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Une affaire de perception: dédoublement et monstruosité
L’article porte sur Quatre voyageurs d’Alain Fleischer, roman au cours duquel quatre scientifiques sont envoyés faire un voyage d’étude en Californie pendant quatre jours. Au cours de leur séjour, ils vivront un étrange phénomène de transmigration des corps et des esprits, chacun se retrouvant, pendant ses quatre journées, «transféré» dans le corps des trois autres à tour de rôle. Il s’agira ici d’étudier la part de réalisme dans cette étrange expérience qui oscille entre le scientifique et le surnaturel et d’examiner dans cette perspective la figure du monstre et de la monstruosité.
Quatre voyageurs d’Alain Fleischer, publié en 2000, donne un sens particulier à l’expression «se mettre dans la peau d’un autre». Centré sur une figure célèbre de la littérature et en particulier du genre fantastique, celle du double, il fait également écho à un thème social très présent en ce XXIe siècle, celui de l’altérité, de la différence, de l’hybridité. Le roman s’appuie sur des travaux scientifiques et technologiques dont on trouve des traces dans de nombreuses expériences actuelles qui se déroulent en laboratoire. En ce sens, il offre une représentation réaliste concernant la virtualité ou les recherches biomédicales. Pourtant, dans le même temps, il radicalise la formule rimbaldienne selon laquelle «Je est un autre». Ce faisant, il joue sur les frontières de la réalité. Ou pour revenir à une conception assez classique du fantastique, avançons qu’il propose un récit où l’impossible surgit soudainement au cœur de la réalité.
Quatre voyageurs met en scène quatre scientifiques européens provenant de France, d’Irlande, du Portugal et de Hongrie, chacun ayant sa spécialité, qui partent quatre jours en Californie avec un objectif dont on ne peut affirmer qu’il repose sur une grande précision scientifique:
Le projet et le contenu de ce voyage d’études nous avaient été […] commandés par une commission scientifique de la Communauté européenne, prétendument en vue de préparer une conférence internationale sur le sujet «Le monde et ses doubles», et sur ce thème imposé, assez vague, nous avions laborieusement cherché des objectifs convenables, élaboré un programme présentable […]. [A]u cours des conversations avec mes collègues des trois autres pays […] finirent par apparaître quelques enjeux authentiques à nos yeux, après bien des efforts pour les définir, légitimant un déplacement aussi coûteux. (15-16)
«Thème imposé, assez vague» pour une «prétendue» préparation de colloque devant lequel les quatre hommes cherchent «laborieusement» des objectifs convenables, qu’ils trouvent finalement «après bien des efforts»: le moins qu’on puisse dire est que ce projet n’apparaît pas très rigoureux. On a davantage l’impression d’ailleurs qu’il s’agit d’un colloque sur le fantastique (le thème du double, d’Edgar Allan Poe à Oscar Wilde) ou la science-fiction (le monde et ses doubles, les univers parallèles) que d’un colloque de sciences dures. Ou encore, à l’inverse et ironiquement, on pourrait croire que l’auteur rappelle que les colloques de sciences dures ne proposent pas toujours des sujets très sérieux.
J’aimerais dans cet article et à travers ce roman examiner la figure du monstre et la signification que peut acquérir ce mot dans le contexte social actuel. Cette présence du monstre (ou de la monstruosité) est d’ailleurs signalée dès l’exergue: «Qui entre dans la transfiguration a derrière lui un évanouissement». Cette phrase tirée de L’Homme qui rit de Victor Hugo rappelle la figure mutilée de Gwynplaine. Avec ce personnage célèbre, Fleischer semble indiquer que le monstre n’existe qu’à travers le regard de l’autre – c’est le génie de Mary Shelley dans Frankenstein d’avoir insisté sur la présence du regard porté sur la différence pour mieux la repousser. Gwynplaine choque le regard, car son visage ne correspond pas à une certaine norme sociale à laquelle les uns et les autres sont habitués. Pourtant, Quatre voyageurs propose un phénomène bien différent au lecteur et, en ce sens, la référence à Hugo donne l’impression, après la lecture du roman, de servir de repoussoir. Aujourd’hui, le monstre, ou ce que certains signalent comme tel, peut aussi bien relever d’une fabrication – culturelle, donc – que de la nature. C’est plutôt dans ce cadre très contemporain qu’il faut situer les étranges expériences vécues par les quatre voyageurs, dont on ne sait si elles relèvent de la science ou du fabuleux, tant il est vrai qu’aujourd’hui, sur le plan scientifique, la réalité dépasse largement la fiction… L’examen du monstre se fera donc en tenant compte de la place occupée par la science actuelle dans Quatre voyageurs et permettra ainsi d’interroger la portée et le sens du réalisme dans cette narration.
