Article IREF

Chapitre 9. Les obstacles rencontrés pour s’affranchir de l’esclavage sexuel

Sandrine Ricci
Lyne Kurtzman
Marie-Andrée Roy
couverture
Article paru dans La traite des femmes pour l’exploitation sexuelle commerciale: entre le déni et l’invisibilité, sous la responsabilité de Sandrine Ricci, Lyne Kurtzman et Marie-Andrée Roy (2012)

Le premier moment de la révolte ne peut consister à entamer la lutte mais doit consister à se découvrir opprimée: à découvrir l’existence de l’oppression. (Delphy, 1977: 30)

Si Karen ou Audrey ont réussi à s’enfuir après quelques jours seulement sous l’emprise de leur pimp et avant d’être vraisemblablement trafiquées vers différentes villes, Anastasia et les autres n’ont pu s’affranchir de la prostitution qu’après plusieurs mois et années au sein d’une industrie du sexe exploitant leur corps et leur sexualité, aux mains d’individus violents, dans un état de dépendance et d’angoisse permanent, auquel seule une intervention policière suivie d’une lente réhabilitation ont mis un terme. Se défaire de ce joug s’est avéré très difficile et l’incarcération du proxénète s’est avérée instrumentale à cet égard, démontrant les risques de la décriminalisation que certains-es revendiquent. Les lendemains de ces arrestations s’avèrent pourtant difficiles car, libérées de leur pimp, les femmes aux prises avec l’esclavage sexuel ont perdu tous leurs repères. Soulignons l’état psychologique et physique déplorable dans lequel elles se trouvent après des semaines, des mois, voire des années d’esclavage sexuel.

Incidemment, la plupart des femmes dont nous avons étudié le témoignage estiment avoir un caractère fort et, même adolescentes, ne s’en laissaient imposer par quiconque. Elles ont ainsi constaté que l’emprise des proxénètes devait être d’autant plus puissante qu’elles-mêmes n’étaient pas des filles qui avaient leur langue dans leur poche. Autant dire qu’elles ne se considèrent pas comme des victimes «typiques» dont on pouvait aisément exploiter le sentiment amoureux, à des fins prostitutionnelles, qui plus est1 Paradoxalement, si elles insistent sur cet aspect de leur personnalité, elles mettent aussi en relief leur vulnérabilité, invoquant la fragilité de l’adolescence et les problèmes intrafamiliaux..

 

9.1 Échapper à son pimp

Certaines répondantes ont donc pris des moyens pour échapper à leur pimp et à l’industrie du sexe, tandis que d’autres n’ont pas réussi à s’en dégager avant l’arrestation du proxénète. Après onze jours sous le joug de Ben, Audrey, quinze ans, se sent à bout de force, «dans un état végétatif». Elle se dit dégoutée par la prostitution à laquelle elle s’adonne et par la vie qu’elle mène. Elle raconte l’expérience suite à laquelle elle estime s’être «réveillée» et avoir cherché de l’aide pour se libérer de l’emprise de Ben.

Un jour, se regardant dans le miroir, elle aperçoit le tatouage «identitaire» qu’elle porte dans le cou et prend conscience qu’elle ne se reconnaît plus: «Je me reconnaissais plus du tout. J’avais pas mon linge. J’avais pas… J’étais pas [Audrey]. Tu comprends, c’était Sabrina ou n’importe quel nom qu’ils utilisaient, mais c’était pas moi». Comme les autres, Audrey dit avoir d’ailleurs considérablement maigri durant cette période. Peu de temps après, prenant son courage à deux mains, elle téléphone à une amie d’enfance de la cabine du bar où elle est prostituée, qui contacte à son tour la tante d’Audrey: «Une chance que ma tante était là, sérieusement. Sinon j’aurais pas appelé la police pour qu’ils viennent me chercher», affirme Audrey. Le lendemain, sous prétexte d’aller acheter des tampons hygiéniques, la jeune fille se rend donc au rendez-vous fixé par sa tante par l’intermédiaire de son amie et quitte donc les lieux en trombe, cachée au fond du véhicule de sa tante, car Ben rôdait aux alentours, possiblement alerté par le fait que sa recrue ait apporté ses quelques affaires.

Caroline se remémore elle aussi avec émotion les circonstances de sa rupture avec Édouard, survenue à une période où elle se sent vraiment au bout du rouleau, une nuit où, rentrant de son «shift», elle subit une ultime raclée:

Ce soir-là, je suis rentrée, puis j’étais épuisée, épuisée. Ça faisait une semaine que je dormais presque pas. Je voulais plus rien entendre. […] J’avais mon argent, j’ai dit comme «O.K., tu le veux?», je l’ai comme garroché à terre. J’étais dans ma chambre, puis j’étais de dos et j’ai mangé une sale volée. Puis je saignais, là! Il m’avait frappé avec ses bottes. Il me frappait, frappait puis je saignais, saignais. Puis je me suis levée et j’ai dit: «Regarde, c’est fini!». Je me suis pris mes cigarettes puis je suis partie. Ça a été comme la goutte qui a fait déborder le vase. Puis après, j’ai retourné mais pour prendre mes affaires. […] là, il a essayé de me convaincre, genre. «Oh, je t’aime, je veux te marier, bla, bla, bla». Puis il m’a dit: «Je m’excuse. Je ne recommencerai plus jamais». Mais comme je lui ai dit: «Ça fait quatre ans que tu me dis ça, ça fait quatre ans que je mange des coups que tu me dis ça. Ça fait quatre ans que tu dis que tu m’aimes. Ça fait quatre ans que je fais la pute pour toi!» Là, ça a comme tout déballé dans ma tête. J’ai juste coupé les ponts pour de bon. Pour de bon. Je suis partie.

Caroline se souvient de son état physique d’alors, aux frontières de l’asthénie, mais surtout de son état mental qui, bien que depuis longtemps placé sous le mode de la désensibilisation voire de la démentalisation[fn] Le concept de démentalisation évoque l’incapacité à penser autrement que dans l’acte de survie.[/fn], est parvenu à s’extraire de son accablement, dans un ultime mouvement de survie:

Rendue là, t’as même plus de pensées. T’as même plus… T’as plus de peur. T’as plus de sentiments. T’as plus rien. C’est vide ici [montrant sa tête]. C’est vraiment vide. Tu sens le vide total puis t’arrives là, puis tu te dis: «I don’t give a fuck. Il y a plus rien qui peut m’arriver de pire». […] Il a été à ça de me convaincre, en plus, de rester, puis j’ai eu comme un… un quelque chose qui a dit: «Oh, non!» Puis je suis partie. Je suis partie travailler puis je suis jamais revenue […] Mais, tu sais, vraiment, c’est cette dernière volée, sinon je pense j’aurais restée.

