Colloque, 3 au 5 mai 2017
L’émergence du roman d’anticipation scientifique dans l’espace médiatique francophone (1860-1940)
Le colloque L’émergence du roman d’anticipation scientifique dans l’espace médiatique francophone (1860-1940), organisé par Claire Barel-Moisan, Jean-François Chassay, Christèle Couleau et Sarah Mombert, s’est tenu les 3, 4 et 5 mai 2017 à l’Université du Québec à Montréal.
Le roman d’anticipation scientifique se développe, dans le domaine francophone, au tournant du XXe siècle. Situé au croisement de la littérature et des sciences, à la lisière du roman d’aventure et du fantastique, il ne s’impose pas immédiatement comme un genre à part entière, mais se pense peu à peu à travers une série de dénominations génériques, du «merveilleux scientifique» au «roman des temps futurs» ou à la «science-fiction». Cette cristallisation accompagne l’essor de la vulgarisation scientifique, adoptant souvent de semblables logiques de diffusion et de popularisation.
À l’exception de quelques auteurs (Verne, Robida, Rosny aîné, Renard…), le vaste corpus qui compose cette littérature est peu connu. Le roman d’anticipation échappe au canon littéraire, à la fois parce qu’il relève de la littérature populaire et parce que ses productions ne sont pas unifiées sous une même bannière. L’un des objectifs de ce colloque est de remédier à cette méconnaissance en identifiant les parentés, les réseaux, les supports éditoriaux permettant de circonscrire cet ensemble générique. Pour ce faire, il propose d’aborder des romans et des nouvelles de littérature française, québécoise, belge et suisse, entre 1860 et 1940, soit du début des «Voyages extraordinaires» de Jules Verne jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
Dans ce cadre général, nous souhaiterions plus spécifiquement poser la question de la lecture, et de l’écriture du roman d’anticipation. En effet, la question du lectorat est centrale pour comprendre les stratégies des auteurs qui nous intéressent. S’ils parlent volontiers du futur, ce n’est pas aux générations futures qu’ils s’adressent, mais bien à leurs contemporains, qu’ils espèrent nombreux. Leurs choix éditoriaux, leur rapport étroit avec l’univers de la presse, leurs clins d’œil à l’actualité, leur maniement de l’humour et du spectaculaire, mais aussi leur souci de diffuser les connaissances scientifiques et de leur donner corps dans des récits largement accessibles forment diverses facettes d’un même questionnement, sociologique et esthétique, sur les moyens d’être lu…
Dans une perspective sociocritique, il s’agira aussi de mettre en contact le texte avec le hors-texte. Qu’on parte de ce qui constitue la «vie littéraire» (l’ensemble des conditions de production, de diffusion et de consommation des textes) ou du texte lui-même comme objet de langage et création esthétique indissociable de la société qui l’a vu naître, il faudra se demander comment l’acte de lecture et l’acte d’écriture permettent de penser l’anticipation scientifique sur les plans stratégique, cognitif, esthétique, intertextuel et interdiscursif. L’objectif sera donc d’observer à la fois ce qui produit le texte d’anticipation – pour quelles raisons sociales et historiques, liées à des pratiques et à des institutions en plein développement – et ce que produit le texte d’anticipation – que nous apprend-il sur la société de son époque, comment déplace-t-il les enjeux de la science en faisant le lien entre la fiction et la réalité sociale?
Communications de l’événement
L’émergence du genre anti-utopique en France
«C’est dans les temps louis-philippards que le sens d’utopie a changé: l’utopie, ce n’est plus simplement une conjecture philosophico-littéraire de distanciation cognitive, Verfremdung, c’est ce qui est rejeté par les esprits pondérés hors du possible, présent ou futur. Le socialisme, néologisme apparu vers 1832, toutes écoles confondues, est à ce titre montré utopique dans son essence. Il est plus utopique que les vieux romans de More et de Campanella qui ne se présentaient que comme des spéculations et non des systèmes positifs et des programmes à réaliser.»
