Rachilde. 1884. Monsieur Vénus. Paris: Félix Brossier éditeur, 121p.
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Androgynes de corps et d’esprit: un idéal fin-de-siècle
La valorisation des jeunes hommes efféminés, dans la littérature décadente de la fin du XIXe siècle français, est indicielle d’un changement dans les configurations sociales, plus précisément en ce qui a trait aux stéréotypes sexuels. Le symbole du personnage androgyne, présent dans les romans Monsieur Vénus (1884) et Monsieur de Phocas (1901) de Rachilde et de Jean Lorrain, porte atteinte aux codes sociaux et esthétiques de masculinité et de virilité et en propose une redéfinition.
Dès le commencement des années 1880, en France, beaucoup de jeunes gens ressentent un sentiment de «décadence» prenant la forme d’une conviction de la disparition prochaine de la civilisation européenne. Les écrivains décadents (Villiers de l’Isle-Adam, Huysmans, Champsaur et Gourmont, notamment), grâce à une écriture subversive souvent inspirée de leur propre mode de vie original, tournent le dos aux valeurs en vigueur et remettent en question l’ordre établi. C’est d’ailleurs contre l’idée même de «nature» qu’ils en ont; leur littérature est ainsi marquée par la conviction qu’il faut refuser les déterminismes. Comme le souligne Jean Pierrot dans son ouvrage L’Imaginaire décadent, il faudra, pour bien des écrivains de la fin du siècle, «fuir [la] nature, refuser autant que possible les lois biologiques de l’espèce» (Pierrot: 19). Aussi sur le plan social, la fin du siècle voit naître plusieurs revendications provenant des minorités, sexuelles notamment. Stigmatisés par le développement de la psychopathologie sexuelle et par le discours moraliste de l’époque, les homosexuels commencent à afficher plus ouvertement leur mode de vie et à le faire valoir. Dans L’invention de la virilité moderne, George Mosse soutient que «les hommes efféminés, les femmes masculines, à partir des années 1890, s’affichèrent de plus en plus audacieusement et, malgré leur nombre restreint, ne cessèrent de défier le stéréotype» (Mosse: 92). On peut penser que le personnage du dandy, de chair ou de papier, a contribué à préparer les revendications des minorités sexuelles qui s’intensifient dans les deux dernières décennies du siècle. En effet, le goût des décadents pour le dévoiement donne fréquemment lieu à une inversion des identités sexuées, ainsi qu’à des représentations de jeunes hommes «dévirilisés» ou «efféminés», bref, à des «contretypes» de l’idéal masculin. Cette littérature regorge de héros homosexuels, travestis, nerveux, hystériques; des personnages que le discours doxique considère, somme toute, comme «contre nature». Nous désirons mesurer la répercussion de cette crise des valeurs hégémoniques sur la figure du jeune homme en étudiant sa représentation dans la littérature décadente de la fin du dix-neuvième siècle français, à partir de deux romans qui marquent, à peu de choses près, les époques du commencement et de l’essoufflement du mouvement littéraire décadent: Monsieur Vénus de Rachilde et Monsieur de Phocas de Jean Lorrain, publiés en 1884 et en 1901. Nous proposons de penser le jeune homme androgyne comme la représentation privilégiée, dans cet imaginaire déliquescent, pour problématiser le stéréotype masculin. La valorisation des figures d’Antinoüs et d’Astarté− deux prototypes antiques de l’androgyne – érige, semble-t-il, un autre type de modèle masculin aux contours mouvants. Au cœur de l’inquiétude et du pessimisme fin-de-siècle, un nouvel idéal masculin percerait donc. Nous pensons qu’il se présente comme une réelle critique de l’indistinction et de l’inséparabilité des notions de sexe et de genre, remettant de facto en question les concepts de norme et de nature. Afin de montrer que l’idée de la beauté décadente s’oppose au stéréotype masculin moderne, nous tenterons de voir en quoi les représentations antiques privilégiées par les écrivains fin-de-siècle s’éloignent de celles qui ont inspiré l’émergence du stéréotype moderne. Après avoir développé sur l’idéal esthétique ranimé par les romanciers du dix-neuvième siècle, nous évoquerons l’androgynie, non de corps mais d’esprit. En passant par l’étude de Michelle Coquillat, qui se penche sur la posture créatrice de certains poètes et écrivains du dix-neuvième siècle, il s’agira de comprendre que la revendication d’une androgynie intellectuelle indique, encore une fois, une violente négation de l’ordre conçu comme «naturel».