Peu de temps après, Édouard est arrêté par la police, qui l’avait placé sous enquête. La justice a également permis l’arrestation d’Harry un matin où Julie, alors âgée de 19 ans, se sent elle aussi au bout du rouleau, ne sachant ni comment continuer ni comment arrêter la prostitution, quand arrive la nouvelle perçue comme miraculeuse de l’arrestation de l’homme qui l’exploite depuis plus de trois ans et demi:

Je savais plus comment m’en sortir à la fin. Pour de vrai, je savais plus comment m’en sortir, sauf que je savais dans quoi j’étais. Je pouvais plus choisir vraiment d’arrêter […] J’ai dit à ma chum de fille: «Là, c’est ça que je veux, soit qu’il meurt, soit qu’il se fait arrêter.» […] ça a cogné chez nous. Il venait de se faire embarquer pour six ans. […] Bénie des dieux! Je le sais pas… Comme si tu demandes d’être millionnaire puis, deux heures après, tu tombes millionnaire!

C’est au terme d’une longue enquête que la police a procédé à l’arrestation d’Harry et de sa mère, accusés d’avoir vécu des fruits de la prostitution. Julie n’a jamais porté plainte contre eux, mais la Couronne l’a fait en son nom. Le proxénète se trouvait chez une de ses recrues au moment de son arrestation, en compagnie de plusieurs autres, dont l’une était, selon Julie, «nouvelle, de comme deux jours». Cette vaste opération policière concernait plusieurs résidences, dont celle que Julie partageait avec Harry, impliquant de la surveillance, des écoutes téléphoniques, des agentes doubles, etc.

Malgré qu’elle ait souvent souhaité une telle issue, Julie explique qu’elle était d’emblée extrêmement contrariée par l’arrestation de celui qu’elle considérait toujours comme son «chum» et par la perquisition musclée qui a permis à la police de saisir une arme, des bijoux et une forte somme d’argent2 Julie n’a pas cherché à faire les démarches nécessaires pour récupérer la partie de cette somme qui aurait pu lui revenir: «J’aime mieux pas toucher à ça, cet argent-là».. Elle a longuement résisté à suivre la police et à faire une déposition contre celui qui contrôlait sa vie depuis l’âge de seize ans:

Il faut qu’ils [les policiers, NDLR] comprennent que sur le moment tu viens me demander… Moi j’ai 400 piasses dans mes poches puis j’ai jamais payé un compte de ma vie. J’ai jamais rien fait. Je sais même pas c’est quoi avoir une carte de débit, j’ai jamais eu de carte de crédit. J’ai jamais payé mes taxes, j’ai jamais payé un téléphone cellulaire de ma vie, tu sais… […] Ils disaient entre eux autres: «Julie, c’est la seule qui s’en ira jamais». Oui, puis je suis la seule qui s’en est sortie!

 

9.2 La perte de repères

L’expérience de la traite à des fins d’exploitation sexuelle par les quatre principales répondantes varie de onze jours à quatre ans; celle de leur insertion dans l’industrie du sexe se situe néanmoins entre quatre et cinq ans, la plupart des recrues demeurant actives une assez longue période après l’incarcération de leur proxénète. Julie confirme être allée danser à gaffe le soir même de l’arrestation d’Harry et y être retournée les soirs suivants:

La première année que Harry est rentré en prison, moi j’ai continué à danser… parce que je savais pas quoi faire d’autre, là. J’avais rien d’autre à faire. […] Qu’est-ce que j’aurais fait si j’aurais pas travaillé? J’aurais écouté la télé. Fait que j’aimais bien mieux aller voir du monde.

Bien que libérée du joug de son proxénète du fait de son incarcération −«même si je ne me faisais plus martyriser», comme elle le formule elle-même− Caroline retourne elle aussi faire de la prostitution pendant quelque temps, parce qu’elle ne connaît que cela. De plus, elle ne sait où se tourner pour obtenir de l’aide et changer de vie. Elle insiste sur l’importance d’aider les femmes qui veulent sortir de la prostitution à trouver des alternatives:

J’ai rien d’autre, j’ai pas fait d’études. Tu te dis «O.K. Regarde, je vais continuer dans ça à la place d’aller au salaire minimum». […] ma mère est déjà venue me porter à un club où je dansais de jour […] des fois, j’allais faire mon escorte […] mais checke, j’aurais pu aller dans une affaire de, tu sais un centre pour jeunes ou des endroits qu’il y a des femmes ou tu sais? Non! La première chose que je pensais, o.k., j’ai rien à faire, je vais appeler, je vais aller travailler. Tu comprends, c’est que tu connais, juste ça. Alors, il faut aider ces filles-là à avoir autre chose. C’est important. […] Sinon tu restes juste dans ça. Puis le cercle vicieux recommence tout le temps.

Après sa séparation, Caroline retourne donc danser nue. Soucieuse de s’éloigner de Montréal, c’est-à-dire du réseau d’Édouard, elle opte pour un bar des Laurentides, «un trou», juge-t-elle, «vraiment un club de passe» où circule beaucoup de drogue. Par la suite, sa mère l’accueille sous son toit et la jeune femme se contente de faire quelques clients comme escorte. Elle dit profiter enfin de son argent et dépense sans compter pour compenser les années de privation avec Édouard: «J’ai gâté tout le monde que j’aimais. […] Juste le fait que j’avais mon argent dans mes mains, puis je me disais “C’est à moi !”». Dans le même ordre d’idée, quelques semaines après l’arrestation d’Harry, Julie loue un condo et mène avec une amie également libérée de son pimp un train de vie que les jeunes femmes n’ont jamais connu, placé sous le signe des excès et de la folle dépense:

Je gagnais à peu près 20 000 dollars par mois. Cash! Non taxable! Fait que je gagnais au minimum 240 000 par année, tu sais, cash! Fait que c’est plus qu’un médecin, là! Avec tout l’argent que j’ai compté, à peu près dans toutes mes années que j’ai fait ça, avec l’argent que j’ai fait, j’aurais pu m’acheter genre trois châteaux puis quatre Ferrari! […] je dis 20 000 par mois, parce qu’il y a des mois où j’ai pas travaillé puis tout ça. Ça fait 240 000 mais ça, c’est dans les clubs, c’est à part les clients que, mettons, on faisait trois clients par mois à mille piasses. Ça faisait 3 000 piasses de plus par mois.

