Hors collection, 01/01/2010

Temporalité du récit médiatique

Guillaume Bauer
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Un déferlement d’événements mis en récit par les médias que l’on nomme «récit médiatique», sollicite  quotidiennement l’homme contemporain. Ce récit tend à envahir le champ de l’information et d’après de nombreux critiques, il devient de la sorte aujourd’hui le modèle narratif dominant. Contrairement au «temps long» des récits historiques, le temps du récit médiatique ne s’octroie aucun recul. Il saisit le plus souvent le fait dans son immédiateté et le livre tel quel au lecteur ou au spectateur. Mon propos va consister à interroger ce que ce type de récit introduit de nouveau dans la perception du temps et dans la construction d’une «identité» narrative.

La consécration de l’urgence

Le récit médiatique participe d’un nouveau mode temporel d’existence traversé par une indomptable exigence: l’urgence. Quelle dimension prend-elle aujourd’hui? Zaki Laidi le précise dans son ouvrage Le Sacre du présent: «L’urgence est sans doute la forme du temps à laquelle on peut le mieux observer la condition vécue de l’homme présent. Car c’est “dans l’urgence” qu’il tend de plus en plus à se penser, à intervenir, à délibérer et à se mouvoir. Elle est donc pour lui représentation du temps et gestion de celui-ci.» (2000: 213)

Et il ajoute: «S’il y a bien un fait qui s’impose de lui-même quand on parle d’urgence, c’est sa propension à envahir le champ social et sa capacité à gagner l’ensemble des activités humaines.» (2000: 217) La «vision opérationnelle du temps» qui incite à agir toujours plus vite rend les acteurs captifs de l’instant présent et a ce pouvoir insidieux de contaminer la représentation de l’ensemble du temps social. (2000: 216-7)

Comment expliquer l’emprise de l’urgence sur notre mode de vie actuel? L’urgence, fait remarquer l’auteur, est une notion récente dans notre vocabulaire puisque son usage a commencé à se répandre au début du XIXe siècle. (2000: 217-8) Appréhendée comme rapport subjectif au temps, on est tenté d’y lire l’expression d’une inquiétude face à un avenir opacifié. Envisagée comme «réaction défensive [et intersubjective] face à un réel envahissant», l’urgence est ressentie comme une violence qui nous contraint, à laquelle chacun se résigne par une réponse paradoxale tout aussi violente. (2000: 216)

Poursuivant son analyse, Z. Laidi pointe un aspect essentiel de cette distorsion temporelle: la faillite du temps symbolique. Prenant pour exemple le champ social du droit, il décrit comment l’empire de l’urgence entre aujourd’hui en dissonance avec le statut spatio-temporel du temps juridique qui est au fondement de l’immanence symbolique du pouvoir judiciaire. Cet exemple pris par Laidi dans le domaine juridique lui sert à montrer que, pas à pas, la philosophie de l’urgence finit par imprégner l’action politique elle-même. Insidieusement, elle en est devenue l’un de ses leviers car «contrôler le temps et ses rythmes est consubstantiel à l’idée de pouvoir». (2000: 229) Idéologiquement et stratégiquement, elle repose sur une «description de la réalité au travers de la transparence des faits» qui fait diversion: en évacuant tout débat préliminaire, elle exprime plus ou moins ouvertement un «refus de penser politiquement le monde», s’exonérant de la distance et du temps nécessaires à l’analyse. (2000: 228-9)

La saisie d’une «réalité en soi détachée de toute représentation» est par ailleurs une condition propice au débordement des émotions qui elles-mêmes légitiment l’action immédiate. (2000: 229) L’urgence humanitaire, nous dit Laidi, est à cet égard exemplaire d’une indépassable «morale du présent». (2000: 238) En effet, face aux appels à l’aide et à la désolation, comment pourrait-on ne pas agir? Agir dans l’urgence, c’est renforcer l’«absolutisation du présent» (2000: 238) Or politiquement parlant, on sait que l’absence de mise en perspective d’une situation de crise contribue à l’affaiblissement du  symbolique qui s’attache au pouvoir: «Elle [l’urgence] renvoie au problème de l’hétérochronie, qui consiste à mettre de la distance temporelle entre le référent et la mise en œuvre. Car il n’y a pas de création symbolique possible sans mise à distance du présent et du contingent». (2000: 221) Dans l’action précipitée, on substitue à la fois la médiation pour l’immédiateté et le recul temporel critique pour la proximité spatio-temporelle et émotionnelle. Tels sont les effets les plus visibles du récit médiatique en ce qui concerne la temporalité de l’urgence.

La prééminence du récit médiatique

Il est aisé de constater que le récit médiatique prend de plus en plus de place dans le champ de l’information. Tout en se diversifiant, il se pose en modèle narratif dominant, notamment dans les médias audiovisuels. (Lits, 1995: 6) Dans son article «Temps et médias: un vieux couple dans des habits neufs», Marc Lits estime que la prétention des médias à rendre lisible notre monde tend à reléguer au second plan le pouvoir éclairant du mythe et de la littérature. (1995: 53) Une nouvelle unité de temps calquée sur l’immédiateté s’en dégage et transforme ce qu’il nomme notre «identité narrative». Les médias, essentiellement pour des raisons commerciales, forgent un nouveau mode de temporalité susceptible de contaminer tous les canaux de l’information. (1995: 62) Lits souligne par exemple le glissement d’ordre métonymique qui conjugue proximité temporelle et proximité spatiale:  «Désormais, le mot d’ordre serait: Il faut être proche de l’événement, le serrer au plus près en temps, mais il faut aussi être proche du terrain et du public. […] Temps réel, interactivité, information live, on line, autant d’éléments qui se trouvent au croisement des deux concepts de temporalité et de proximité et qui définissent de nouveaux paradigmes du récit médiatiques.» (1995: 62)