Avancer à reculons dans l’espace: 1865 et le roman d’anticipation scientifique
«Nous allons nous arrêter sur le cas tout particulier d’Un habitant de la planète Mars qui est une sorte de curiosité littéraire, comme nous allons le voir.
Ensuite, nous allons nous interroger sur ce que cet ouvrage en particulier et ses collègues de 1865 peuvent nous dire de l’émergence du roman d’anticipation scientifique.»
Le Sociogramme de la richesse dans «L’Île à hélice» de Jules Verne (1895)
«La présente communication va s’intéresser à la question des publics par l’entremise des questions de poétique et de représentation chez l’auteur de la maturité, chez le Verne de 1895, celui qui a de longue date trouvé sa voix et qui a constitué son lectorat.
La représentation futuriste de la modernité, qui met au jour ce qu’on pourrait appeler un sociogramme de la richesse, s’effectue-t-elle d’une manière analogue à celle que donnait à lire le roman de jeunesse paru au XXe et, sinon, pourquoi?»
La réception de l’œuvre de Louis Boussenard «Les Secrets de Monsieur Synthèse» à l’aune d’un genre en formation: le roman d’anticipation
«Depuis que je travaille sur le roman d’anticipation dans le cadre du projet de Claire Barel-Moisan, j’ai eu l’occasion d’analyser de près un roman dont le foisonnement et la complexité m’ont paru spécialement dignes d’intérêt.
Il sera d’abord question de la place particulière que le roman Les secrets de Monsieur Synthèse occupe dans la production de son auteur, Louis Boussenard. Puis, nous aborderons la question du rôle que cette oeuvre a pu jouer dans le processus de constitution du genre du roman d’anticipation, à travers une étude de réception du roman.»
L’oeil qui en savait trop. Visions cinématographiques et présences extraterrestres dans «Les Trois Yeux» de Maurice Leblanc (1919)
«Comme la plupart des auteurs qui créent un monstre médiatique, Leblanc sera maintes fois tenté de se débarrasser de son personnage. Dans L’affaire du chien des Baskervilles, Pierre Bayard donne le nom de “complexe d’Holmes” à ce phénomène bipolaire où se mêle l’amour de la création et la haine pour la créature. Aux côtés de Conan Doyle, d’Hergé ou de Simenon, il faut donc ranger Leblanc parmi la liste des auteurs chez qui le trop grand succès d’un personnage déclenche un très fort désir de vie nouvelle et, ce qui m’intéresse surtout, un désir de nouvelles formes d’écriture.
Cette recherche de nouveauté dans la pratique littéraire se manifeste en partie chez Leblanc par la rédaction de quelques romans d’anticipation scientifique, à savoir, Les trois yeux en 1919, Le formidable événement en 1921 et Dorothée, danseuse de corde en 1923. Avec Les trois yeux, on ne peut pas nier que Leblanc arrive à proposer une expérience romanesque qui est particulièrement nouvelle pour lui, en cela que le roman est entièrement consacré à la description littéraire des effets propres aux images cinématographiques.
Le désir de renouveau de Leblanc l’amènera à proposer ce qui est, je crois, une des rares fictions de l’époque qui prend explicitement pour sujet ce défi que représente l’interprétation par le texte des effets du cinématographe qui est encore une machine relativement nouvelle à l’époque.»
La totalité: fantasmes et déconvenues anticipatoires chez Jean-Charles Harvey et François Hertel
«Ma communication s’attardera à traquer chez François Harvey les fantasmes et déconvenues de l’anticipation dans son recueil L’homme qui va. Cette lecture va s’accompagner en mineure d’une lecture du recueil Monde chimérique de François Hertel paru en 1940. Ce dernier recueil oppose le réalisme français à la féérie anglaise et il s’organise sur un nœud conflictuel qui est semblable à celui que l’on trouve chez Harvey qui exhibe une nette préférence pour la féérie contre le réalisme, pour l’anglais contre le français. […]
Entre le passé et le futur comme progrès, entre le réel et la féérie, la nature et la culture, un nœud conflictuel, le même, prend place dans les œuvres d’Harvey et Hertel.