Si elle ne parvient pas à économiser pour éventuellement arrêter de danser, Julie considère qu’en «flambant tout ce qu’elle pouvait» et en s’étourdissant dans l’alcool, elle corrige les années de restrictions et de contrôle exercées par Harry:

…je payais mes comptes, quatre-cinq jours je travaillais, [puis] je sortais une semaine. Je lavais plus mon linge. J’avais une pièce, tout mon linge sale je le mettais là, puis je m’en rachetais du nouveau. Tu sais, j’ai tout dépensé l’argent que j’aurais pas dépensé quand j’étais avec Harry. […] J’ai eu un an de pouvoir, de faire ça, puis de pouvoir dépenser. J’ai fait des folies […] j’ai commencé à sortir dans les clubs parce que, avec Harry, je pouvais pas. Fait que j’ai été un an à sortir dans les clubs, partout, puis on se pétait la face […] On dépensait mille piasses chaque dans un club […] Tu bois… Tu paies la traite. (Julie)

Julie doit par ailleurs déjouer les différentes tentatives d’autres proxénètes pour la recruter. Ces derniers savaient qu’Harry était en prison, mais ont respecté les règles de la «gammick» relatives à la «propriété» des femmes prostituées dûment communiquée par leur marquage:

Ça tournait autour. Ils essayaient de trouver où je travaillais. Puis ça appelait dans les clubs où je travaillais normalement pour savoir si j’étais là… Mais ils te laissent vite tranquille, tu sais. Ils vont venir te voir une fois, ils vont te payer des verres si tu viens vers lui; si tu viens pas vers lui, il va te laisser tranquille. […] j’avais ses initiales sur le bras, c’était l’été, puis si j’allais chercher quelque chose au restaurant puis qu’il y avait un Noir qui m’accrochait là, je disais: «Ça là, c’est [le tatouage des] initiales d’Harry.» Là, tout le monde s’en allait. (Julie)

Depuis son recrutement dans l’industrie du sexe, Julie souffre de divers problèmes de santé liés à l’anxiété qui la mine et qui n’ont d’ailleurs pas disparus avec l’incarcération de son proxénète et les mois de «fête» qui s’en sont ensuivis:

Je me fermais beaucoup puis je faisais beaucoup, beaucoup de crises d’angoisse. À force, je pouvais plus manger, je vomissais. Beaucoup d’insomnie. À la fin [de son épisode avec Harry, NDLR], je me suis réveillée, je pleurais. Là, il faut que je m’en aille à la clinique, j’ai pas le choix. Fait que là je suis partie à la clinique et ils m’ont donné des pilules, des… pas des antidépresseurs mais comme des calmants.

Après plus de quatre années dans l’industrie du sexe, la jeune femme de 20 ans ne parvient plus à résister à ce régime et fait un burn-out.

Fallait que je m’en sorte ou…Ça l’aurait plus marché, parce que j’étais plus capable de faire ça, là. Mon corps… je mangeais plus, je pesais comme 110 livres tout trempe là, je prenais genre trente Gravol par semaine… puis je buvais là-dessus, surtout quand je travaillais. Puis quand j’arrivais, je prenais trois-quatre Gravol, puis j’allais me coucher. Puis là je me réveillais puis là je travaillais… (Julie)

Ultimement, Julie arrête la prostitution et retourne vivre chez sa mère pendant environ huit mois, où elle passe ses journées à dormir. Elle continue de «faire» un client de temps en temps comme escorte, à contrecœur et ne sachant faire autrement pour s’assurer un petit revenu. Puis, elle cesse complètement la prostitution pour terminer ses études secondaires.

Tout juste âgée de 20 ans, Noémie dit prendre des antidépresseurs depuis plusieurs années, bien qu’elle ait régulièrement de la difficulté à en défrayer les coûts. Confrontée à l’arrestation de Jorge, la jeune femme se trouve en situation de dénuement extrême alors que celui dont elle dépendait entièrement est incarcéré: «j’ai pas les clés, j’ai pas d’argent, je me retrouve avec pas un ostie de cenne. Je ne peux même pas m’en retourner chez nous. […] j’ai rien! C’est lui qui a mes cartes, c’est lui qui a mes papiers, c’est lui qui a tout!». Le témoignage de Noémie montre bien comment les contraintes économiques influent sur le «choix» de retourner à la prostitution:

Je sais pas où ce que je m’en vais! Qu’est-ce que je vais faire? Je vais habiter où? J’ai pas rien! J’ai plein de dettes, puis je ne peux plus danser, et je ne veux pas danser mais en même temps j’ai plus d’argent, j’ai plus rien. Je ne peux pas me trouver une job non plus, pas d’adresse, pas rien. Je me trouverai quoi encore? […] Là, aujourd’hui, je me retrouve devant plus rien. Encore une fois dans la rue. Je n’ai même pas d’argent pour manger. Je n’ai rien mangé de la journée. J’ai juste pas d’autre plan que d’essayer de survivre encore. J’espère qu’il ne va rien m’arriver. J’espère que cette affaire-là, c’est fini.3 Nous ignorons si, à l’instar de Julie et de Caroline, Noémie est retournée danser et se prostituer après l’incarcération de son proxénète.

 

9.3 La crainte de représailles

Tout au long de sa relation avec Jorge, Noémie avait comme simple objectif de «rester en vie». Lorsque l’enquêteur qui recueille sa déposition lui demande comment elle entrevoit son avenir, Noémie hésite longuement avant de lui répondre et pleure, manifestement désespérée:

Je ne vois rien, je ne vois juste rien. Ça fait huit mois que je me dis: «Fais juste rester en vie. Pense pas, fais juste rester en vie. Fais juste en sorte que ta mère et ta sœur restent en vie parce qu’elles n’ont pas besoin de vivre ça juste parce que tu as décidé d’appeler pour une annonce conne». J’espère qu’il va rien arriver, que c’t’affaire-là, c’est fini. J’ai peur.