Les représentations mythiques de l’androgynie, définie comme «soit la réunion soit la confusion des sexes en un même individu» (Libis: 26), ont une origine bien lointaine, possiblement antérieure au mythe de Platon1Dans une note de son introduction, Jean Libis (op. cit., p. 21) précise que «[c]ette question est discutée, sans être résolue dans Les mythes de Platon, de Perceval Frutiger […] l’essentiel est que Platon ait laissé émerger dans son discours le mythe dans toute sa puissance suggestive». Ainsi, on considère souvent l’auteur du Banquet comme le fondateur de cette figure, même s’il semble que son origine soit plus ancienne.. Très souvent liées aux théogonies et aux cosmogonies, le mythe de l’androgyne renvoie l’homme à son origine sacrée et mystérieuse. L’androgyne platonicien, rappelons-nous, était à la fois femme et homme avant que Zeus ne le sépare en deux êtres distincts. La récurrence de la figure de l’androgyne à l’époque romantique et, ensuite, à la fin du siècle français pointe peut-être vers un désir de recommencement qui, lui, met probablement le doigt sur un malaise concernant les rapports entre les sexes, la nature et la culture. Jean Libis nous indique que l’intrusion du mythe de l’androgyne dans les discours
renvoie […] à ce qu’on pourrait nommer un «négatif de la sexualité», comme si le mythe de l’androgyne par l’éternel retour de son scintillement s’efforçait de gommer, ou au moins de neutraliser, ce qui dans la sexualité humaine procède d’un malaise irréductible (20).
En voyant comment est représentée la forme androgyne dans les romans décadents, nous pourrons tenter de cerner un peu mieux le malaise qu’elle cache. Nous verrons que ce type de personnage, à cause de ses rapports intimes, depuis Platon, avec les thèmes du commencement du monde et de la sexualité, semblait tout indiqué pour soutenir les revendications artistiques des écrivains de la fin du siècle.
Dès le tout début de Monsieur Vénus, le jeune homme est placé sous le signe de l’ambiguïté sexuelle. Raoule de Vénérande, dernière d’une lignée d’aristocrates, se rend dans un taudis où elle espère recevoir les services d’un fleuriste. À l’entrée du domicile, une pancarte indique «Marie Silvert, fleuriste, dessinateur» (Rachilde: 10). Or, le fleuriste et dessinateur, c’est le frère de Marie Silvert, Jacques. Ce dernier emprunte donc non seulement le prénom d’une femme, mais aussi son identité. À Raoule de Vénérande, étonnée de découvrir à son arrivée chez le fleuriste un homme enseveli sous les fleurs, Jacques répond: «pour le moment, Marie Silvert, c’est moi» (10). S’il n’est pas encore tout à fait femme, Jacques Silvert présente néanmoins, dès le départ, un écart par rapport au stéréotype de virilité:
[i]l regardait, cet homme, comme implorent les chiens souffrants, avec une vague humidité sur les prunelles […] Le menton, à fossette, d’une chair unie et enfantine, était adorable. Le cou avait un petit pli, le pli du nouveau-né qui engraisse. La main assez large, la voix boudeuse et les cheveux plantés drus étaient en lui les seuls indices révélateurs du sexe (11).
Il a vingt-quatre ans, mais il a l’air d’en avoir dix-huit; comparé d’abord à un chien, puis à un enfant, il sera finalement comparé à une femme, à une habile «femme du métier» (13). Dans les premiers temps, en fait, Jacques Silvert ignore tout de l’ambivalence de son physique et de son comportement. Lorsque Raoule lui fait remarquer l’étrangeté, pour un homme, d’être fleuriste, «car, enfin, [il] devr[ait] casser des pierres, ce serait plus naturel» (11), pense-t-elle, il objecte que sa profession «n’empêche pas d’être un homme!» (11) Alors qu’on ne voit que très rarement, pour ne pas dire jamais, la nudité des hommes dans les romans du dix-neuvième siècle, Jacques Silvert se montre complètement nu lors de la scène du bain. Cette nudité serait sans l’ombre d’un doute celle d’une jeune fille si la pilosité et le sexe de Jacques ne venaient jeter une ambiguïté si troublante:
Digne de la Vénus Callipyge, cette chute de reins […] se redressait, ferme, grasse, en deux contours adorables […] Les cuisses, un peu moins fortes que des cuisses de femme, possédaient pourtant une rondeur solide qui effaçait leur sexe. […] Entre la coupure de l’aisselle, et beaucoup plus bas que cette coupure, dépassaient quelques frisons d’or s’ébouriffant. Jacques Silvert disait vrai, il en avait partout. Il se serait trompé, par exemple, en jurant que cela seul témoignait de sa virilité (27).