Le titre, court et sobre, paraît explicite. Remarquons néanmoins deux particularités à celui-ci. D’abord, l’accent est mis strictement sur le statut de voyageurs des quatre individus, évacuant le fait que ce sont des scientifiques, alors qu’ils partent tous les quatre en Californie pour des motifs liés à leur profession. Cependant, après la lecture, ce titre relève de la litote, ironique, car c’est plutôt une véritable odyssée qu’auront vécue les quatre hommes. Ensuite, notons qu’aucun article, déterminant démonstratif, voire possessif, ne permet de localiser, si je puis m’exprimer ainsi, les voyageurs en question. Ils donnent l’impression de ne pas être situés, de ne pouvoir être formellement identifiés. Là encore, cette indétermination conduit directement aux étranges phénomènes qui se produisent en cours de narration.
Selon le narrateur, la composition de l’équipe «fut sans doute le fruit de stratégies et de calculs où la volonté d’équilibrage entre le Nord et le Sud, entre l’Est et l’Ouest, n’eut rien de scientifique» (16). Les quatre voyageurs sont «le rose et rondouillard Portugais» Branquiho da Rosa, «le pâle et maigre Français» Marcel Blanc (on croirait Bouvard et Pécuchet), l’Irlandais Gary Green (un homme «au sourire éclatant qui ne partageait pas que son prénom avec Gary Cooper», 17) et le narrateur, le Hongrois Zoltan Schwarz. Leurs patronymes renvoient à des couleurs: rose, blanc, vert et noir, ce qui peut difficilement relever d’un hasard. Cette étrange association entre des hommes aux noms liés par un même thème laisse croire à un choix peut-être plus scientifique qu’on pourrait le penser a priori. Entre l’analyse spectrale d’une approche physique de la couleur et d’une approche chimique qui classe les pigments, la colorimétrie se définit comme une branche de la psychophysique permettant de s’intéresser aux synthèses des couleurs. La science s’intéresse aux couleurs et les noms des quatre voyageurs préparent sans doute symboliquement (et tout aussi bien, ironiquement) le lecteur à l’expérience fusionnelle qu’il les verra vivre, au-delà des frontières du réel – et des couleurs distinctes.
Ils partent donc quatre jours en Californie pour assister à quatre expériences scientifiques: d’abord, chez Digital Essences, compagnie spécialisée en imagerie numérique et en réalité virtuelle où on travaille au moment de leur visite à la réalisation d’une Rita Hayworth numérique, synthétique et parfaitement identique à l’originale; puis le projet Distant Earth consiste, lui, à chercher dans le ciel des planètes présentant les conditions d’apparition ou d’existence de formes de vies semblables à celles qui existent sur Terre, peut-être dans un univers parallèle; ils se dirigent ensuite au Matthew Berkeley Genome Center, où ont lieu des travaux sur le clonage et où on célèbre des expériences qui visent «à reconstituer l’être humain parfait» (164); enfin, la dernière visite a lieu au Ape and Human Communication Farm, où ils communiquent avec un gorille grâce à des échanges musicaux. Ces quatre expériences de dédoublement, menées par le biais du numérique (le double synthétique), de l’astrophysique (découvrir une vie semblable à celle qui existe sur Terre), du génie biologique (créer un double humain grâce à du matériel biologique) et de l’éthologie (échanger avec un grand singe, miroir de l’humain), forment le cadre et la raison d’être du voyage des quatre scientifiques européens. Quatre expériences qui, si elles ne correspondent pas précisément à des équivalents réels dans le champ de la recherche, font quand même écho à des travaux similaires dans chacun des cas. Et pourtant, le cœur du roman se trouve ailleurs, dans une expérience de dédoublement bien plus déstabilisante.