S’exprimant le jour même de l’arrestation du pimp qui l’exploite et la torture depuis huit mois, Noémie craint par-dessus tout qu’il s’en prenne à sa famille: «Il me disait: “Même si tu te suicides, je tue ta mère”». Noémie a d’autant plus peur que contrairement aux autres recrues, elle a eu accès à beaucoup d’information sur le modus operandi du proxénète et qu’elle sait qu’il peut mettre ses menaces à exécution: «Moi je sais toute sa vie, plus ou moins, fait qu’il m’a toujours dit “Trahis-moi pas…”. Je sais pas de quoi il est capable, quand il a tué mon [animal] dans ma face, je le savais pas… Il a aucun sentiment, il a aucun remord, aucune culpabilité de rien».

Après avoir identifié différents suspects en photo, Noémie exprime son angoisse que Jorge, bien qu’incarcéré, ne se venge par personne interposée: «À moins que toutes les personnes que tu m’as montrées [en photo] soient en-dedans, […] j’ai encore peur».

Au moment de notre rencontre avec Caroline, Édouard a purgé sa peine et se trouve en libération conditionnelle. La jeune femme déplore n’avoir pas été prévenue par les autorités et craint les représailles de celui contre qui elle a témoigné:

Il est en libération conditionnelle depuis [tel mois]. O.K.? mais personne a pensé bon de me le dire. Ça, je trouve ça platte dans le sens que, regarde, tu fais ce que j’ai fait. Il a fallu du courage, O.K., puis ils sont là durant le temps des procédures, ils te soutiennent. C’est sûr que moi, j’ai eu l’IVAC, j’ai eu droit à de l’aide psychologiquement tout payée par le gouvernement. Plus le CAVAC qui m’ont aidée à passer à travers le procès. […] par la suite, t’as plus rien. […] je le croiserais dans la rue, je partirais sûrement à courir! […] Parce que j’ai connu des filles, moi, que leur chum, leur ex, est en prison puis qu’après, il y a eu des représailles…

Bien qu’elle réside loin de son quartier d’antan et ait coupé tous les ponts avec l’industrie du sexe, cette inquiétude accompagne son quotidien, à l’instar des autres répondantes.

Audrey, séquestrée, violée, exploitée et battue pendant onze jours à l’âge de quinze ans, ne regrette pas d’avoir porté plainte contre Ben et d’avoir témoigné en cour devant lui, même si elle estime que la sentence s’est avérée plutôt lourde, pour une tentative de traite qui n’a pas véritablement aboutie. Si Audrey n’a plus eu de contact avec Ben, elle nourrit toujours des craintes de représailles. Elle compte sur son nouveau conjoint pour la protéger, ainsi que ses proches:

…pour ma mère pis ma tante. […] Parce que quand même il a déjà passé trois ou peut-être même cinq ans en dedans. C’est beaucoup. Moi je m’en fous, puis c’est tant mieux, mais je veux dire quand même c’est beaucoup [pour avoir essayé] de faire de quoi avec une fille pis que ça n’a même pas marché. […] il pourra pas me retrouver. Au pire si je le retrouve, mon chum va lui péter la gueule.

Julie a quant à elle dû témoigner contre son proxénète, afin d’éviter une arrestation pour obstruction à la justice, ce qui en soit suscite un certain nombre de questions quant à la criminalisation des victimes d’exploitation sexuelle. Elle a toutefois pu faire une déposition vidéo au poste de police et n’a pas eu à se présenter en cour. Inquiètes que l’entourage du proxénète «envoie du monde» pour les punir d’avoir témoigné et de s’être affranchies, Julie et une recrue du frère de ce dernier ont alors quitté Montréal et confié à la mère de Julie de récupérer leurs affaires. Puis elles ont appelé une agence et sont allées danser deux semaines en Ontario afin de «ramasser de l’argent» pour pouvoir s’installer dans un nouveau logement. Par la suite, soucieuse de ne plus vivre dans le même quartier qu’Harry une fois libéré et d’établir une distance avec son ancienne vie dans l’industrie du sexe, Julie emménage avec sa mère dans un secteur éloigné de Montréal:

…j’avais vraiment fait le ménage dans mes amies, vraiment beaucoup. J’avais gardé deux personnes que je connaissais de mes années de danseuse. Mais tout le reste, j’ai changé mon numéro de téléphone, j’ai jeté mes deux cellulaires par la fenêtre [un pour Harry incarcéré l’autre pour la famille, les amis, NDLR] […] Parce que, si je les garde dans la maison, je vais juste les fermer, j’vais les rouvrir puis je vais lui reparler. Fait que j’ai jeté ça par la fenêtre du char du chauffeur. Pis là c’est fini, il faut que ce soit fini, vraiment.

Julie a tout d’abord refusé d’être prévenue le jour où Harry sortirait de prison, pour continuer à vivre cette nouvelle vie:

Si je le sais qu’il est sorti, je vais toujours «checker» partout, je vais «checker» mes appels téléphoniques, je vais commencer à «checker» ma malle. Je vais plus sortir, tu sais. Puis là, je me suis dit mais en même temps, je le sais pas, il pourrait arriver n’importe où puis je le saurai pas.

Quelques temps plus tard, Julie s’est ravisée et a demandé à l’intervenante du CAVAC de la prévenir deux semaines après la libération de son ancien proxénète. Au moment de notre entretien, Harry était sorti de prison depuis plus d’un an et n’avait pas tenté de recontacter son ancienne recrue. Julie a toutefois appris par la police qu’Harry a repris du service comme pimp sitôt libéré. C’est également le cas de Jorge, dont nous avons su, peu avant de mettre sous presse le présent rapport, qu’une semaine après sa récente libération, il était de nouveau accusé de proxénétisme, pour avoir exploité une femme durant son incarcération. Il semble que cette dernière venait au pénitencier lui apporter les «fruits» de sa prostitution.

 

9.4 Une difficile réinsertion sociale

Une fois libérées de leur proxénète et de la prostitution, la plupart ont toutes mis les bouchées doubles pour terminer leurs études secondaires. Audrey considère qu’elle s’est «sauvée» en allant étudier tout en se désintoxiquant par elle-même du crack. Si elle semble s’être tirée d’affaire pour un temps, Audrey remet malgré elle un pied dans l’industrie du sexe:

J’étais encore en centre d’accueil. Je voyais des filles qui rentraient, sortaient, qui s’en allaient tout le temps en fugue. C’est le milieu pour apprendre, le centre d’accueil. Tu connais la danse, tu connais la drogue, tu connais tout là. […] C’était pas mon but de recommencer à le faire.

