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Les migrations interdiscursives de l’idée d’autopsie dans l’antiquité grecque

Marie-Pierre Krück
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Article paru dans Les migrations interdiscursives: Penser la circulation des idées, sous la responsabilité de Marie-Pierre Krück et Savannah Kocevar (2021)

Jean-Paul Riopelle, «Point de rencontre – Quintette» (polyptyque), 1963

Jean-Paul Riopelle, «Point de rencontre – Quintette» (polyptyque), 1963 © Succession Jean-Paul Riopelle/SOCAN (2020). Photo CNAP.

L’autopsie (autos et opsis: voir par soi-même) est une idée qui remonte à l’Antiquité et dont nous n’avons toujours pas épuisé la richesse sémantique et épistémologique. La vue est l’opération privilégiée du savoir. Depuis les Grecs, elle a préséance sur les autres sens. Héraclite l’énonce clairement: «les yeux sont des témoins plus sûrs que les oreilles». Merleau-Ponty fait le même constat: «[c]’est en regardant, c’est encore avec mes yeux que j’arrive à la chose vraie⁠» (23). Cette suture opérée par l’opsis, la vue, entre l’autos, le soi, et le monde, est à la fois simple et complexe. Toute la phénoménologie de Merleau-Ponty repose d’ailleurs sur ce «labyrinthe de difficultés et de contradictions» qui se dressent dès que «l’on se demande ce que c’est que nous, ce que c’est que voir et ce que c’est que chose ou monde⁠» (Merleau-Ponty: 17). Malgré ce questionnement, voir de ses yeux demeure encore aujourd’hui, même après des siècles d’objectivation par le discours scientifique, une garantie⁠1Voir Foucault, 1963.. Dans la triade énoncée par Merleau-Ponty, il n’y a pas que le sujet et l’opération sensorielle et cognitive. Il y a aussi cette chose vue, cette vérité qui peut prendre plusieurs formes, variant au gré des époques, généralement au sommet de la pyramide épistémologique d’un système de pensée en train de se constituer. Si l’autopsie a eu de nombreux objets (évènement historique, révélation divine, corps ouvert, livre analysé), ceux-ci sont néanmoins toujours associés à la vérité. La notion d’autopsie, en raison de sa polyvalence et de sa plasticité, permet d’éclairer les discours de vérité qu’elle contribue à fonder, mais aussi de saisir leurs contradictions. Les discours se livrent souvent une rude compétition, dont l’enjeu est de déterminer lequel produit la vérité. Celui qui recourt à l’autopsie, qu’il soit historien comme Hérodote ou encore Polybe, théurge comme Proclus, évangéliste comme Luc⁠, médecin comme Vésale⁠ ou hommes de lettres  comme Chateaubriand ou Hugo, prétend toujours détenir un savoir privilégié qui lui permet de se poser en expert de la chose qu’il observe. Encore aujourd’hui, l’autopsie désigne un procédé général de véridiction: le locuteur qui prétend faire l’autopsie d’un phénomène entend en être l’ultime expert, celui qui clôt le débat et qui de facto tue son objet.

La portée d’une telle recherche dépasse l’étude de chacun des domaines particuliers qu’elle convoque pour éclairer le phénomène même de la migration interdiscursive. Une telle histoire de l’idée d’autopsie, qui est celle que je propose ici, éviterait les écueils identifiés par Foucault dans sa «préface» à la Naissance de la clinique (1963) et qui ne serait donc pas esthétique (en s’intéressant par exemple strictement à la genèse, à la filiation, aux parentés ou aux influences) ou psychologique (en recourant par exemple à la dénégation des contenus), mais bien discursive et dans laquelle

[…] ce qui compte dans les choses dites par les hommes, ce n’est pas tellement ce qu’ils auraient pensé en deçà ou au-delà d’elles, mais ce qui d’entrée de jeu les systématise, les rendant pour le reste du temps, indéfiniment accessibles à de nouveaux discours et ouvertes à la tâche de les transformer⁠. (Foucault: 11)

La notion d’autopsie se présente donc comme un outil particulièrement utile pour penser le rapport entre les disciplines via la notion d’emprunt (ou de «recyclage») ou encore de bricolage (Lévis-Strauss, Derrida). Déjà Galien rapporte que l’on définissait l’histoire médicale comme une autopsie, c’est-à-dire un témoignage de première main médiatisé par le récit⁠. Ce phénomène d’emprunt porterait sur une modalité du regard, adaptée dans chaque domaine du savoir à ses contraintes propres.

Je souhaite m’arrêter au rôle de l’idée d’autopsie dans trois domaines de la tradition écrite de l’antiquité grecque —à savoir l’historiographie, la religion et la médecine— afin de mieux saisir, d’une part, l’articulation de leurs régimes épistémologiques et, d’autre part, la façon dont l’autopsie a pu s’y imposer comme procédé de véridiction. Dans ces trois domaines, l’autopsie est au fondement de la découverte de la vérité et de sa validation. Il s’agit chaque fois bien sûr d’une observation liée au regard personnel, mais distanciée et produisant une vérité à valeur générale: la certitude historique fondée sur le témoignage de première main (Hérodote, Thucydide, Polybe, Diodore de Sicile, Pseudo-Scymnos), la vérité spirituelle de l’initié qui voit le dieu en face (Héraclide, Luc et les néoplatoniciens issus de la tradition théurgique, notamment Jamblique et Proclus); le savoir médical du médecin travaillant à éliminer toute médiation, parfois même celle du patient ou du livre qui sert de support imparfait et fragile à ce savoir (Dioscoride, Galien, Oribase). Si cette question a déjà fait l’objet de nombreuses contributions sectorielles, nous chercherons pour notre part à proposer une saisie interdiscursive de l’autopsie.

Il s’agit dans un premier temps de présenter quelques occurrences du terme grec et de ses dérivés dans les trois domaines à l’étude (du Ve siècle avant J.-C. au IIe siècle apr. J.-C.) afin de relever les transferts qui s’opèrent entre eux et d’être en mesure d’apprécier la façon dont un discours (historique, religieux, médical) s’approprie cette idée. À cet égard, le discours historique, qui inaugure le sens et constitue, en quelque sorte, le point de référence, conservera toujours un statut particulier. Je m’arrêterai donc un peu longuement sur l’usage hérodotien de la notion d’autopsie, car c’est par rapport à lui que se pensera l’écart, lequel nous permettra en retour de saisir la migration interdiscursive qui peut se produire vers le domaine médical ou religieux.

