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Chapitre 8. Analyse des témoignages: des leurres du recrutement à l’exploitation sexuelle

Sandrine Ricci
Lyne Kurtzman
Marie-Andrée Roy
couverture
Article paru dans La traite des femmes pour l’exploitation sexuelle commerciale: entre le déni et l’invisibilité, sous la responsabilité de Sandrine Ricci, Lyne Kurtzman et Marie-Andrée Roy (2012)

Le présent chapitre analyse les propos ou les expériences des femmes dont nous avons présenté les trajectoires individuelles au chapitre précédent, et qui ont, pour la plupart, fait l’objet de traite à des fins d’exploitation sexuelle au sein de différents secteurs d’activités de l’industrie du sexe, le plus souvent sur le territoire du Québec. Nous intégrons également quelques résultats de recherche issus de deux entretiens réalisés auprès de Luc et Paul, acteurs «multifonctions» de l’industrie du sexe, initialement contactés pour agir comme intermédiaires auprès de femmes potentiellement trafiquées. Originaires du Québec, ils ont tous deux passé de nombreuses années dans l’industrie du sexe, y exerçant différents rôles, d’homme prostitué à client, en passant par chauffeur, pusher et propriétaire d’agence1 Notons que Luc et Paul se sont finalement montrés plutôt réticents à agir comme intermédiaires auprès de femmes potentiellement trafiquées. C’est surtout en tant que client de la prostitution que leur collaboration s’est avérée pertinente, dans la mesure où leurs autres propos sur l’industrie du sexe ne font que compléter ceux des répondantes qui y ont été exploitées. Luc est issu d’un milieu social favorisé, classe moyenne à élevée. Il a déjà fait de la danse nue et de la prostitution de rue. À présent, il est client de la prostitution de rue et fréquente régulièrement les clubs de danseuses. Il a également travaillé comme escorte et comme chauffeur dans une agence d’escorte. Il y a une dizaine d’années, il a eu sa propre agence d’escorte (pendant six mois environ), mais il dit avoir cessé car ce type de «business» ne l’intéressait pas et ne lui rapportait pas beaucoup. Âgé de 51 ans, Paul a décroché de l’école vers quatorze ou quinze ans. Depuis, il fréquente la vie «underground». Dans sa jeunesse, il s’est adonné à la danse nue et à la prostitution (homosexuelle) à Montréal. Par la suite, il a notamment été chauffeur pour une agence d’escortes, «au noir», de 1999 à 2001. Paul consomme différents stupéfiants et a d’ailleurs été «vendeur pour les motards», c’est-à-dire livreur de drogue. Les motards lui font confiance, dit-il, d’autant qu’il n’a pas de casier judiciaire. Enfin, Paul est un client régulier de la prostitution féminine.. Leurs témoignages sont informés par une grande diversité d’expériences; ils nous offrent un point de vue masculin et de l’intérieur sur le milieu de la prostitution.

Bien que l’ensemble des données recueillies mettent l’emphase sur le milieu des bars de danseuses, nous abordons également le monde de l’escorte et le cas des salons de massage, avec le témoignage ambigu d’Olga. Auparavant, les témoignages nous permettent de documenter les conditions d’insertion des recrues dans l’industrie du sexe : comment des proxénètes amènent des femmes, jeunes et moins jeunes, à tomber dans un piège amoureux pour aboutir à leur asservissement, en vue de les trafiquer, et ce, dans des délais qui varient de quelques heures à quelques semaines. Du marquage physique des recrues au premier client, une série d’étapes et d’intermédiaires jalonnent cette entrée dans le marché prostitutionnel, mettant en lumière la culture et le fonctionnement d’un système bien rôdé.

 

8.1 Précisions sur les notions de fonctionnement et de culture

Le vocable «fonctionnement» peut se définir comme la «manière dont un système dynamique (notamment dans les domaines économique, mécanique, organique, politique, psychologique et social), composé d’éléments solidaires, répond à sa fonction»2 Définition proposée par le dictionnaire du Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), http://www.cnrtl.fr/ (consulté le 21 août 2009). Appliquée à notre objet de recherche, cette définition nous permet d’insister sur le double caractère systémique et dynamique de l’industrie du sexe3 Notons qu’un système social est dynamique par définition (de Rosnay, 1975).. Elle présente également l’intérêt d’intégrer la dimension «solidaire», au sens littéral de «lié par des intérêts communs», de ses différents éléments, en l’occurrence les acteurs sociaux tels que proxénètes, chauffeurs, gérants, etc. À l’instar des travaux de Manuela Ivone Cunha (1995: 132) sur la «société» pénitentiaire, la culture est ici envisagée comme «une force puissamment intégrative s’imposant aux individus, déterminant leurs comportements sociaux». Ainsi, quelles que soient les nuances conceptuelles, la culture est acquise par imprégnation et par identification, surtout à l’enfance, puis par un apprentissage plus explicite. En outre, dans une approche résolument politique de l’organisation (Bertrand, 1991), on peut concevoir la culture avant tout comme une question de pouvoir et de manipulation. L’industrie du sexe apparaît dès lors comme une organisation avec des codes, normes et croyances qui contribuent à reproduire le pouvoir des dominants.