Je travaillerai à en expliciter les tenants et les aboutissants, un peu mécaniquement sans doute, en me penchant sur ce que permet le motif anticipatoire dans ces textes.»
Le fou littéraire et le sociologue. La régénération post-catastrophique chez Paulin Gagne et Gabriel Tarde
«Il y a là une aporie avec laquelle le texte joue.
En même temps qu’il affiche bien les intuitions futures de Gabriel Tarde sur le plan théorique, comme par exemple la théorie de l’imitation, c’est un texte qui dit aussi: “Attention, il ne faut pas aller trop loin, la sociologie n’est pas là pour donner un programme existentiel à accomplir, elle est là comme science compréhensive et bien d’autres.”»
Portrait du scientifique en lecteur: l’influence de la littérature d’anticipation sur le projet d’une greffe de tête humaine
«Les analyses confrontant des textes littéraires et des textes scientifiques s’effectuent le plus souvent d’une manière externe, dans la mesure où on compare des corpus qui ne se croisent pas autrement que dans l’analyse elle-même. […]
J’aimerais aujourd’hui ajouter une troisième et bien étrange variable dans ce rapport entre anticipation et réalisation: le cas d’un scientifique de chair et d’os qui assume pleinement ce qui le relie à des fictions antérieures.
Tandis que la plupart des scientifiques de pointe, dont les travaux rappellent ceux des savants de la littérature, montrent une certaine gêne à faire l’objet de telles comparaisons, le neurochirurgien Sergio Canavero – quant à lui – est souvent fort à l’aise avec de tels rapprochements.
Il se sert même explicitement de récits d’anticipation dans son œuvre scientifique, tant dans des articles spécialisés que dans des textes de vulgarisation destinés à un grand public.»
Le futur en partage? Penser l’anticipation par le discours social
«Comment l’anticipation accommode-t-elle en narration, en récits, en fictions, un ensemble de matériaux d’époque verbaux et visuels qui sont également présents dans le journal, dans la publicité, dans le discours philosophique, dans le traité politique, etc.?
D’autre part, peut-on estimer l’importance de l’anticipation dans son premier contexte où elle rencontre des débats et des polémiques en vogue, mais aussi des formes d’expression et des dispositifs génériques déjà présents avec lesquels elle négocie?
Pour examiner ces aspects, je voudrais considérer la fureur du radium qui s’empare du premier tiers du XXe siècle sur une période qui va à peu près de la découverte des rayons X par Röntgen en 1895 et de la radioactivité par Becquerel en 1896, puis de la découverte du radium par le couple Curie en 1898, jusqu’à la mort de Marie Curie en 1934.»
Figures de la science en action dans les récits martiens
«La littérature d’anticipation scientifique participe de la mise en histoire de la science. De ce point de vue, elle contribue à l’acculturation de la société à ces nouveaux paradigmes scientifiques. La fiction littéraire joue ainsi un rôle actif de médiation et d’appropriation des contenus et discours scientifiques, mais aussi et surtout, de métadiscours dont ces sciences sont porteuses, c’est-à-dire de conceptions sur la nature même du savoir scientifique, ses méthodes, ses prétentions explicatives ou encore son rôle social, ses finalités, ses valeurs.
Dans le corpus de romans martiens que j’ai commencé à constituer, je souhaite explorer cette épistémologie, cette sociologie des sciences spontanée et romancée qui introduisent des représentations à travers la mise en scène de scientifiques en action.
Je ne présenterai aujourd’hui, évidemment, que quelques éléments de cette enquête centrée sur quelques oeuvres seulement et je m’attacherai essentiellement à la dimension cognitive prêtée à ces savants de papier.»