 

Les mots et les choses

Il ne s’agit pas ici de citer Foucault, mais de souligner d’emblée les limites de toute enquête sémantique. Notre étude en présente principalement deux. D’une part, chez Homère, sans que le mot apparaisse, la chose est bien présente. À plusieurs reprises, des héros manifestent ainsi leur étonnement devant un prodige, un thauma. Dans l’Iliade, la formule est toujours la même: «ὢ πόποι ἦ μέγα θαῦμα τόδ’ ὀφθαλμοῖσιν ὁρῶμαι» (Page, nous soulignons). Achille, notamment, à au moins deux reprises, est obligé de confronter ce qu’il a vu de ses yeux et le prodige qui se déroule ensuite. Il y a toujours deux temps au phénomène aperçu par Achille et c’est dans cet écart que se joue le thauma, l’impossible jonction entre ce qu’il a vu de ses yeux auparavant (que ce soit quelques secondes ou quelques jours) et la vision qui s’impose ensuite et avec laquelle il doit désormais composer. Au livre 21, vers 54, cet écart prend la forme matérielle d’un merveilleux brouillard que Poséidon répand pour protéger Énée:

Ayant ainsi parlé, il le laissa sur place, après lui avoir tout dévoilé. Aussitôt après, des yeux d’Achille, il dissipa le merveilleux brouillard. Achille alors de ses yeux vit très clair; mais il s’indigna et dit à son cœur au valeureux courage:
— Ah! certes, je vois là de mes yeux un étonnant prodige. Voici ma lance qui gît sur la terre, et je ne vois plus le guerrier contre qui je l’avais dirigée, brûlant de le tuer. (Référence de page dans une édition?)

Dans L’Odyssée, cependant, à part une variante qui substitue «ὦ πάτερ à ὢ πόποι» et qui est en fait fort proche de l’usage iliadique —Télémaque suppose que le prodige étonnant auquel il assiste est en fait le résultat de la présence divine2«Père, je vois de mes yeux un prodige étonnant. Les murs de la maison, les panneaux, les poutres de sapin, les colonnes élancées, tout brille à mes regards comme la flamme du feu. Un dieu sans doute se trouve en ce palais, un de ces dieux, maîtres du vaste ciel.»—, les formules varient. On trouve alors un exemple fort intéressant de la notion d’autopsie puisque le texte met déjà en relation le fait d’être témoin et celui d’être auditeur: «Voilà pourquoi tu me vois aujourd’hui venir à tes genoux, et te supplier de me parler de son triste trépas, si tes yeux par hasard en furent les témoins, ou si tu as entendu quelque guerrier errant t’en faire le récit3«εἴ που ὄπωπας ὀφθαλμοῖσι τεοῖσιν ἢ ἄλλου μῦθον ἄκουσας πλαζομένου»..» (PAGE) Dans nos corpus historiques et médicaux, deux exemples, et non les moindres, nous serviront à illustrer cette limite: celui de Thucydide et celui d’Hippocrate. L’un et l’autre placent l’observation personnelle au fondement de leur pratique historique et médicale⁠4Voir par exemple Bourgey, 1953.. Pourtant, Thucydide n’emploie jamais le mot «autopsie», bien que (ou peut-être parce que) son illustre prédécesseur, Hérodote, l’ait employé et même forgé. Le terme était donc disponible, mais Thucydide a préféré énoncer ses principes méthodologiques en soulignant non pas l’acte de voir, mais le fait d’être présent, qui est un corollaire important de l’autopsie: «ἀλλ’ οἷς τε αὐτὸς παρῆν» (1. 22). Hippocrate, qui définit la médecine comme une «invention importante et pleine d’art et d’observation5«τό γε εὕρημα καὶ μέγα καὶ πολλῆς τέχνης τε καὶ σκέψιος».» (PAGE), ne recourt pas non plus au terme alors que son successeur, Galien, en fera un usage assez important. D’autre part, le second écueil de toute étude sémantique est bien entendu la nature fragmentaire des données avec lesquelles nous devons travailler, laquelle nous oblige à la plus grande prudence.

 

Notre enquête

La forme substantive αὐτόπτης est de loin la plus usuelle avec plus de 731 occurrences. Elle est attestée à partir d’Hérodote et on la retrouve tout au long de l’Antiquité, dans tous les domaines qui nous intéressent, mais surtout en histoire et en médecine. Avec respectivement 22 occurrences et 18 occurrences, Polybe et Galien sont les auteurs qui l’emploient le plus. Elle apparait en majorité au nominatif (singulier et pluriel: 260 et 269 occurrences, combinées dans 72 % des cas). Il me semble que cela n’est pas anodin puisque l’autopsie est, dans son essence, un acte qui implique le sujet: la position grammaticale vient en quelque sorte redoubler la position privilégiée de celui qui est désigné comme un αὐτόπτης. Par ailleurs, Luc invente une formule, αὐτόπται καὶ ὑπηρέται, qui sera rapidement consacrée, ainsi qu’en témoigne son abondante reprise par la suite (plus de 90 fois). L’évangéliste inscrit ainsi durablement l’idée d’autopsie dans le christianisme et dans sa dimension kérygmatique. Deux autres lemmes substantifs, αὐτόπτις et αὐτόπτησις, sont tous les deux très tardifs (10 et 12e siècle) et assez peu usités (2 et 4 occurrences chez des auteurs ecclésiastiques). Le lemme αὐτοψία (129 occurrences) est lui aussi relativement tardif. Si on excepte un testimonium se rapportant à Démocrite, il faut attendre Dioscoride pour constater son apparition. Galien est l’auteur qui l’emploie le plus (12 occurrences) et c’est d’ailleurs en médecine qu’il apparait principalement. On ne trouve qu’une occurrence associée à l’histoire, chez Lucien de Samosathe. Cette apparition tardive du substantif qui désigne non plus le sujet  mais l’acte de voir de ses propres yeux est significatif à plus d’un titre. On se contentera pour l’instant d’avancer qu’il semble qu’il ait fallu un certain temps avant que l’autopsie soit pensée comme un moyen et non plus comme une attitude. Sous la forme adjectivale, on trouve deux lemmes qui auront aussi une forme adverbiale: αὐτοπτικός/αὐτοπτικῶς et αὔτοπτος/αὐτόπτως. On en trouve environ le même nombre d’occurrences (31 et 33). Les deux adjectifs semblent utilisés indifféremment et Proclus, pour ne nommer que lui, utilise les deux formes. Dans le cas d’αὔτοπτος, il est assez remarquable qu’une première occurrence se trouve chez Xénophon et une autre chez Héraclide (mais nous verrons qu’il s’agit d’une réécriture), puisqu’il faut ensuite attendre les Oracles chaldaïques puis Origène (donc au moins le 2e siècle après J.-C.) avant de le voir réapparaître. Jamblique est l’auteur qui a le plus recours à la forme adjectivale (αὐτοπτικός). ὐτοπτικός, si on ne tient pas compte d’une occurrence chez Héraclide (qui se trouve en fait chez Proclus), n’apparaît pas avant le Pseudo-Scymnos. Par contre, pour les formes adverbiales, les auteurs plus anciens ont préféré αὐτοπτικῶς, mais il faut tout de même attendre Galien puis Proclus pour que cet adverbe soit attesté. Αὐτόπτως est plus tardif et ne se trouve que dans le corpus ecclésiastique. Finalement, il n’y a qu’une forme verbale (lemme: αὐτοπτέω) avec 77 occurrences, mais elle est somme toute assez tardive, la première datant de Pausanias.