 

8.2 Les leurres du recrutement

8.2.1 Le piège amoureux

Aucune des répondantes recrutées par un «ami» n’envisageait pas la prostitution comme moyen de subsistance. Elles anticipaient encore moins que leur «amoureux» se transmue en pimp et en vienne à les exploiter dans l’industrie du sexe –elles et d’autres. Généralement plus âgés que leurs recrues, ils ont endossé un personnage de protecteur/pourvoyeur pour séduire des jeunes femmes vulnérables, en perte de repères ou aux prises avec des difficultés économiques et désireuses de quitter le foyer familial. Ces proxénètes mettent ainsi en œuvre un scénario amoureux pour recruter des jeunes femmes –mineures en l’occurrence, dans le but de vivre des fruits de leur exploitation sexuelle, voire de les trafiquer.

Caroline rencontre Édouard quand elle a 17 ans et vient de passer trois ans en Centre jeunesse. Avec le recul, elle attribue son enrôlement à des carences affectives et à l’absence paternelle: «…c’est le manque de mon père qui a fait en sorte que j’ai été attirée par ce gars-là, que j’ai restée accrochée. C’est le manque de confiance en moi, et de tout ce qui vient avec un ‘pa [père, NDLR] quand il est là».

Julie a environ quinze ans lorsqu’elle croise Harry dans les parages de son école secondaire. Elle se souvient d’un «beau gars» d’origine haïtienne4 Selon Julie, à ce moment-là, Harry et sa famille sont installés au Québec depuis une quinzaine d’années., arborant «des tresses par en arrière», très bien habillé et qui «savait comment plaire». Il a l’air plus vieux qu’elle −elle apprendra qu’il avait environ vingt ans à l’époque− et conduit «un beau char». Harry se montre aussi persévérant qu’assidu pendant une période que Julie évalue à six mois. À de nombreuses reprises, son frère ou lui se présente à la sortie de l’école ou devant le domicile de la jeune fille. Malgré ses réticences, l’adolescente finit toutefois par accepter une relation amoureuse avec Harry.

Anastasia, réfugiée d’origine russe, a rencontré Vincent dans un bar. Ce dernier s’est lui aussi organisé pour que l’adolescente de quinze ans tombe amoureuse de lui –elle fuguera pour le rejoindre. Il s’est montré sous un jour avantageux qui a mis Anastasia en confiance. Plus tard, ce «gentleman» se déclare prêt à utiliser son arme à feu pour la protéger, au besoin. Il s’est aussi habilement informé de divers éléments biographiques de la jeune fille, notamment de l’état des relations avec ses parents et de son statut de réfugiée.

Dans le même ordre d’idée, Martha, originaire des Caraïbes, a avoué à son «amoureux» Robert, rencontré peu après son arrivée au Québec, qu’elle était une immigrante illégale. Peu après, sous la menace d’une dénonciation aux autorités canadiennes de l’immigration, il obtiendra de Martha qu’elle fasse de la prostitution dans les bars de danseuses nues et lui remette l’argent gagné. Pendant six ans, Martha est trafiquée aux quatre coins du Canada par celui qui s’est présenté comme un informaticien. Un soir d’hiver, Noémie, 19 ans, se trouve quant à elle dans «une situation financière désagréable», comme elle le formule elle-même. Résolue à prendre n’importe quel emploi pour pouvoir changer de cap, elle consulte le journal à la recherche d’une solution:

J’avais pas de domicile, pas de travail, j’avais besoin d’argent pour refaire ma vie. J’ai fouillé dans le journal et j’ai vu une annonce. Ça disait pas escorte clairement, ça disait hôtesse demandée […] Je m’en foutais un peu de ce qu’on allait me demander de faire ou de ce qu’on m’offrait, je voulais juste faire de l’argent rapidement. (Noémie)

Comme nous l’avons vu dans la section qui décrit la trajectoire de Noémie, un homme d’origine latino-américaine répond au numéro apparaissant sur l’annonce repérée par Noémie. Il se montre plutôt évasif au téléphone, préférant lui donner les informations en personne. Ils conviennent donc d’aller prendre un verre. Noémie se souvient que le contact entre Jorge et elle outrepasse clairement le cadre professionnel dès cette première rencontre.

Il m’a dit: «Je vais aller te chercher ce soir». Il savait que ça allait pas très bien chez ma mère, il [ne] voulait plus que je vive là. Il est venu me chercher et on a vécu 2-3 jours à l’hôtel. […] Ensuite on est allés chez sa mère parce qu’il avait pas d’appartement, pis que moi je pouvais pas retourner chez moi non plus et on était comme un couple. (Noémie)

Engagés dans ce que Noémie qualifie de «relation amoureuse», ils vivent ainsi pendant quelques mois chez la mère de Jorge qui sera d’ailleurs également condamnée pour avoir vécu des fruits du proxénétisme.

Comme Caroline, Julie explique le recrutement de jeunes filles par le «manque d’affection» et la faible estime de soi dont elles souffrent.

C’est un manque d’affection, je pense. Je sais pas… Chaque fille, on est différente. Moi, ma raison, ma mère était jamais là, bien, ma mère était toujours saoule à la maison, elle sortait avec un gars violent. […] Puis moi, je voulais juste m’en aller de la maison. Moi, ça, c’était mon but premier. Il y en a d’autres qui sont en centre d’accueil, qui n’ont plus de parents, et que là, elles sont vulnérables. […] [O]n manque toutes de confiance en soi puis on est toutes dépendantes affectives. Au départ, tu sais. (Julie)

La plupart invoquent le fait qu’elles étaient amoureuses et qu’elles cherchaient à quitter le foyer familial. Avec le recul, elles affirment avoir été manipulées non seulement pour entrer dans la prostitution, mais également pour y rester aussi longtemps. «Quand ça fait des années que t’es avec cette personne-là, puis qu’y’a de l’amour quand même là-dedans, en tout cas de ton bord» souligne Julie, «tu sais pas trop dans quoi t’as embarqué».

