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L’arbre refuge, lieu et symbole d’affirmation

Roxanne Lajoie
couverture
Article paru dans Paroles d’arbres. Histoires de jardins, sous la responsabilité de Rachel Bouvet, Marine Bochaton et Roxane Maiorana (2020)

Ficus des jardins Regina Elena, San Remo, Italie. 2019.

Ficus des jardins Regina Elena, San Remo, Italie. 2019.
(Credit : Roxanne Lajoie)

Parcourir l’Arbre
Se lier aux jardins
Se mêler aux forêts
Plonger au fond des terres
Pour renaître de l’argile

Andrée Chedid, Destination: Arbre

En 1957, Italo Calvino publie son roman Le baron perché, deuxième tome de sa trilogie Nos Ancêtres dans lequel le jeune baron Côme Laverse du Rondeau se réfugie dans un arbre en signe de protestation. Toute sa vie, il la passera perché, à observer le monde se soumettre aux contraintes de la vie sociale. Ce roman d’aventures fantaisistes n’est pas sans rappeler les contes philosophiques de Voltaire. Avec humour, Calvino y propose une réflexion sur les relations entre l’homme et la société, entre la civilisation et la nature. Deux ans plus tard, au Québec, dans le premier numéro de la revue Liberté, Paul-Marie Lapointe publie son poème Arbres, affirmant haut et fort son appartenance au territoire, son désir de possession. Son poème engagé s’inscrit dans ce courant que les critiques ont nommé «L’âge de la parole» d’après le recueil de Roland Giguère. Le romancier italien, dont le père était agronome et la mère professeure de botanique, a fait des études d’agronomie, avant ses Lettres. Le poète québécois quant à lui, s’est inspiré d’un traité de botanique: Arbres indigènes du Canada de R.C. Hosie pour nourrir son poème. Certains intellectuels nationalistes lui reprochent d’ailleurs d’avoir préféré un ouvrage canadien plutôt que La Flore laurentienne du frère Marie-Victorin. Quoiqu’il en soit, il apparaît évident que les deux textes, malgré leur genre différent, ont des assises scientifiques, et se font écho pour exprimer toute l’importance du rôle de la nature dans l’acte de révolte. J’analyserai les deux œuvres en empruntant les approches géopoétique et mythologique, afin de circonscrire le territoire géographique et habitable et de démontrer que l’arbre est un refuge, un lieu et un symbole d’affirmation.

Un royaume arboricole

Italo Calvino a campé son histoire durant le siècle des Lumières, en Ligurie, région d’où est originaire sa famille. À cette époque, différents royaumes se déchirent encore le territoire de l’actuelle Italie. Le narrateur intradiégétique, frère cadet du protagoniste, raconte comment à l’âge de douze ans, le 15 juin 1767, Côme défie l’autorité paternelle en grimpant dans la grande yeuse du jardin. Dégoûté par les escargots qu’on le force à manger, mais surtout ennuyé par les idées désuètes de son père, à contre-courant du siècle des Lumières, qui se «targu[e] d’avoir droit au titre de duc d’Ombreuse et pens[e] uniquement à des questions de généalogie, de successions, de rivalités, d’alliances», (Calvino: 12), Côme sort de table et monte dans un chêne. Il n’est pas étonnant que pour se révolter, Côme décide de grimper à un arbre. Son geste d’insoumis est un pied de nez aux ambitions généalogiques de son père. Le jeune homme ne redescend jamais sur terre, devient le Baron perché d’Ombreuse, et disparaît à l’âge de 65 ans, alors qu’agonisant sur la cime d’un noyer au centre de la place, il s’accroche à l’ancre d’une montgolfière en déroute prise dans le vent. À la fin du récit, le narrateur ajoute : «C’est ainsi que nous le vîmes s’envoler, entraîné par le vent, freinant à peine la course du ballon – et disparaître au-dessus de la mer. […] il ne nous accorda même pas la satisfaction de le ramener sur terre après sa mort.» (Calvino: 393)

Côme passe toute sa vie dans les arbres, découvre le monde et redéfinit les frontières.