En ce qui concerne la répartition historique, on peut noter un phénomène intéressant: après une certaine intensité dans l’emploi de Hérodote à Héraclide, on constate qu’il n’y a plus, à l’exception d’une occurrence chez Démosthène et d’une chez Dinarque, aucun emploi du lemme pendant presque deux siècles. Polybe rompt ce long silence en faisant un usage relativement important de l’idée et du mot (22 occurrences). Il faut ensuite attendre Dioscoride et surtout Galien pour que le mot et l’idée reprennent un peu de vigueur (même si on note des emplois très significatifs au 1er siècle avant J.-C., notamment chez le Pseudo-Scymnos et Diodore de Sicile). Luc contribue grandement à l’intensification de l’usage en créant la formule αὐτόπται καὶ ὑπηρέται. Si c’est donc au 2e siècle apr. J.-C. que le mot est le plus employé, il convient de chercher à comprendre ce qui a pu favoriser un tel usage.

 

L’origine

Il me paraît nécessaire de m’étendre sur l’usage de la notion d’autopsie par Hérodote qui, on le sait bien, l’utilise afin de légitimer sa parole, de définir sa conception de l’histoire et d’asseoir son éthos narratif: «L’œil ou plutôt l’autopsie: il s’agit en effet de l’œil comme marque d’énonciation, d’un “j’ai vu” comme intervention du narrateur dans son récit, pour faire preuve.» (Hartog et Revel: 396). Dans les faits, l’autopsie ne caractérise pas le véritable travail de l’historien, qui est celui d’enquêter, de discriminer le vrai du faux. Elle marque au contraire la limite au-delà de laquelle il doit se faire ἱστορ. Mais nous avons 5 occurrences chez Hérodote. Trois sont d’ordre méthodologique ou épistémologique et sont bien connues: elles visent à rendre compte de la praxis de l’historien ou plutôt de sa limite. Les deux autres occurrences, plus obscures, concernent Thémistocle et Aristide qui échangent à propos d’une scène d’autopsie. Il y a donc deux types d’autoptès chez Hérodote: le narrateur (ou ses sources) et au moins un personnage. Nous y reviendrons. Dans les 3 occurrences où le narrateur se présente comme un autoptès, les limites, géographiques et discursives, se recoupent et se redoublent à chaque fois, comme l’a vu François Hartog:

Ainsi l’œil du voyageur balise l’espace et découpe des zones plus ou moins connues (depuis ce que j’ai vu de mes propres yeux, ce que d’autres ont vu jusqu’à ce que personne n’a vu), de même, dans l’espace du récit, l’œil du narrateur ou, le cas échéant, celui des narrateurs délégués découpe des zones plus ou moins croyables pour le destinataire. (Hartog et Revel: 398-399)

Ἄλλου δὲ οὐδενὸς οὐδὲν ἐδυνάμην πυθέσθαι, ἀλλὰ  τοσόνδε μὲν ἄλλο ἐπὶ μακρότατον ἐπυθόμην, μέχρι μὲν Ἐλεφαντίνης πόλιος αὐτόπτης ἐλθών, τὸ δ’ ἀπὸ τούτου ἀκοῇ ἤδη ἱστορέων (Hérodote, 2.29, nous soulignons)

Je n’ai pu en apprendre plus de personne, mais voici tous les renseignements que j’ai obtenus en poussant mes recherches le plus loin possible; jusqu’à Éléphantine, je rapporte ce que j’ai vu de mes yeux, et, pour les territoires qui sont au-delà de cette ville, ce qui me fut dit au cours de mon enquête. (Hérodote: 171-172, nous soulignons).

L’enquête (ἱστορέων) vient pallier le fait que l’historien n’a pas tout vu. Quand il est autoptes, il donne l’illusion de rendre son discours transparent: son travail n’intervient pas. Seul son mouvement est indiqué: αὐτόπτης ἐλθών. Son véritable travail d’enquête commence quand il n’a justement pas de rapport direct à l’événement: τὸ δ’ ἀπὸ τούτου ἀκοῇ ἤδη ἱστορέων. Remarquez l’équilibre de la phrase et l’opposition implicite entre les deux actes: μέχρι μὲν […] τὸ δ’. L’autopsie lui permet de faire l’économie du travail d’enquête qui définit la pratique de l’histoire (ἱστορίης ἀπόδεξις) inaugurée par Hérodote. L’enquête commence dans un «au-delà» géographique et discursif. Dans la seconde occurrence (3.115), le narrateur marque une fois de plus la limite de son discours en recourant à l’autopsie:

