Entrée de carnet
Questions de lecture et de géopoétique. Autour du livre de Wohlleben «La vie secrète des arbres»
QUESTION Tu as relevé certaines stratégies narratives employées par Wohlleben dans son livre. Veux-tu revenir là-dessus ?
RÉPONSE J’ai d’abord été frappée par le nombre important de stratégies visant à favoriser l’adhésion du lecteur : 1. L’appel direct au lecteur, « vous »;2. La mise en scène du narrateur(je parcourais…) qui témoigne de son expérience personnelle en forêt, une stratégie qui interpelle le lecteur dans la mesure où ce dernier peut convoquer sa propre expérience de la forêt; 3. Les images, les analogiesemployées, faisant en sorte de mettre en parallèle les arbres avec les éléphants (16), ou les enfants des rues (17), des images très évocatrices pour la majorité des lecteurs; 4. L’utilisation d’expressions courantes ayant pour effet de prêter des comportements humains aux arbres, par ex. « une poignée de ronchons », « les champignons sont appelés à la rescousse » (23); ils sont de « fervents défenseurs d’une justice distributive » (28); 5. L’usage de métaphores, comme dans ces phrases : « […] pour que les [cultures de céréales et de pommes de terre] recouvrent la parole. » (24), « Les champignons sont l’Internet de la forêt » (65); 6. La référence à des situations hypercodées, connues de tout un chacun, comme les 6 numéros du loto par exemple (43) (l’hypercodage est expliqué en particulier par Umberto Eco dans son Lector in fabula, de même que plusieurs stratégies énumérées ici); 7. L’appel à l’imagination du lecteur, grâce à certaines mises en situation; par exemple, la phrase « si vous percevez de légers craquements… » (26) suggère au lecteur de se projeter dans l’univers créé de toutes pièces par le récit; 8. La morale, faisant appel aux valeurs humaines, à un sens commun, partagé (cf. 31).
Certaines de ces stratégies ont également pour effet de poser comme une évidence l’existence d’une intentionnalité chez les végétaux (voir en particulier p. 15; p. 35) et d’atténuer, voire de gommer parfois, les nombreuses différences entre l’arbre et l’humain. Cela pose en particulier la question de l’altérité radicale : d’une part, Wohlleben inscrit le lecteur (« vous ») dans un « nous » qui inclut l’ensemble des êtres humains; d’autre part, il s’évertue à réduire l’altérité végétale en la rapportant constamment à l’existence humaine. Par exemple, à la p. 75, il considère la peau humaine comme étant équivalente à l’écorce de l’arbre : cette comparaison est-elle vraiment pertinente, étant donné les écarts immenses entre les deux ? Pourquoi faudrait-il toujours partir de soi pour aller vers l’autre? N’est-ce pas une posture biaisée? Quand on lit à la page 76 que « la peau des arbres est similaire à la nôtre, ce n’est qu’une question de vocabulaire », on est en droit de s’interroger sur notre vocabulaire, justement. Si l’auteur n’avait pas de formation scientifique, on pourrait toujours invoquer ces lacunes, mais ce n’est pas le cas. Comment comprendre alors ces raccourcis autrement que comme fondés sur un parti-pris visant à réduire l’altérité radicale qui nous sépare du végétal?
On observe le même problème quand il est question de langage et de communication. D’abord, l’émission de substances odorantes par les arbres est mise en parallèle avec le langage humain (19), comme si les arbres possédaient un langage olfactif secret. Mais peut-on aller jusqu’à parler de sens olfactif? Ne s’agit-il pas plutôt de réactions chimiques?
S’agit-il d’une expression ou d’un mécanisme de défense? Si une transmission d’informations se fait grâce à l’odeur, peut-on vraiment comparer ces messages olfactifs aux messages humains?
