Vie Précaire – Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001

Louis-Daniel Godin
couverture
Article paru dans Essais, sous la responsabilité de Équipe LMP (2007)

Ouvrage référencé: Butler, Judith (2005) Vie Précaire – Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Éditions Amsterdam, Paris, 195p.

Problématique principale et thèses

« Visage comme l’extrême précarité de l’autre. La paix comme éveil à la précarité de l’autre » (p.166); c’est de cette politique du visage élaborée par Emmanuel Levinas que Judith Butler tire le titre de son ouvrage Vie précaire. C’est là le point central du texte, autour duquel tournent les cinq chapitres de l’essai. Chaque individu doit sa vie à l’autre. L’interdit de meurtre est le fondement même de la possibilité de vivre en société : « Qui dit corps dit mortalité, vulnérabilité, puissance d’agir : la peau et la chair nous exposent au regard et au contact des autres, comme à leur violence, et nos corps nous font courir le danger d’en devenir également le ressort et l’instrument. » (p.56) Si les événements du 11 septembre 2001 ont révélé aux Américains l’état de vulnérabilité dans lequel ils se trouvent, ceux-ci, par leurs réponses militaires, ont bien prouvé qu’ils ont aussi droit de vie ou de mort sur coupables et innocents. À partir de la théorie freudienne de la mélancolie, Butler propose qu’à la suite des événements du 11 septembre, les États-Unis, au lieu d’enclencher un processus de deuil collectif, ont retourné leur colère en une forme de vengeance politiquement autorisée : « […] c’est une chose de subir une violence et une autre d’utiliser la blessure qui en résulte pour construire un cadre autorisant une violence sans limites » (p.28). De ce fait, c’est le statut d’être humain qui est questionné depuis les événements. Il semble qu’un État ait la possibilité de suspendre et de modifier les modalités de ce statut. Butler cite en exemple le cas des détenus de Guantanamo à qui on a refusé le droit d’être jugés et défendus devant la loi, et celui des victimes de guerres auxquelles on n’attribue aucune nécrologie. La philosophe se propose de réfléchir aux moyens par lesquels un État enclenche ces processus de « déréalisation » de l’autre. Œuvrant dans le domaine des gender studies, elle ne manque pas de faire un parallèle avec le cas des enfants intersexués auxquels on impose un sexe à la naissance ou encore la situation des transsexuels auxquels on refuse l’émancipation, si ce n’est par le détour d’un diagnostic pathologisant. Il existe une telle chose qu’une « logique d’exclusion » (p.66) prêchée par ce même cadre qui est censé protéger les individus. Butler se bat contre un mode de pensée binaire vraisemblablement renforcé par l’opinion publique depuis les événements : « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes avec les terroristes » (p.26), disent les médias. L’auteure de Vie Précaire croit qu’il existe une histoire sur le 11 septembre qui ne place pas les États-Unis comme première instance narrative. D’où vient la colère des terroristes? Quels sont les torts du gouvernement américain dans cette histoire? Sans répondre à toutes ces questions, Butler croit qu’il est légitime et bénéfique de se les poser. De ce fait, elle avance que l’institution universitaire constitue la plateforme idéale pour réfléchir à ces questions et condamne toute censure dont elle peut faire l’objet.
Place des événements dans l’œuvre

C’est avant tout la politique américaine dans son rapport à l’individu qui est pointée du doigt, un rapport à l’individu n’ayant jamais été aussi brutal avant le 11 septembre, selon Butler.

Donner une citation marquante, s’il y a lieu

« Pour nombre de raisons éthiques, je condamne la violence commise à l’encontre des États-Unis, et je ne la vois pas comme un “juste châtiment” de nos péchés. En même temps, j’estime que le traumatisme que nous avons récemment subi nous offre l’occasion de repenser l’hubris des États-Unis, ainsi que l’importance d’établir des liens internationaux beaucoup plus égalitaires. Pour cela, il faut accepter que le pays tout entier “perde” quelque chose : l’idée que les États-Unis ont sur le monde lui-même un droit souverain. Cette idée doit être abandonnée, oubliée; nous devons en faire le deuil comme on doit faire son deuil de tout fantasme narcissique de grandeur. Faire ainsi l’expérience de la perte et de la fragilité ouvre la possibilité de construire des liens d’une autre nature. Un tel travail de deuil pourrait, peut-être, changer notre appréciation des liens internationaux, ce qui est essentiel pour permettre qu’une autre culture politique démocratique émerge et s’exprime, ici comme ailleurs. » (p.67)