Tout ce qui est en haut est mon territoire personnel, toutes les branches d’arbres sont mon territoire. […] Partout où on peut arriver en marchant dans les arbres. Ici, de l’autre côté, derrière le mur, dans l’oliveraie, jusque sur la colline, de l’autre côté de la colline, dans le bois. (Calvino: 38)

Le jeune baron quitte donc son jardin, la civilisation, et explore la nature dont il fait son royaume. À ce titre, le chapitre X offre une description évocatrice de son domaine. Les oliviers sont «accueillants» et «amicaux» (Calvino: 129), les figuiers offrent le pavillon de leurs feuilles comme abri, le vieux noyer est «un palais aux nombreux étages et aux pièces multiples» (Calvino: 130). Le monde de Côme «baigne dans une lumière verte» alors que «notre monde à nous», ajoute le narrateur, «se nich[e] dans les bas-fonds.» (Calvino: 131) Confortable et réconfortante, la nature lui permet également de s’émanciper, de bousculer les idées reçues, de poser des gestes qui s’inscrivent dans l’ère du temps, celui du siècle des Lumières. Il continue de recevoir ses leçons «installé à califourchon sur une branche d’orme» (Calvino: 119), assiste à la messe depuis la branche d’un chêne adossé à la nef latérale de l’église, à la hauteur d’une grande fenêtre qu’on laisse ouverte pour lui. En bon philosophe toutefois, il finit par se désintéresser de la religion. On ferme alors la fenêtre, son comportement anticonformiste causant des «courants d’air» (Calvino: 145). La polysémie ici permet à l’auteur, au propre comme au figuré, de révéler avec humour les conséquences liées à un comportement marginal. Enfin, on le compare tantôt à un oiseau, pour sa liberté à se déplacer discrètement à sa guise, tantôt à un chat, ou à un écureuil pour son agilité et son instinct. Plus vieux, on le présente comme un singe, quand ses jambes commencent à s’arquer et ses bras à s’allonger à force de vivre perché et de s’étirer pour saisir les choses. En se détournant de la vie régulée des hommes, ses aptitudes, son caractère, son apparence retrouvent aux yeux de ses compatriotes des caractéristiques animales.

Mais revenons au début, au moment où Côme, à l’âge de 12 ans, monte dans le chêne vert du jardin paternel. Mircea Eliade, dans son Traité d’histoire des religions, précise que

Par sa simple présence («la puissance») et par sa loi propre d’évolution («la régénération»), l’arbre répète ce qui, pour l’expérience archaïque, est le Cosmos tout entier. L’arbre peut, sans doute, devenir un symbole de l’Univers, forme sous laquelle nous le rencontrons dans les civilisations évoluées; mais pour une conscience religieuse archaïque l’arbre est l’Univers, et s’il est l’Univers, c’est qu’il le répète et le résume en même temps qu’il le «symbolise». (Éliade: 276)

Or, le protagoniste a pour prénom Côme, Cosimo en italien, dérivé de Cosmos, et c’est dans un chêne vert qu’il grimpe pour mettre sens dessus dessous les idées reçues de son temps. Le chêne, que les Grecs appelaient DRÛS, l’arbre, apparaît étymologiquement comme l’archétype de l’arbre. Attirant souvent la foudre, il a tout naturellement été consacré à Zeus, dieu de la justice, que différentes épithètes et périphrases homériques représentent comme «repousseur de mal » (ἀλεξίκακος / alexíkakos), «sauveur» (σωτήρ / sôtếr), «protecteur des hôtes et garants des règles de l’hospitalité» (ξένιος / xénios). C’est dans un chêne, symbole de majesté, de force, de solidité et de justice que se réfugie Côme pour protester contre l’obédience paternelle.

De là-haut, donc, Côme se fond dans le soleil, il devient le soleil, le narrateur dit que «pour l’apercevoir, nous dev[ons] faire un abat-jour de nos mains» (Calvino: 28), tandis que la vue qui s’offre à Côme ne rencontre aucun obstacle, son regard sort du jardin, descend la colline, traverse le hameau et plonge dans la mer. En observant son environnement, il comprend rapidement que les branches d’arbres qui se touchent presque lui permettent aussi de se déplacer par la voie des airs. Les verbes qui illustrent ses déplacements sont révélateurs de son nouveau statut : depuis le chêne vert, il va «conquérir» (Calvino: 30) la cime d’un orme, puis passer sur un caroubier et un mûrier avant d’atteindre le mur «haut comme un donjon» (Calvino: 31) qui le sépare du jardin des Rivalonde, ses voisins, seigneurs d’Ombreuse, que son père considère comme des rivaux. Les arbres lui permettent donc de franchir ce mur, de défier le père et de quitter une prison. L’orme, emblème de Morphée, dieu du sommeil et des songes, est l’arbre de l’homme rêvant, le caroubier et le mûrier, arbres fruitiers, le laissent accéder au rêve, car derrière le mur, se cache un véritable jardin d’Éden qui éveille tous ses sens.