La science face à l’opinion publique: le traitement médiatique des figures scientifiques dans les romans de Jacques Spitz
«Je vais tâcher d’explorer les manifestations et les implications de la relation de concurrence symbiotique entre presse et monde savant dans les romans d’anticipation de Jack Spitz.
Cela impliquera d’abord d’étudier comment se représenter la figure du savant pour ensuite identifier de quelle manière les discours médiatiques inscrits dans le corps du texte permettent de transmettre une tonalité satirique particulière et, enfin, de prendre la mesure de la mise en relation des figures scientifiques et de l’opinion publique par l’entremise de la presse dans ses romans.»
Le Who’s who des scientifiques dans l’anticipation
«Pourquoi ce who’s who des scientifiques?
Au coeur du personnel romanesque du roman d’anticipation, les scientifiques occupent une place stratégique. À travers ces ingénieurs, ces expérimentateurs, ces théoriciens, ces vulgarisateurs ou ces universitaires, la fiction rassemble toutes les composantes de la communauté scientifique et rappelle que la science est avant tout une aventure humaine.
Ce grand répertoire des acteurs scientifiques de l’anticipation, recensant les caractéristiques et les déterminations propres de chacun, se divise en deux rubriques principales généralement distinctes, mais quelquefois entrecroisées ou construites en miroir une de l’autre.
Tout d’abord, il y a les scientifiques réels cités dans la fiction dont les théories interviennent au fil des textes. D’Archimède à Einstein, on verra quelles sont les figures ainsi convoquées pour quels effets de légitimation ou de satire et comment les savoirs évoqués se repartissent dans le temps, faisant écho aux découvertes les plus récentes ou à des théories déjà anciennes, voire périmées.
Le deuxième grand ensemble sera celui des personnages de la fiction qui exercent une activité de scientifiques. Ils représentent une multiplicité infiniment diverse qu’on ne saurait réduire à un portrait unifié du scientifique de l’anticipation.»
De la normalité à l’anomalie. Penser le monstre dans les textes d’anticipation
«Les fictions qui m’intéressent et dont je parlerai ici (Alfred Capus, Maurice Renard et Edmond About) sont de trois modèles très différents et appellent toujours des médecins à la barre. Ils produisent des textes, journaux et manuscrits qui servent de mégaphone, sinon d’embrayeurs narratifs, à ce qui est raconté.
Les trois types de l’avenir présenté dans les textes pourraient se résumer par trois formules dont je fais des sous-titres à ma présentation:
- le vélo, c’est l’avenir;
- l’électricité, c’est l’avenir;
- l’hermaphrodite, c’est l’avenir.»
La SFFQ en quête d’une origine: l’anticipation québécoise au XIXe et XXe siècle
«D’une certaine façon, ce que je voulais faire était d’essayer de trouver quand l’anticipation apparaît, ce qui est plutôt facile, et quand l’anticipation se double de motifs techno-scientifiques, ce qui est un peu plus difficile, avec des correspondances et des transferts culturels.
C’est, d’une certaine façon, un mouvement centrifuge, un mouvement centripète, quand le champ de la science-fiction ou de l’anticipation québécoise prend conscience de lui-même et à partir d’influences nécessairement extérieures.»
Le «Psautier de Mayenne» de Jean Ray: perspective lectorale d’un fantastique de l’indétermination
«Nous verrons en premier lieu comment le Psautier de Mayenne exploite les frontières de la connaissance et les croyances du public à travers le thème de l’exploitation nordique ainsi que par l’exploitation de notions scientifiques qui sont destinées à susciter un doute chez le lecteur quant à l’admissibilité des éléments qui sont mis en scène dans la nouvelle.
En second lieu, on proposera de lire le Psautier de Mayenne à travers un cadre des références mythiques en replaçant le récit de Jean Ray au sein de la tradition littéraire du voyage vers l’inconnu. On analysera alors les diverses rencontres entre l’équipage et ces mystérieuses créatures provenant du fond de la mer et on interrogera la figure du maître d’école à partir de plusieurs indices qui sont disséminés dans le récit.»