Τοῦτο μὲν γὰρ ὁ Ἠριδανὸς αὐτὸ κατηγορέει τὸ οὔνομα ὡς ἔστι Ἑλληνικὸν καὶ οὐ βάρβαρον, ὑπὸ ποιητέω δέ τινος ποιηθέν· τοῦτο δὲ οὐδενὸς αὐτόπτεω γενομένου δύναμαι ἀκοῦσαι, τοῦτο μελετῶν, ὅκως θάλασσά ἐστι τὰ ἐπέκεινα τῆς Εὐρώπης. Ἐξ ἐσχάτης δ’ ὦν ὅ τε κασσίτερος ἡμῖν φοιτᾷ καὶ τὸ ἤλεκτρον (Hrd.: 3.115)

En premier lieu, ce nom même d’Éridanos trahit une origine grecque et non barbare: il aura été fabriqué par quelque poète. En second lieu, je ne puis, malgré tous mes efforts, trouver un témoin oculaire qui me confirme l’existence d’une mer au-delà de l’Europe. Tout ce que je puis dire, c’est que l’étain nous arrive de l’extrémité du monde, ainsi que l’ambre. (330)

Dans ce passage, on voit à l’œuvre le travail de l’historien (μελετῶν) et sa limite: dans la première partie de la phrase, on suppose qu’une analyse ou une enquête sous-tend son affirmation quant au caractère grec du nom Éridanos; dans la seconde partie de la phrase, on constate la limite du travail de l’historien qui n’est pas tant celui d’être un autoptes que d’en trouver afin de les entendre. Son discours se tarit alors que l’extrémité du monde est atteinte. Dans le troisième et dernier passage, cette même limite du travail de l’historien, qui n’est pas un autoptes mais qui dépend des témoins oculaires pour travailler, est marquée:

ῆς δὲ γῆς τῆς πέρι ὅδε ὁ λόγος ὅρμηται λέγεσθαι, οὐδεὶς οἶδε ἀτρεκέως ὅ τι τὸ κατύπερθέ ἐστι. Οὐδενὸς γὰρ δὴ αὐτόπτεω εἰδέναι φαμένου δύναμαι πυθέσθαι· οὐδὲ γὰρ οὐδὲ Ἀριστέης, τοῦ περ ὀλίγῳ πρότερον τούτων μνήμην ἐποιεύμην, οὐδὲ οὗτος προσωτέρω Ἰσσηδόνων αὐτὸς ἐν τοῖσι ἔπεσι ποιέων ἔφησε ἀπικέσθαι, ἀλλὰ τὰ κατύπερθε ἔλεγε ἀκοῇ, φὰς Ἰσσηδόνας εἶναι τοὺς ταῦτα λέγοντας. Ἀλλ’ ὅσον μὲν ἡμεῖς ἀτρεκέως ἐπὶ μακρότατον οἷοί τε ἐγενόμεθα ἀκοῇ ἐξικέσθαι, πᾶν εἰρήσεται (Hrd.: 4.16).

Au-delà du pays dont nous allons maintenant nous occuper, personne ne sait au juste ce qu’il y a; je n’ai pu trouver un seul informateur qui déclarât avoir vu de ses yeux cette région, et Aristéas lui-même, le poète dont je viens de parler, n’a nullement prétendu dans ses vers avoir été, lui, au-delà des Issédones: des régions plus lointaines il ne parle que par ouï-dire et déclare tenir des Issédones ce qu’il en sait. On trouvera ici tous les renseignements que nous avons pu recueillir avec quelque précision en poussant notre enquête aussi loin que possible (366)

Le logos, le discours, jaillit ici de lui-même (ὅρμηται) alors que nul savoir antérieur ou contemporain ne vient entraver la parole de l’historien. On voit cependant qu’il s’agit d’une pose, car le travail d’enquête a bel et bien commencé, comme le révèle l’adverbe ἀτρεκέως (précisément, de façon certaine), qui laisse supposer qu’Hérodote a entendu des témoignages qui n’ont pas satisfait ses exigences d’historien. Comme si cette phrase n’était pas suffisante pour mettre en scène les limites de son discours, il développe et explique en marquant son impuissance: Οὐδενὸς γὰρ δὴ αὐτόπτεω εἰδέναι φαμένου δύναμαι πυθέσθαι·. Sa dunamis d’historien est en quelque sorte paralysée. Il poursuit ensuite pour discréditer la parole du poète qui a recueilli les ouï-dire, lesquels ne valent rien puisqu’ils n’ont pas été tamisés par l’historien. Celui-ci marque une fois de plus la limite de son discours: ce n’est que ce qui est ἀτρεκέως qui peut avoir de la valeur, et l’historien travaille ici à effacer sa présence en recourant à une forme passive πᾶν εἰρήσεται après un usage appuyé de la 1ère personne du pluriel (et non 1ère personne du singulier) pour se désigner dans sa capacité οἷοί τε ἐγενόμεθα.

Je conclurai cette section sur Hérodote en analysant les deux dernières occurrences de la notion d’autopsie. Elles m’intéressent dans la mesure où elles révèlent une mise en scène ourdie par Thémistocle. Aristide annonce à son rival qu’ils sont cernés par l’ennemi. Son autorité d’autoptès vient mettre un terme aux discours des Péloponnésiens:

Λέγω δέ τοι ὅτι ἴσον ἐστὶ πολλά τε καὶ ὀλίγα λέγειν περὶ ἀποπλόου τοῦ ἐνθεῦτεν Πελοποννησίοισι. Ἐγὼ γὰρ αὐτόπτης τοι λέγω γενόμενος ὅτι νῦν οὐδ’ ἢν θέλωσι Κορίνθιοί τε καὶ αὐτὸς Εὐρυβιάδης οἷοί τε ἔσονται ἐκπλῶσαι· περιεχόμεθα γὰρ ὑπὸ τῶν πολεμίων (Hrd.: 8.79)

Or je t’annonce que les Péloponnésiens peuvent toujours discourir plus ou moins longuement sur le départ de la flotte: cela ne changera rien à la situation, car j’ai vu de mes yeux ce que je t’annonce: pour l’instant, qu’ils le veuillent ou non, les Corinthiens et Eurybiade en personne seront bien incapables de partir d’ici, car nous sommes entourés par les ennemis. Va les retrouver, et donne-leur cette nouvelle. (333)