Magnolia. 2016.

Magnolia. 2016.
(Credit : Roxanne Lajoie)

Les espèces d’arbres que l’on retrouve dans le jardin des Rivalonde sont «rarissimes». Le narrateur précise que «le grand-père du Marquis, disciple de Linné avait mis en mouvement toute la vaste parenté que sa famille comptait aux Cours de France et d’Angleterre pour se faire envoyer des colonies les trésors botaniques les plus précieux» (Calvino: 31). De l’autre côté du mur, s’élève un magnolia au parfum envoûtant, dans lequel Côme se laisse «retomber» (Calvino: 31), là encore le choix de verbe est très révélateur, car, c’est depuis cet arbre aux fleurs blanches, que Côme fait la connaissance de Violette. C’est dans ce magnolia que la foudre s’abat sur lui lorsqu’il rencontre la jeune noble fantasque, l’amour de sa vie. Pour ce premier contact, Calvino nous rejoue la scène du péché originel: Violette croque une pomme tout en se balançant. La balançoire accrochée aux branches d’un grand arbre dont l’essence reste inconnue lui permet de planter ses pieds dans la frondaison du magnolia sur la branche duquel se tient Côme. Lorsqu’elle l’aperçoit, la surprise lui fait échapper la pomme, qui roule au pied de l’arbre. «Côme dégain[e] son épée, descen[d] sur la dernière branche, se pench[e], attei[nt] le fruit de la pointe de son épée, le transper[ce] et le ten[d] à la petite fille.» (Calvino: 34) Cette dernière lui demande alors s’il n’est pas un voleur. Côme affirme alors que oui, et mange le fruit. La pomme de ce jardin d’Éden est bien pour lui le fruit de l’Arbre de la connaissance du bien et du mal. C’est piqué par une jeune noble que Côme Laverse du Rondeau pense pour la première fois aux hordes d’enfants pauvres qui saccagent les vergers pour se nourrir et se met à envier leur vie libre. La vue panoramique que lui offre le faîte des arbres lui permet alors d’enlever les œillères aristocratiques propres à son rang. Après avoir affirmé qu’il était un voleur, il se met à côtoyer des gens que les nobles ne fréquentent pas, apprend à les connaître et à les apprécier. Il s’associe volontiers à la bande de petits maraudeurs de fruits, se fait l’ami des laissés pour compte qui habitent les bois et devient en quelque sorte le directeur de conscience du brigand des grands-chemins Jean des Bruyères. Il lui fournit des livres, en lui donnant rendez-vous dans un arbre, et de ce fait, le délivre de l’ennui et de l’angoisse associée à son statut de proscrit. En le nourrissant intellectuellement, il agit sur sa raison et le détourne du vice, trop tard cependant pour le délivrer complètement, sa réputation n’étant plus rachetable. Lorsque Jean des Bruyères est pendu à la branche d’un chêne, l’arbre de la justice, évidemment, Côme s’installe un peu plus haut pour lui raconter la fin du roman biographique qu’il n’a pas pu terminer: les aventures de Jonathan Wild rapportées par Henry Fielding sont l’occasion pour Calvino d’un clin d’œil ironique. Le criminel londonien finissant pendu haut et court permet la mise en abyme d’une satire sociale.

Enfin, le fait de côtoyer la nature lui permet de véritables contacts humains. Il regarde travailler les paysans, les informe de ce qu’il voit de là-haut, leur donne des conseils. Il apprend l’art de tailler les arbres et offre même ses services aux fermiers et propriétaires de verger. Lors d’un été chaud et sec, il s’emploie à protéger la forêt des incendies en réunissant contre toute attente des gens de statut social fort différent: propriétaires, exploitants, bûcherons et les laissés pour compte vivant dans les bois:

Il compr[end] que les associations renforcent l’homme, mettent en relief les dons de chacun et donnent une joie qu’on éprouve rarement à vivre pour son propre compte: celle de constater qu’il existe nombre de braves gens, honnêtes et capables, tout à fait digne de confiance. (Lorsqu’on ne vit que pour soi, on voit le plus souvent les gens sous leur autre face, celle qui nous force à tenir constamment la main sur la garde de notre épée.) (Calvino: 194).

L’arbre est donc ici le lieu de l’éveil, celui des sens et de la raison.