En effet, à la fin de la première nuit de leur séjour, Zoltan Schwarz découvre qu’il se trouve dans le corps de Marcel Blanc, et inversement. Le lendemain, ils s’aperçoivent que les esprits de Branquilho da Rosa et Gary Green ont également «transmigré». Cette «anomalie», agaçante pour le moins, n’est jamais associée à un phénomène mystique ou paranormal. Au contraire, Zoltan Schwarz imagine qu’il s’agit de science, qu’ils seraient tous les quatre cobayes d’une expérience et qu’on les aurait envoyés ensemble en Californie pour cette raison. «What’s in a name?» demandait Shakespeare dans Roméo et Juliette. Non pas une rose dans ce cas, mais des couleurs, qui rapprochent et éloignent, qui fusionnent et transforment: da Rosa, Blanc, Green et Schwarz semblent à la fois les acteurs et les cobayes d’une expérience où «les parfums, les couleurs et les sons se répondent». La science rejoint ici la poésie. Ce n’est pas la première fois.
Plutôt que de la mystique, nous sommes du côté du complot. L’expérience paraît d’autant moins hasardeuse qu’elle va se répéter au cours des trois nuits suivantes, de telle manière qu’au bout de quatre jours, chacun aura occupé le corps des trois autres. Le dernier soir, ils couchent dans la même chambre, avec l’espoir d’accélérer le processus: la boucle sera bouclée et ils termineront leur périple, leur voyage scientifique, en retournant enfin dans leur propre corps. Le roman se termine sur cette attente, alors que la nuit commence.
Les cas de «possessions», histoires propres à la sorcellerie et à la littérature fantastique, ne sont pas si rares. Ils sont moins fréquents à ma connaissance dans un contexte scientifique. Pour l’anecdote, rappelons l’exemple du premier prix Goncourt, en 1903, accordé à John Antoine Nau pour son roman Force ennemie. Le narrateur se réveille un jour dans une maison de santé. Les psychiatres le soignent, car il dit être habité par une force extra-terrestre qui occupe son corps. L’est-il vraiment ou est-il plus simplement (si j’ose dire!) psychotique? C’est l’ambiguïté de ce roman où un individu ne sait plus trop si son corps lui appartient encore. Mais le narrateur de Quatre voyageurs n’a pas la fragilité émotionnelle de celui du roman de Nau. Au contraire, c’est de manière fort rationnelle que Zoltan Schwartz examine la situation, comme d’ailleurs chacun de ses collègues. Ce qui n’est pas sans parfois provoquer des propos assez burlesques où il est difficile de s’y retrouver. Par exemple, quand les quatre hommes se retrouvent dans une limousine:
Je vis que Marcel Blanc, dont je ne quittais pas le corps des yeux, le mien, avait eu de la difficulté à se glisser dans la limousine, puis à y trouver une place pour mes jambes, entre notre banquette et le dossier de devant. Au lieu d’écarter les genoux, il les tenait joints, mes jambes bien alignées côte à côte […]. Je ne m’étais jamais vu dans une telle attitude mais j’eus pitié de Marcel Blanc, convaincu qu’il faisait de son mieux. (69-70)
Voici un autre exemple sur lequel je m’arrêterai parce qu’il apparaît significatif:
[C]’était ce matin Gary Green qui était dans mes baskets, comme on dit, et j’eus un moment de trouble: ce regard sombre tourné vers moi qui le croisais avec les yeux de Gary Green […], ce regard exprimé par mes yeux était-il celui de Gary Green, tourné vers la silhouette de Gary Green, ou était-ce plutôt les yeux de Zoltan Schwartz tournés vers moi, Zoltan Schwarz, absent depuis deux jours et de retour, métamorphosé en Gary Green? La chose était indécidable: les yeux étaient bien les miens, comme lorsque je me regarde dans une glace, mais pourtant avec cette légère étrangeté d’une photographie où ne se retrouve pas l’inversion familière d’un miroir. J’étais donc bien en train de me regarder, moi hors de moi regardant mon corps sans moi, et mon corps cherchant à me reconnaître dans l’enveloppe charnelle où j’étais caché. Mais j’étais aussi dans ce physique de Gary Green dont les yeux cherchaient à déceler Gary Green en Zoltan Schwartz, et que Gary Green, derrière le masque de ce visage et avec ces yeux qui étaient les miens, observait avec inquiétude. (194-195)
