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Recommandations pour une stratégie concertée de lutte contre la traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle

Sandrine Ricci
Lyne Kurtzman
Marie-Andrée Roy
couverture
Article paru dans La traite des femmes pour l’exploitation sexuelle commerciale: entre le déni et l’invisibilité, sous la responsabilité de Sandrine Ricci, Lyne Kurtzman et Marie-Andrée Roy (2012)

Préambule

Aucun être humain ne devrait être «marchandisé». Pourtant, c’est le cas de milliers de femmes et d’enfants de par le monde, qui se retrouvent exploités sexuellement, via des réseaux de traite locale et internationale. L’exploitation sexuelle à des fins commerciales constitue l’une des principales manifestations de la violence patriarcale envers les femmes et les filles et demeure un obstacle à l’égalité entre les sexes. La prostitution et la traite sont deux problématiques indissociables l’une de l’autre; la traite constituant l’un des mécanismes qui alimentent un marché du sexe mondialisé.

Au Québec comme ailleurs, le problème de l’exploitation sexuelle des filles et des femmes est intimement lié à la persistance des rapports sociaux de sexe inégaux, à la marchandisation exponentielle du corps et de la sexualité des femmes, et à la question de la pauvreté. Cette exploitation vise les plus vulnérables, notamment en termes de statut socioéconomique, d’origine ethnique, d’âge, d’histoire familiale, etc. Les femmes autochtones sont parmi les premières victimes de l’industrie du sexe au Canada dans laquelle elles sont surreprésentées. Leur vulnérabilité accrue a pour origine des problématiques reliées entre elles par la persistance globale des valeurs patriarcales et capitalistes au Canada, dans lesquelles s’imbrique le processus colonial.

La traite et l’exploitation sexuelle à des fins commerciales s’inscrivent dans un contexte politique marqué par l’hégémonie du modèle économique néolibéral et par des rapports néocolonialistes à l’égard des Premières Nations.

Parce qu’elle constitue une atteinte aux droits fondamentaux de toutes les femmes, l’exploitation sexuelle à des fins commerciales concerne l’ensemble des femmes, et non seulement les plus vulnérables ou celles qui sont actuellement dans l’industrie du sexe. Pareillement, la question de la migration des femmes est un enjeu féministe qui concerne au premier plan les femmes migrantes dont les droits fondamentaux sont violés à un niveau systémique, mais elle concerne aussi l’ensemble des femmes.

Toutes les femmes se doivent d’être solidaires dans la lutte contre l’exploitation sexuelle car du point de vue des prostitueurs, clients et proxénètes, toutes les femmes sont potentiellement à vendre ou à acheter, le corps des femmes étant de facto considéré comme une «ressource naturelle inépuisable», à haute valeur marchande.

Il est urgent d’agir.

Nous demandons au gouvernement canadien de respecter les engagements associés à sa signature du Protocole de Palerme exigeant que les États signataires mettent tout en œuvre pour empêcher la traite à des fins d’exploitation sexuelle; viennent en aide aux enfants et aux femmes aux prises avec la traite; s’assurent que les personnes trafiquées aient l’autorisation de rester dans le pays d’accueil. Le Québec et le Canada doivent mettre en place les conditions juridiques, politiques et sociales qui offrent aux femmes des solutions de rechange à l’exploitation sexuelle à des fins commerciales, qui ne les acculent pas à entrer dans l’industrie du sexe et qui ne contribuent pas à les y maintenir. Le gouvernement québécois doit appliquer réellement sa Loi pour l’élimination de la pauvreté et instaurer des mesures visant à permettre aux femmes d’échapper à la pauvreté (hausse du salaire minimum, des prestations d’aide sociale, accessibilité des logements sociaux, programmes d’accès à l’emploi pour les femmes autochtones et les femmes immigrantes, etc.).