De nouveau dépendante du crack, Audrey laisse tomber l’école et se tourne vers la prostitution pour financer cette consommation. Après une sordide incursion dans la vidéo porno4 Son conjoint d’alors – qui est aussi son fournisseur de drogues (pusher) – la met en lien avec des producteurs de films pornos. Lors du tournage, l’équipe lui fournit toutes les substances nécessaires pour qu’elle baisse la garde et perde toute pudeur : « Pis comme de fait, rien me dérangeait », explique Audrey. Les producteurs, des Français, l’avaient assurée que ces vidéos du genre porno-scatologique s’adressaient strictement à un public européen. Or, diffusées sur internet, elles seront visionnées par des gens du Québec qui la reconnaissent. La nouvelle se répand même comme une trainée de poudre dans le quartier d’enfance d’Audrey : « Quelqu’un dans mon petit coin à [banlieue X] qui l’a vu. Clic, clic. Pis tout le monde le sait ». Famille et proches semblaient déjà excédés par son comportement non conventionnel, sa consommation de drogue et son vécu dans la prostitution; avec ces vidéos à caractère pornographique et scatologique, l’exclusion sociale d’Audrey est consommée., elle fait de l’escorte pendant environ trois mois, mais n’a pas de pimp: «C’était tout pour moi», assure-t-elle. Depuis son épisode avec Ben, elle dit ne plus jamais avoir donné son argent à personne. Après quelques mois, Audrey arrête l’escorte parce qu’elle n’en peut plus –«j’étais écœurée»- et qu’elle doit quitter en trombe son hôtel de [la banlieue de Montréal] dont elle acquittait le loyer en crack. Aujourd’hui, Audrey fait encore de la danse-contact une fois par semaine, une fois aux deux semaines, à son compte et pour le «fun». Cela contribue à arrondir ses fins de mois, car, précise-t-elle, elle ne ferait pas ça non plus «juste pour le plaisir»:

…je peux faire 30 piasses, comme je peux faire des fois 200 piasses. […] Je «claire» 30 dollars à part le service-bar, à part le chauffeur, pis à part les boissons que je bois. […] Pis là je me dis: «J’me suis-tu fait du fun à soir?». […] Ce que j’aime, c’est que, différemment à l’escorte, tu peux choisir tes clients. Le gros vieux qu’a plein d’argent, j’m’en fous. Avant, j’étais plus dans un milieu forcé: faire de l’argent… Là, je prends ça relax. […] Je suis capable d’être une belle fille maintenant, une belle danseuse.

Audrey ne fait plus de «gaffe», seulement des danses-contact, parce qu’elle dit aimer danser. Elle n’exclut toutefois pas totalement la possibilité de faire de nouveau d’autres types de «services sexuels», d’autant que son discours indique une profonde intériorisation d’une vision de la sexualité des femmes basée sur l’objectivation sexuelle de leur corps:

Ben, j’me suis dit que je vais peut-être aller en refaire… […] Il me semble que quand c’est des beaux hommes, sérieusement ça me dérange pas. […] J’adore être sur une scène, même avec un poteau. Moi, je vais m’en faire poser un dans ma chambre.

Au moment de l’entretien, la jeune femme juge qu’elle se trouve à une étape décisive de sa vie : elle souhaite poursuivre ses études, mais ne sait pas dans quel domaine. La seule chose dont elle soit à peu près sûre c’est que si elle va à l’université, elle arrête de danser: «Ça, c’est définitif, même si je me dis que je pourrais arrondir mes fins de mois au lieu de prendre un prêt/bourse…».

Nous avons vu qu’Audrey a été plus ou moins rejetée par sa famille et ses amis et amies d’enfance. Elle semble également éprouver des difficultés à créer un lien social signifiant dans d’autres milieux: «On dirait que je “fitte” pas pis je trouve ça plate; avec une fille “normale” je peux pas…», déplore-t-elle.

À l’heure actuelle, Julie fait aussi face à certaines difficultés relativement à ses projets professionnels : «Je sais pas ce que je veux faire. C’est ça mon plus gros problème», déplore-t-elle, à l’instar des autres répondantes. Elle considère que les services d’orientation sont inadéquats pour les femmes qui, comme elle, sont sorties de la prostitution ou essaient d’en sortir:

Ça me tente pas, moi, d’aller débourser 5 000 piasses pour m’en aller faire un cours de secrétariat puis me rendre compte, après deux semaines, que j’haïs ça pour mourir, puis j’aime mieux me tirer une balle que faire ça. Là, je suis dans les dettes de 5 000 piasses, je le sais, puis, en plus, faut que je travaille, puis il faut que je me trouve autre chose à faire. C’est décourageant! (Julie)

La jeune femme de 23 ans a terminé son cours secondaire et travaille à temps partiel comme serveuse dans une brasserie. Elle se dit prête à travailler à plein temps et songe à prendre n’importe quel emploi, pourvu qu’il soit de jour, afin d’éviter le monde de la nuit. Elle assure qu’elle ne retournera jamais à la prostitution, satisfaite de sa nouvelle vie dans le monde «normal»:

Non, je retournerai jamais dans ce monde-là. Non, je suis trop bien là. Je retournerai, je perdrais mon chum en plus. […] Comme là, ça fait deux fois que je m’en vais dans le Sud puis tout ça, puis c’est avec de l’argent que j’ai fait, tu sais, normalement. J’ai jamais été dans le Sud même avec cet argent-là avant…

Caroline a rencontré un autre homme et la naissance de leur enfant constitue l’évènement qui amène la jeune mère à complètement s’extraire de l’industrie du sexe.

Jusqu’à temps que je tombe enceinte, qui m’aurait fait sortir de ça? Dans le sens que moi, je faisais ça comme un travail régulier. Je travaillais de jour, dans une agence de jour, je rentrais de telle heure à telle heure, je rentrais à la maison le soir, tu comprends-tu? Je faisais ça comme un travail qu’on fait tous les matins. Juste que, à la place d’aller au dépanneur travailler, c’était ça que je faisais. Mais quand je suis tombée enceinte, j’ai tout arrêté, j’ai arrêté la prostitution, puis c’était très dur, dans le sens que j’avais plus une cenne qui rentrait. […] Après que j’ai accouché, j’ai pensé y retourner mais, là, si il y a une descente, qu’est-ce qui va arriver? Tu comprends-tu? Même si je pourrais être réceptionniste pour des agences, je connais plein d’agences, mais après je me suis dit la même affaire «S’il y a une descente…» Tu comprends-tu? Mon gars, c’est ma vie! Si je le perds, j’ai plus rien.