Que la vie peut être compliquée… La permutation des corps, on le lit bien dans ce passage, est aussi affaire de permutation du langage. Le langage, dans cette fiction des corps, ne cesse de renvoyer à lui-même et on ne s’étonne pas que Quatre voyageurs s’ouvre sur une fiction – une nouvelle traduite du tchèque – lue par Zoltan Schwarz laquelle, sans surprise, apparaît comme la mise en abyme plus ou moins déplacée, «anamorphosée», de la fiction que nous sommes en train de lire. Et cette fiction dans la fiction repose très clairement sur le secret, sinon la conspiration, ce que Zoltan Schwarz croit être au fondement de l’expérience qu’ils sont tous les quatre en train de vivre, comme s’ils étaient une sorte de laboratoire humain mouvant qu’on examinait à distance. La nouvelle tchèque insérée dans le texte et lue pour nous par Zoltan Schwarz – où les pseudonymes des quatre personnages principaux renvoient à des noms de couleur – apparaît comme un autre dédoublement, celui de la fiction que nous sommes en train de lire. Qui plus est, ce texte tchèque répond parfaitement aux canons du réalisme. La première phrase – «Nous étions quatre, plus un chauffeur» – situe d’emblée le nombre des personnages et laisse supposer qu’ils se trouvent dans une voiture. Les phrases suivantes énoncent la mission (d’espionnage) à laquelle ils sont appelés à participer. Même si celle-ci est enrobée de mystères, le cadre du propos s’impose au lecteur dès le départ et les lieux, les personnages, sont clairement décrits.
On notera, dans le passage cité, l’importance du regard: cinq fois les mots «regard» et le verbe «regarder», cinq fois l’apparition des yeux. J’insiste sur ce motif pour en venir à parler du monstre. Je le mentionnais plus tôt, depuis Frankenstein, le regard est indissociable de la monstruosité, d’autant plus que la métaphore de la vue file tout au long du roman de Shelley. Sur le plan diégétique, on se souviendra notamment de la scène très appuyée de l’aveugle, seul à ne pas rejeter le monstre, justement parce qu’il est incapable de le voir. On se demande d’ailleurs à quel point Alain Fleischer ne s’inspire pas, dans une certaine mesure, de ce roman.
Est-il juste d’utiliser le terme de «monstre» ici? Parlons d’abord de grotesque, terme dont la définition a varié depuis son apparition dans la langue française au XVIe siècle, mais qui se résume généralement à celle proposée naguère par Théophile Gauthier dans Les grotesques et qui fixe une esthétique du difforme, à laquelle s’apparentent souvent burlesque et baroque, comme c’est le cas ici (Karatson: 169-178). Les corps ne sont pas en soi hideux dans Quatre voyageurs, mais leur aspect étrange, déconcertant, extravagant saute aux yeux – et aux yeux des personnages eux-mêmes. Plus encore: cet aspect apparaît à l’usure en quelque sorte, par un effet de répétition – l’un devenant l’autre qui devient l’autre et encore l’autre – provoquant dans un cadre normalement angoissant, étouffant, un effet de slapstick, de farce burlesque. Chaque corps claudicant, se déplaçant de manière improbable, peu assurée, comme l’image d’Épinal du monstre de Frankenstein dans les classiques hollywoodiens, signale à chaque fois un être mal dans sa peau, et pour cause. Chacun voit l’impensable survenir, surgir comme monstruosité: soi-même se mouvoir, mais hors de soi, hors de son esprit. Pour reprendre les termes du roman: «chacun séparé de lui-même en sa propre présence.» (245) Le phénomène étonne d’autant qu’il se produit sous le regard de scientifiques, des individus qui se veulent objectifs dans leur analyse. Ils vivent donc de manière paradoxale cette épreuve éminemment subjective consistant à juger de cet écart par rapport à soi-même. Et l’écart par rapport à la norme est aussi une manière de définir le monstrueux. Le monstre indiquerait un «seuil de dépassement quant à ce qu’il peut-être [sic] considéré comme différence acceptable ou non acceptable au regard des normes sociales.» (Manuel: 12) Face à l’étrange phénomène qui se produit dans ce roman, nous sommes radicalement hors norme.