8.2.2 Faire miroiter des revenus élevés et un style de vie glamour

Non contents de poursuivre les jeunes filles de leur simulacre d’amoureux transi, les proxénètes jouent également la carte du grand seigneur pour séduire leur «princesse» à qui ils promettent rapidement monts et merveilles:

Il m’a dit qu’il pourrait me mettre belle, les yeux, les cheveux, les ongles, que je pourrais avoir tout le linge que je voudrais. Puis là, il mettait ça beau. On n’avait pas «full» d’argent quand j’étais jeune… Il me prenait par le bon bord dans le fond. (Julie)

Le témoignage de Noémie nous renseigne assez précisément sur le modus operandi de Jorge qui se présente comme le «gérant» d’une prétendue agence:

 Il ne veut pas être associé comme étant un pimp…Tout est dans les étoiles que tu mets dans ce que tu dis. Lui il pense comme un gérant. Si t’y penses ben comme faut, il est en train de te dire qu’il est un pimp mais la façon qu’il a de tourner ça, c’est autre chose. (Noémie)

En premier lieu, Jorge a recours –sous un faux nom– à des annonces qu’il place dans différents journaux de Montréal et sa périphérie:

Il y a eu des annonces dans le Métro, dans Le Courrier du sud[fn] Également mentionnés: Journal de Montréal, le Courrier de Laval et une publication non identifiée à Joliette.[/fn] pour recruter des filles, soit pour masseuse, modèle sexy demandé, hôtesse vip, blablabla avec des gros montants. On n’explique pas trop de choses au téléphone, en fait. On veut qu’elle soit pas trop vieille, on veut qu’elle ait pas trop d’expérience, parce que si elle a de l’expérience, elle sait où elle s’en va, donc elle est pas contrôlable, on veut qu’elle soit belle, qu’elle ait pas d’enfants, on veut des Québécoises… des Asiatiques… ça rapporte beaucoup.

Une fois la cible choisie, Jorge met ensuite en place un scénario bien rôdé qui vise à séduire, impressionner et appâter ses interlocutrices qu’il a attirées par des petites annonces en leur faisant miroiter des revenus très élevés. Noémie assiste des dizaines de fois à son manège et le décrit comme on récite un texte par cœur:

Il dit que ça fait 10 ans que ça existe, que les propriétaires ont beaucoup de choses à offrir, que ça dépend de ce que tu veux faire, tout dépend de quoi t’as l’air, tes disponibilités, tout ça, il donne des exemples, une fille qui avait à peine 18 ans et qui avait une Ferrari… Il fait tout pour montrer que c’est bien beau […] pour montrer que c’est big. «Ça fait dix ans que ça existe, on est du côté des États, Toronto, Vancouver, Montréal, on est partout, on a plein d’affaires à t’offrir, nos filles font de l’argent».

Il crée un petit lien comme si ils étaient amis, il joue beaucoup à l’homme d’affaire occupé, il va faire semblant de répondre au téléphone, des choses comme ça. Prendre un verre, commander de la bouffe, [demander à la fille] «T’as-tu des questions»… […] Ils s’entendent pour fifty-fifty et on la place. On la booke dans un club de danseuses. Si elle a pas de vêtements, on va en acheter. Les ongles, maquillage, etc.

Le proxénète-recruteur cible préférablement celles qui lui apparaissent jeunes et naïves, mais Noémie constate qu’il parvient aussi à duper des femmes plus expérimentées, «des filles qui ont besoin d’argent ou des filles qui sont souvent déjà dans le milieu, qui veulent changer de place et qui ressortent de là avec rien».

8.2.3 Aider son «chum» endetté

Une autre forme de leurre concerne le chantage émotif du «chum» qui se trouve prétendument en fâcheuse posture financière. Tombée amoureuse d’Édouard, Caroline collabore sans tarder à ses activités frauduleuses, tant pour échapper à sa réalité de décrocheuse scolaire travaillant au salaire minimum que pour aider Édouard à régler les dettes qu’il dit avoir accumulées. Bien qu’elle l’ait rencontré par l’intermédiaire d’une amie prostituée, Caroline ne s’imaginait pas du tout qu’Édouard deviendrait son pimp.

Il m’avait expliqué qu’il était endetté, qu’il fallait que je l’aide et tout ça. Puis moi, la prostitution au début, c’était non. Peu importe ce qu’il aurait pu me dire, ça aurait été non parce que, dans ma tête […] je les ai dégradées dans ma tête, dans ce temps-là, ces personnes-là. Je me disais: «Bien non, je me rendrai pas aussi bas!» Tu sais, y’a des limites!

