Article IREF

Conclusion générale

Sandrine Ricci
Lyne Kurtzman
Marie-Andrée Roy
couverture
Article paru dans La traite des femmes pour l’exploitation sexuelle commerciale: entre le déni et l’invisibilité, sous la responsabilité de Sandrine Ricci, Lyne Kurtzman et Marie-Andrée Roy (2012)

Ainsi va notre justice tant qu’aucune loi n’interdit le marchandage sexuel des femmes et des hommes prostitués, tant que n’est pas posé un principe éthique clair: on n’achète pas le corps d’autrui.

Claudine Legardinier, Viols, violences, l’insupportable déni

Avec cette recherche, nous avons développé une meilleure connaissance de la réalité de la traite prostitutionnelle au Québec en documentant concrètement la question à partir des connaissances ou des perceptions qu’en ont les principaux acteurs et actrices institutionnels et communautaires, incluant les propos ou récits de femmes victimes de traite. Notre ambition était également d’outiller les groupes de femmes ainsi que les intervenants et intervenantes préocuppées par ce phénomène qui se déploie à l’échelle nationale ou internationale et qui, tel une hydre aux multiples têtes, se reconfigure perpétuellement pour s’adapter au marché, à ses contraintes et surtout à ses lucratives possibilités. Enfin, dans une perspective féministe orientée vers le changement social, nous espérons avoir contribué à la lutte contre la traite prostitutionnelle des femmes et des enfants, notamment en interpellant les lois et les institutions.

Outre les informations que nous avons recueillies auprès des acteurs institutionnels et communautaires, les témoignages de femmes et d’hommes ayant un vécu dans l’industrie du sexe révèlent les conditions de traite de jeunes citoyennes canadiennes originaires du Québec pour le marché prostitutionnel local et informe sur les protagonistes de ce commerce. Le présent rapport fait aussi état de cas de traite impliquant des femmes migrantes, trafiquées localement sur la base d’une menace de dénonciation aux autorités d’immigration. D’un point de vue général, les migrantes font face à un système d’immigration à deux vitesses privilégiant les mesures temporaires pour certaines catégories d’individus plus démunis ou vulnérables. Enfin, si les données empiriques n’ont pu documenter cette réalité, notre recension des écrits a néanmoins permis de mettre en lumière la vulnérabilité des femmes autochtones relativement à différents processus d’exclusion. Ces femmes sont surreprésentées dans les situations de traite à des fins d’exploitation sexuelle, particulièrement au Canada anglais.

Le Canada est à la fois un pays d’origine, de transit et de destination pour la traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle:

  • un pays d’origine, parce que des femmes et des enfants peuvent y faire l’objet de traite locale ou internationale;
  • un pays de transit, parce que l’industrie du sexe passe par le Canada pour trafiquer des personnes vers un autre pays, par exemple les États-Unis;
  • un pays de destination, parce que des femmes et des enfants d’autres pays sont déplacées au Québec et vers d’autres provinces pour y être exploités sexuellement.

Nous avons pu documenter le problème résurgent de la traite locale (également appelée traite interne ou domestique), c’est-à-dire à l’intérieur de nos frontières. Il apparait que toutes les condamnations récentes pour traite d’êtres humains relevaient de l’exploitation à des fins prostitutionnelles, dans les provinces de l’Ontario et du Québec, de femmes citoyennes ou résidentes permanentes du Canada. À première vue, ces pratiques esclavagistes impliquant la «fille d’à côté»1 De l’expression populaire «the girl next door», en référence à Fine Collins, 2011.[/fn] détonnent avec les représentations médiatiques de femmes roumaines, philippines ou maliennes passées clandestinement aux frontières, séquestrées, violées, dépouillées de leur identité, pour ensuite être exploitées dans l’industrie du sexe[fn]Voir par exemple des productions comme Human Trafficking (Trafic humain, v.f.), long-métrage télévisuel réalisé par Christian Duguay et sorti en salle en 2005.. Si l’on doit dénoncer et mieux documenter de telles situations par définition souterraines, force est d’admettre qu’elles exigent des moyens de collecte de données et d’enquête hors de notre portée comme universitaires.

Comme nous l’avons vu, il n’est pas toujours nécessaire de recourir à l’abus ou à la violence physique pour atteindre un but de traite. L’emprise affective instaurée par les pimps pour embrigader les jeunes filles et les femmes atteint son «objectif»: elle conduit ces dernières dans la prostitution. Elle fonctionne, dans un système patriarcal, sous un mode d’échange asymétrique, c’est-à-dire que des hommes offrent des compensations affectives à des filles ou des femmes en position de vulnérabilité en échange de «services sexuels». Cette compensation peut revêtir des formes variées; il n’y a pas nécessairement de transaction financière. Il peut s’agir de cadeaux (vêtements, bijoux, etc.), d’attention, d’affection, etc. Dans la plupart des cas que nous avons documentés de façon approfondie, c’est l’illusion d’une relation amoureuse qui joue un rôle moteur dans la stratégie de duperie mise en place par les trafiquants pour faire céder des femmes à la prostitution. Il importe donc que dans le traitement légal et les mesures sociales pour contrer la traite soit pris en compte ce type de duperie machiste tant chez les adultes que les mineures.

L’état de dépendance ou d’isolement des victimes potentielles est suffisamment grand pour qu’il ne soit pas nécessaire de recourir à la coercition explicite pour atteindre un but de traite à des fins d’exploitation sexuelle. Particulièrement du point de vue des victimes, la prise en compte de cet aspect est très importante puisque la reconnaissance du statut de victime par Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) est une condition essentielle pour obtenir le soutien du Canada dans le cadre des Directives sur la traite émises en mai 2006. L’objectif de ces mesures provisoires est de «donner aux victimes de la traite la possibilité de régulariser leur statut au Canada». En d’autres termes, si les agents et les agentes aux frontières recherchent uniquement des indices visibles de violence sexuelle, ou encore des limitations sévères de liberté, une majorité des victimes ne seront pas reconnues comme telles, demeureront sans protection aucune et seront retournées à titre d’immigrante illégale dans leur pays d’origine.