Qu’est-ce qu’un sujet qui voit son corps se déplacer sans qu’il ne le contrôle? Et à l’inverse, que signifie avoir son esprit enfermé dans le corps d’un autre sans pouvoir y échapper? Le paradoxe tient à ce que cette capacité (involontaire) de passer d’un corps à un autre est aussi un signe d’immobilisme, d’enfermement. On pourrait reprendre ici ce que Clément Rosset écrit à propos de Beckett: il «évoque l’inanimé, le mort, l’immobile (ou plutôt ses figures inversées et illusoires: l’animation artificielle, le vivant-automate, le faux-mouvement).» (Rosset: 708). Tous les mouvements, en effet, paraissent «faux». Le burlesque de bien des scènes ne peut faire oublier l’aspect mortifère de cette situation effroyable, bien explicite au moment où, pour la première fois, Zoltan Schwarz découvre, sans toutefois comprendre sur le coup ce qui vient de se passer, qu’il n’est plus lui-même:
Qu’étais-je devenu? Toutes ces perceptions et impressions se mêlaient sur ce mode nauséeux qui parfois présente la mort comme une issue préférable: la dissolution, l’effacement, le déplacement vers un ailleurs absolu plutôt que l’insurmontable malaise d’un ici en trompe-l’œil, où le corps sait que tout appui réel lui serait risiblement refusé. (40)
Ainsi, la monstruosité échappe aux tentatives de la comprendre rationnellement et à toute volonté réaliste sur le plan littéraire. On sait que l’identité ne se résume pas à un phénomène stable, simple, que celle de chacun d’entre nous se modifie au contact des autres et au fil des expériences. Mais dans ce cas de figure, «l’autre» apparaît aussi littéralement comme «soi», projeté ailleurs, s’étirant dans l’espace. Dans le contexte du roman, le lecteur trouve presque banal de lire Zoltan Schwarz, qui déteste «la promiscuité avec un autre homme», ajouter dans le cas précis qui le concerne:
Mais en l’occurrence, le compagnon avec qui il s’agissait d’accepter une telle intimité, d’habitude pour moi insupportable, n’était que mon propre corps, discrètement et pudiquement occupé par un autre qui s’y montrait assez peu, et y prenait peu de place. (99)
L’altérité, c’est soi-même, physiquement et ontologiquement. On ne saurait vivre une crise identitaire plus singulière.
J’aimerais revenir à ce passage cité plus haut au cours duquel Schwarz, vivant dans le corps de Gary Green, voit son propre corps approcher. Il affirme se voir comme dans une glace, mais «avec cette légère étrangeté d’une photographie où on ne retrouve pas l’inversion familière d’un miroir.»
Dans un magnifique livre de réflexions sur la science intitulé Aux contraires, Jean-Marc Lévy-Leblond propose des passages dialogués qui forment des éclaircies au milieu d’explications parfois arides pour l’amateur plus ou moins au fait des récents développements de la physique. On retrouve le dialogue suivant dans le chapitre dont le titre, comme tous ceux du livre, est composé de deux termes, en l’occurrence ici «Réel/fictif»:
«- Quand vous vous rasez (ou vous maquillez) le matin, c’est bien votre vrai visage que vous voyez dans la glace, non?
– Oui, bien sûr…
– Mais pourtant, vous n’êtes pas réellement derrière le miroir!
– Non, mais j’y vois bien mon image réelle.