Noter toute autre information pertinente à l’œuvre

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Table des matieres

Remerciements
Préface
Chapitre I : Explication et justifications
Chapitre II : Violence, deuil, politique
Chapitre III : Détention indéfinie
Chapitre IV : L’accusation d’antisémitisme
Chapitre V : Vie Précaire
Notes

Citer le résumé ou l’argumentaire présent sur la 4e de couverture ou sur le rabat

Dans le monde de l’après-11 septembre et de la « guerre contre le terrorisme », qui bénéficie du statut d’être humain? Quelles vies sont jugées dignes d’être vécues, quelles morts d’être pleurées? Comment éviter que le deuil et la douleur n’aboutissent à l’intensification du cycle de la violence et de la contre-violence? Comment préserver une sphère publique où le déploiement de la pensée critique reste possible? Ce sont ces questions qu’explore ce livre au travers de l’analyse de la censure et de l’anti-intellectualisme aux États-Unis, de la condition des prisonniers de Guantanamo et de l’accusation d’antisémitisme récurrente dans les débats sur le conflit israélo-palestinien. Selon Judith Butler, la réaffirmation violente de la souveraineté impériale des États-Unis repose sur la dénégation des limites de cette souveraineté et constitue une forme de compensation désastreuse à la vulnérabilité et à l’interdépendance qui caractérisent fondamentalement le monde actuel. Pour mettre un terme à cette logique destructrice, il est nécessaire de prendre acte de celles-ci, mais aussi de faire en sorte que le travail de deuil dans lequel la société américaine est engagée inclut certains morts dans l’espace public — ceux précisément qui aujourd’hui ne comptent pas.

Dédicace

Pour Isaac
qui voit les choses autrement
Entrevues

Grégoire Chamayou, « Vivre sa vie – Entretien avec Judith Butler », Contretemps – Société de l’information. Faut-il avoir peur des médias?, n°18, février 2007, p. 111-130. [en ligne] [Consultée le 07 septembre 2023]

Impact de l’œuvre

L’impact de l’œuvre m’est inconnu.

Pistes d’analyse

Le pont entre les gender studies et les événements du 11 septembre qu’effectue Butler est certainement  singulier. La possibilité de faire un tel pont démontre bien que les États-Unis prônent un idéal identitaire qui marginalise un nombre incalculable d’individus. Vie précaire permet de penser les attentats par une approche identitaire alors qu’il s’agit la plupart du temps de faire une étude sociale des événements. Tandis que la théorie psychanalytique aborde la mélancolie en regard de l’individu et de sa structure psychique, Butler récupère les concepts freudiens pour les transposer à un niveau collectif. Cette méthode n’est pas sans risques. Les modalités de la mélancolie sont-elles les mêmes lorsqu’un pays entier n’arrive pas à faire le deuil de son invincibilité? Y a-t-il un appareil psychique collectif dans lequel l’État agit comme surmoi? Ce sont là des questions que soulève la stimulante démarche de Butler. Cela dit, les événements du 11 septembre ne sont assurément pas à l’origine de sa réflexion. Elle a publié son ouvrage Undoing gender la même année que Vie Précaire (dans sa version originale anglaise), reprenant mot à mot certains passages d’un ouvrage à l’autre, aussi est-il est légitime de se demander si les événements ne constituent pas davantage une occasion de publication que le point de départ d’une théorie. Certes, l’auteure arrive à nous convaincre efficacement que les suites du 11 septembre constituent l’apogée de cette remise en question du statut d’être humain. Il convient à présent, selon Butler, de réécrire cette histoire dans une autre perspective, d’« ouvrir une narration qui nous décentre de notre suprématie » (p.56). Butler s’oppose à un mode de pensée, jadis propre à Georges Bush, voulant que les Américains doivent « passer à autre chose », y voyant là un moyen de contourner la douleur, cette douleur même qui pourrait permettre aux États-Unis de se constituer autrement. Cette réécriture nécessaire des événements n’est pas sans participer à sa mythification. Si l’ouvrage s’intéresse aux répercussions et aux suites des attentats terroristes, il prône aussi une réflexion qui crée une histoire antérieure aux événements. Si nous suivons jusqu’au bout la proposition de Butler, nous assistons à un véritable tournant dans notre conception du sujet, au sens ontologique. L’auteure trouve dans la philosophie de Lévinas un vocabulaire propre à cette réflexion : « Nous pouvons dire que le visage est, dans tous les cas, défiguré, et que c’est là une des conséquences philosophiques et visuelles de la guerre elle-même » (p.177).

Couverture du livre 

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