 

9.5 Séquelles et perspectives

Bien que Caroline ait refait sa vie, repris ses études, mis un enfant au monde et entretienne une relation avec le père, les séquelles de l’exploitation sexuelle semblent indélébiles, la jeune femme s’estimant détruite: «[Édouard] était capable d’escroquer quelqu’un pour de l’argent mais je pense qu’il réalisera jamais qu’il a détruit quelqu’un pour ça. Comprends-tu, il m’a détruite pour ça!». Elle considère que sa relation à son conjoint actuel souffre parfois des conséquences de la violence qu’elle a endurée, lesquelles se traduisent notamment par une forte intolérance à toute manifestation d’autorité, ainsi que par une difficulté à accorder sa confiance à un homme:

Aujourd’hui, un homme me lèverait juste le ton un peu trop fort… Une fois, […] j’ai perdu le nord, totalement. Puis je suis tellement devenue une personne méchante par rapport à ça. Je tolère plus rien. […] il sait que j’ai pas confiance en lui. Dès qu’il y a une affaire qu’il me dit ou quelque chose, je panique tout de suite puis, tu sais, je suis pas toujours facile à vivre. Ça fait des séquelles!

Julie a pour sa part suivi quelques séances auprès d’une psychologue qui se sont avérées bénéfiques, bien que de courte durée et possiblement à reprendre, «pour fermer le dossier». Elle estime que grâce à cela, elle est capable de vivre une relation saine avec son conjoint actuel et de gérer les séquelles de son passé.

Mettons, faire l’amour, j’aimais ça mais on dirait, je me sentais mal après, un peu. Maintenant c’est plus le cas, mais, tu sais, c’est tout différent. Tu te dis: «Il va-tu me crosser, tu sais?» Puis ça m’a pris au moins un bon huit mois avant d’être sûre, de dire «Je le sais qu’il me trompera pas». Même s’il est tout le temps là, tu te dis: «Il va se retourner de bord puis il va…» Il y a toujours un doute dans ta tête qui fait que tu penses que peut-être ça va arriver ou…

L’appréhension de Julie à l’égard de son nouvel amoureux se trouve exacerbée car il est d’origine haïtienne et qu’elle ne peut s’empêcher de faire des liens avec Harry:

Oh, au début, oui, mais quand j’ai vu qu’il travaillait, qu’il avait… Puis son père, il est blanc, blanc, blanc. […] Là j’ai dit «Ah!», puis il a été élevé avec son père tout le temps, fait qu’il a pas une mentalité comme Harry avait. Ils sont très différents.

Bien que son conjoint actuel soit également d’origine haïtienne, Caroline évoque elle aussi la méfiance que lui inspirent désormais les hommes «noirs». Se défendant d’être raciste, elle explique que l’équation pimp/femme prostituée s’impose malgré elle lorsqu’ils sont accompagnés de jeunes filles «blanches»:

Je me suis toujours dit après ça que je ne voulais pas d’enfant mulâtre. Et je ne voulais plus rien savoir des Noirs. Je suis tombée enceinte de mon chum [un «Noir», NDLR]. O.K., je l’ai gardé, O.K., je l’aime. Mais je vois une fille blanche avec un gars noir, surtout les plus jeunes filles là, je te parle pas d’une femme de 25-26 ans. Une jeune fille de 17-18 ans, je la vois avec le gars noir, dans ma tête automatiquement je vois un stage, tu sais, je les relie tout de suite.

En apparence anecdotique, nous avons vu que cette question liée aux rapports d’ethnicité à l’œuvre dans la problématique de l’exploitation sexuelle5 Voir notre section 8.7.3. Le black pimp. a manifestement retenu l’attention de Julie, Caroline et Audrey, puisqu’elles ont toutes observées la prévalence de ce binôme pimp noir/femme prostituée blanche. Néanmoins, si elles ont toutes trois été exploitées par un individu identifiée comme «noir», elles ont également en commun d’avoir refait leur vie –selon l’expression consacrée– avec un homme d’origine haïtienne.

 

9.6 Transmettre, sensibiliser, «les inciter à aller vers d’autres choses»

Plusieurs répondantes souhaitent ardemment mettre à profit leur expérience de vie ou intervenir auprès des femmes qui ont traversé des épreuves similaires:

…ça serait mon rêve, là. D’ouvrir un centre où que les filles «pimpées» en grosse partie pourraient venir puis repartir. Si la fille, elle vient une soirée parce qu’elle s’est faite crisser dehors par son pimp, ou elle s’est fait battre, le lendemain elle va retourner avec, là. Bien, on va être là, pour ça. […] mais ça coûte beaucoup d’argent! (Julie)

Forte de son «bagage» expérientiel, Julie ne veut toutefois pas être travailleuse sociale, pour, dit-elle, réellement «s’occuper de ces filles-là» et ne pas se contenter d’intervenir en superficie, par exemple en termes de réduction des méfaits, une approche dont elle se montre très critique:

…moi je veux pas donner des seringues aux putes dehors qui se promènent, là. […] je pense que, pour être bonne dans un métier comme ça, il faut pas nécessairement avoir fait des études. T’as juste besoin d’avoir un passé pour comprendre ce qu’y vivent.

Sans promouvoir la prostitution comme un métier ou une activité à légaliser, Caroline considère que la société devrait mettre en place des structures et du personnel pour assurer la sécurité des femmes, surtout celles qui «font» de la rue, ce qui aurait pour conséquence, selon elle, de réduire le proxénétisme et les problèmes de toxicomanie.

Si jamais rien se fait, je te parle d’encadrement pour ces filles-là, ça va toujours continuer la prostitution. La prostitution, de toute façon, c’est vieux comme la Terre; le phénomène des pimps, ça empire de plus en plus. […] si il y aurait une résidence ou quelque chose où elles seraient accueillies, ces filles-là, puis qu’il y aurait un suivi, il y aurait bien moins de prostituées dans les rues, il y aurait bien moins de toxicomanes qui se piquent n’importe où […] il y aurait une surveillance partout. Les filles seraient moins portées à se faire pimper. […] il y aurait des travailleurs de rue, des éducatrices, je sais pas le nom, des TS [travailleuses sociales], peu importe, pour les aider ces filles-là, puis avoir un suivi.