Peu après l’arrestation du couple pour fraude, Édouard commence néanmoins à prostituer Caroline dans les bars de danseuses, parce qu’il a encore besoin d’argent. C’est ainsi qu’un an avant sa majorité, Caroline tombe dans l’engrenage de l’exploitation et de la violence, elle qui s’en estimait prémunie, grâce à son tempérament de meneuse. Nombre des préjugés qu’elle entretenait au sujet des «femmes battues» ont volé en éclat:

…quand t’es juste dans les débuts, tu te dis: «O.K., il va pas recommencer…». «Il va pas recommencer»: tu te dis toujours ça. Ça, c’est des histoires que, même avant de fréquenter ce gars-là, j’arrêtais pas de me dire: «Ah, je sortirai jamais avec un gars violent. Les filles qui se font battre, c’est des folles, c’est des connes. Pourquoi elles restent là?» Puis quand tu fais un recul, puis que tu dis: «Oh, mon dieu! Je l’ai vécu.» Tu comprends, tu comprends le pourquoi.

Avec le recul, elle considère qu’un homme violent et manipulateur peut briser n’importe quelle femme, peu importe qu’elle ait une forte personnalité ou non, autrement dit, qu’il n’existe pas de profil type de LA victime:

Je me faisais battre vraiment sale, mais je me suis jamais empêchée de dire ce que je pensais. Puis ça n’aidait pas pour les coups. Alors, j’ai appris une affaire: que tu aies un fort caractère, que tu sois soumise, n’importe quoi, y’a aucune barrière pour ces gars-là, aucune. Parce que, moi, j’ai un fort caractère, puis il a réussi à me manipuler. C’est sûr qu’une fille qui est soumise, elle mange moins de coups.

Comme bien des femmes victimes de violence conjugale, Caroline tente de s’accrocher aux «moments roses», «quand tout va bien», que Monsieur est bien disposé et se montre un «conjoint» charmant. Aujourd’hui, elle dit regretter de s’être laissée bernée, d’avoir cru qu’Édouard éprouvait des sentiments sincères à son égard et de ne pas avoir su reconnaître la manipulation et l’exploitation dont elle faisait l’objet depuis le début de leur relation:

Tous les «je t’aime» qu’il m’a dits, c’était jamais vrai. Imagine, j’ai été quatre ans avec quelqu’un que tu pensais que c’était ton chum, puis que tu faisais ça pour vous, pour une belle vie plus tard, que… qu’il mettait de l’argent de côté pour moi. Tu crois à ça! Tu crois à ça, là, puis tu réalises après que tout ça, c’était… de la marde! (sic)

8.2.4 La servitude pour dette

Bien qu’elle ait tourné court et se soit amorcée avec un viol, l’expérience d’Audrey ne diffère guère des autres. En fugue du Centre Jeunesse, l’adolescente a fumé de la marijuana dans un parc adjacent au métro Henri-Bourrassa avec Ben et Sylvio, les deux hommes qu’elle venait de rencontrer en attendant le bus de nuit, puis elle s’est rendue à l’appartement de Sylvio pour y boire de la bière. Manifestement empreint des mythes sur les agressions à caractère sexuel qui contribuent notamment à en rejeter la faute sur la victime, le récit d’Audrey où elle raconte avoir eu des rapports sexuels qu’elle estime consentants avec les deux hommes, repose sur des «flashbacks» de cette soirée: «J’ai couché avec les deux, pis c’est comme j’te dis, j’étais pas là. C’était comme le free for all, c’était comme quasiment un gang bang. J’m’en rappelle plus». Audrey est convaincue que les deux acolytes ont mis quelque chose dans son verre ou que ce qu’elle a fumé n’était pas seulement de la marijuana.

Après trois ou quatre jours dans cet appartement à partager crack, marijuana et alcool, Ben apprend à Audrey qu’elle doit lui rembourser les frais encourus pour cette consommation, plusieurs centaines de dollars. Ce type de leurre rappelle la stratégie des trafiquants qui font payer cher leur droit de passage aux femmes comme Karen, au niveau international. C’est ce qu’on appelle la «servitude pour dette».

Ainsi, Karen, africaine âgée d’une trentaine d’années, a dû quitter son pays où, à l’instar de la caribéenne Martha, elle vivait une situation extrêmement difficile. Karen contracte un arrangement avec son passeur. Elle s’engage à le rembourser en plusieurs versements sitôt qu’elle aura trouvé un emploi au Canada. Une fois à Montréal, le trafiquant conduit la jeune femme dans un hôtel où elle est séquestrée durant quelques jours par des complices. Ils menacent de la dénoncer aux autorités, ce qui aurait pour conséquence sa déportation vers son pays d’origine. Ces trafiquants anticipaient exploiter sexuellement Karen sous le prétexte qu’elle rembourse sa dette de passage, mais la femme a réussi à échapper à la vigilance de ses geôliers.

Avec le recul, Audrey estime que la profusion de stupéfiants et d’alcool fournie par Ben et ses complices constituait bien un moyen de créer une dette pour mieux l’assujettir:

Eux autres, ils ont acheté la drogue, pis là, c’était à mon tour de le payer. […] c’est de te faire fumer pour que tu commences à danser […] pis à faire que je sois quasiment son esclave. Comme je lui dois quelque chose. Justement, la dette.

Constatant que l’argent gagné lors de son premier shift dans un bar de danseuses a disparu de son sac, Audrey considère à tort que sa dette est acquittée. Or, Joanne et Stéphane, les acolytes de Ben, ont également volé à Audrey son baladeur et une chaîne en or qu’ils ont vendu à un commerce de prêt sur gage. Ben lui apprend que si l’adolescente veut récupérer ses biens −nouveau leurre− elle doit danser nue pour gagner de l’argent. Elle s’exécute de nouveau et retourne au bar avec Joanne. Elle est très vite enrôlée dans un strip club où elle doit faire des fellations, des «complets» et autres dans les isoloirs prévus à cet effet. Pour entretenir la confusion de la jeune fille et s’assurer de sa docilité, on lui bande les yeux pour la conduire hors de Montréal et on lui fournit du crack en abondance. C’est ainsi qu’Audrey met le pied dans un engrenage dont elle n’est pas encore tout à fait sortie.