Nous insistons sur l’importance de la concertation et du réseautage international pour cerner la traite et les multiples problématiques qui s’y rattachent, développer des outils pour la combattre. Nos analyses nous conduisent à souligner l’importance de s’attaquer aux différents systèmes d’oppression, d’unir les efforts pour s’opposer aux multiples formes de discriminations, notamment dans l’emploi, qui touchent particulièrement les femmes issues des groupes racisés, de l’immigration ou autochtones, qui occupent le bas de l’échelle dans la prostitution et en paient le prix le plus fort en termes de violence et d’indigence. Les stratégies concertées doivent aussi défendre les droits et la protection des femmes migrantes discriminées ou acculées à la misère dans leur pays d’origine.

La plupart des recommandations du présent rapport de recherche concernent tant la traite locale à des fins d’exploitation sexuelle, que la traite internationale. Nous les avons divisées en trois grands champs d’action:

  1. Changements des mentalités concernant la prostitution;
  2. Changements sur le terrain politique et juridique;
  3. Changements au niveau des pratiques d’intervention.

Toutes nos recommandations sont assujetties à deux considérations fondamentales: elles impliquent, d’une part, qu’il y ait une volonté politique pour que les différents paliers décisionnels soutiennent leur application, et, d’autre part, l’octroi de budgets suffisants par l’État aux services publics et au secteur communautaire qui les mettront en œuvre. Puisque des nouvelles pratiques doivent voir le jour, il importe de soutenir et de consolider les organismes non gouvernementaux qui ont déjà acquis une expérience auprès des personnes exploitées sexuellement à des fins commerciales.

1. Changements des mentalités concernant la prostitution: sensibilisation, formation et recherche

Nous recommandons aux différents gouvernements et ministères de mener des actions concertées pour favoriser la transformation des mentalités concernant l’exploitation sexuelle à des fins commerciales et la banalisation de la prostitution. À l’instar des campagnes sur la violence conjugale, ces actions comprendraient plusieurs volets et s’adresseraient à différents publics-cibles, particulièrement les clients. Considérant que la banalisation de la consommation de sexe tarifé se (re)produit à l’échelle sociétale par divers canaux, nous recommandons notamment la tenue d’une vaste campagne de débat public sur le sujet de la consommation de sexe tarifé au Québec ainsi que du tourisme sexuel dans des destinations populaires des pays du Sud et de l’Est.

Nous demandons au ministère de l’Éducation de faire de l’éducation à l’égalité hommes-femmes dans les écoles primaires et secondaires une priorité, et d’intégrer dans l’ensemble du projet éducatif des contenus visant à promouvoir des relations égalitaires et ce, dès le plus jeune âge. En cela, nous recommandons d’aller plus loin que des cours d’éducation sexuelle, bien que cette dimension devra évidemment faire partie des contenus destinés aux élèves, surtout dans la mesure où, conséquence des réformes récentes qui ont supprimé les cours de Formation personnelle et sociale (FPS), de nombreux jeunes se tournent vers la pornographie comme source d’information en matière de sexualité. Nous recommandons de soutenir les initiatives visant à sensibiliser les jeunes, filles et garçons, pour contrer le discours ambiant de banalisation, voire de glamourisation de la prostitution, ainsi que, par extension, la pornographisation des espaces public et privé. L’école et la société doivent faire la promotion d’une sexualité qui n’est pas axée sur le modèle patriarcal et hétéronormatif.

Nous recommandons aux différents paliers gouvernementaux de soutenir l’élaboration d’outils de formation à l’intention des intervenants-es de première ligne et mobilisant une approche féministe soucieuse de mettre en lumière les différents rapports de pouvoir à l’œuvre dans la traite à des fins d’exploitation sexuelle. Par intervenants et intervenantes de première ligne, nous entendons toutes les personnes susceptibles de rencontrer des victimes de traite, aussi bien les acteurs institutionnels que communautaires, par exemple dans les milieux juridique, de la santé, de la police, les services frontaliers, les services sociaux, les Centres jeunesse, ainsi que les organisations de la société civile: groupes de femmes; organismes desservant les personnes appauvries, toxicomanes, immigrantes, racisées ou réfugiées, les communautés autochtones; les groupes de défense des droits des travailleurs et travailleuses (notamment les aides familiales), etc. Les outils de formation doivent être développés par diverses institutions et organismes en fonction des mandats, des modes d’intervention et des cultures propres à leurs milieux respectifs. Ils permettront de:

  • familiariser les intervenants et les intervenantes de première ligne avec la problématique de la traite et de l’exploitation sexuelle à des fins commerciales;
  • les habiliter à contrer la culture de consommation et de banalisation de la prostitution;
  • les impliquer dans la prévention de la traite au sein de leur communauté;
  • leur permettre d’identifier les cas de traite;
  • les informer pour guider les victimes vers les ressources appropriées.