– Le problème est que le vocabulaire de l’optique emploie justement dans ce cas le terme d’“image virtuelle”» (Lévy-Leblond: 369)
Dans le cadre d’une réflexion fort sérieuse sur les phénomènes naturels et la réalité, voilà le lecteur entraîné subrepticement chez Alice au pays des merveilles, de l’autre côté du miroir. Certains dédoublements naturels sont peut-être moins réels qu’on le croit. Ou alors, parce que nous y sommes habitués, nous ne voyons plus la dimension fantastique de phénomènes qui nous apparaissent naturels. Le dire s’avère sans doute banal. Mais ces phénomènes de virtualité et de dédoublement acquièrent une dimension fantastique dans le roman, alors même qu’ils relèvent de la réalité scientifique contemporaine.
Rappelons que le roman se déroule en Californie, lieu fréquent des roadbooks, ce genre qui relève du récit de voyage et se superpose souvent à une quête existentielle. Les quatre voyageurs y vivent une aventure singulière et une crise existentielle hors du commun. La Californie s’impose aussi comme le lieu par excellence de l’univers du faux. Umberto Eco en a proposé une longue démonstration dans La guerre du faux qui exprimait avec moult réflexions l’artificialité des lieux, la puissance du simulacre, rappelant par exemple que juste sur le Fisherman’s Wharf à San Francisco «vous pouvez trouver d’affilée quatre musées de figures de cire. Il y en a un à Paris, un à Londres, un à Amsterdam, un à Milan, et ce sont des éléments négligeables du paysage urbain, situés dans des rues secondaires. Ici, ils sont sur la promenade touristique.» (Eco: 17)
La Californie est aussi depuis longtemps la Mecque de la technologie, qu’il s’agisse de l’informatique, des images virtuelles ou du vivant. Le roman paraît en 2000, trois ans avant la fin du séquençage du génome humain. En 1998, deux ans avant la sortie du roman donc, Craig Venter créera une grande polémique en fondant une compagnie privée justement située en Californie, Celera Genomics, dans le but de séquencer le génome humain avant le consortium international et au profit de sociétés pharmaceutiques. Autrement dit, avec l’objectif de faire du génome humain une marchandise que le privé pourrait s’approprier. Or les travaux en biologie moléculaire aujourd’hui, qui touchent le vivant, produisent de nombreuses polémiques également – ce n’est pas pour rien que certains utilisent l’expression de «nouvel eugénisme». La frontière se révèle souvent mince entre ce qui est de l’ordre de la guérison d’un côté, et de l’amélioration qui relève de la volonté de créer des humains «parfaits» de l’autre. Encore faut-il s’entendre sur ce que veut dire ce dernier adjectif. Inutile de s’engager dans cette direction qui soulève des questions éthiques abyssales. Soulignons d’une part l’étrangeté de la situation vécue par les quatre scientifiques qui se situe dans un contexte scientifique lui-même peu banal et où tout va très vite; d’autre part, rappelons qu’avec les possibilités ouvertes par la biologie moléculaire aujourd’hui nous sommes de moins en moins dans un réel naturel et de plus en plus dans la construction du réel. «Construire» des êtres, est-ce créer des monstres comme Victor Frankenstein lorsqu’il vit sa créature ouvrir les yeux? La figure du monstre se voit tributaire de modifications culturelles: les chimères d’autrefois ne nous apprennent rien sur le lapin vert d’Eduardo Kac. Le centaure ne s’explique pas rationnellement, comme la lapine Alba de Kac, par l’existence d’une protéine fluorescente verte commandée en laboratoire. Grâce aux nouvelles technologies, nous voilà peut-être, comme l’écrit Annie Ibrahim, «bien plus près des monstres voulus et non point trouvés par les généticiens et embryologistes contemporains.» (Ibrahim: 21) Nous passons du monstre «né» au monstre «créé». Si tant est, bien sûr, que le terme de «monstre» soit utilisable aujourd’hui; disons que la création des écarts peut être problématique.