Pour appuyer son plaidoyer, Caroline évoque les épisodes de tabassage dont sont victimes les femmes prostituées, dans les bars, dans la rue, partout, par leurs pimps ou par les clients. Elle se prend également comme exemple d’un retrait de la prostitution qui aurait pu se produire plus vite, advenant le cas où elle aurait su vers quel organisme ou service se tourner:

Les inciter à aller vers d’autres choses ! Tu sais, moi je me suis sortie de ça toute seule. [Mon proxénète] a été en prison, après ça j’ai été comme tout seule. Ils [la police, NDLR] m’ont pas référée, rien. J’ai fait O.K.! J’ai continué escorte […].

Il ressort également des récits que la prostitution peut, dans de rares cas, être envisagée, comme une façon de se sortir de conditions économiques difficiles, sous réserve que les femmes soient sans proxénète, autonomes, disciplinées, capables de gérer leurs finances elles-mêmes, tout en réussissant à maintenir une hygiène de vie équilibrée et une bonne estime d’elles-mêmes:

Moi, je vais te dire que si t’as, mettons, un enfant ou whatever, puis que t’es dans la rue ou quelque chose puis qu’il faut vraiment que tu t’en sortes, puis tout ça, puis que t’as pas aucune étude puis que t’as essayé, puis personne veut t’avoir, je pense que faire ça pour un temps, d’être capable de le faire pour un temps, t’en sortir grâce à ça, je pense que oui, tu peux le faire. Si t’as pas de gars là puis que tu le fais vraiment pour toi. Ou si t’es une fille intelligente qui a pas de pimp ou rien de ça, puis que t’es capable de le faire pour les dix prochaines années puis […] t’es capable de bien placer ton argent, puis de t’acheter vraiment une maison puis de… Je pense que oui. Mais le problème c’est qu’il y en a pas beaucoup qui sont capables de faire ça, tu sais, puis c’est trop, trop d’argent. (Caroline)

Quant à déterminer si la prostitution peut véritablement constituer un choix, elles invoquent la manipulation des pimps et la vulnérabilité des recrues pour exclure une telle hypothèse, alors que les prédateurs ciblent des victimes toujours plus jeunes, toujours plus fragiles et peu outillées pour reconnaître et refuser l’exploitation dont elles font l’objet: «C’est pas vrai, c’est pas toujours un choix. […] Parce qu’[Édouard] m’a dit, je l’ai cru puis je l’ai fait. Si il m’avait jamais dit ça, j’aurais jamais fait ça». «Même si au début c’était ton choix, c’est plus ton choix à la fin, t’as vécu toujours dans ça», rajoute-t-elle. Caroline rappelle ainsi que ces quatre années passées dans l’industrie du sexe ont été marquées par la violence, la peur, la dépendance et une estime de soi réduite à néant:

…c’est une vie d’enfer au fond. Tu es malheureuse puis, tu sais, j’ai été vite dans la drogue. […] J’ai consommé de la cocaïne; après j’ai tombée dans le crack. «Pis, regarde, hostie, j’ai rien à perdre !» Tu penses que plus personne t’aime. Tu sais, moi et ma mère, on était rendues super éloignées. On se parlait presque plus. Tu te dis que plus personne t’aime. T’as juste lui qui t’attend à la maison. Tu te dis, O.K., c’est comme la bouée. Tu te dis: «Y’a lui qui m’attend, puis quoi d’autre ?» Tu vas manger des coups «anyways». (Caroline)

Si elle n’avait pas rencontré Harry, Julie se demande si elle n’aurait pas quand même «essayé» d’être danseuse nue, à cause d’une ancienne voisine danseuse dont, adolescente, elle admirait le style et la coquetterie. Moins d’un an avant sa rencontre avec Harry, l’adolescente de quatorze ans, aux prises avec des problèmes familiaux et des fréquentations problématiques dans son quartier, se dit séduite par cette dimension jugée «glamour» du style de vie des danseuses nues, songeant que, comme cette voisine, ce serait le moyen de «[s]’acheter tout le linge [qu’elle] veu[t], puis des beaux souliers, du beau maquillage, puis les beaux cheveux puis…». Julie réalise maintenant qu’elle a idéalisé le style de vie de la danseuse, en se concentrant sur son allure séduisante, sur son apparente autonomie financière, en ignorant ce que sa voisine avait à subir au quotidien pour gagner cet argent.

Tu penses juste aux beaux côtés. Quand t’es jeune, tu penses pas aux mauvais côtés. Quand t’es jeune: «Oh, moi, je vais avoir une maison plus tard !» Tu penses-tu que tu as des «bills» à payer? Non. Tu vas avoir une maison, un chien, puis un bébé, puis tu penses pas qu’il va falloir que tu paies les couches, puis qu’il va falloir que tu lui donnes à manger puis que tu ailles le faire promener à tous les jours, le maudit chien. (Julie)

Une adolescente de quatorze ans ne pouvait certes pas prévoir les difficultés qu’elle aurait à se sortir de l’industrie du sexe ou à quitter son pimp, quand, épuisée physiquement et émotivement, «Tu te réveilles plus, pis tu te dis: “Il est trop tard, je suis trop dedans. Si je m’en vas, qu’est-ce qu’ils vont me faire?”» (Julie).

La plupart des répondantes aimeraient donc aussi mettre à profit leur expérience dans l’industrie du sexe pour aider les filles à se prémunir contre ce milieu, et particulièrement contre les proxénètes, lesquels seraient légion à recruter dans certains quartiers de la métropole. Elles considèrent que les jeunes filles doivent absolument être sensibilisées pour éviter de suivre le même chemin qu’elles.

Je me trouve stupide par rapport à la façon que j’ai réagi, par rapport à la façon que je me suis dit: «Oh, il doit m’aimer». Des choses qu’aujourd’hui, je me dis, si je pouvais m’ouvrir une maison pour ces jeunes filles là, puis dire […] «Regarde, c’est pas de ça que tu as besoin». Je le ferais. (Caroline)

Si les répondantes reconnaissent que les filles et les femmes prostituées sont, comme elles-mêmes, vulnérabilisées par différents liés à leur biographie personnelle et, pourrions-nous ajouter, par des facteurs structurels relatifs aux rapports de pouvoir, elles tendent à les responsabiliser de se maintenir dans cette situation déplorable:

Je le vois astheure celles qui sont pimpées, ça m’horrifie. J’ai voulu en aider au début: «Regarde, t’as-tu besoin, si t’as besoin, je suis là…». J’ai essayé de donner des … Mais y veulent pas s’aider des fois. Je trouve ça plate, surtout quand t’es rendue à vingt-trois, vingt-cinq ans pis que tu te fais pimper dur, t’sais, «Réveille! Allô! Voyons donc, tu travailles dur! Tu vends ton cul pour de l’argent!». (Audrey)