En plus de ses attributs féminins, le caractère de Jacques n’incarne pas, lui non plus, la masculinité. Il est passif (54), prend la pose avec langueur (46, 97), est plus lâche que sa sœur et a peur de tout (50). Nous pourrions voir en Jacques la réincarnation de l’éphèbe grec ou, mieux, du puer romain, jeune esclave à la beauté délicate. La beauté émouvante du corps n’est pas le propre de la femme, dans le roman de Rachilde, mais bien celui du jeune homme. Comme le mentionne Jean-Paul Thuillier dans le premier tome d’Histoire de la virilité, «pour [les] poètes [de la Rome antique] ou leurs narrateurs en tout cas, c’est le beau puer qui serait en haut de l’échelle des désirs érotiques» (Thuillier: 80). Rachilde a montré sa préférence pour ce type de personnage dans plusieurs autres de ses récits: Notre-Dame des rats et «La mort d’Antinoüs», pour ne nommer que ceux-là. Raoule de Vénérande devient donc obsédée de ce puer, ce «mâle frais et rose comme une fille» (Rachilde: 14) et en fait sa proie, son esclave, sa possession absolue. Elle jette son dévolu sur le jeune homme, y voyant l’occasion d’un jeu nouveau, d’un échange de rôles sexuels qui lui donnerait une satisfaction que les configurations amoureuses traditionnelles échouent à lui procurer.
Mais il y a plus, chez Raoule de Vénérande, et chez les personnages décadents en général, qu’une recherche effrénée de plaisir: il y a volonté de refaire une création mal faite, de pallier une réalité objective, aliénante, marquée par un conflit des sexes. Ils souhaitent offrir une alternative à l’état des choses en retouchant ses défauts. Raoule, de fait, se compare à Dieu, émerveillée devant la beauté de sa création: elle se demande si «elle n’[a] pas créé, après Dieu, un être à son image» (55). En fait, dans une certaine mesure, elle arrive à corriger l’erreur que la nature a commis avec Jacques, ce «beau mâle de vingt et un ans, dont l’âme aux instincts féminins s’est trompée d’enveloppe» (44). Le projet décadent de redéfinir l’idée de nature est donc ici exprimé. Gérard Peylet le confirme: «le milieu où s’enferment ces personnages représente peut-être moins une négation de la nature et du monde réel qu’une tentative de réparation et de restauration» (Peylet: 136). Nous y viendrons, la redéfinition du concept de nature passe invariablement par une célébration artistique.
Après leur mariage, Raoule se fait appeler M. Silvert et, Jacques, Mme Silvert. De même, l’apparence de l’une se masculinise, alors que celle de l’autre se féminise. En vérité, la mission du couple consiste à «s’uni[r] de plus en plus dans une pensée commune: la destruction de leur sexe» (136). La représentation modèle, vénérée d’abord par la jeune femme puis prise comme exemple par le jeune homme, est Antinoüs, éphèbe grec à la beauté extraordinaire, quoique peu robuste, ce qui lui vaut d’être qualifié d’efféminé. Raoule expose le buste du personnage dans sa bibliothèque, bien en vue au milieu des autres objets d’art. C’est d’ailleurs sous l’égide de nombreux bustes et tableaux que le jeune homme apprend à devenir un bel «homme». Car pour plusieurs écrivains décadents, être un «homme» signifie une toute autre chose que pour leurs contemporains. Le dix-neuvième siècle, au demeurant, est fortement influencé par le canon esthétique masculin établi au siècle précédent. «Cet idéal abstrait du beau, écrit Mosse, se fond[e] sur la redécouverte de la statuaire grecque, que l’on pouvait admirer dans des collections célèbres et surtout grâce aux descriptions et aux gravures» (Mosse: 33). Cet auteur montre bien l’influence de certains intellectuels du dix-huitième siècle sur la formation du stéréotype. La description des statues grecques que fait Winckelmann, par exemple, mettent de l’avant un idéal de beauté unique; idéal qui deviendra prescriptif au cours du siècle à venir. Dans Monsieur Vénus, comme dans Monsieur de Phocas, l’éducation des jeunes hommes participe d’un culte artistique; la beauté, en effet, se trouve avant tout dans l’art, mais