Cahiers Figura, numéro 37, 2014

Les frontières de l’humain et le posthumain

Jean-François Chassay
Marie-Ève Tremblay-Cléroux
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Créer un être artificiel à l’image de l’être humain est un mythe qui traverse les cultures depuis toujours. La science rejoint maintenant la fiction. Des recherches autour du cyborg et du clonage côtoient les nombreuses figures fictionnelles. Dans ce contexte, le terme de «posthumain» fait florès et interroge les liens entre nature et culture. Les textes de ce cahier explorent en littérature et au cinéma les représentations de l’humain et de ses avatars à l’aube du posthumain. Comment l’imaginaire représente-t-il ce corps? Comment interpréter un vocabulaire nouveau, entre transhumanisme et posthumanisme? Le posthumain annonce-t-il une perfection attendue ou une monstruosité? Des question qui autorisent à réfléchir sur le rapport ontologique du sujet au monde, aujourd’hui.

Avec les textes de Pierre Cassou-Noguès, Jean-François Chassay, Laurence Dahan-Gaida, Elaine Després, Antonio Dominguez Leiva, Gaïd Girard, Mélanie Joseph-Vilain, Alexandre Klein, Hélène Machinal, Denis Mellier, Arnaud Regnauld et Tony Thörstorm.

Articles de la publication

Jean-François Chassay & Marie-Ève Tremblay-Cléroux

Introduction. Une présence insistante et incertaine

En 1802, le naturaliste Jean-Baptiste Lamarck créait le néologisme «biologie» à partir de deux mots grecs signifiant «science de la vie» (ou «science des êtres vivants»). Si on voulait retracer l’archéologie du concept de posthumain, on pourrait partir de ce moment historique: la naissance d’une science sur la constitution des organismes vivants et ce qui s’en suit. On pourrait aussi choisir de remonter beaucoup plus loin dans le temps, jusqu’aux mythologies qui fondent la civilisation occidentale (le géant de bronze Talos, chez les Grecs) ou jusqu’aux textes religieux (le golem dans le Talmud). Rien n’empêche non plus de proposer un point de départ beaucoup plus tardif: Foucault pose implicitement la question du posthumain dans Les mots et les choses, en 1966.

Elaine Després

Saltation virale pour un post-«Homo communicans». La série «Darwin» de Greg Bear

Plusieurs théoriciens, comme N. Katherine Hayles et Cary Wolfe, voient dans la conception nouvelle de l’homme proposée par Wiener le point de départ de la construction de la figure ambiguë et protéiforme du posthumain. Si Hayles explique le posthumain comme un dépassement de l’incarnation («embodiment») «un amalgame, une collection de composantes hétérogènes, une entité matérielle et informationnelle dont les limites sont continuellement construites et reconstruites», Cary Wolfe apporte certaines nuances.

Jean-François Chassay

Le génome est un champ de ruines

Mon titre réfère à un ouvrage du romancier Serge Lamothe analysés dans cet article, «Les enfants lumière», mais constitue aussi, bien sûr, un clin d’oeil à la célèbre formule de Walter Benjamin: «l’Histoire est un champ de ruine.» Clin d’oeil un peu ironique, puisque «Les enfants lumière» ne permet pas de porter un regard vers le passé, mais oblige plutôt le lecteur à se demander vers quoi nous conduisent biotechnologie et posthumanité dans un univers narratif dominé par un éclatement spatio-temporel. Ce qui ne signifie pas qu’il ne sera pas question d’Histoire.

Alexandre Klein

Quelle médecine pour l’homme augment? Étude des enjeux philosophiques de l’anthropotechnie

Le posthumain, cet être humain dont les caractéristiques essentielles n’ont plus rien de commensurable avec celles qu’on lui connaît aujourd’hui, n’est pas qu’un être de fiction, un personnage imaginaire des romans de science-fiction, des nouvelles d’avant-garde, des bandes dessinées ou des films à gros budget. Certes, il n’est pas encore totalement présent en chair et en os, ni même en chair et en métal, mais il n’en reste pas moins un évènement de notre temps. D’une part parce que la fiction participe d’un champ qu’il faut bien qualifier d’imaginal au sens où il ouvre des possibilités concrètes, et d’autre part, parce que sa simple évocation conduit à l’apparition de débats et de prises de position bien réelles, s’ancrant dans notre présent.

Mélanie Joseph-Vilain

Corps et corporalité dans «Moxyland» de Lauren Beukes

«Moxyland» a été publié successivement dans plusieurs pays anglophones, chez des éditeurs différents, avec des couvertures différentes. Sur la couverture de la version publiée chez Angry Robot, on voit les personnages principaux, ceux qui prennent en charge chacun à leur tour la narration. Cette image ne montre que les contours des têtes de ces personnages, et, au milieu de leur visage, entièrement blanc, le symbole qui s’affiche sur l’écran d’ordinateur quand il est impossible d’afficher une image, une croix rouge sur fond blanc dans un cadre noir. Ces silhouettes sans visage annoncent vraisemblablement les vidéos publiées par Toby sur Internet dans le roman, «faces blanked out of course». Pourtant, bien que leurs traits ne soient pas représentés, le lecteur peut identifier ces personnages sans aucune difficulté.