Le plus remarquable dans cet épisode, c’est la façon dont cette scène d’autopsie remet le récit et l’histoire en route. De la même façon que la dynamis de l’historien est fécondée par l’autopsie des autres, le récit, dans ce cas-ci, a besoin d’un élément déclencheur pour se poursuivre. La paralysie des Grecs, marquée par les discours longs et courts, mais en définitive tout aussi inefficaces, est enrayée par la mise en scène de Thémistocle qui écrit littéralement l’histoire en contraignant les Grecs à sortir de leur inaction:

Ὁ δ’ ἀμείβετο τοῖσδε· Κάρτα τε χρηστὰ διακελεύεαι καὶ εὖ ἤγγειλας· τὰ γὰρ ἐγὼ ἐδεόμην γενέσθαι, αὐτὸς αὐτόπτης γενόμενος ἥκεις. Ἴσθι γὰρ ἐξ ἐμέο <ποιεύμενα> τὰ ποιεύμενα ὑπὸ Μήδων. Ἔδεε γάρ, ὅτε οὐκ ἑκόντες ἤθελον ἐς μάχην κατίστασθαι οἱ Ἕλληνες, ἀέκοντας παραστήσασθαι (Hrd.:8.80).

Thémistocle lui répondit: «Ton conseil est excellent, et tu nous apportes une bonne nouvelle: ce que tu as vu de tes yeux, ce qui t’amène ici, c’est exactement ce que je désirais. C’est grâce à moi, sache-le, que les Mèdes font ce qu’ils font, car du moment que les Grecs ne consentaient pas à engager volontairement la bataille, il fallait bien les y forcer. (333)

L’autopsie est donc une idée qui non seulement marque la limite du discours de l’historien, mais qui a une valeur proprement discursive puisqu’elle est capable de remettre le récit en route. Ultimement, tout récit souhaite donc devenir autopsie.

 

Transferts interdiscursifs

Maintenant, si on considère les trois domaines que nous avons ciblés, l’histoire, la médecine et la religion, on peut faire encore quelques remarques sémantiques et identifier des lieux de transferts interdiscursifs. On a vu que le substantif αὐτόπτης était largement plus répandu qu’αὐτοψία. Les historiens, à l’exception notable de Lucien de Samosathe, n’emploient d’ailleurs jamais αὐτοψία qui se retrouve, par contre, dans les corpus médicaux (Dioscoride, Soranus, Galien) et religieux (Luc puis les néoplatoniciens d’allégeance théurgiques). À cet égard, l’emploi particulier d’αὐτοψία par Lucien pourrait indiquer un transfert interdiscursif entre la religion et l’histoire puisqu’il emploie le terme dans un passage semblable à une préface historique, mais à propos d’un fait religieux: «Je relate des faits que j’ai vus de mes propres yeux, ou qui m’ont été communiqués par les prêtres, quand ces faits étaient antérieurs à mon époque6«γράφω δὲ Ἀσσύριος ἐών, καὶ τῶν ἀπηγέομαι τὰ μὲν αὐτοψίῃ μαθών, τὰ δὲ παρὰ τῶν ἱρέων ἐδάην, ὁκόσα ἐόντα ἐμεῦ πρεσβύτερα ἐγὼ ἱστορέω»..» ((Lucien: 1) Le fait qu’αὐτοψία soit utilisé au datif indique bien qu’il est désormais conçu comme un outil permettant de connaitre (μαθών) le monde contemporain. Pour les faits antérieurs (ἐόντα ἐμεῦ πρεσβύτερα), il faut se contenter de faire de l’histoire (ἱστορέω). Le transfert est bien entendu timide —on pourrait dire que Lucien fait encore de l’histoire—, mais on peut tout de même tâcher de rendre compte de cet emploi unique du substantif, pour lequel la préface de Dioscoride pourrait avoir servi de modèle.7Je ne sais toutefois pas si Lucien avait lu Dioscoride.

Au niveau sémantique, Galien nous offre aussi une fenêtre très intéressante sur la polysémie du terme αὐτοψία puisqu’il prend la peine, dans le Sur les sectes, aux étudiants, d’en donner une acception propre aux médecins empiriques. Le passage est bien connu et il marque, comme celui de Lucien, un transfert interdiscursif :la notion d’autopsie, auparavant largement tributaire de la méthodologie historique, est intégrée à la discipline médicale, qui opère un bricolage au sens de Lévi-Strauss : « [L]es empiriques appellent autopsie une semblable réunion, attendu qu’elle est un souvenir des faits observés souvent de la même manière. Ils lui donnent aussi le nom d’expérience; ils nomment histoire la relation de ces faits observés. Un même fait est du domaine de l’autopsie quand on l’observe, et du domaine de l’histoire quand on l’apprend d’après l’observation d’autrui8«Ἐκλήθη δ’ ὑπ’ αὐτῶν αὐτοψία τὸ τοιοῦτον ἄθροισμα, μνήμη τις οὖσα τῶν πολλάκις καὶ ὡσαύτως ὀφθέντων. ὠνόμαζον δ’ αὐτὸ τοῦτο καὶ ἐμπειρίαν, ἱστορίαν δὲ τὴν ἐπαγγελίαν αὐτοῦ· τὸ γὰρ αὐτὸ τοῦτο τῷ μὲν τηρήσαντι αὐτοψία, τῷ δὲ μαθόντι τὸ τετηρημένον ἱστορία ἐστίν»..»  (Kühn: 1.67.14). Les deux verbes Ἐκλήθη et ὠνόμαζον soulignent bien l’entreprise sémantique de Galien, qui connaissait entre outre la distinction classique entre autopsie et histoire pour l’avoir lue chez Dioscoride et qui utilise à deux reprises, cela n’est donc pas anodin, le terme αὐτοψία dans sa préface pour distinguer l’observation personnelle de l’histoire.

Le prologue de Luc à son évangile est lui aussi un lieu de transfert interdiscursif puisque ce texte résolument religieux emprunte, probablement à l’histoire, mais peut-être aussi à la médecine (nous y reviendrons), l’idée d’autopsie pour désigner les premiers témoins de la vie de Jésus Christ. Force est néanmoins de constater que l’usage historique de l’autopsie reste dominant même s’il est intégré, bricolé, dans d’autres discours.