pas tant dans les représentations de guerriers ou d’athlètes grecs que dans celles des androgynes ou d’Hermaphrodite. Leurs mythes, de fait, entretiennent certaines ressem–blances. Il s’avère que les occurrences – dans la mythologie ou dans la statuaire antiques– du jeune homme à la beauté aux accents féminins ne manquent pas: pensons, en plus d’Antinoüs, à Adonis, Narcisse, Alcibiade et même Dionysos. Bien que Winckelmann souligne lui-même l’idéalité conférée par les Grecs à ces figures combinant la beauté féminine au sexe masculin2Dans son Histoire de l’Art, Winckelmann affirme que la «combin[aison] [d]es beautés et [d]es propriétés des deux sexes […] sont des productions idéales» (Histoire de l’Art dans l’Antiquité, 1764, Chapitre VI, Livre IV), il n’empêche que «[l]es statues que Winckelmann jugeait exemplaires représentaient surtout de jeunes athlètes dont le corps et l’attitude expriment la puissance et la virilité» (34). Ces caractéristiques, sauvegardées par l’idéal masculin moderne, sont celles-là même que rejettent les écrivains décadents. Ces derniers mettent plutôt en valeur, dans leurs récits, ce que le stéréotype moderne met de côté: langueur, délicatesse, manières affectées. Que ce soit par refus du réel, par goût de l’étrange ou, selon le mot de Mosse, dans le but de «retourner comme une arme l’idéal masculin contre la virilité normative» (94), les décadents s’inspireraient des êtres idéaux que sont les hermaphrodites ou les androgynes antiques pour, finalement, mettre de l’avant une nouvelle norme de masculinité.
Le processus de sublimation des traits féminins de M. de Phocas est déjà complété, dans le roman éponyme de Lorrain: «M. de Phocas était un frêle et long jeune homme de vingt-huit ans à peine, à la face exsangue et extraordinairement vieillie, sous des cheveux bruns crespelés et courts» (Lorrain: 13). Son apparence a donc bel et bien quelque chose de masculin, mais quelques caractéristiques trahissent une effémination. Ainsi sont décrites ses mains: attachée à «un frêle et blanc poignet», «[sa main est]délicieusement pâle et transparente, main de princesse et de courtisane» (14). Son teint est pâle et maladif et son visage, imberbe. Frêle et de complexion délicate, à vingt-huit ans, il a l’air d’en avoir quarante, et peut-être cent (20) ou même cent mille ans (22). Le duc de Welcôme, quant à lui, ressemble plus au jeune éphèbe sain qu’à un dandy valétudinaire: c’est «un très beau cavalier [de vingt-trois ans] avec une figure douce et triste» (118). Remarquons que dans ce roman, les trois principaux personnages masculins sont des esthètes dandys. Frédéric Monneyron, dans son ouvrage L’androgyne décadent, souligne que
à la fin du siècle, l’esthète et le dandy trouvent peut-être en l’androgynie leur point de convergence le plus net. Si l’esthète est une effémination indiscutable, il en va de même du dandy. Son côté féminin semble encore plus marqué vers 1900 qu’il ne l’était à l’époque romantique (Monneyron: 33).
Déjà, en 1845, Barbey d’Aurevilly écrivait, dans Du dandysme et de George Brummell, que les individus au physique équivoque sont des «[n]atures doubles et multiples, d’un sexe intellectuel indécis, […] Androgynes de l’histoire, non plus de la Fable, et dont Alcibiade fut le plus beau type, chez la plus belle des nations» (D’Aurevilly: 718). Comme nous l’atteste Barbey d’Aurevilly, l’ambiguïté du «sexe intellectuel» participe à l’idéalité du personnage androgyne. Nous y reviendrons un peu plus loin.
À un moment, une valse dansée par Raoule et Jacques accomplit le moment bref mais saisissant de la fusion complète des deux sexes. Voici comment elle est décrite:
Il ne cherchait pas à soutenir sa danseuse, mais il ne formait avec elle qu’une taille, qu’un buste, qu’un être. À les voir pressés, tournoyants et fondus dans une étreinte […] on imaginait la seule divinité de l’amour en deux personnes, l’individu complet dont parlent les récits fabuleux des brahmanes, deux sexes distincts en un unique monstre (Rachilde: 86).
