rable, 1989; Whites, 1995; Clinton, 1995). Ce désir d’un retour dans la maison du maître s’explique par la nostalgie du système esclavagiste: la soumission est en effet un moindre mal en période de ruine et de disette. Elles joueront ainsi un rôle prédominant dans l’œuvre de commémoration, après la guerre, d’un Sud chevaleresque et patriarcal afin de restaurer l’ordre antebellum et, par extension, de racheter l’honneur des hommes —émasculés par la défaite des États confédérés. Or, cet activisme des femmes à l’extérieur du foyer, que ce soit par l’organisation de cérémonies ou par l’érection de monuments aux anciens combattants, ne devient possible qu’à partir du moment où les femmes du Sud peuvent mettre entièrement en pratique l’idéal domestique. Ayant dorénavant plus d’influence dans la sphère privée, elles peuvent aspirer à transformer la sphère publique. En dépit de ses accents nostalgiques, la reconstruction postbellum de l’espace domestique représente donc une réelle transformation des rapports de genre dans le Sud. Il faudra attendre la deuxième vague féministe au milieu du vingtième siècle pour que les femmes américaines —tant du Nord que du Sud— s’aperçoivent que l’idéal domestique est un leurre; elles rejetteront alors l’espace domestique comme espace privilégié de pouvoir.

 

Conclusion

À la fin de cette exploration de la littérature sudiste antebellum et postbellum, certaines conclusions s’imposent. Analyse du discours sur le rapport des femmes à l’espace domestique plutôt qu’examen de l’occupation réelle de la Grande Maison (qu’un corpus strictement littéraire ne permet pas d’appréhender), cet article fait apparaître non pas un, mais plusieurs discours qui se confirment et/ou s’infirment:discours à prétention scientifique, discours religieux, discours propagandiste, discours romanesque, discours didactique, etc. Une minorité d’auteurs véhiculent une conception très restrictive qui condamnerait les femmes à l’immobilité si ce n’était de leur fonction de reproductrice. La majorité, cependant, rejette cette immobilité et présente des solutions de rechange qui élargissent, à différents niveaux, le champ d’action des femmes dans l’espace domestique. Aucun auteur ne remet néanmoins en question l’autorité du planteur sur l’espace domestique —une autorité considérée essentielle au maintien de l’équilibre de la société sudiste, profondément conservatrice.

Reposant sur le devoir de protection du maître, cet ordre est déstabilisé par la guerre. Dépossédé de son cheptel humain et manquant à protéger ses subordonnés, le patriarche semble, à première vue, perdre de son pouvoir sur la Grande Maison. En adoptant une interprétation linéaire de l’histoire, on pourrait supposer que la maîtresse profite de ce recul du maître pour s’approprier tout l’espace domestique à l’instar de sa consœur nordiste, embrassant ainsi entièrement l’idéal domestique. Cette interprétation, cependant, omet le potentiel de rupture d’un événement de la trempe de la guerre de Sécession. Le backlash sur l’imaginaire sudiste est considérable. Plutôt que de s’affranchir complètement de l’emprise patriarcale, les femmes du Sud postbellum miseront sur le passé, du moins sur le plan idéologique. Elles hésiteront encore un temps avant de s’aventurer dans le sentier inconnu de l’émancipation.

Le paradoxe Marie St-Clare, médiocre incarnation de la féminité sudiste créée par Harriet Beecher Stowe dans La Case de l’oncle Tom, reste donc entier. Modèle pour les apôtres masculins de l’esclavage, contre-modèle pour les auteures de romans propagandistes ou didactiques, elle symbolisera durant des décennies le meilleur et le pire d’une civilisation révolue.

 

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  • 1
    L’expression «institution particulière» est la traduction française de «peculiar institution». Il s’agit d’un euphémisme utilisé dans la première moitié du 19e siècle pour désigner l’esclavage et ses ramifications économiques dans le Sud des États-Unis. Il sous-tend que l’esclavage sudiste est relativement bénin comparativement aux systèmes esclavagistes brutaux existant ailleurs dans le monde.
  • 2
    La littéraire Kathryn Lee Seidel utilise l’expression «The Belle as the Fallen South». Voir The Southern Belle in the American Novel, p. 17.
  • 3
    L’organisation physique interne de la Grande Maison reste, dans l’ensemble, méconnue, un silence historiographique que déplorait d’ailleurs la chercheure Joan E. Cashin dans Our Common Affairs: Texts from Women in the Old South, p. 26. Les travaux sur la Virginie à l’époque coloniale font figure d’exception. De leurs conclusions ressort le développementde la notion d’intimité au sein de la famille du planteur, un phénomène qui transforme l’organisation interne de la Grande Maison. Le hall multifonctionnel s’éclipse au profit d’une multitude d’espaces aux fonctions bien définies (salon, salle à manger, boudoir, etc.), un phénomène parallèle à la ségrégation des espaces entre les Blancs et les Noirs, ces derniers étant confinés à des quartiers séparés. Voir Daniel Blake Smith, Inside the Great House; Rhys Isaac, The Transformation of Virginia; Mechal Sobel, The World They Made Together.
  • 4
    Le roman est d’abord publié en feuilleton dans le National Era à partir de juin 1851.
  • 5
    De nombreux voyageurs font mention de l’oisiveté des jeunes filles sudistes. Barbara Bodichon, An American Diary, 1857- 8, p. 56; Harriet Martineau, Retrospect of Western Travel, p. 208-220.
  • 6
    Le Sud esclavagiste produira très peu de manuels de savoir-vivre s’adressant spécifiquement à un auditoire régional.Certains connaîtront cependant une grande diffusion : Virginia Cary, Letters to a Young Lady on the Death of her Mother, 1830 ; Maria J. McIntosh, Woman in America : Her Work and Her Reward, 1850.
  • 7
    Parmi les rares livres de cuisine sudistes publiés durant la première moitié du dix-neuvième siècle, on compte Phineas Thorton, The Southern Gardener and Receipt Book (1840) et Sarah Rutledge, The Carolina Housewife, or House and Home (1847).
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