Avant de regarder de plus près les sens qu’ont pu prendre ces différents termes et les contextes dans lesquels ils apparaissent, il faut aborder un dernier aspect, celui de l’usage qu’ont fait les néoplatoniciens de mouvance théurgique de la notion d’autopsie. Cet usage est unique et semble indépendant de celui inauguré par le discours historique. En effet, Jamblique, Synésius et Proclus ont recours à la famille sémantique de l’autopsie pour parler de la vision du dieu en face qui est l’un des aboutissements de la théurgie. Chez Jamblique, l’autopsie semble recouvrir l’épopteia des mystères qui désignait, dans ce contexte bien antérieur, la vision du dieu par l’initié et donc, le dernier degré de l’illumination. Dans certains papyrus magiques, la recette censée permettre l’apparition d’un dieu face à soi est d’ailleurs appelée un autoptos logos (Liefferinge: 38). Jamblique aurait peut-être été influencé par les Oracles chaldaïques, dans lesquels on trouve 2 occurrences de ce type: αὐτόπτοις φάσμασιν et αὔτοπτον ἄγαλμα. Quoi qu’il en soit, si l’on considère effectivement que Jamblique désigne par autopsie ce que les adeptes des mystères nommaient epopteia, il faut interroger ce glissement sémantique qui remplace le préfixe epi par auto. Faut-il y voir, comme le suggère Carine van Liefferinge, la façon dont Jamblique conçoit le rite en opposant «à l’idée d’une contrainte exercée sur les dieux une conception du rite selon laquelle les dieux apparaissent d’eux-mêmes, de leur propre volonté» (164)? Ou faut-il replacer cet usage dans le contexte plus large de notre enquête sur l’autopsie, où le terme est désormais largement répandu, surtout dans le corpus religieux chrétien? Il faut aussi considérer la manière dont Proclus utilise lui aussi la terminologie de l’autopsie pour évoquer le traité perdu d’Héraclide, Sur les choses de l’Hadès. Ce traité contenait le récit d’un certain Empédotime de Syracuse, lequel aurait eu, enveloppé par la lumière qui encercle les dieux, une vision d’Hadès et de Perséphone, «une vision de toute la vérité sur les âmes» dans une série «d’autopsies directes» (ἰδεῖν δὲ δι’ αὐτοῦ πᾶσαν τὴν περὶ ψυχῶν ἀλήθειαν ἐν αὐτόπτοις θεάμασιν (Proclus: 191). Dans ce cas-ci, il me semble qu’on ne peut comprendre cette réécriture en termes d’autopsie d’un phénomène qu’Héraclide n’avait probablement pas nommé par ce vocable (je précise qu’il n’y a aucun emploi religieux de celui-ci avant le Corpus hermeticum) sans tenir compte de l’usage que les autres discours, et en particulier le discours historique, faisaient de cette notion. Car, dans le passage du commentaire de Proclus sur la République, il est bien dit qu’Héraclide ἱστόρησεν, qu’il est en fait l’historien de ce phénomène. Il y aurait encore beaucoup à dire sur l’emploi religieux de la notion d’autopsie, mais nous nous contenterons de ces quelques remarques pour aborder maintenant les contextes dans lesquels apparaît l’autopsie.

 

Procédés de véridiction

L’autopsie est d’abord convoquée par les auteurs historiques et médicaux pour mener à bien une réflexion épistémologique sur leur pratique et sur sa mise en discours. C’est le cas par exemple de Dioscoride dans sa «préface» et bien évidemment d’Hérodote, de Polybe ou encore de Diodore de Sicile. En revanche, cette réflexion n’apparait pas dans le corpus religieux. Plus on avance dans le temps, plus l’autopsie est explicitement pensée dans son rapport à l’histoire. Chez Polybe, la conscience de ne pas être omniscient est plus aiguë:

Comme les événements s’accomplissent en bien des endroits à la fois et qu’il n’est pas possible qu’un même homme se trouve au même moment en plusieurs lieux, comme il est de même exclu qu’un seul homme puisse visiter lui-même tous les pays du monde et prendre connaissance de leurs particularités, il ne reste plus qu’à se renseigner auprès du plus grand nombre de gens possible, à retenir les renseignements dignes de créance et à ne pas se tromper dans la critique des témoignages recueillis. (12, 4c 4).

C’est bien l’impossibilité de l’autopsie qui rend l’histoire nécessaire. Malgré cette conscience, Polybe tend à opposer deux conceptions de l’histoire, la première fondée sur l’autopsie, la seconde sur les récits (oraux ou écrits) des autres et cette opposition connaîtra une longue postérité, ainsi qu’en témoigne par exemple le genre des Mémoires sous l’Ancien Régime:

On demanderait volontiers à cet historien ce qui, à son avis, coûte le plus d’argent et de peine, de rester dans une ville à amasser des documents écrits et à en tirer des renseignements sur les mœurs des Ligures et des Gaulois, ou d’essayer de prendre une connaissance directe de la plupart de ces peuples et de ces contrées; de s’informer sur les batailles, les sièges et les combats navals ou d’acquérir l’expérience de la guerre et des épreuves qu’elle comporte en faisant soi-même campagne. J’estime pour ma part qu’il y a moins de différences entre vraies constructions et décors de théâtre ou encore entre l’histoire et l’éloquence d’apparat que, dans tout ce qu’ont écrit les historiens, entre les récits nourris d’une expérience personnelle acquise dans l’action et l’épreuve et ceux qui sont fondés sur des témoignages oraux ou des relations écrites. (Polybe : 12, 28a 5).

On est loin de Galien qui, dans sa définition, annulait en quelque sorte l’opposition entre autopsie et histoire puisqu’un «même fait» (αὐτὸ τοῦτο) peut relever de l’autopsie quand on l’observe, et de l’histoire quand on l’apprend d’après l’observation d’autrui. C’est donc une différence importante entre l’histoire et la médecine: les historiens ne résoudront jamais tout-à-fait la tension initiale qui unit l’autopsie à l’histoire.