Gérard Ayache, dans son ouvrage la Grande confusion, souligne quant à lui la portée «anthropologique» du changement introduit par la prégnance du «temps réel» dans notre quotidien à travers le récit médiatique: «l’emprise du temps réel crée un choc de nature anthropologique. La pression des systèmes informationnels et des lois du marché transforment radicalement la conception du temps, à un point tel qu’il n’est pas abusif de parler de révolution temporelle.» (Ayache, 2006: 210) Autant avec Lits qu’avec Ayache, on observera qu’avec le récit médiatique, on quitte le régime d’une temporalité longue de l’histoire pour entrer dans celui de l’instantané. Ce récit consacre le temps de la mondialisation, temps que Zaki Laidi nomme le «temps mondial». (2000: 156)

De quel temps s’agit-il? Ici, Laïdi s’aide des travaux de P. Ricoeur à qui il emprunte le concept d’ «événement». Le «temps mondial», précise-t-il en s’aidant d’exemples, a les apparences de l’ «événement»: ainsi, il introduit à une ère nouvelle (mondialisation économique, financière, culturelle), il ouvre une brèche entre un avant et un après (l’avant et l’après internet) et il introduit une nouvelle unité de mesure du temps (l’instantanéité, l’urgence). (2000: 155-6)

En réalité, affirme Zaki Laïdi, cette vision de l’espace et du temps s’oppose à l’idée de récit au sens usuel du terme. Transnational et clôt temporellement, le «temps mondial» introduit à une identité narrative bien différente: celle de réseau. Le réseau donne une identité narrative moins structurée que celle du récit. Fondé sur le principe de connexions occasionnelles sans frontières, le réseau médiatique autolimite de la sorte sa portée symbolique. Contrairement  au récit national, par exemple, il ne fait référence à aucune communauté de sens ou de valeur et se présente comme une simple communauté conjoncturelle d’intérêts. (2000: 159) Dans ce contexte précis du «temps mondial», on peut se demander si la médiatisation des événements en temps réel ne serait pas à la fois la réplique fidèle de la vision opérationnelle du temps de l’urgence et une cause agissante de la crise du récit donneur de sens.

Le récit médiatique met en crise le récit historique

En affirmant la suprématie de l’immédiateté, le récit médiatique porte en soi la négation du temps. Peut-on dire pour autant qu’il signale une crise de l’événementiel? Le pouvoir temporellement structurant du récit s’alimente de l’événement qui le fonde. Or, nous fait remarquer Jocelyne Arquembourg-Moreau dans Le temps des événements médiatiques, la communication journalistique occulte la cible de l’événement et en restreint sa portée historique: s’adressant à un public atomisé et anonyme, elle fonctionne en temps réel selon une logique du flux et, ne se donnant pas le recul nécessaire au pouvoir de reconfiguration, il n’est pas certain qu’elle nous montre d’authentiques événements. (Arcquembourg-Moreau, 2003: 30-1) Sa tendance est de réduire les événements à de simples faits. Prolongeant ce point de vue, Guy Lochard explique dans son article «Genre rédactionnels et appréhension de l’événement médiatique», que c’est le critère même de l’information médiatique qui est aujourd’hui en train de changer: «Au critère de “complétude” des informations, qui fondait la possibilité d’une mise à distance “objectivante” du monde, se substituerait progressivement un critère “disponibilité” immédiate de “nouvelles” réduites à un “noyau informationnel”». (Lochard,  1996: 99)

Il y a peu de temps encore, l’objectif des médias était d’informer le plus rapidement possible le public après que survienne l’événement. Cette exigence, remarque Marc Lits, est aujourd’hui remplacée par celle-ci, stupéfiante: médiatiser l’événement dans l’instant où il se produit. (1995: 57) Certes, l’immédiateté du direct suscite en nous le sentiment de vivre un moment exceptionnel mais il a également ce pouvoir de nous plonger dans une «trop confortable torpeur». (2003: 26) Or, la constitution du récit historique a sa déontologie propre qui le distingue du simple récit médiatique sur plusieurs points: en déroulant un continuum qui comporte un début et une fin, il structure le temps; il se dégage de l’emprise émotionnelle de l’instant pour ancrer les événements dans une logique temporelle qui donne sens aux événements; il garantit la distance critique nécessaire vis-à-vis de ceux-ci pour éclairer le  destin d’une collectivité. (2006: 234) Penser le temps du récit  conduit à nous interroger sur notre temporalité parce que, nous dit P. Ricoeur, c’est lui qui porte notre inscription en ce monde. C’est de même dans la narration que les événements qui scandent l’histoire lui donnent sens. En définitive, et à supposer que notre époque sonne le glas du récit historique, peut-on imaginer que semblable portée symbolique puisse habiter d’autres formes de récits? 

Bibliographie

Arcquembourg-Moreau, Jocelyne. 2003. Le temps des événements médiatiques. Bruxelles: De Boeck.

Ayache, Gérard. 2000. La Grande confusion. Paris: Flammarion.

Laidi, Zaïki. 2000. Le sacre du présent. Paris: Flammarion.

Lits, Marc (dir.). 1995. Dossier «Temps et médias: un vieux couple dans des habits neufs». Recherches en communication, vol. 3, p.49-63.

Lochard, Guy (dir.). 1996. Dossier «Genres rédactionnels et appréhension de l’événement médiatique. Vers un déclin des modes de configuration». Réseaux, vol. 76, p.83-102.

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