Arborer le pays

j’écris arbre
arbre d’orbe en cône de sève et de sève en lumière
racines de la pluie et du beau                      temps terre animée (Lapointe: v.1 à 3)

Pin des jardins Regina Elena, San Remo, Italie. Lajoie, Roxanne. 2019.

Pin des jardins Regina Elena, San Remo, Italie. Lajoie, Roxanne. 2019.
(Credit : Roxanne Lajoie)

Contrairement au texte de Calvino, Arbres, de Paul-Marie Lapointe n’est pas un roman, mais un poème de 145 vers. Le geste d’affirmation ne passe pas par l’ascension de tout le corps, mais par l’acte d’écrire. Le mouvement de la main dit l’enracinement nécessaire. La parole est revendication territoriale. Comme il a été précisé dans l’introduction, ce poème s’inscrit dans la période que les critiques appellent «L’Âge de la parole».

L’âge de la parole –comme on dit l’âge du bronze– se situe, pour moi, dans ces années 1949-1960, au cours desquelles j’écrivais pour nommer, appeler, exorciser, ouvrir, mais appeler surtout. J’appelais. Et à force d’appeler, ce que l’on appelle finit par arriver. C’était l’époque, pas si lointaine, où nous croyions avoir tout à dire puisque tout était à faire et à refaire. (Giguère: 110)

Les poètes de cette époque dénoncent l’aliénation du peuple québécois, dépossédé de sa langue, de son territoire, de son identité. En écrivant «arbre d’orbe en cône», dès le deuxième vers, Lapointe quitte la boucle et lance une droite verticale. Le cône est le fruit des conifères, mais il est aussi en géologie la forme du volcan. Le poème se veut nourrissant, incandescent. On l’aura compris, la métaphore de l’arbre permet à la fois de dire les entraves et l’envol. Mais l’arbre n’est pas qu’une métaphore puisque Lapointe recense le nom des arbres qu’il accumule et juxtapose pour bâtir la forêt, se réapproprier le territoire en commençant par ce qu’il a de plus sauvage. Il nomme d’abord les conifères «pins blancs pins argentés pins rouges et gris» (v.4)

Les épithètes sont des adjectifs de couleur qui permettent de distinguer les espèces, mais sont chargées de sens: «pins durs à bois lourd pins à feuilles tordues» (v.5), «pins résineux chétifs et des rochers pins du lord» (v.7). Devenues péjoratives, les épithètes sont métaphores des Québécois, soumis, «les raqués de l’histoire » comme le dit Gaston Miron dans son poème «Séquence» (Miron: v.72). À la fin du vers 7 cependant, elles deviennent mélioratives et promettent la douceur et l’avenir «pins aux tendres pores», «Mâts fiers voiles tendues sans remords et sans larmes» (v. 9), «équipages armés» (v. 10). Puis le souffle redescend au vers 11, les épithètes et compléments du nom servant métaphoriquement à décrire la réalité intérieure quotidienne:

pins des calmes armoires et des maisons pauvres
bois de table bois de lit
bois d’avirons de dormants et de poutre (v.11 à 13)

Le mouvement des vers, les trous, les blancs dans le texte sans majuscules ni ponctuation, sans verbes, rappellent le mouvement de la frondaison dans le vent. L’arbre est d’abord immobile, puis son feuillage se balance lorsque le souffle monte et redescend. C’est «la vie tiraillée qui grince dans les girouettes», pour citer encore Miron (v.59).

Le poète retourne donc à la forêt, redonne à l’objet sa forme initiale, tire l’essence de la vie: les cèdres «parfumeurs» (v.17) sont des «coffres de fiançailles» (v.18). Le genévrier «tient le plomb des alphabets» (v.19) périphrase du crayon, l’arbre est à la fois signifié et signifiant.

Le sapin est le dernier conifère nommé.

sapins blancs sapins rouges     concolores et gracieux sapins
grandissimes sapins de Babel     coiffeurs des saisons
pilotis des villes fantasques
locomotives gercées     toit des mines
sapin     bougie des enfances (v.23 à 27)

La forêt est méliorative, mais lorsque l’homme détourne le bois pour son utilité, l’arbre devient péjoratif et désigne le désordre, la mésentente, l’inconstance, le mouvement difficile, l’immobilité, la noirceur. Le poète ramène l’espoir au dernier vers où enfance et lumière sont métaphoriquement liées.

À partir du vers 36, Lapointe délaisse le nord sauvage et plante le bouleau, le merisier, l’acajou, l’aubier, le peuplier, les noyers, le saule, le caryer, les charmes, les aulnes. Sa forêt de mots devient feuillue.