Si j’avais pas connu tout ça, si lui… j’aurais pas dansé. Moi je viens d’un beau petit quartier, pis j’ai fait beaucoup de conneries par après. Si j’avais pas commencé par ça… Danser à [banlieue de Montréal où elle a grandi], ils connaissent pas ça. Y’a aucune fille qui danse. (Audrey)

8.2.5 L’instrumentalisation des autres femmes prostituées

Autre type de leurre fréquent, les pimps utilisent d’autres femmes –prostituées ou tenancières– pour inciter leurs victimes à la prostitution ou guider leur insertion dans l’industrie du sexe, voire les y maintenir. Après environ un mois de fréquentation, Harry présente à Julie la «blonde» de son frère, Jennifer, qui fait de l’escorte, a du «fun» et gagne de l’argent. Même scénario pour Anastasia: Vincent lui présente Sophie, 22 ans, «copine» de son meilleur ami et danseuse dans un strip club très payant. Instrumentalisée par Ben, Joanne, elle-même toxicomane, fait miroiter l’argent «facile» qu’Audrey pourrait gagner en faisant de la prostitution dans les clubs avec elle.

Ils s’arrangent avec la fille [Joanne]. Pis la fille, elle, au début, c’était cool. Quand elle allait danser, elle me l’a amené doucement pis après ça, elle en a parlé… C’était plus comme son chum à elle qui me poussait, avec [Ben], que elle, dans le fond. Elle, c’était juste comme pour m’introduire […] pis me montrer les vêtements pis [comment] elle était très bien. Tu sais, elle est gentille, mais dans le fond… Pis après ça, c’était plus à [Ben], pis l’autre −je sais plus comment il s’appelle… que je devais.

«[Ben] pensait me mettre en confiance avec [Joanne], pis ça a marché», résume Audrey. Dans le même registre, Noémie dit avoir commencé à se prostituer en cabine deux ou trois jours après sa rencontre avec Jorge, «coachée» par Rachel, danseuse à gaffe d’expérience: «Rachel était là comme pour me montrer, me sécuriser, ça faisait longtemps qu’elle faisait ça. Elle m’a coachée sur comment devenir professionnelle et faire de l’argent». Tout porte d’ailleurs à croire que Jorge a remplacé Rachel par Noémie: «Rachel rapportait des sous avant moi, quand je suis arrivée elle est partie au bout de deux semaines. […] Il l’a foutue à la porte pour ensuite dire qu’il l’avait laissée partir, qu’elle l’avait mérité, qu’elle l’avait gagné».

Noémie prête sa voix aux messages d’accueil du numéro de téléphone indiqué dans les annonces pour séduire les hommes clients ou rassurer les recrues potentielles. Présentée comme gérante lors des entrevues, elle a de nouveau pour mission principale de sécuriser les femmes et éviter qu’elles ne réalisent d’emblée que Jorge n’est pas un «gérant», mais bien un proxénète et que l’agence qu’il dit diriger n’existe pas:

C’est lui [Jorge] qui répond au téléphone. Si la fille fait l’affaire au téléphone, on fixe un rendez-vous pour prendre un café, un verre. Il explique ça de manière très belle, qu’elle va faire de l’argent, que sa vie va changer, tout ça. Il dit que je suis la gérante, pour sécuriser les filles, pour pas qu’elles aient peur de s’embarquer dans des choses. […] En général, il me traîne, il veut que je sois là pour faire un bel exemple, pour pas que la fille ait peur de se faire attraper par un pimp. Si elle voit qu’il y a une fille et qu’elle a l’air bien là-dedans, ça va bien passer. Mais moi, j’ai pas le professionnalisme de raconter des choses et de manipuler la personne, donc je me tais.

Noémie elle-même devra former trois nouvelles recrues qu’elle estime âgées de 18-19 ans, dont une Asiatique, et s’occupera aussi de les placer dans les clubs. Si Noémie semble avoir tenu un rôle actif dans le recrutement d’autres femmes pour son proxénète, son témoignage révèle qu’elle ne disposait d’aucune marge de manœuvre, passant presque tout son temps avec lui et devant se tenir totalement à sa disposition, sous peine de subir des tortures physiques d’une grande violence.

 

8.3 Les conditions d’insertion dans l’industrie du sexe

8.3.1 Des faux papiers pour les mineures… ou des yeux fermés

Malgré la criminalisation de la prostitution juvénile, le fait que plusieurs femmes trafiquées que nous avons rencontrées aient été mineures au moment de leur recrutement −Julie (15 ans), Audrey (16 ans), Caroline (17 ans), Anastasia (15 ans)− ne semble avoir compliqué ni leur insertion dans l’industrie du sexe ni leurs déplacements subséquents dans les bars de danseuses au niveau du Québec et du Canada.