Cette apparition s’évanouit dès que la valse prend fin. L’être complet, en vérité, ne peut trouver sa réalisation parfaite qu’en une image inanimée et impérissable, en une poupée abolissant tout à fait l’idée de nature pour ne retenir que le caractère artificiel. À la fin du roman, en effet, Raoule entreprend d’immortaliser le corps de Jacques, mort à l’issue de son affrontement avec le baron: elle le transforme en une poupée grandeur nature, en «un mannequin de cire revêtu d’un épiderme en caoutchouc transparent. Les cheveux roux, les cils blonds, le duvet d’or de la poitrine sont naturels; les dents qui ornent la bouche, les ongles des mains et des pieds ont été arrachées à un cadavre. Les yeux en émail ont un adorable regard» (113).
Du côté de Monsieur de Phocas, il n’est possible de guérir du mal de l’âme qu’à travers l’art, qui est le remède absolu. Deux œuvres en particulier tiennent ici lieu de références esthétiques: la statuette du peintre Claudius Ethal et la sculpture d’Antinoüs. Aux éléments féminins de la déesse Astarté (les bras frêles, les seins ronds) sont assortis des caractéristiques masculines (un torse plat, une hanche fuyante et un ventre plat), aboutis-sant à une étonnante conjugaison du masculin et du féminin. M. de Phocas, comme l’a autrefois été le duc de Welcôme, est «captif d’un regard, d’un introuvable regard, le regard même de la Déesse qui trouble et hante le sommeil de [ses] nuits» (Lorrain: 134); ce regard, il le cherche partout dans les prunelles des jeunes gens. Mais en fin de compte, aucun être en chair et en os ni même peint ne peut reproduire en Phocas l’intense fascination esthétique ressentie devant l’androgynie de l’Antinoüs de plâtre, contemplé un jour au Louvre. La statue d’Antinoüs devient, comme dans Monsieur Vénus, la représentation idéale de la beauté. Pendant tout le roman, cette perfection formelle du corps vivant est recherchée, mais en vérité, elle ne se retrouve chez aucun être humain. Les deux romans, en cela, représentent très bien la préoccupation de l’esthète décadent, qui s’enferme, nous dit Jean Pierrot «dans son univers intérieur dont il fait un paradis d’art voué à la contemplation esthétique» (Pierrot: 69). Le culte de l’art est, dès lors, favorisé au détriment des autres aspects de la vie. Les personnages deviennent parfois eux-mêmes œuvres d’art, comme c’est le cas dans Monsieur Vénus, où est intronisé Jacques comme dieu du «troisième sexe». Régis Revenin nous indique que
[c]’est dans ce contexte qu’émerge à la fin du siècle la théorie du ‘’troisième sexe’’, qui repose sur l’idée que l’on n’est pas vraiment un homme du point de vue social lorsque l’on ‘’décide’’, en tant qu’individu biologiquement de sexe masculin […] de se comporter délibérément comme une femme, en inversant les rôles sexuels et les identités sexuées (Revenin: 379).
Postulé par nombre de personnages rachildiens, l’existence de ce «troisième sexe», idéal, serait un amalgame des caractéristiques physiques de chaque sexe. Même si Raoule de Vénérande se dote des caractéristiques d’un caractère dit masculin – pouvoir, autorité et indépendance – il reste que, comme on a souvent manqué de le voir, d’autres qualités sont jugées supérieures dans le texte. Ces qualités (la grâce, la beauté, le pouvoir d’évocation esthétique du corps), c’est Jacques qui les a. Aux yeux de tous, Jacques devient «poème» (Rachilde: 47); plus même, «Jacques dev[ient] dieu» (43), l’idole d’une adoration esthétique toute décadente à l’endroit du jeune homme au sexe ambigu. C’est «pour le plaisir de l’art» (36) qu’il se prend à être une femme. Un fois transformé en mannequin au sexe indéterminé, en objet d’art idéal, la divinisation de Jacques est complète. Par-là, il dépasse peut-être Antinoüs et les autres statues grecques à connotations féminines, sinon les égale. Dans Monsieur de Phocas, nul être vivant n’a le pouvoir d’attraction esthétique d’Antinoüs. Le personnage principal reste, jusqu’à la toute fin, obsédé par le jeune androgyne qui évoque possiblement, comme quelques critiques l’ont proposé, son homosexualité3Voir, à ce sujet: Sophie Pelletier. 2011. «Le roman du bijou fin-de-siècle: Esthétique et société». Thèse de doctorat en études littéraires, Université de Montréal/Université Paris 8, 492 p. et Marie-Gersande Raoult. 2011. «Perversion et Subversion dans les romans de Rachilde et de Jean Lorrain (1884-1906): Une esthétique de la Décadence ». Thèse de doctorat en littérature française, Université de Limoges, 581 p.. Quoiqu’il en soit, le sous-titre de Monsieur de Phocas nous aiguille, encore, vers l’importance que prennent, à la fin du siècle, les représentations opérant l’union de l’art et de la sexualité.