N’y a-t-il pas une exagération dans le fait d’évoquer un « sens du goût »? (21) La capacité à faire varier la composition chimique des éléments végétaux, grâce aux tanins, au sucre, etc., implique-t-elle l’existence d’un sens comparable à celui du goût? De là à parler du silence (volontaire) des végétaux, comme dans la description des plantes « quasi muettes et sourdes », (24), il n’y a qu’un pas que l’auteur se déclare prêt à franchir : « Nous savons désormais que les arbres communiquent olfactivement, visuellement et électriquement. Mais qu’en est-il des sons, de l’ouïe et de la parole? » (25) Un peu plus loin, il sera question des cris de soif (62) portés par les arbres. Le livre met en évidence sa visée pédagogique en rappelant la démonstration qui vient d’être faite (« nous savons désormais… ») et n’hésite pas à faire appel au merveilleux vers la fin de l’ouvrage, ce qui s’inscrit totalement dans l’imaginaire de la forêt – terreau de légendes, de contes, de secrets, de métamorphoses – tel qu’il s’est développé en Occident depuis plusieurs siècles : « Les arbres parlent entre eux, mais nous ne les comprenons pas. » (192)
Je terminerai par une question concernant le rôle et l’importance de la narration dans le livre de Wohlleben. En effet, si l’on pense aux personnages, à la mise en scène, aux métaphores, aux images, à toutes les stratégies visant à capter l’attention du lecteur, on peut se demander si c’est propre à la vulgarisation ou si c’est un aspect singulier de cet ouvrage, qui constitue, faut-il le rappeler, un best-seller. Peut-on étendre ces observations sur la narration à d’autres ouvrages de vulgarisation ?
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QUESTION Je te poserai aussi une question concernant ta spécialité en géopoétique : comment vois-tu la relation entre la sensibilité au végétal, et la sensibilité au lieu ?
RÉPONSE Les deux vont de pair, puisque la plupart des lieux extérieurs comportent des végétaux. Comme la géopoétique s’intéresse particulièrement à la relation avec le dehors, et qu’elle cherche à intensifier le rapport aux lieux, grâce aux sens et aux activités de déambulation bien sûr, mais aussi grâce aux connaissances scientifiques, géographiques, historiques, etc., il va de soi que la composante végétale des lieux ne peut que nous interpeller. Je prendrai un exemple d’actualité. Il se trouve que la flânerie en cours cette année à La Traversée (Atelier de géopoétique) porte sur le thème des arbres (c’est vraiment une coïncidence!). Elle est animée par Chloë Rolland et Claudette Lemay et durera une année, jusqu’à l’été 2019. Un blogue recueille les textes et les photos que les participants produisent (https://auretourduflaneurlesarbres.wordpress.com)
Elle a donné lieu récemment (le samedi 8 septembre 2018) à une déambulation collective à Verdun en compagnie d’Alex Lanthier, animateur culturel et scientifique, qui a commencé par rappeler certains propos de Francis Hallé concernant le caractère « invisible » de la plante, en opposition à l’animal, beaucoup plus proche de nous. Un propos peut-être inspiré également par le livre de Wohlleben, qui sait? Toujours est-il que la vulgarisation est essentielle pour la flânerie géopoétique : très peu de participants à l’activité s’y connaissaient en botanique, et l’idée n’était pas de donner un cours, bien entendu, mais de transmettre simplement quelques éléments de base permettant de repérer les espèces d’arbres, de différencier leurs feuilles, de comprendre pourquoi telle espèce pousse à tel endroit et non pas à tel autre, etc. De transmettre aussi une passion pour les arbres, pour le végétal, comme c’est le cas pour la plupart des botanistes. Ces connaissances fournissent des repères essentiels pour pouvoir capter les subtilités du végétal au lieu de s’en tenir à une contemplation globale, qui ne va pas plus loin que la perception générale du paysage. Plus les connaissances s’affinent en matière de plantes ou d’arbres, mais aussi en fonction de toutes les composantes de notre rapport au monde, plus notre sensibilité gagne en intensité. Des nuances apparaissent là où il n’y avait qu’un brouillage de perceptions, l’attention parvient à capter avec plus d’acuité ce qui se passe entre les branches, entre les feuilles. Même les brins d’herbe, ou les herbes folles qui poussent dans les terrains vagues en pleine ville, finissent par retenir l’attention. Il ne faut pas oublier que le sol est un élément fondateur – c’est le cas de le dire – on n’y échappe pas, et à moins d’être en plein désert, ou sur la calotte polaire, des graines y germent et se déploient. Le végétal s’enracine en tout lieu, ou presque. À nous d’y être attentifs, sensibles, à nous de capter les éclats de beauté et de lumière qu’il dégage.