Vincent et son acolyte Xavier emmènent leurs recrues, dont Anastasia, quinze ans, dans une grande ville canadienne pour les prostituer dans les strip clubs. Ils «installent» les jeunes filles dans un motel et prennent des arrangements avec un bar, puis retournent à Montréal. Le proxénète d’Audrey fait quant à lui appel à Joanne pour qu’elle trouve un premier shift à l’adolescente au bar [X] où elle connaît «le boss» et «parle pour» Audrey. Faute de présenter ses papiers d’identité à un membre du personnel de cet établissement, Audrey en est toutefois mise à la porte le lendemain. Deux jours plus tard, Ben la conduit –il lui a préalablement bandé les yeux– dans un bar vraisemblablement situé près de la frontière avec les États-Unis. Ben anticipe avec raison que l’âge de sa recrue n’y posera aucun problème et qu’elle y gagnera plus d’argent, dans la mesure où il s’agit d’un «club à gaffe» où Audrey doit donner des «services sexuels» et voit ses revenus ainsi majorés.

Harry procure des fausses cartes d’identité à Julie et elle demeure escorte pendant environ trois ou quatre mois au sein de la première agence qui l’a acceptée dans ses rangs, en l’occurrence sur simple « évaluation » du chauffeur, qui, par ailleurs, ne se contente pas toujours de conduire les recrues :

C’est pas nécessairement le gars [de l’agence] qui vient te voir. Des fois, ça peut être juste le chauffeur. Puis il te dit de qu’est-ce que t’as de l’air, si tu peux travailler ou pas. Moi, ils m’ont dit «oui» tout de suite. Je suis rentrée dans l’auto, j’ai commencé à travailler la première journée. […] il fallait que je reste là. S’ils te disent «oui», tu restes là. […] tu prends pas la chance de changer et d’être barrée partout. (Julie)

Si Harry ne se risque pas à faire passer la frontière à sa recrue avec ses fausses cartes, l’adolescente n’est toutefois guère inquiétée tout au long de sa pratique de la prostitution dans les bars au Québec et ailleurs au Canada: «Je passais toujours». Caroline et Audrey sont pour leur part généralement envoyées dans des établissements qui ne «cartent» pas, c’est-à-dire qui ne vérifient pas les papiers pour s’assurer que les filles sont majeures. Caroline n’hésite pas à dédouaner les patrons d’agences ou de bars de la présence de mineures, attribuant cette situation à la négligence du personnel et aux filles elles-mêmes, qui se vieillissent grâce au maquillage:

Moi, j’ai vu des petites filles de quinze ans escortes, seize ans escortes […] Souvent, c’est même pas la faute des boss. C’est rare… J’ai jamais vu un boss, moi, que ce soit une agence d’escortes, un boss de club, qui voulait des mineures. C’est souvent que le portier ou le gérant n’a pas fait sa job. […] Dans les clubs de danseuses, tu les remarques moins, parce qu’elles sont bien maquillées. Elles sont poupounes, des gros talons, tu fais moins attention. Escortes, souvent tu les vois entrer naturelles. (Caroline)

8.3.2 Le marquage et la transformation physique des nouvelles recrues

Sitôt leur victime recrutée, les proxénètes orchestrent sa transformation physique. Parfois, il s’agit simplement de la faire paraître plus âgée afin d’éviter qu’elle soit repérée par les autorités. Lorsqu’il s’agit d’une fugueuse comme Audrey on peut lui demander de changer sa couleur de cheveux, comme Ben l’a fait. Règle générale, la recrue va plutôt se faire bronzer, manucurer, vêtir, etc. pour devenir plus conforme aux normes en vigueur dans l’industrie du sexe: «On veut qu’elle ait les cheveux blonds, parce que ça rapporte plus. Donc les filles qui arrivent avec les cheveux foncés, on va leur dire d’aller se teindre» (Noémie).

Les premiers jours, Harry fournit à Julie des vêtements de «travail» empruntés à une autre recrue, puis lui permet d’aller magasiner avec une autre danseuse pour s’acheter une nouvelle garde-robe. «Il m’habillait, fait que j’avais plein de paires de souliers, plein de sacoches. J’étais mieux arrangée, mieux habillée. J’ai appris à me maquiller», se souvient la jeune femme. Harry lui fait aussi des suggestions en ce qui concerne sa coiffure. Ben n’offre pas cette latitude à Audrey qui, une fois conduite au bordel où son proxénète espère qu’elle l’enrichira, se voit remettre l’accoutrement approprié:

[Ben] a pris des vêtements pour moi. J’sais pas si il les a payés ou quoi. Moi j’ai même pas eu le choix, j’ai même pas eu rien. C’est ça que j’te dis. C’était pas mon linge, c’était pas moi, c’était pas mes décisions. C’était pas moi, là. Même moi, j’me reconnaissais plus.

Insatisfait du surpoids de sa recrue, Édouard oblige Caroline à s’entraîner intensivement dans un centre de conditionnement physique, parfois jusqu’à six fois par semaine, la conduisant et la reconduisant, pour qu’elle maigrisse et soit plus rentable. La jeune femme perd ainsi beaucoup de poids et souffre rapidement de troubles alimentaires, pour satisfaire les exigences du marché du sexe relativement au physique des danseuses.

J’ai commencé à danser grassette, puis j’étais anorexique pendant un bout par la suite, parce qu’il me disait que j’étais ci, j’étais ça, qu’il fallait que je perde du poids et tout ça. Ça m’a vraiment joué dans la tête; j’ai perdu beaucoup, beaucoup de poids. […] Parce que lui disait que je faisais pas d’argent par rapport à ça. Mais je ne faisais pas d’argent parce qu’il n’y avait pas de clients pour faire de l’argent. Je sais qu’une mince va faire deux fois plus qu’une grassette. C’est certain. C’est certain, mais en étant grassette, tu finis par avoir ta clientèle à toi.