La traite prostitutionnelle est une problématique qui devra faire l’objet de plus de recherches et d’une préoccupation accrue des instances et de l’ensemble des acteurs et actrices sociales concernées, particulièrement le mouvement des femmes. Les perspectives différentes sur la prostitution ont pour effet de paralyser les actions, ainsi que de produire des connaissances fragmentaires et diffuses sur la traite; d’où la nécessité de poursuivre (et donc de financer) les recherches (en partenariat entre le milieu universitaire et communautaire). Il importe par exemple de:

  • répertorier les bonnes pratiques visant à responsabiliser les hommes et à décourager le recours au sexe tarifé, afin de s’en inspirer;
  • mener une étude scientifique sur le rôle des médias et les impacts des nouvelles technologies dans le développement de la traite et de l’exploitation sexuelle à des fins commerciales;
  • documenter les impacts de la traite (locale et internationale) des femmes autochtones, tant dans les réserves qu’à l’extérieur, et le lien entre les disparitions de femmes autochtones et l’exploitation sexuelle à des fins commerciales.

2. Changements sur le terrain politique et juridique

Nous rappelons l’importance d’avoir des lois et règlements clairs qui reconnaissent que l’exploitation sexuelle à des fins commerciales, sous toutes ses formes, constitue une violence contre les femmes, qu’elle porte atteinte à l’égalité entre les femmes et les hommes. En conséquence, les divers gouvernements doivent décriminaliser les personnes prostituées et contrer la demande en pénalisant les clients et tous ceux qui tirent profit de la prostitution d’autrui. La criminalisation de l’achat de sexe tarifé est le seul moyen de réduire la traite des femmes à des fins prostitutionnelles. Nous recommandons que tous les paliers gouvernementaux prennent des mesures concrètes pour que cesse toute forme de criminalisation, de judiciarisation, de harcèlement systémique et de déni de justice aux femmes prostituées, y compris les survivantes de la traite.

Les différents services de police doivent tous être également impliqués dans la lutte contre la traite et des actions concertées sont à privilégier. Il faut donner aux corps policiers les moyens juridiques d’enquêter dans les lieux de la prostitution pour y débusquer les prostitueurs. Les salons de massage, les bars de danseuses nues, et autres lieux qui abritent du sexe tarifé, sont des endroits particulièrement propices pour dissimuler des femmes faisant l’objet de traite à des fins d’exploitation sexuelle. Afin de s’assurer que les corps policiers s’inscrivent dans une logique de soutien aux femmes prostituées, cette action judiciaire devra être exempte de tout harcèlement à l’endroit des femmes et encadrée par une formation adéquate à l’égalité entre les hommes et les femmes, dans une perspective d’abolition de l’exploitation sexuelle.

Malgré les réformes législatives qui ont inscrit la traite des êtres humains dans le Code criminel canadien en 2005, nous constatons le faible nombre de condamnations de même que les courtes sentences imposées par nos tribunaux. Nous recommandons de revoir les articles de lois relatifs à la traite, qui sont interprétés de façon trop restrictive, ce qui fait en sorte que les procureures et les procureurs du Québec portent davantage des accusations pour proxénétisme que pour traite et se montrent réticents à appliquer cette loi dans des cas de traite interne.