Tony Thorström

La notion de «livre de la vie» d’un point de vue littéraire. Génétique, symbolisme et hybridité de discours dans deux romans contemporains

Depuis la découverte de la structure de l’ADN en 1953, et à partir d’événements singuliers tels que le débat entre savants diffusé à la télévision en 1968 intitulé «Vivre et Parler» ou l’entreprise du projet génome humain à la fin des années 1980, la notion de «livre de la vie» s’inscrit progressivement dans l’imaginaire collectif comme un synonyme d’ADN. En témoignent les nombreux articles et ouvrages de nature aussi bien populaire qu’académique publiés pendant cette même période.

Laurence Dahan-Gaida

Le gène et la machine. Humain, transhumain, posthumain dans les fictions de Richard Powers

Qu’est-ce que la conscience? Les machines peuvent-elles penser? Avons-nous besoin d’un corps pour penser? Le corps et l’esprit sont-ils une seule et même chose? L’homme est-il programmable génétiquement? Sommes-nous déterminés par la culture ou par notre biochimie? Ces questions sont quelques-unes de celles que pose Richard Powers dans deux de ses romans —«Galatea 2.2» et «Générosité»— qui interrogent les frontières de l’humain à partir de deux figures majeures de l’imaginaire posthumain: le gène et la machine.

Antonio Dominguez Leiva

Les voies douloureuses du posthumain dans les mangas et animes nippons

Après les études pionnières de F. L. Schodt sur le manga, il a fallu attendre la première synthèse académique sur l’anime, de la main de Susan J. Napier dans «Anime From Akira to Princess Mononoke», avant de voir lentement émerger des travaux de sociologues, psychologues, médiologues, historiens de l’art, critiques cinématographiques et littéraires sur ces deux versants complémentaires (mais non réductibles l’un à l’autre) de la culture visuelle japonaise.

Denis Mellier

De la sexualité posthumaine. À propos de «Demon Seed» de Dean Koontz (1973 et 1997)

Depuis les années 70, dans les thrillers d’anticipation hollywoodiens, se dessinent les formes d’une rêverie sur les corps et le devenir technologique de leur sexualité. Sexualité rêvée car encore inactuelle, fantasmée car inactualisable pour lors dans notre instant technologique ou sexualité potentielle: par le truchement des appareillages et des extensions, des écrans et des capteurs, des simulateurs et des stimulateurs, une fiction prospective laisse apparaître les contours d’une véritable «sexualité possible», comme on dit «mondes possibles».

Hélène Machinal

Réflexions sur le posthumain. De la question des genres dans «The Night Sessions» de Ken MacLeod

Ken MacLeod est un auteur contemporain que l’on peut présenter par une liste d’adjectifs: écossais, labellisé, politique. Ces adjectifs sont des indicateurs de traits spécifiques qui expliquent sans doute (en partie) les raisons de l’intérêt qui lui est porté. Le premier est un adjectif de nationalité puisque Ken MacLeod est Écossais. Même si ce premier point mériterait développement, car il indique un lien possible entre le posthumain et la dimension postcoloniale, nous le convoquons uniquement pour étayer l’approche culturelle qui sera adoptée dans le cadre de cette analyse. Être Écossais “signifie”.

Gaïd Girard

Les fenêtres de la perception. L’expérimentation et les limites de l’humain au cinéma

Cette réflexion se place dans le prolongement de ma contribution à l’ouvrage collectif dirigé par Elaine Després et Hélène Machinal issu du colloque de Brest qui a précédé celui de Montréal. J’avais tenté de faire une sorte de typologie des films qui thématisaient les limites de la définition de l’espèce humaine. J’avais distingué trois catégories: les films dans lesquels le règne animal prend le pas sur l’homme ou menace de le faire; les films qui interrogent les rapports de l’humain avec la machine et mettent en scène robots, androïdes et cyborgs; et pour finir, les films qui traitent des mécanismes du cerveau de l’homme et de son appareil perceptivo-cognitif, qui entraînent sa perception de la continuité de l’espace-temps.

Arnaud Regnauld

«Filmtext 2.0» de Mark Amerika, ou les spectres de la phogitographie numérique

Mark Amerika transforme l’exploration de chacune de ses oeuvres en une expérience multimédia qui très vite sature les capacités cognitives et sensorielles du lecteur/utilisateur (musique, texte, image), empruntant notamment à l’esthétique cyberpunk et au jeu vidéo, entre autres aspects de la culture pop revendiqués par l’artiste. Le matériau culturel que recycle indéfiniment Mark Amerika façonne ainsi notre expérience de lecture, chaque nouvel opus proposant qui plus est le remix du précédent tout en cherchant à dégager de nouveaux rapports intersémiotiques.

Pierre Cassou-Noguès

Pourquoi le posthumain perd son temps, mais ne traîne pas

Je défendrai ici la thèse que la numérisation de nos activités induit avant tout une modification de notre temporalité, laquelle se caractérise par l’impossibilité de “traîner” qui remet ensuite en question le statut du sujet. Que suis-je? Comment décrire mon existence en tant que je? Cette question parcourt la philosophie depuis Descartes et —c’est que je voudrais montrer— prend une nouvelle forme dans le passage au numérique parce que s’est modifiée radicalement la représentation que nous pouvions nous faire du temps dans lequel nous vivons.

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