Pendant plus de trois ans, en plus de danser et d’être prostituée six jours sur sept, Julie s’entraîne elle aussi au centre sportif quatre fois par semaine: «Tu marches sur neuf pouces de talon à chaque jour, fait que veux, veux pas, faut que tu sois “top shape“, puis tu sais, si la fatigue vient, tu fais moins d’argent». Au lendemain de ses 18 ans, Julie obtient également d’Harry la permission de débourser 6 000$ pour des implants mammaires, afin de parfaire sa métamorphose et sa conformité aux normes du marché:

…c’est moi qui voulais au début, je pense. J’ai demandé pour voir s’il allait me dire oui, un peu comme une sorte de «challenge». Puis il m’a dit «oui». Après ça, je le regrettais parce que j’avais peur. Puis je regrette encore, d’ailleurs. […] Oh, ça fait mal! J’ai été trois semaines à pas pouvoir travailler, quasiment un mois. (Julie)

Enfin, ce marquage des recrues est parachevé par des tatouages à l’effigie de leur proxénète que, selon les répondantes, la plupart des femmes prostituées de leur entourage arborent. Ils prennent la forme d’un surnom ou d’un «logo» indiquant leur «lien»: «90 % des filles qui ont un gars, y’a son nom à quelque part sur elle, c’est sûr» affirme Julie. Cette dernière porte les initiales d’Harry à un endroit très visible de son corps ainsi qu’une illustration, que l’homme porte également, et d’autres tatouages, comme le surnom de ce dernier. Elle n’a toutefois jamais voulu se faire tatouer son nom complet. C’est d’ailleurs la première chose qu’Harry demande à Julie quand il lui téléphone après son incarcération: «Si tu m’aimes, tu vas aller faire tatouer mon nom».

Dans une certaine mesure, les propos des répondantes témoignent de l’intériorisation des normes physiques en vigueur dans l’industrie du sexe. Mais surtout, et sans qu’elles-mêmes conduisent une telle analyse, tel système de marquage témoigne de l’appropriation de ce système qui les exploite. De plus, bien que leur transformation physique leur apparaisse spectaculaire, la plupart des répondantes considèrent néanmoins que les changements les plus marquants se sont produits sur le plan psychologique, comme nous le verrons au chapitre suivant portant sur les conséquences de la traite ou de l’exploitation sexuelle.

8.3.3 Le briefing des débutantes

Qu’il s’agisse d’escorte ou de danse, les nouvelles recrues sont informées, «briefées» par différents acteurs et actrices de l’industrie du sexe. Pimps, chauffeurs, portiers ou bookers avisent sommairement les débutantes du modus operandi de l’endroit où elles débarquent ou des attentes à leur égard, à savoir quels tarifs sont pratiqués pour quels types de «services sexuels».

…quand je suis arrivée là-bas, c’est le doorman qui m’a dit: «Sais-tu comment ça marche?» J’ai dit: «Non». Il m’a donné un papier. Je l’avais apporté en cour, le petit papier, comme une sorte de preuve. Il m’avait marqué, disons masturbation, c’est ci, c’est ça. Il marquait les prix […] Soixante pour une masturbation, quatre-vingt pour une fellation pis cent vingt pour un complet. […] C’est parce qu’il pensait que je savais quoi faire, mais moi j’avais aucune idée je m’en allais là pourquoi. […] [Le portier] était tout organisé. Je pense pas que [Ben, son proxénète, NDLR] était organisé, lui, nécessairement avec le doorman. (Audrey)

…les chauffeurs, ils te préviennent et ils te «briefent». […] Ils te disent: «C’est 140». Ils t’expliquent ça. Mettons, moi, dans le temps, c’était 140 piasses pour l’heure… […] Moitié pour toi, moitié pour l’agence, mais l’agence [d’escorte, NDLR] paie le chauffeur, le dispatcher. Le boss se garde une «cut» [commission, NDLR], j’imagine… (Julie)

Nous avons vu précédemment que les femmes prostituées de l’entourage du pimp peuvent jouer un rôle relativement important dans le recrutement. Nos données démontrent qu’elles contribuent également à faciliter l’insertion des recrues dans l’industrie du sexe. Ces femmes font office de «coach», voire leur conseillent un pseudonyme, préférablement à consonance exotique, de type Sabrina, Lola, Vanessa ou autre. Après lui avoir procuré du crack, Ben et ses acolytes ont contraint Audrey –qui n’avait jamais dansé nue auparavant– à accompagner Joanne, une danseuse «amie». Cette dernière a plus ou moins pris en charge la jeune recrue, fournissant vêtements et souliers, prodiguant divers conseils sur la danse dans le bar où elle est une régulière, «les trucs du métier». Ben (et d’autres) semble largement compter sur ce type de collaboration. À une autre occasion, il espère qu’une maquerelle de son réseau pilote elle aussi sa recrue:

…on est allés chez une de ses copines, là-bas, c’est comme un bordel. […] Ben, c’était une maison de … C’était plus les filles qui vivaient là. Pis je sais qu’il y avait une chambre pour qu’elles fassent des clients. Mais c’était plus genre des filles qui allaient danser, escorte ou n’importe quoi. […] Il voulait que je travaille, que la fille, elle me coache, genre. (Audrey)

Bien qu’opérant dans une relative discrétion vis-à-vis des agences et des bars qui ne les voient pas toujours d’un bon œil, les proxénètes s’avèrent omniprésents au quotidien, surtout les premiers temps –deux ans dans le cas de Julie–, afin de bien assoir leur emprise et «réussir» l’insertion de leur recrue dans la prostitution.