Indiciel, entre autres, du refus ambiant des déterminismes, la figure du jeune homme androgyne met à mal le stéréotype masculin parce qu’il «ba[t] en brèche les critères normatifs de la masculinité et de la féminité» (Mosse: 98). Dans leurs romans, les écrivains décadents accompliraient ce qui est difficilement réalisable, dans la réalité: un être défiant la nature, une création esthétique qui rendrait compte du caractère arbitraire et irréconciliable des stéréotypes sexuels. Autrement dit, l’androgyne, sous la forme du jeune homme efféminé, tenterait d’accomplir, dans les textes, la volonté décadente de «corriger» le concept de nature. Devenant à l’occasion objet d’art lui-même, il incarne la supériorité de la création artistique sur la création naturelle. Joséphin Péladan écrit, en 1891, dans De l’Androgyne, qu’«[ê]tre beau c’est appartenir à un troisième sexe, impassible, intangible» (Péladan: 105). Le jeune homme apparaît en effet comme l’ersatz d’un idéal sexuel «intangible», qui ne peut s’accomplir parfaitement que dans l’art.
Il est vrai que l’on pourrait interpréter la résurgence des formes androgynes comme le fantasme d’une résolution de la crise des rapports entre les sexes. La crise du genre qui sévit dans la deuxième partie du siècle peut être attribuée, en partie, à la sévérité des modèles normatifs, qui n’admet aucun degré de déviation. Il s’avère cependant que la figure du jeune homme androgyne rend aussi compte
des schèmes esthétiques profondément ancrés dans les mentalités occidentales […], qui se f[ont] en faveur du sexe masculin[, puisque] [l’] essence masculine [reste] intellectuellement valorisée, [alors] que la forme féminine [reste], elle, esthétiquement valorisée. (Monneyron: 162)
Apparaîtrait donc une androgynie qui, celle-là, concernerait plus l’intellect de l’artiste que l’apparence physique. Selon Michelle Coquillat, plusieurs écrivains fin-de-siècle tels que Zola, Balzac, Stendhal et Baudelaire rejoignent ce type d’androgynie à travers leur rapport à la création artistique. La création littéraire, parce que presque toujours masculine, est un acte considéré comme viril. Elle demande force et puissance de l’esprit; l’artiste doit dominer la part passive de lui-même,
triompher de «l’esprit du Mal», c’est-à-dire de l’horreur de la chute, de la maladie nerveuse, du spleen, signe de l’emprise momentanée de la féminité. Or, l’état parfait de la création, celui de la virilité profonde, est si rare et si merveilleux qu’on cherche à le créer artificiellement, par la drogue, par l’opium, le haschisch. Enivré, l’être est Dieu (Coquillat: 167).