Nous recommandons que Citoyenneté et immigration Canada (CIC) travaille de concert avec les services de police dans des visées de protection des victimes. Nous approuvons la décision récente du gouvernement d’abolir les programmes de visa pour danseuses exotiques, considérant qu’ils pouvaient constituer une porte d’entrée pour des trafics et de l’exploitation de diverses formes. Dans un effort de rendre la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés plus conforme aux obligations du Canada face aux Lois internationales, nous recommandons que les personnes victimes de traite soient admissibles à recevoir la résidence permanente par le biais d’une catégorie spéciale qui prendrait en compte une série de facteurs, notamment les préjudices psychologiques ou physiques reliés au fait d’avoir été trafiquées ainsi que le risque d’être exploitées sexuellement et trafiquées à nouveau en cas de renvoi du pays.

Nous recommandons à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse –dont le mandat est la promotion et le respect des droits reconnus par la Loi sur la protection de la jeunesse ainsi que par la Charte des droits et libertés de la personne– de se prononcer sur le respect des droits des filles et garçons victimes de prostitution juvénile, pris en charge par le directeur de la protection de la jeunesse. La Commission se doit d’agir sur le problème des centres jeunesse qui sont des lieux de recrutement de jeunes exploitées sexuellement et de proxénètes. Au demeurant, nous soutenons que la dichotomie entre prostitution adulte et juvénile en matière de consentement est incohérente et dangereuse.

3. Changements au niveau des pratiques d’intervention: ressources terrain et soutien des femmes aux prises avec la traite ou l’exploitation sexuelle

Nous recommandons aux différents paliers gouvernementaux de soutenir:

  • la création et le renforcement de structures d’aide orientées vers la sortie de la prostitution et répondant spécifiquement à la problématique de la traite: hébergement sécuritaire, réinsertion sociale et professionnelle, services de santé physique et psychique (incluant la désintoxication), soutien juridique et administratif, etc.;
  • la mise sur pied à Montréal, dans un premier temps, d’une ressource d’hébergement court et moyen terme pour les femmes aux prises avec des problématiques reliées à la traite. Cette ressource accueillerait des femmes victimes de traite, mais aussi celles qui subissent diverses formes de menaces, de harcèlement ou de coercition de la part d’acteurs de l’industrie du sexe;
  • la création d’une structure d’hébergement et des ressources spécifiques pour les femmes autochtones aux prises avec des problématiques reliées à la traite à des fins d’exploitation sexuelle;
  • la création d’un volet d’hébergement spécialisé pour les filles aux prises avec la traite à des fins d’exploitation sexuelle, avec une politique avec une politique flexible et bien adaptée en cas de fugue;
  • la création d’une ligne d’aide et de référence de type 1-800.

Nous invitons tous les acteurs et actrices préoccupées par la traite à des fins d’exploitation à se concerter et à agir de façon à la fois spécifique et globale, par rapport au continuum des différentes formes de violence envers les femmes. Nous devons mener une lutte commune pour l’égalité entre les femmes et les hommes, et l’exploitation sexuelle ne peut être séparée des autres formes de violence patriarcale et masculine. C’est pourquoi il importe de changer le paradigme social, c’est-à-dire tant la manière dont on conçoit la marchandisation du corps et de la sexualité des femmes, que les lois qui l’encadrent, ce qui implique de refuser la décriminalisation totale ou la légalisation de la prostitution.

Nous proposons plutôt aux différentes instances gouvernementales et à la société civile de réfléchir de manière concertée à l’élaboration au Canada d’une loi-cadre qui s’attaque à toutes les formes de violences à l’encontre des femmes, incluant la prostitution, sur le modèle de la loi suédoise appelée Kvinnofrid, «la Paix des femmes». L’objectif est de créer et d’harmoniser un grand ensemble de mesures visant à préserver l’intégrité et la dignité des femmes avec une approche intégrant toutes les formes de violence : prostitution, pornographie, violence conjugale, agressions à caractère sexuel, harcèlement, etc. Seule une approche globale permettra de mieux contrôler les indicateurs d’atteinte à l’égalité entre les femmes et les hommes, et entre les femmes elles-mêmes; et ainsi travailler véritablement à transformer les pratiques et les représentations sociales qui affectent négativement l’existence collective et individuelle des femmes.

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