«Mettez 600F dans la fente et vous recevrez les palmes académiques». L’anticipation dans les formes brèves de la petite presse, 1860-1930
«Ce que montre l’exemple de ces créations petite presse est la nécessité de penser les productions sérielles dans leur contexte interdiscursif. Cela suppose d’échapper aux définitions transcendantes et anhistoriques des genres: la proto-science-fiction, l’anticipation comme unité indépendante du découpage interdiscursif, etc.
Dans notre cas, on voit qu’anticipation, merveilleux scientifique, inventivité technique ou inventivité bouffonne, culture du spectacle et de la consommation s’articulent dans une unité imaginaire qui forme une série culturelle cohérente. Mais dire cela, c’est tenir compte dans notre analyse des productions sérielles d’une tension entre deux logiques contradictoires: celles des imaginaires sociaux de l’époque, d’une part, pensés comme paradigme, et leur reconfiguration suivant la situation discursive et médiatique des oeuvres d’autre part. »
L’actualité de l’avenir. Le récit d’invention et de découverte dans le journal et la fiction d’anticipation au XIXe siècle
«De nombreuses fictions mettent en scène le phonographe. Certaines sont bien connues, d’autres moins. […] Je ne ferai qu’effleurer ces textes de fiction car, ce qui m’intéresse plus que le texte littéraire, c’est, en amont du livre, le moment de l’émergence de l’imaginaire phonographique dans le journal.
Le journal, je le vois comme ce lieu matriciel où se noue le rapport originel entre l’actualité et la science, entre l’ici et maintenant de la découverte et du savoir positif et la projection dans l’ailleurs ou dans le futur caractéristique de la fiction d’anticipation.»
Des Time Machines narratives: les journaux dans les romans d’anticipation de l’entre-deux-guerres
«Le journal paraît être lié indéfectiblement au présent et au passé proche, territoire de l’actualité, plus qu’au futur.
Mais, il existe aussi une vocation anticipative et prospective des journaux qui apparaît, par exemple, dans l’horoscope, les agendas des spectacles, la rubrique météorologique et toutes les rubriques de voeux. Au-delà de ces rubriques, Roxanne Panchasi a montré comment, ponctuellement dans l’entre-deux-guerres, l’inquiétude liée à l’actualité conduisait à l’émergence de thématiques d’anticipation dans la presse sur lesquelles vont se greffer des récits, nouvelles et romans.
Dans ces pages, souvent développées par les hebdomadaires Vues, Miroir du monde, Lectures pour tous, un regard inquiet est porté sur le futur, notamment dans les années trente à un moment d’essor des fascismes, de crise économique et de développement de la xénophobie.
Cette capacité et nervosité anticipatoire des années trente m’ont conduite à m’interroger sur le corpus des romans d’anticipation. Le fait nouveau est qu’à cette période, l’appellation “roman d’anticipation” commence à être employée, théorisée et reconnue.»
Lire avec des images: le rôle de l’illustration dans la construction d’une identité du roman d’anticipation
«Je voudrais ici tâcher d’interroger le rôle de l’illustration dans la constitution, certes forte embryonnaire, d’une identité du genre de l’ancitipation scientifique en formation.
L’idée serait d’ailleurs plutôt que l’image sert moins à unifier un genre qu’à en caractériser et en marquer des tendances, elles-mêmes fortement tributaires des productions médiatiques de leur temps et des logiques de support. L’image aide à lire, permet de visualiser ce que le texte parfois suggère, active des effets de réception, etc., mais elle opère également des brouillages ou, plus exactement encore, permet d’établir des points de passage et de connexion entre des univers que l’on postulerait a priori plutôt distants.
Il y aurait, et c’est cette hypothèse que je voudrais explorer, deux veines d’inégale importance.»
