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Liens affectifs et aspect phénoménologique de la guérison par le territoire dans la littérature innue contemporaine

Sabrina Rinfret-Viger
couverture
Article paru dans Écoécritures – études collaboratives et décentrées, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Jonathan Hope (2021)

Avant toutes choses, il est important de préciser la signification du terme « guérison » qui peut parfois être utilisé en tant que mot-parapluie englobant une multitude de définitions. La guérison étudiée dans le présent travail mobilise deux caractères. D’une part, le territoire agit comme un baume pour la santé des Innus. L’effet calmant de la forêt peut aider certains troubles comme l’alcoolisme. D’autre part, la guérison est aussi évoquée lorsqu’il est question de bien-être. C’est donc l’aspect plutôt symbolique d’une démarche réparatrice ou spirituelle qui est à ce moment soulevé. Dans les deux cas, le territoire occupe une place cruciale. Le rapport entre les Innus et la terre est ce qui est important. C’est pourquoi dans le cadre de ce projet j’emploierai la « guérison » comme étant la construction d’un lien affectif avec le territoire permettant quant à lui d’apaiser certains maux.

Ces maux sont souvent d’origine identitaire. C’est-à-dire qu’ils proviennent d’une rupture dans la filiation et dans la transmission intergénérationnelle. Le mouvement de guérison s’imbrique donc ici à une idée de retrouvailles : « Ainsi, la santé des Innus, ou plus justement le sentiment de ‘‘bien-être’’, comporte une dimension relationnelle importante »[1]. La création de liens avec le territoire est la pierre angulaire de la démarche vers le bien-être. À cet égard, dans un article qui étudie plusieurs témoignages d’Innus sur leurs expériences avec le territoire, il est indiqué que « c’est sur le territoire que s’enracinent la culture et l’identité innue. Le territoire est au cœur du parcours de vie de plusieurs Innus, là où s’ancrent les histoires de toutes les familles et de la communauté, tel un patrimoine à préserver et à transmettre. Le territoire est constamment mobilisé par les Innus pour maintenir l’identité vivante, et pour la raviver lorsqu’elle est souffrante ou en crise. Il permet la fierté identitaire, laquelle est centrale à la guérison en contexte autochtone »[2]. Ainsi, la guérison telle que développée dans l’article, se fait sur le principe d’un resourcement par l’entremise du territoire.

Dans son travail se penchant sur les œuvres d’An Antane Kapesh, Virginia Pésémapéo Bordeleau et Naomi Fontaine, Joëlle Papillon abonde dans le même sens. Elle traduit une citation tirée de l’introduction de Indigenous Poetics in Canada de Neal McLeod : « un des défis de la poétique autochtone contemporaine est de quitter un état d’errance et de déracinement pour en arriver à une poétique d’être chez soi »[3]. Cette citation souligne le fait que la proximité avec le territoire est nécessaire afin de pouvoir mettre « en scène des pratiques de guérison de soi qui passent par une reconnexion avec les proches et avec le territoire »[4]. On remarque donc que le geste de retour vers la terre ancestrale nait d’un besoin de retrouver une filiation. Faire l’expérience de la terre signifie trouver un endroit pour y planter ses racines, ou plutôt, les découvrir et les déterrer. En faisant l’expérience du territoire, l’Innu s’inscrit dans la communauté et établit un lien affectif avec cet environnement. À cet égard, Papillon souligne le phénomène voulant que « le territoire se souvient des Innus qui l’ont habité »[5]. Être sur les terres symbolise aussi aller à la rencontre d’une histoire et d’une mémoire ancestrale. La Fondation Autochtone de Guérison a d’ailleurs déjà mis en place une thérapie en forêt qui visait à transmettre le bien-être par l’expérience du territoire dans le cadre d’une retraite fermée à l’intérieur du territoire.[6]

Enfin, la littérature innue contemporaine fait état de cette faille dans la transmission intergénérationnelle. Dans le recueil Uiesh-Quelque part [7]de Joséphine Bacon, le sujet cherche à rétablir des liens avec son territoire afin de réparer cette rupture. Ainsi, même à l’arrêt d’autobus sur la rue Bélanger, la narratrice retrouve dans l’horizon le paysage que ses Ancêtres observaient, elle retrouve du familier. Cette relation fusionnelle avec la terre déborde des frontières du territoire. Ce recueil nous permet de préciser l’aspect phénoménologique du processus de guérison. Le territoire la suit. L’expérience unique du territoire est ce qui permet la création de liens affectifs réconfortants et rend possible le sentiment d’appartenance au territoire. La notion de retour présente dans la littérature innue contemporaine renvoie donc à l’expérience du territoire et aux liens affectifs qui en découlent.


[1] Delisle L’Heureux, C. et Guay, C. (2019). Le territoire, source de guérison : Récits d’expériences des Innus d’Uashat mak Mani-utenam. Recherches amérindiennes au Québec, 49(1), p. 64.

[2] Ibid., p.67.

[3] Papillon, J. (2016). Apprendre et guérir : les rapports intergénérationnels chez An Antane Kapesh, Virginia Pésémapéo Bordeleau et Naomi Fontaine. Recherches amérindiennes au Québec, 46 (2-3), p. 61

[4] Ibid., p. 57

[5] Ibid., p.63.

[6] Je m’appuie sur la thèse de doctorat d’Alexandra Beaulieu qui se penche sur cet événement. Beaulieu, A. (2012). “Minuenimun”, le sentiment du bien-être : la guérison communautaire chez les Innus d’Unamen Shipu (Basse-côte-Nord du Québec) (Thèse de doctorat). Université Laval. Récupéré de http://hdl.handle.net/20.500.11794/23573.p.262

[7] Bacon, J. (2018). Uiesh-Quelque part, Mémoire d’encrier : Montréal, 125 p.

Bibliographie

Bacon, J. (2018). Uiesh-Quelque part, Mémoire d’encrier : Montréal, 125 p.

Beaulieu, A. (2012). “Minuenimun”, le sentiment du bien-être : la guérison communautaire chez les Innus d’Unamen Shipu (Basse-côte-Nord du Québec) (Thèse de doctorat). Université Laval. Récupéré de http://hdl.handle.net/20.500.11794/23573.

Delisle L’Heureux, C. et Guay, C. (2019). Le territoire, source de guérison : Récits d’expériences des Innus d’Uashat mak Mani-utenam. Recherches amérindiennes au Québec, 49(1), 63-71.

Papillon, J. (2016). Apprendre et guérir : les rapports intergénérationnels chez An Antane Kapesh, Virginia Pésémapéo Bordeleau et Naomi Fontaine. Recherches amérindiennes au Québec, 46 (2-3), 57-65.

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