Entrée de carnet

Brésil, corporalité, cyberpunk 5: Traduction de l’introduction de «Os Dias da Peste» (Les jours de la peste): retour sur le concept de Convergence (ou Singularité)

Daniel Grenier
couverture
Article paru dans Chantier Posthumain, sous la responsabilité de Jean-François Chassay (2011)

Le présent billet vient en réponse à l’interrogation de Jean-François Chassay au sujet de la façon dont la narration du livre de Fábio Fernandes joue sur l’écart entre le temps de l’écriture (pré-Convergence) et le temps de lecture (post-Convergence), sur un mode ironique. Il poursuit également la réflexion amorcée précédemment, lors de la présentation des deux romans de post-cyberpunk brésiliens, sur le concept de Singularité Technologique (appelée Convergence, dans le contexte du roman).

INTRODUCTION:

cartographies – une archéologie

(texte composé en commémoration des cent ans de la CND – Convergence NeuroDigitale)

Le premier grand paradoxe du livre de papier est le suivant: toute technologie devient obsolète avant même d’arriver au papier. Il en était ainsi avant les implants. Au temps du World Wide Web il en était encore ainsi. Mais vous n’êtes pas de ce temps-là.

Il est nécéssaire que vous ayez recours à une procédure que les anciens – ceux qui ont vécu entre les 18e et 20e siècles – appelaient l’archéologie, puisque ce que vous lirez ici est un «snapshot», un «frame», pourrait-on dire: un compte-rendu d’une époque révolue dont il n’existe pratiquement aucun registre. Un journal qu’un jour quelqu’un composa sur un écran, ensuite sur un équipement portatif, et pour finir dans un implant. Un journal qui fut hypertextualisé, avec des actualisations constantes et des hyperliens, peut-être même avec un fil de commentaires des lecteurs et des courriels. Vous n’êtes pas du temps des courriels, mais de cela vous pouvez vous rappeler, puisqu’il existe des registres et quand les registres sont accessibles, tout peut-être sû.

Le second paradoxe du livre de papier est le suivant: ce qui y est inscrit ne peut être actualisé. Pour nous, aujourd’hui, cela est un concept impossible à assimiler complètement. Nous connaissons les tablettes d’argile sumaériennes, les papyrus de l’Égypte Ancienne, les parchemins du Moyen Âge. Mais à ceux-ci, à l’exeption de quelques fragments conservés dans des musées, nous n’avons pas d’accès direct. Le livre, dans le format de codex, d’infolio, fait de feuilles de papiers coupées, regroupées et cousues ou collées dans une tranche protectrice, parfois agrémentée d’un «dustcover», ou «jaquette», est plus récent (nous pourrions ici nous corriger et qualifier le livre de «moins ancien»; peut-être en effet serait-ce plus adéquat), il en est resté plusieurs et il existe également d’immenses espaces qui en possèdent en grand nombre (voir lien: «Chartier»). Ce que nous entendons aujourd’hui par Bibliothèque était à l’époque du livre de papier un grand dépot physique (il est inutile de tenter de comprendre ce concept).

Afin de parcourir ce texte, une orientation de navigation est nécéssaire, encore plus qu’une archéologie, car ce que vous allez lire ici est une cartographie. Le texte qui suit a été choisi spécialement pour cette exposition en sa qualité de représentant de moments clés de la transition vers l’événement qualifié de Convergence. Son caractère immuable n’obscurcit pas le paradoxe qu’il renferme, celui de narrer un point nodal, fixe, dans le moment fluide (ce que l’on appelait précédemment l’Histoire. Voir liens: «Hegel», «Deleuze», «Foucault»).

Contrairement aux textes surgis après la Convergence, fluides et hypertextuels, celui-ci est d’abord une sorte d’«infratexte», ne contenant qu’une seule couche d’information. (Il peut exister d’autres couches d’informations, mais uniquement en termes sémiotiques. Voir liens: «Eco», «Pierce», «Santaella»).

Troisième paradoxe: le livre de papier ne contient aucun lien. Le materiau que vous tenez entre vos mains est du papier, cloné à partir du matériau génétique d’arbres cultivés spécialement dans la ville liquide de Retrotiba à l’occasion de l’exposition de Rio de Janeiro. Ce matériau, extrêmement similaire au papier utilisé auparavant dans la confection de livres, mais additionné de nanotechnologie AAF (acid/aging-free. Voir lien: «Wells-Kodama»), ne comporte aucune procédure de fenêtres additionnelles et d’hyperliens. Chaque page est une fenêtre fermée et auto-contenue. L’histoire, par le fait même, est linéaire.

Pour la suivre sans problème et en apprendre un peu plus sur la vie avant la Convergence, il suffit d’utiliser un doigt afin de tourner une page après l’autre (instructions avancées à propos de cette procédure dans l’archive «Lire_Papier», téléchargé automatiquement par votre implant à votre entrée dans le Musée).

Le contenu est divisé spécifiquement en trois parties, chacune séparée de la précédente par des critères de forme (la première est hybride, écrite à la fois dans un «weblog» et sur papier, la seconde est entièrement construite à partir d’entrées de blogue et la troisième est orale, via «podcast»), ainsi que par des critères de temps – environ trois ans séparent chacuns des blocs narratifs, ou «livres», comme ils sont appelés ici.

Comme le lecteur pourra le constater, chaque bloc narratif diffère légèrement des autres, présentant des progressions de forme et de contenu reflétant directement ou indirectement l’historicité du texte; illustrant, autrement dit, le processus de transformation du «zeitgeist» en même temps que celui du narrateur au fil des premiers neuf ans de la Convergence (voir lien: «Réveil»). Dans la mesure du possible, nous avons respecté le formatage du texte original. Certains passages des livres 2 et 3 ont été, pour des raisons qui nous sont inconnues, effacés; le contenu original a été récupéré pour cette édition.

Ultime observation: le texte est linéaire, mais le lecteur trouvera de petites discontinuités occasionelles dans la partie inférieure extrême des pages. Ces discontinuités étaient autrefois connues sous le nom de «notes de bas de page», et avaient pour fonction d’expliciter pour le lecteur certains mots ou situations, avant l’arrivée des hyperliens. Il n’est pas sans intérêt de souligner le fait que l’expression «bas de page» (qu’on opposait à «en-tête», la partie supérieure extrême où on inscrivait normalement la numérotation des pages) en dit long à propos de l’orientation standard, ou le patron du corps humain dit «traditionnel», où la tête occupait le haut et les pieds le bas.

Cette copie vous est offerte par le Musée et peut-être rapportée à la maison. Nous vous conseillons de lire le livre dans une ambiance confortable et sans mouvements, afin d’éviter les accidents. Nous vous rappelons qu’il n’y a aucun système de commentaires dans ce livre: tout feedback éventuel devra être acheminé au Musée via BioWeb.

Et maintenant, comme on disait anciennement, bonne lecture.

Lucida Sanz,  artiste Esc-ape et curatrice du

Musée Liquide de Nova Copacabana

Rio de Janeiro, mai 2109

Traduction à visées exclusivement scientifiques effectuée avec la permission de l’auteur.

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