«Le regard qui s’allonge, ou la vision à distance»: formes et enjeux de l’illustration dans l’anticipation scientifique pour la jeunesse
«Il n’est ni aléatoire, ni anodin, que la culture de l’anticipation qui se déploie alors, avec sa poétique structurante et ses motifs obsessionnels, soit l’exacte contemporaine de la révolution du regard qui a la même époque renouvelle le paradigme de la caméra obscura qui avait prévalu jusque-là.
Une autre conception de l’humain se met en place, substituant au modèle cartésien une théorie relativiste du sujet, à la fois décentrée et incarnée, où la subjectivité devient première dans l’appréhension et la restitution du réel.
La littérature d’anticipation pour la jeunesse assume ce changement de paradigmes avec un déploiement d’images mettant en scène l’interaction entre anticipation et vision, interaction dont elle fait le sujet et l’enjeu de ses représentations. Il n’est pas interdit de penser que c’est entre autres ici, dans cette relation renouvelée à l’image, que s’est construit un nouveau profil de consommation culturelle dont nous ressentons l’impact encore aujourd’hui.»
Edgar Poe comme modèle: le récit d’anticipation entre fantastique, policier et imaginaire scientifique
«L’étude du recours à Edgar Poe comme modèle ne permet pas d’isoler une lignée généalogique grâce à laquelle on distinguerait nettement anticipation, policier et fantastique.
Au contraire, les références à Poe dans le corpus étudié confirment que ces différentes veines génériques se mêlent et que l’anticipation est foncièrement hybride.
Mais cette hybridité n’est pas, je crois, une hétérogénéité. Ce que le modèle de Poe me semble finalement révéler, c’est que les contours de l’anticipation, pour les contemporains qui l’écrivent et qui la lisent, sont seulement un peu plus larges que pour nous.»
Un naturalisme d’anticipation est-il possible? L’étrange cas de «L’autopsie du Dr Z***» d’Édouard Rod
«Un naturalisme d’anticipation semble, sinon catégoriquement impossible, du moins théoriquement inadmissible et en pratique très improbable.
Pourquoi?
D’abord parce que les oeuvres d’anticipation qui ont associé le nom de J. H. Rosny à la science-fiction ont paru après que l’auteur ait tourné le dos au naturalisme. Il faut savoir que la parution originale des Xipéhuz coïncide avec la publication du Manifeste des Cinq. Ce texte, signé en 1887 par J. H. Rosny et quatre autres romanciers somme toute inconnus, clamait haut et fort leur rupture définitive avec l’école naturaliste menée par Émile Zola.
Même en faisant abstraction de la signature de J. H. Rosny de ce plaidoyer tonitruant et un peu injuste contre La Terre, le roman que Zola publia cet été-là, tout connaisseur du roman de la seconde moitié du XIXe siècle restera sceptique devant l’hypothèse d’une littérature à la fois spéculative et naturaliste.
Car il ne faut pas confondre la fiction scientifique, celles que préconisent les écrivains naturalistes, fondée sur le paradigme scientifique de l’enquête médicale et des plaies sociales à soigner, par une littérature exhibant sans retenue ni délicatesse l’exemple à suivre où, plus souvent, l’épouvantable repoussoir à ne pas suivre. Il ne faut pas confondre la science-fiction de cet acabit et la science-fiction qui est tout autre chose.
C’est ce que nous rappelle Arthur B. Evans dans un bel article où il montre que la véritable science-fiction ne se met qu’en place que vers la toute fin du 19e siècle en France avec le renouveau apporté entre autres par les oeuvres de Rosny Aîné. »
Angere et docere. Le savoir des catastrophes
«Les personnages sont souvent confrontés à des événements violents, à des aventures dangereuses, à des adversaires malveillants. Ils sont en proie à l’angoisse et à la peur, entraînant volontiers le lecteur dans leurs inquiétudes.