C’est nous autres en tant que femmes, il faudrait se respecter […] Oui, je pense que ça pourrait être un métier pour une fille qui se respecte, qui est capable d’aller dans un hôtel se trouver un client. Qu’elle garde toujours les deux-trois mêmes clients par mois, puis qu’elle fait son argent comme ça. Je pense que, oui, ça peut être un métier. Mais c’est pas un métier quand tu te fais manipuler pour le faire, puis que tu te fais utiliser par quelqu’un pour faire ça. (Caroline)

Ainsi, malgré l’indicible violence de la prostitution et l’aliénation qui l’ont maintenue en état d’esclavage, Caroline se demande encore si tout cela n’est pas arrivé par sa faute: «Est-ce que je l’ai cherché ou est-ce que Dieu m’a punie ?». Quant à Martha qui a subi durant six ans de multiples formes de violence de la part de son pimp −séquestration, coups au visage, viol, jusqu’à ce que la jeune femme soit arrêtée à la frontière américaine en situation d’illégalité− elle ne témoignera pas contre son bourreau. Nous avons évoqué que la peur de représailles marque la vie d’après la prostitution. Nous avons aussi vu que comme bien des femmes victimes d’actes violents, particulièrement en ce qui concerne la violence conjugale, les répondantes tendent à se responsabiliser, par exemple d’avoir cru en la sincérité des sentiments que leur portait leur «amoureux».

 

9.7 Éléments à retenir

Le présent chapitre a démontré combien s’extraire de l’industrie du sexe est une épreuve parfois insurmontable. Les femmes dont nous étudions les parcours ont été plongées dans un système qui produit et reproduit leur aliénation. Elles ont subi des violences de divers ordres qui ont laissé un impact important au niveau de leur santé mentale, indéniablement de l’ordre du traumatisme (Farley, 2009). Plusieurs évoquent le sentiment de souillure associé à leur premier acte prostitutionnel, une perception tôt ou tard chassée, tant par une forme troublante d’habituation6L’habituation est un processus psychique qui suggère que plus une personne est exposée à une situation anxiogène plus elle devient à l’aise dans cette situation, par le biais, notamment, de la répétition des usages et normes, puis de leur intériorisation. Voir les travaux sur la maltraitance sexuelle et l’État de Stress Post-Traumatique (ESPT), notamment ceux d’Aurore Sabouraud-Séguin (2001)., que par l’impérieuse nécessité de rapporter de l’argent à un proxénète violent, ou par la consommation de stupéfiants, de médicaments en vente libre et d’alcool. Les témoignages mettent aussi en lumière l’état de dissociation, qui, à l’instar d’autres victimes de trauma, les amènent à dire: «C’est comme si ce n’était pas moi» plutôt que d’affronter la dureté du réel, ou de rapporter des passages à vide, des pertes de mémoire, etc. Autant de mécanismes de survie abondamment traités dans les écrits (Lamy, 2007), expliquant la disjonction entre le corps extériorisé et le «soi intègre» des survivants et survivantes d’agressions sexuelles et des personnes prostituées (Poulin, 2004: 176).

Quelques conditions «gagnantes» de cette sortie de la prostitution émergent toutefois des récits : au premier chef, l’arrestation du pimp et le soutien d’un proche ou une proche. Julie, Caroline, Audrey, Noémie, toutes ont souhaité témoigner de leur expérience en raison de la démarche réflexive qu’elle ont entreprise par rapport à leur parcours. On constate le double objectif de se «déprendre»7 Dans son étude des rescapés et rescapées de violences extrêmes, la psychanalyste Régine Waintrater évoque la fonction de «déprise du traumatisme» qu’a le témoignage. Voir Waintrater, 2003: 65. de ce vécu et d’en faire bénéficier autrui, notamment d’autres victimes potentielles et ce, dans une perspective de prévention et d’abolition de l’exploitation sexuelle. Il reste que s’affranchir de l’esclavage sexuel reste une entreprise extrêmement difficile, à la mesure de l’écrasant dispositif de violence à l’œuvre dans la traite à des fins d’exploitation sexuelle

  • 1
    Paradoxalement, si elles insistent sur cet aspect de leur personnalité, elles mettent aussi en relief leur vulnérabilité, invoquant la fragilité de l’adolescence et les problèmes intrafamiliaux.
  • 2
    Julie n’a pas cherché à faire les démarches nécessaires pour récupérer la partie de cette somme qui aurait pu lui revenir: «J’aime mieux pas toucher à ça, cet argent-là».
  • 3
    Nous ignorons si, à l’instar de Julie et de Caroline, Noémie est retournée danser et se prostituer après l’incarcération de son proxénète.
  • 4
    Son conjoint d’alors – qui est aussi son fournisseur de drogues (pusher) – la met en lien avec des producteurs de films pornos. Lors du tournage, l’équipe lui fournit toutes les substances nécessaires pour qu’elle baisse la garde et perde toute pudeur : « Pis comme de fait, rien me dérangeait », explique Audrey. Les producteurs, des Français, l’avaient assurée que ces vidéos du genre porno-scatologique s’adressaient strictement à un public européen. Or, diffusées sur internet, elles seront visionnées par des gens du Québec qui la reconnaissent. La nouvelle se répand même comme une trainée de poudre dans le quartier d’enfance d’Audrey : « Quelqu’un dans mon petit coin à [banlieue X] qui l’a vu. Clic, clic. Pis tout le monde le sait ». Famille et proches semblaient déjà excédés par son comportement non conventionnel, sa consommation de drogue et son vécu dans la prostitution; avec ces vidéos à caractère pornographique et scatologique, l’exclusion sociale d’Audrey est consommée.
  • 5
    Voir notre section 8.7.3. Le black pimp.
  • 6
    L’habituation est un processus psychique qui suggère que plus une personne est exposée à une situation anxiogène plus elle devient à l’aise dans cette situation, par le biais, notamment, de la répétition des usages et normes, puis de leur intériorisation. Voir les travaux sur la maltraitance sexuelle et l’État de Stress Post-Traumatique (ESPT), notamment ceux d’Aurore Sabouraud-Séguin (2001).
  • 7
    Dans son étude des rescapés et rescapées de violences extrêmes, la psychanalyste Régine Waintrater évoque la fonction de «déprise du traumatisme» qu’a le témoignage. Voir Waintrater, 2003: 65.
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