Chez les historiens, l’autopsie s’oppose donc à deux types de connaissance qui sont considérés comme inférieurs: le récit d’un témoin et encore plus bas dans la hiérarchie le savoir livresque. Dion Cassius résume bien cette triade: «Beaucoup ont écrit dans un sens ou dans l’autre, sans rien savoir étant donné qu’ils n’étaient pas témoins oculaires et qu’ils n’avaient pas interrogé les indigènes, et en se fiant chacun pour sa part à leur travail personnel de lettré.» (39, 50, 3)

Il faut comprendre, que ce n’est pas tant l’acte de voir qui est en jeu, mais le degré de présence à la chose racontée. La médiation peut devenir vertigineuse et, plus il y a d’instances, plus le récit perd sa capacité à prétendre au vrai. Et cela sans compter la malignité des relais (oraux ou écrits) qui peuvent véhiculer de fausses informations. AussiGalien recommande-t-il de «voir par soi-même les faits que révèlent les dissections, puisque les livres de ceux qui s’appellent anatomistes fourmillent de mille erreurs» (Kuhn: 3, 117, 15). Cette présence autoptique est associée au ponos, à la peine que requiert l’acte de voir. Cette observation directe a un prix et donc une valeur supplémentaire. J’ai déjà cité Polybe, mais on trouve des exemples de cette topique chez Diodore de Sicile et le Pseudo-Scymnos, ce dernier  offrant en outre une réflexion intéressante sur un autre aspect de l’autopsie, soit sa capacité à persuader:

J’en arriverai désormais au début du traité, quand j’aurai désigné les auteurs dont l’usage confère de la garantie à mon discours d’historien (οἷς δὴ χρώμενος τὸν ἱστορικὸν εἰς πίστιν ἀναπέμπω λόγον) […]. Mais il y aussi ce qu’au mépris de peines j’ai moi-même étudié, investi de la garantie de celui qui a vu. Ainsi, non content d’être un observateur de la Grèce ou des villes, situées en Asie, j’ai enquêté… (ἃ δ’ αὐτὸς ἰδίᾳ φιλοπόνως ἐξητακώς αὐτοπτικὴν πίστιν τε προσενηνεγμένος, ὡς ὢν θεατὴς οὐ μόνον τῆς Ἑλλάδος ἢ τῶν κατ’ Ἀσίαν κειμένων πολισμάτων, ἵστωρ δὲ γεγονὼς,. (108-109)

Le narrateur offre plusieurs garanties (pisteis) à son discours d’historien. Il rend d’une part hommage à ses prédécesseurs (Érathosthène, Éphore, Denys de Chalcis, Démétrios, Cléon de Sicile et finalement Hérodote), lesquels confèrent à son récit la pistis nécessaire pour qu’il opère; mais ce n’est pas suffisant, il faut en outre mettre en scène son ponos: ce labeur dont Thucydide a fait grand cas (cf. 1.22: ἐπιπόνως δὲ ηὑρίσκετο⁠9Voir à ce sujet Loraux, 1997:223-267.). Autoptikê est ici utilisé comme adjectif venant qualifier la nouvelle pistis que le narrateur entend mettre en place avant de se présenter enfin comme un ἵστωρ et non plus seulement comme un θεατὴς qui reçoit passivement l’information. Dans ce passage, on voit que l’autopsie confère un coefficient supérieur de vérité à ce qui est dit. On trouve aussi cette prétention à dire le vrai au moyen de l’autopsie chez Galien:

Les meilleurs exemples sont ceux dont nous avons été témoins oculaires. Car si ceux qui ont entrepris d’enseigner ou d’écrire quoi que ce fût en s’appuyant sur des faits avaient tous antérieurement bien montré ces faits, c’est absolument peu de contrevérités qui se diraient. En réalité la plupart entreprennent d’apprendre à d’autres ce que jamais ils n’ont fait eux-mêmes ni bien montré à d’autres. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la plupart des médecins négligent un comportement utile et mettent plus d’ardeur à acquérir une réputation de compétence que de vérité. Mais pour notre part il n’en va pas ainsi10La traduction est de Jacques Boulogne.. (502-503)

On ne trouve pas dans le corpus historique ou médical une remise en question de type phénoménologique sauf peut-être chez Thucydide qui souligne la difficulté de son entreprise en rappelant que les «les témoins d’un même événement en donnaient des relations discordantes, variant selon les sympathies qu’ils éprouvaient pour l’un ou l’autre camp ou selon leur mémoire» (I.22). Cela dit, lui-même se présente comme exempt de ces biais tout au long de son récit (peste pour la mémoire, exil pour les deux camps et la méthode11Voir notre ouvrage Discours de la corruption dans la Grèce classique, 2016: 254-264.). L’autopsie est généralement conçue, contrairement à aujourd’hui, comme objective. Ainsi, Flavius Josèphe peut prétendre avoir écrit son histoire de la guerre «après avoir été acteur dans bien des événements, témoin d’un très grand nombre, bref sans avoir ignoré rien de ce qui s’y est dit ou fait» et s’insurger ensuite qu’il y en ait d’assez «hardis» pour contester «[s]a véracit⁠» (1930: 1212La traduction est de Léon Blum.). On trouve un exemple unique de cette prétention à dire le vrai dans un texte religieux. Il s’agit du prologue à l’évangile de Luc que nous avons déjà évoqué et qui reprend, à l’évidence, la topique historiographique de ses prédécesseurs; mais Luc était aussi, cela n’est pas anodin, «médecin», ainsi que le rapporte Paul dans son Épitre aux Colossiens (4, 16⁠13Voir Fischer, 2003:217: «L’analyse comparative des quatre Évangiles a permis à plusieurs chercheurs d’affirmer que Saint Luc est le seul des Évangélistes à utiliser des termes hippocratiques. Il a d’ailleurs une précision médicale et anatomique dans la description des paralysés en précisant le côté de la paralysie. Il est le seul à décrire la parabole du bon Samaritain (1-4-8-9-10—), avec un traitement médical de la plaie du malheureux blessé.»). Certains exégètes pensent même que Luc se serait inspiré de la préface de Dioscoride:

Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous d’après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et serviteurs de la Parole (οἱ ἀπ’ ἀρχῆς αὐτόπται καὶ ὑπηρέται γενόμενοι τοῦ λόγου), j’ai décidé, moi aussi, après m’être informé exactement de tout depuis les origines d’en écrire pour toi l’exposé suivi, excellent Théophile, pour que tu te rendes bien compte de la sûreté des enseignements que tu as reçus (Luc: 1-4).