Dans l’ensemble du poème, Lapointe reprend 5 fois le premier vers, un leitmotiv, inspiré par les techniques de composition du jazz américain des années 1950. Il a ouvertement été influencé par le rythme, le souffle libre du jazz.

j’écris arbre
arbre pour le thorax et ses feuilles
arbre pour la fougère d’un soldat mort sa mémoire de calcaire
et l’oiseau qui s’en échappe avec un cri (v.47 et 48)

L’arbre, c’est l’homme, c’est la poésie avec l’allusion au poème de Rimbaud, «Dormeur du Val» (1870), c’est la promesse de l’envol. Mais c’est aussi la religion oppressante «l’arbre est clou et croix» (v.85), la ville aliénante «croix de gratte-ciel et de chien de torture et de faim» (v.90).

La civilisation, c’est l’arbre dénaturé, d’où le besoin du poète de retourner à la forêt, de partir du Nord sauvage, de l’hiver, et de revenir vers le Sud habitable, en installant le printemps dans les arbres, saison symbolique du renouveau. Il nomme et plante les arbres à fruit, les chênes, les cerisiers, les pruniers, les pommetiers; les arbres à fleurs, le magnolia, le tulipier, le sassafras; les arbres remède, l’hamamélis, le tilleul.

Lorsqu’il fait allusion à l’arbre premier, le «pommier croqueur» (v.128) seul sur sa ligne, on pense tout de suite au jardin d’Éden, d’où tout a commencé, comme dans Le baron perché de Calvino. Ce pommier croqueur est l’essence du catholicisme pris dans la gorge des poètes québécois.

En somme, le poème est une prise de parole pour circonscrire le pays. En nommant les arbres, le poète se réapproprie le territoire, cerne l’identité nationale, brise le cercle, l’orbe de l’aliénation collective. En revenant à la Genèse, il permet l’enracinement puis l’envol. Dès lors, les deux dernières strophes du poème ne sont plus nominales, mais conjuguent au présent le confort et le bonheur retrouvé.

les arbres sont couronnés d’enfants
tiennent chaud leurs nids
sont chargés de farine

dans leur ombre     la faim sommeille
et le sourire multiplie ses feuilles (v.141 à 145)

En guise de conclusion, si le romancier italien propose la révolte d’un jeune noble qui quitte ses jardins cultivés pour se retrouver libre au contact de la nature, le poète québécois a aussi besoin de revenir à la forêt pour donner un sens à sa quête identitaire. Dans l’imaginaire collectif, la forêt a incarné longtemps le danger, lieu sauvage et angoissant, repère des bêtes et des proscrits. Elle devient pour le rebelle un territoire habitable, un lieu rassurant, réconfortant, loin des dogmes et des conventions. L’arbre qu’on grimpe, l’arbre qu’on nomme est un symbole fort d’affirmation.

Bibliographie

Bouvet, Rachel. 2015. Vers une approche géopoétique: lectures de Kenneth White, Victor Segalen et J.M.G.. Québec : Presses de l’Université du Québec, 261 p.
Calvino, Italo. 2002. Le baron perché. Paris : Gallimard, 400 p.
Chedid, Andrée. 1991. Poèmes pour un texte. 1970-1991. Paris : Flammarion, 280 p.
Eliade, Mircea. 2007. Traité d’histoire des religions. Paris : Payot, 395 p.
Giguère, Roland. 1978. Forêt vierge folle. Montréal : Éditions de l’Hexagone, 219 p.
Homère,. 1712. L’Illiade. Paris : Garnier.
Lapointe, Paul-Marie. 1959 [1959]. « Arbres (poèmes) ». Arbres (poèmes), 1, Montréal : Liberté, p. 26-30.
Miron, Gaston. 1998. L’homme rapaillé. Montréal : Typo, 252 p.
Pelosse, Cécile. 1975. « La recherche du pays chez Paul-Marie Lapointe et Gérald Godin–Concerto pour arbres ». La recherche du pays chez Paul-Marie Lapointe et Gérald Godin–Concerto pour arbres, vol. 1975, 1, Montréal : Voix et Images, p. 80-88.
Rimbaud, Arthur. 1999. Oeuvres complètes. Le Livre de Poche, 779 p.
Walter, Henriette et Pierre Avenas. 2018. La majestueuse histoire du nom des arbres: du modeste noisetier au séquoia géant. Paris : Robert Laffont, 564 p.
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