L’enjeu du repérage des victimes concerne également le travail des policiers et policières sur le terrain qui, soit négligent de mener leur investigation dans des lieux fermés où se retrouvent bon nombre de victimes de traite (motels, agences, salons de massages, bars de danseuses, etc.) −leurs interventions visant essentiellement la prostitution de rue2 90 % des accusations en matière de prostitution concernent l’article 213 du Code criminel qui traite de la sollicitation sur la voie publique.− soit s’avèrent incapables de reconnaître les situations de traite qui peuvent avoir lieu sous leurs yeux. Cet enjeu concerne également l’ensemble des intervenants et intervenantes politiques et communautaires qui, règle générale, associent intrinsèquement traite et coercition ouverte. Pour être en mesure d’identifier des cas de traite, il ne faut pas attendre des formes de violence manifestes, il faut être capables de discerner des formes de manipulation plus insidieuses. Cette distinction entre violence visible et violence invisible, c’est la distinction entre un œil au beurre noir et le chantage.

Certes, toute activité prostitutionnelle ne constitue pas de la traite, mais le déplacement, la contrainte et l’aliénation des recrues de l’industrie du sexe apparaissent comme des facteurs caractéristiques de l’exploitation sexuelle commerciale. La traite, locale ou internationale, au Québec comme ailleurs, ayant pour objet d’approvisionner un marché qui se fonde sur la demande croissante –essentiellement masculine– pour des corps féminins et du sexe exotique, au prix le plus bas. L’existence, la reproduction, la croissance de la traite des femmes nous apparaissent donc indissociables de l’industrie de la prostitution.

La métaphore de l’hydre appliquée à la traite des femmes illustre la complexité de prévenir et de cerner précisément le phénomène de la traite, de même que sa capacité d’adaptation, de renforcement et de mutation lorsque exposé à des menaces ou à des attaques3 L’hydre est un monstre aux multiples têtes difficile – mais pas impossible – à vaincre. Le mythe illustre en effet la force de la collaboration entre Héraclès et Iolaus, son conducteur de char, qui eût l’idée de brûler le moignon de chaque tête coupée pour l’empêcher de se régénérer. Ainsi, Héraclès avait constaté que chaque fois qu’il tranchait une tête, deux autres ressurgissaient pour la remplacer.. L’hydre de la traite comporte bien plusieurs têtes : banalisation de la prostitution et de la violence sexuelle; pornographisation de l’espace public; culture patriarcale centrée sur le désir masculin, sur la soumission des filles et l’exploitation du sentiment amoureux des femmes; demande croissante de recrues exploitées dans l’industrie du sexe; facteurs de vulnérabilité associés au milieu familial ou aux conditions socioéconomiques défavorables dans le pays d’origine, en lien avec la mondialisation; des politiques d’immigration limitatives; l’isolement et la discrimination dans la société d’accueil; etc.

La violence patriarcale existe dans l’industrie du sexe à des niveaux insoutenables, le pseudo consentement est une manifestation de la violence intériorisée chez les victimes, mais la dimension la plus pernicieuses du problème, celle que nous devons débusquer et traquer dans notre société, tient à la culture de banalisation/naturalisation de la consommation du sexe payant parce que cette culture constitue bien le socle de la re/production du patriarcat.

L’expansion de la prostitution, sa banalisation comme un travail comme un autre et l’ampleur de la traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle indiquent bien cette capacité renouvelée du patriarcat et du capitalisme d’objectiver les femmes, d’en faire des instruments dédiés au confort domestique et sexuel des hommes de la planète, ainsi qu’aux intérêts du marché. On peut dès lors conclure que la traite des femmes à des fins de prostitution est à inscrire comme l’une des modalités dont se sert le patriarcat pour se recomposer.

Enfin, la figure mythique de l’hydre s’avère également un symbole de discorde, laquelle caractérise malheureusement les relations entre les différents acteurs et actrices de la recherche et de la prévention sur la traite, tant sur les plans politiques que théoriques. La relation étroite entre prostitution et traite nécessite pourtant que l’on imagine des politiques efficaces pour décourager la demande des clients qu’à tort plusieurs intervenantes et intervenants sociaux, organismes communautaires, voire groupes féministes, semblent considérer comme «inévitable». Ceci implique que l’on reconnaisse la prostitution comme une exploitation et une violence contre l’ensemble des femmes.

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    De l’expression populaire «the girl next door», en référence à Fine Collins, 2011.[/fn] détonnent avec les représentations médiatiques de femmes roumaines, philippines ou maliennes passées clandestinement aux frontières, séquestrées, violées, dépouillées de leur identité, pour ensuite être exploitées dans l’industrie du sexe[fn]Voir par exemple des productions comme Human Trafficking (Trafic humain, v.f.), long-métrage télévisuel réalisé par Christian Duguay et sorti en salle en 2005.
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    90 % des accusations en matière de prostitution concernent l’article 213 du Code criminel qui traite de la sollicitation sur la voie publique.
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    L’hydre est un monstre aux multiples têtes difficile – mais pas impossible – à vaincre. Le mythe illustre en effet la force de la collaboration entre Héraclès et Iolaus, son conducteur de char, qui eût l’idée de brûler le moignon de chaque tête coupée pour l’empêcher de se régénérer. Ainsi, Héraclès avait constaté que chaque fois qu’il tranchait une tête, deux autres ressurgissaient pour la remplacer.
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