Entrée de carnet

Retrouver l’autre en soi

Yolie Guérard
couverture
Article paru dans Écodramaturgies: questions, repères, dispositifs, sous la responsabilité de Catherine Cyr (2022)

«Le juif, la Tzigane, l’homosexuel, l’indien, la femme, l’enfant, le Noir [1]» sont tous des termes lourds de sens ; sont des catégories étanches essentialisant, par le regard de l’autre, toute personne y étant associée. La pluralité d’individus est soumise à un singulier. On peut comprendre l’affaiblissement de l’individualité sous l’emprise du système (sur)consumériste. Tout en étant des groupes racialisés, vulnérabilisés, marginalisés, ils sont pour la plupart aussi animalisés. Florence Burgat explique que

l’« animalisation » de l’humain, désignant par là un certain nombre d’attitudes ou de pratiques de dévalorisation, de maltraitance ou d’exploitation des êtres humains, constitue un usage éthique et politique du concept d’animalité. […] Cet usage du concept d’animalité, dont les applications racistes et sexistes sont les plus connues, s’origine dans ce que l’on pourrait appeler une animalisation des animaux eux-mêmes[2].

En effet, l’animalisation n’est pas qu’une discrimination humaine puisqu’elle prend source dans l’oppression même des animaux. L’auteur semble emprunter cette voie pour questionner le rapport équivoque entre les grandes catégories Animal/Humain. L’anonymisation des personnages tels que « Une Voix », « Autre Voix », « Fermier », « Fermière », « Chien » et « Cochon » rappelle la perte identitaire que subissent les individus discriminés, y compris les animaux non-humains. Ces deux opposés pourtant semblables, qu’on tente de rapprocher dans Animaux, sont mis sur le même plan stéréotypique. Tout porte à croire qu’il y a une tentative de rapprochement et de connexion avec l’autre-qu’humain sous des thèmes évolutionnistes et socioéconomiques. Bien entendu, ce n’est qu’incomplètement que les humains peuvent interpréter les réalités animales. C’est ce pourquoi la pièce n’est pas sans anthropomorphismes ou prosopopées. On y fait parler un chien, puis une vache appelée Nestea[3] est connectée par télépathie avec Fermier. Ce dernier est le porte-parole de la nature réduite au silence ; impossible à traduire avec perfection. Un peu à la manière de Baptiste Morizot, la pièce devient un moyen d’ajuster ses égards. On peut croire à une réponse non-intentionnelle à la crise de la sensibilité pensée par Morizot. Cela implique « qu’on considère les vivants essentiellement comme un décor, comme une réserve de ressources à disposition pour la production, comme un lieu de ressourcement ou comme un support de projection émotionnel et symbolique.[4]» Cette vision capitaliste est justement la place symbolique où s’échoue la valorisation animale, exactement comme proposé dans Animaux. Le capitalisme initie à cette rupture, ce pourquoi il est ostensiblement critiqué dans la pièce. Il est un système auquel l’humain s’enchaîne pour s’exploiter jusqu’à la mort[5] : une structure qui normalise les dualismes discriminatoires au sein de laquelle tous les individus, humains et non-humains confondus, ne sont plus que des engrenages. Cette dernière fonction définit la valeur des êtres animalisés. D’ailleurs, prenons en exemple, la Fermière. Elle décide de quitter le Fermier et la campagne pour retourner en ville. Elle dit en parlant des vaches : « [J]e sais qu’ils me voient. On dirait que…qu’ils voient à travers moi. Dans leurs yeux, dans leurs yeux je vois : ‘‘Ça sert à rien, c’est inutile…t’es pas unique, t’sais…’’ C’est insupportable… [6] ». La perception de Fermière admet une conscience à la vache qui lui est familière. Il ne s’agit pas juste de voir, mais de sonder une personne au travers de la chair. Ce regard profond et vivant de la vache est, pour ainsi dire, humain. Il crée un malaise chez la Fermière qui s’imagine même une parole animale. Elle ajoute qu’« une sorte d’animal en [elle] les entend, mais [qu’elle ne] comprend[…] pas le langage[7] ». L’animalité, bien que reconnue comme le pan négatif de l’humain, est tapie en lui. Sa nature inextricable fait entendre ce que les animaux vocalisent. La fermière complètement fermée à sa nature profonde ne peut comprendre le langage de Nestea tandis que l’animal en elle l’entend. On peut ainsi répondre à la question leitmotiv de la pièce : « qui est là? ». Pour moi, cette présence est incontestablement un mélange d’animalité et d’humanité. On pourrait d’ailleurs appuyer cette idée par la sélection des espèces animales. Elle comporte chat, chien, cochon, vache et poule, qui sont parmi les animaux les plus domestiqués et les plus modifiés génétiquement pour correspondre à des standards uniquement humains. C’est dire que ces animaux ont aussi une part humaine indissociable d’eux.

Bibliographie

Burgat, Florence, « Chapitre 2 : animalisation de l’humain et animalisation de l’animal, dans Philosophie en cours, Éditions Kimé, 2006, p. 37-45., en ligne, < https://www.cairn.info/liberte-et-inquietude-de-la-vie-animale—page-37.htm>, consulté le 4 décembre 2022.

Martin, Alexis, Animaux, Montréal, Atelier 10, coll. « Pièce », 2016, p. 45.

Morizot, Baptiste, Manières d’être vivant, Actes sud, coll. « Mondes sauvages », 2020, p. 17.

[1]Alexis Martin, Animaux, Montréal, Atelier 10, coll. « Pièce », 2016, p. 45.

[2]Florence Burgat, « Chapitre 2 : animalisation de l’humain et animalisation de l’animal, dans Philosophie en cours, Éditions Kimé, 2006, p. 38, en ligne, < https://www.cairn.info/liberte-et-inquietude-de-la-vie-animale—page-37.htm>, consulté le 4 décembre 2022.

[3]Portant le nom d’une des plus grandes compagnies capitalistes.

[4] Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Actes sud, coll. « Mondes sauvages », 2020, p. 17.

[5] Alexis, Martin, Animaux, Montréal, Atelier 10, coll. « Pièce », 2016, p. 33.

[6] Ibid., p. 31.

[7] Ibid., p. 32.

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