Le roman ne traite pas directement des questions que je viens de soulever et joue plutôt sur le vertige des dédoublements, des simulacres, du faux. Le séjour chez Digital Essences, par exemple, nous plonge au cœur de la technologie qui se développe au XXIe siècle. Le grand designer et couturier des stars de la réalité virtuelle qui travaille pour cette compagnie, Daniele Astrologo, est lui-même présenté comme «un Yves Saint-Laurent qu’aurait interprété Anthony Perkins.» (72) Le personnage renvoie ainsi à un double lui-même associé à un acteur dont le travail, par définition, consiste à se projeter dans la peau d’un autre. Rappelons dans ce cas qu’Anthony Perkins est pour l’éternité lié à la figure de Norman Bates, le déséquilibré du film Psycho d’Alfred Hitchcock, ce qui donne une image peu lénifiante d’Astrologo. Cela suffit-il à faire du travail de Digital Essences une monstruosité? Il n’est sans doute pas «monstrueux» de vouloir réaliser une «Rita Hayworth numérique, c’est-à-dire entièrement artificielle, cent pour cent synthétique, mais parfaitement identique et en tout point conforme à l’original qui fut cher à Orson Welles.» (72) Mais on peut s’inquiéter quand le «chef du programme Rita», ce grand couturier qui a tout, déclare le narrateur, d’un chirurgien esthétique – et qui rappelle aussi, sur un mode mineur, le savant fou –, affirme
que le modèle de Rita en cours de mise au point, et bientôt commercialisé par Digital Essences, serait supérieur au modèle original né en 1918, et à l’année de référence choisie, 1948, la trentième dans la vie de la star […] et que seraient corrigés certains défauts ou imperfections dont on sait, paraît-il, qu’ils avaient été l’obsession quotidienne de la comédienne. (74)
Il y a, en effet, de quoi s’inquiéter, car cette affirmation fait écho à des propos portant plus à conséquence à la fin du roman concernant le clonage et diverses expériences visant à transformer le matériau humain.
La paranoïa des scientifiques, qui se demandent s’ils sont l’objet d’une expérience dont ils auraient été les cobayes à leur insu, permet paradoxalement de ressaisir cette histoire dans le réel. Devant la masse des expériences scientifiques potentiellement réalisables présentées dans le roman, le lecteur peut se demander: pourquoi pas? Le phénomène de transmigration des esprits que vivent les quatre voyageurs rend d’autant plus comiques les questions auxquelles ils font face lors de la conférence de presse qui offre le bilan de leur parcours lequel devait, je le rappelle, préparer un colloque international sur «Le Monde et ses doubles» (on peut entendre dans ce titre: «Le Monstre et ses doubles»): «Nous avons été interrogés sur la composition de notre équipe, et sa représentativité a été violemment contestée: il n’y avait parmi nous ni femme, ni Noir, ni Asiatique, quatre Caucasiens mâles seulement.» (246) L’accusation est peut-être juste et, pourtant, on ne peut imaginer quatuor plus singulier, ayant vécu plus intensément l’altérité. Si le monstre ne peut se définir qu’en fonction du regard de l’autre, c’est soi comme monstruosité – ou, à tout le moins, comme corps grotesque – qui surgit ici.
Au cours des dernières pages du roman, Zoltan termine la lecture de la nouvelle tchèque entamée au début du périple. Elle se clôt par les aboiements d’un chien que le narrateur, tremblant, ne peut situer. Le livre refermé, Zoltan Schwarz voit dans son esprit, alors qu’il est toujours dans le corps d’un autre, «Anubis, le dieu-chien des tombeaux de l’Égypte ancienne, l’accompagnateur vers l’au-delà, le patron des embaumeurs, responsable de la conservation des corps dans lequel, après la mort, continue à résider l’identité.» (254)
Le roman se boucle par un retour aux monstres inexplicables d’avant le discours médical sur la tératologie, figures hybrides qui télescopent les espèces. Des corps qui se scindent pour mieux se reformer. Le roman propulse le lecteur dans un étrange rêve où se rencontrent l’objectivité d’une science plus réalisable qu’on le croit (mais potentiellement monstrueuse) et la subjectivité de personnages emprisonnés dans des corps changeants rappelant le fantastique littéraire à travers la figure du double.
Bibliographie