Il est dès lors tentant de se demander comment cette prégnance de la peur s’articule avec la veine scientifique qu’exploitent ces récits, qu’ils s’inscrivent explicitement dans une perspective didactique ou qu’ils puisent simplement leur imaginaire à cette source scientifique. […]
Avec Jules Verne, tout d’abord, on se demandera comment inquiéter son lecteur pour mieux l’éduquer. Avec Camille Flammarion, ensuite, on verra comment se met en place la médiatisation de la peur et du savoir. Enfin, avec Michel Epuy, moins connu que les précédents, on verra comment la pseudoscience est mise au service du récit dans Récit de la peur.»
Anticiper le premier contact: la posture de l’exobiologie chez J.-H. Rosny aîné
«Que de la curiosité scientifique. Que de la volonté de cataloguer et de découvrir les secrets de la nature et du vivant.
Cette même curiosité qui habitait, par exemple, Pierre Aronnax, le naturaliste et protagoniste principal du roman Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne.
D’ailleurs, il y a un parallèle évident entre le naturalisme tel que pratiqué au XIXe siècle et l’émergence de l’exobiologie. Les deux postures sont toutes deux pluridisciplinaires et se fondent sur une volonté de découverte, d’observation et de classification du vivant, de la compréhension intrinsèque des aléas de son évolution, de son comportement et de son adaptation à son environnement.
Et comme le naturaliste faisait la rencontre pour la première fois d’une tribu indigène, l’exobiologiste devra, lorsque le premier contact aura lieu avec une espèce douée d’intelligence, invoquer à son profit les sciences sociales afin d’étudier, en plus de leur physiologie, les moeurs et coutumes de cette nouvelle civilisation.
Et ce qu’il y a de plus fascinant dans tout ça, c’est que Rosny, simple auteur de science-fiction, a anticipé, bien avant les travaux de Joshua Lederberg, la posture que doit adopter tout exobiologiste digne de ce nom dans ses fictions.»
Ère glaciaire cosmique et crise sémiotique chez Octave Béliard
«Comme beaucoup d’autres auteurs d’anticipation à l’époque, Béliard est un scientifique. Médecin, il est notamment l’auteur de nouvelles et d’essais, notamment sur Claude de Saint-Martin dont il fut l’un des disciples et sur l’occultisme. […]
Dans son oeuvre, science et occultisme, science-fiction et fantastique, se croisent et se confondent, oscillant entre croyance et esprit critique selon les étapes de sa vie. L’anticipation est une occasion pour lui de présenter au grand public des théories récentes, comme celle de l’évolution des astres, mais surtout d’en exploiter le potentiel imaginaire.
À travers le voyage d’explorateurs dignes de Jules Verne sur les plaines glacées d’un futur lointain et jusqu’aux ruines de Paris, il s’agira dans cette communication de montrer que la nouvelle Une exploration polaire aux ruines de Paris de Béliard met en scène une profonde crise sémiotique que met en évidence l’opposition entre la description du monde en régime apocalyptique, notamment certains champs lexicaux, et celle des ruines, dont la valeur est plus littéraire et onirique qu’archéologique.»
Mises en récit du pôle Nord: le fantasme de conquête et ses narrations problématiques dans les romans d’exploration scientifique du XIXe siècle
«Mon postulat est le suivant: à partir de la mise en scène d’une conquête des espaces vierges, les auteurs à l’étude miment le geste de leurs personnages et tentent eux aussi de conquérir un espace, l’avenir qu’ils cherchent à pressentir, mais aussi – et surtout – le genre dans lequel ils s’inscrivent et qu’ils sont en train de fonder.
Les rapports au territoire, aux explorateurs du passé et aux figures paternelles deviennent donc des outils de légitimation romanesque que se donnent ces auteurs.
Pour cela, je postule qu’existent au sein de ce corpus deux types de filiation distincts qui vont tout de même entrer en contact: la filiation de l’intertexte scientifique et la filiation, extérieure au texte, qui est la réception critique des oeuvres, la réception contemporaine des oeuvres.»