Entrée de carnet

Écrire sur Facebook (selon feu Roland Barthes)

Bertrand Gervais
couverture
Article paru dans Réflexions sur le contemporain, sous la responsabilité de Bertrand Gervais (2011)

Parce qu’ils sont écrits, les textes sur Facebook ne sont ni des esquisses ni des notations ni des matériaux, ni des exercices; ils ne font penser ni au carnet ni au journal: ce sont des éclats de langage.

“Les textes sur Facebook peuvent bien être les signes avant-coureurs d’une grande œuvre liée, leurs auteurs n’obligent en rien leurs lecteurs, et ce que chacun de ces textes nous dit, c’est son accomplissement. Ce qui est accompli, ici, c’est l’écriture. De toutes les matières de l’œuvre, seule l’écriture, en effet, peut se diviser sans cesser d’être totale: un fragment d’écriture est toujours une essence d’écriture. C’est pourquoi, qu’on le veuille ou non, tout fragment est fini, du moment qu’il est écrit; c’est pourquoi aussi on ne peut comparer une œuvre brisée à une œuvre suivie ; c’est pourquoi enfin personne ne parvient à nier la grandeur des œuvres fragmentaires : grandeur non de la ruine ou de la promesse, mais grandeur du silence qui suit tout achèvement […]. Parce qu’ils sont écrits, les textes sur Facebook ne sont ni des esquisses ni des notations ni des matériaux, ni des exercices; ils ne font penser ni au carnet ni au journal: ce sont des éclats de langage. Edgar Poe prétendait qu’il n’existe pas de long poème; il voyait par exemple dans le Paradis perdu « une suite d’excitations poétiques coupée inévitablement de dépressions ». Facebook fait l’économie de ces dépressions; son écriture est d’un luxe sans perte, c’est-à-dire sans durée; c’est l’écriture, et non l’histoire, qui cesse elle-même, ici, d’être inégale, donc ennuyeuse, donc périodiquement laide, comme il arrive à tant d’œuvres belles: tout est remis à l’écriture, mais cette délégation n’a rien à voir avec le travail de la forme; l’artisanat n’est plus la condition nécessaire du style; François Bon se moquait déjà de Bernard Comment et ne corrigeait pour ainsi dire rien. L’écrivain donne ici sa peine non à la matière verbale, mais à la décision d’écrire: tout se passe avant l’écriture. Le moindre texte sur Facebook dit cette « transumption » antérieure; le luxe tendre et somptueux d’une écriture absolument libre, dans laquelle il n’y a pas un atome de mort, invulnérable à force de grâce, dit la décision primitive qui fait du langage le salut fragile d’une certaine souffrance.” (R. Barthes, « F.B. », in Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 255-256. Attention: pastiche.)

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