Parce qu’il peut créer un dieu à l’apparence délicieusement équivoque et digne d’une adoration esthétique, l’artiste décadent serait le Dieu des dieux. Peut-être est-ce pour cela que le personnage de Raoule de Vénérande a tant choqué. Cette jeune fille, autant dans le domaine des mœurs sexuelles et sociales que dans celui de la création artistique, contredit du tout au tout l’idée de «nature» qu’on se fait à l’époque. Cette Raoule qui se demande si «elle n’[a] pas créé, après Dieu, un être à son image» (55) est bel et bien une artiste, même si elle est femme. Maurice Barrès, dans sa préface, la décrit ainsi: une femme atteinte d’une «fatigue nerveuse, excessive et d’un orgueil inconnu» (Barrès: 8). Son «orgueil», c’est de se croire Dieu, maîtresse de sa création. Seulement, dans la mentalité de l’époque, le statut de créateur est, encore, strictement réservé aux hommes. Aussi dit-on que «[c]e que le mâle découvre dans l’ivresse et dans la création, c’est son aptitude à être dieu, qualité essentielle et bouleversante de la virilité» (Coquillat: 273). Une nouvelle définition de la virilité par des écrivains comme Baudelaire transparaitrait donc ici, ne concernant pas l’apparence physique mais plutôt l’aptitude créatrice de l’homme. L’écrivain, oisif de par son occupation – comparativement à celles de l’ouvrier ou du soldat – réclame la reconnaissance d’une virilité différente. À vrai dire, sa passivité apparente ne serait que le gage d’une puissante activité cérébrale. Toujours est-il que cette revendication positive des caractéristiques généralement attribuées aux femmes ne se fait pas sans l’expression d’une haine de celles-ci, comme le souligne Michelle Coquillat (273). Néanmoins, l’artiste du dix-neuvième siècle paraît redire, ici encore, son désir de se libérer des contraintes du stéréotype de virilité.
S’il peine à émanciper le stéréotype féminin, il reste que le symbole décadent de l’androgyne pourrait avoir réussi, nous semble-t-il, à soustraire le personnage narratif du jeune homme des déterminismes biologiques et, partant, à le retirer de l’étroit moule du stéréotype masculin moderne. Comme nous l’avons supposé, la valorisation des jeunes hommes efféminés porterait atteinte au code de la masculinité et en redéfinirait les termes. Soutenus par les revendications homosexuelles de l’ère du temps, et portés par une crise plus générale de la masculinité, les décadents auront ainsi saisi l’occasion d’offrir une alternative au paradigme masculin dominant. D’un autre côté, certains artistes admettent l’existence en eux de qualités «féminines», qu’il s’agit de dominer afin de laisser jaillir le vrai élan créateur, synonyme de force, de puissance, bref, de virilité. S’il faut reconnaitre qu’une telle volonté de récupération des prérogatives féminines se fait surtout pour réaffirmer la supériorité des qualités masculines, il n’empêche que cette posture ouvre une brèche dans la frontière entre les stéréotypes sexuels. Voilà, enfin, que se réitère la volonté des écrivains de la seconde moitié du dix-neuvième siècle de s’échapper de l’étroitesse des moules de la masculinité et de la virilité. A travers la valorisation de la figure de l’androgyne, physique ou intellectuelle, ceux-ci s’interrogent sur la possibilité d’unir de façon non conflictuelle les prérogatives traditionnellement réservées à l’un ou l’autre des sexes.
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Thullier, Jean-Paul. 2011. «Virilités romains: vir, virilitas, virtus», dans Alain Corbin, Courtine, Jean-Jacques et Vigarello, Georges (dir.), Histoire de la virilité, tome 1: L’invention de la virilité. De l’Antiquité aux Lumières, Corbin, Alain. Paris: Éditions du Seuil, p. 65-111.
Wincklemann, Johann Joachim. 1764. Histoire de l’Art dans l’Antiquité. Paris: Le livre de poche, 873p.
- 1Dans une note de son introduction, Jean Libis (op. cit., p. 21) précise que «[c]ette question est discutée, sans être résolue dans Les mythes de Platon, de Perceval Frutiger […] l’essentiel est que Platon ait laissé émerger dans son discours le mythe dans toute sa puissance suggestive». Ainsi, on considère souvent l’auteur du Banquet comme le fondateur de cette figure, même s’il semble que son origine soit plus ancienne.
- 2Dans son Histoire de l’Art, Winckelmann affirme que la «combin[aison] [d]es beautés et [d]es propriétés des deux sexes […] sont des productions idéales» (Histoire de l’Art dans l’Antiquité, 1764, Chapitre VI, Livre IV)
- 3Voir, à ce sujet: Sophie Pelletier. 2011. «Le roman du bijou fin-de-siècle: Esthétique et société». Thèse de doctorat en études littéraires, Université de Montréal/Université Paris 8, 492 p. et Marie-Gersande Raoult. 2011. «Perversion et Subversion dans les romans de Rachilde et de Jean Lorrain (1884-1906): Une esthétique de la Décadence ». Thèse de doctorat en littérature française, Université de Limoges, 581 p.