Ce qui est intéressant dans ce passage, c’est que le terme ne désigne pas ici Luc, mais les témoins devenus serviteur de la parole: αὐτόπται καὶ ὑπηρέται. Le même article désigne alors un groupe qui a deux fonctions différentes: celle d’avoir vu et celle de servir. Or, servir la parole, c’est désormais la transmettre. Luc se place ainsi habilement dans une position homologue ou équivalente à celle des autoptes. Il convoque le sens historique, mais se pose aussi en expert de son objet.

 

Le pacte de lecture

Ce prologue pose plus largement la question du pacte de lecture que les auteurs proposent à leurs destinataires, qui ne seront, eux, jamais autoptai. Car l’autopsie suppose avant tout une absence: celle de celui à qui on fait le récit, le lecteur. Cette absence est inscrite comme en relief dans le texte et tout le travail du narrateur est de transformer, dans un jeu bien derridien, cette absence en présence. Cet ethos autoptikos que construit le narrateur place de facto le lecteur dans une position ambiguë, lui qui n’a pas eu le privilège de constater la chose de ses propres yeux. Est-il condamné à être un spectateur passif de cette vérité qui lui est proposée, voire imposée? Le narrateur peut aussi tâcher de transformer son lecteur en autoptes par le pouvoir du récit. C’est, il me semble, ce que fait Galien, qui se réfère très souvent aux livres de ses prédécesseurs et qui invite son lecteur à être non seulement sceptique et critique à leur endroit, mais aussi à juger d’abord de ses propres yeux le savoir qu’ils convoquent, guidé dans cette entreprise par le livre du maître qui entend se substituer à la chose vue et irrémédiablement perdue⁠:

J’invite donc tous ceux qui sont en contact avec ces livres à porter des jugements sur les enjeux soulevés, en se faisant autoptai des opérations anatomiques. Car mon but avéré en écrivant cet ouvrage est de faire du lecteur diligent un autodidacte, s’il venait à manquer de professeurs (Galien: 449).

Luc adopte une semblable stratégie dans son Évangile alors qu’il opère une importante transition dans l’histoire du christianisme en établissant une communauté qui ne repose plus sur l’autopsie, mais sur la proclamation (Rinke, 1997). Ce n’est que lorsque l’autopsie est «théorisée» qu’un tel souci du lecteur affleure dans les textes.

 

Bibliographie

Bourgey, Louis. 1953. Observation et expérience chez les médecins de la collection hippocratique. Paris : Bibliothèque d’Histoire de la Philosophie.
Fischer, Louis-Paul. 2003. St Luc l’Evangéliste: le peintre.
Josèphe, Flavius. 1930. Contre Apion. Paris : Les Belles Lettres/CUF/Budé.
Foucault, Michel. 1963. Naissance de la clinique. Paris : Presses Universitaires de France.
Galien, Claude. 2009. Méthode de traitement. Paris : Gallimard.
Hartog, François. 2001. Les Usages politiques du passé. Paris : EHESS.
Hérodote, X. 1985. Histoires (Livres I à IV). Paris : Gallimard.
Hérodote, X. 1985. Histoires (Livres V à IX). Paris : Gallimard.
Hérodote, X. 1964. L’Enquête (Livre I à IV). Paris : Gallimard, « Folio classique ».
Loraux, Nicole. 1997. « Un absent de l’histoire? Le corps dans l’historiographie thucydidéenne », dans Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens.t. 12.
Merleau-Ponty, Maurice. 1964. Le visible et l’invisible. Paris : Gallimard.
Polybe, X. 2003. Histoires. Paris : Gallimard.
Pseudo-Scymnos, X. 2000. « Circuit de la Terre », dans Géographes grecs. Paris : Les Belles Lettres/CUF/Budé, t. I.

 

  • 1
    Voir Foucault, 1963.
  • 2
    «Père, je vois de mes yeux un prodige étonnant. Les murs de la maison, les panneaux, les poutres de sapin, les colonnes élancées, tout brille à mes regards comme la flamme du feu. Un dieu sans doute se trouve en ce palais, un de ces dieux, maîtres du vaste ciel.»
  • 3
    «εἴ που ὄπωπας ὀφθαλμοῖσι τεοῖσιν ἢ ἄλλου μῦθον ἄκουσας πλαζομένου».
  • 4
    Voir par exemple Bourgey, 1953.
  • 5
    «τό γε εὕρημα καὶ μέγα καὶ πολλῆς τέχνης τε καὶ σκέψιος».
  • 6
    «γράφω δὲ Ἀσσύριος ἐών, καὶ τῶν ἀπηγέομαι τὰ μὲν αὐτοψίῃ μαθών, τὰ δὲ παρὰ τῶν ἱρέων ἐδάην, ὁκόσα ἐόντα ἐμεῦ πρεσβύτερα ἐγὼ ἱστορέω».
  • 7
    Je ne sais toutefois pas si Lucien avait lu Dioscoride.
  • 8
    «Ἐκλήθη δ’ ὑπ’ αὐτῶν αὐτοψία τὸ τοιοῦτον ἄθροισμα, μνήμη τις οὖσα τῶν πολλάκις καὶ ὡσαύτως ὀφθέντων. ὠνόμαζον δ’ αὐτὸ τοῦτο καὶ ἐμπειρίαν, ἱστορίαν δὲ τὴν ἐπαγγελίαν αὐτοῦ· τὸ γὰρ αὐτὸ τοῦτο τῷ μὲν τηρήσαντι αὐτοψία, τῷ δὲ μαθόντι τὸ τετηρημένον ἱστορία ἐστίν».
  • 9
    Voir à ce sujet Loraux, 1997:223-267.
  • 10
    La traduction est de Jacques Boulogne.
  • 11
    Voir notre ouvrage Discours de la corruption dans la Grèce classique, 2016: 254-264.
  • 12
    La traduction est de Léon Blum.
  • 13
    Voir Fischer, 2003:217: «L’analyse comparative des quatre Évangiles a permis à plusieurs chercheurs d’affirmer que Saint Luc est le seul des Évangélistes à utiliser des termes hippocratiques. Il a d’ailleurs une précision médicale et anatomique dans la description des paralysés en précisant le côté de la paralysie. Il est le seul à décrire la parabole du bon Samaritain (1-4-8-9-10—), avec un traitement médical de la plaie du malheureux blessé.»
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