C’est [Édouard] qui m’avait tout expliqué. Il m’avait dit où appeler, il avait un petit livre là, que t’avais toutes les agences, t’avais les agences de danseuses, t’avais les agences d’escortes dans ça, t’avais des clubs, des masseuses érotiques, t’avais tout ce qui était sexe. Alors, un soir il m’a dit: «Appelle là.» J’ai appelé là, puis j’ai commencé à travailler. (Caroline)

Les danseuses nues font leurs classes dans différents clubs de la métropole et sa périphérie, des établissements généralement réputés à gaffe. Au début, Caroline a des relations sexuelles tarifées avec les clients sans «faire de stage», c’est-à-dire sans danser sur une scène, activité qui ne lui semble pas accessible à cause de son surpoids.

C’est comme un club de rencontres, au fond. Tu fais ton «complet», tu fais ta fellation, tes masturbations…. Dans le club, y’a de la musique, mais t’as pas de stage. Je voulais pas être dans une place où il y avait des stages. J’avais pas assez confiance en moi pour me rendre jusqu’à là. (Caroline)

Jorge envoie Noémie dans «un endroit pas trop difficile» pour ses débuts de danseuse nue, un bar à gaffe situé sur la Rive-Sud de Montréal. Selon la jeune femme, cet établissement s’avère «très relax», comparativement à l’atmosphère habituelle des autres bars qu’elle connaîtra par la suite, où «ça joue dur».

À gaffe ou non, les danseuses débutantes gagnent relativement peu: Audrey se souvient avoir rapporté environ 75$ après son premier soir dans un club de danse à dix, mais ses revenus vont peu à peu augmenter. «Les nouvelles ne veulent pas se faire toucher par les clients, mais elles finissent par céder», explique Noémie. Caroline souligne pour sa part qu’elle est demeurée mal à l’aise avec le démarchage des semaines durant:

C’est pas comme une escorte où t’attends qu’ils te «callent». […] là, il faut que tu ailles travailler le client, faut que tu ailles le téter. C’est le côté «tétage» que j’aimais pas […] J’ai été longue avant de me lever mon… mon cul pour aller lui parler.

8.3.4 Consommer de l’alcool et stupéfiants pour «dealer» avec la prostitution

Toutes les répondantes rapportent un problème de consommation de stupéfiants et/ou d’alcool exacerbé dès leur insertion dans l’industrie du sexe; certaines ont également développé une forme ou l’autre de toxicomanie pour supporter la violence de la prostitution. Si le fait d’être mineures ne constitue pas un obstacle à leur présence dans les bars ou les hôtels de passe, il ne s’avère pas non plus un obstacle pour la consommation d’alcool et de stupéfiants. De plus, il est fréquent que ce soit les clients qui fournissent ces substances aux femmes avec lesquelles ils ont des relations sexuelles tarifées.

Audrey raconte ainsi avoir consommé du cannabis avant, pendant et après sa première expérience comme escorte dans un hôtel, le client en ayant lui-même fourni. Lors de son premier soir dans un strip club, la jeune femme alors âgée de seize ans estime quant à elle avoir fait au moins deux «complets» mais sa mémoire s’avère défaillante quant aux détails, d’autant que Ben lui a bandé les yeux avec «un bas de soccer» pour éviter qu’elle ne sache où elle se rend. Ayant passé plusieurs jours consécutifs à consommer du crack, du cannabis et de l’alcool, elle garde des souvenirs flous de cette période: «Je me suis saoûlée la gueule […] je me souviens plus. Je prenais-tu de? Non, je ne pense pas… En tout cas, j’étais pas là, j’étais vraiment pas là», explique-t-elle. De fait, Audrey fume beaucoup d’herbe tout au long de cette période sous l’emprise de Ben, estimant sa consommation à plusieurs joints par jour, en plus de l’ecstasy et du crack. Très vite, la consommation de crack rythme d’ailleurs ses journées, en fonction de son horaire dans les bars de danseuses: «Je travaillais le soir, mettons de sept [19 heures] à cinq heures le matin. Là, j’arrivais le matin, je fumais du crack jusqu’à trois heures de l’après-midi. Je dormais quatre heures. J’allais travailler […]». Lorsqu’elle ne danse pas, Audrey dit fumer de la marijuana, boire de l’alcool, manger et dormir.

Audrey déplore la dégradation physique et mentale de plusieurs danseuses toxicomanes. Elle insiste sur les conséquences du crack, notamment en ce qui concerne une forme de dépersonnalisation qui amène la personne consommatrice à se soumettre totalement à la volonté d’autrui, une dimension largement exploitée par l’industrie du sexe:

Quand t’es sur le crack, pis que t’as… ben n’importe quel âge de toute façon, tu suis. Oui, t’es consentante, dans un sens, mais t’es pas consentante, t’es pas là. Comprends-tu, t’es vraiment pas là. Pis après, moi, je me reconnaissais plus. […] C’est ça, le crack que ça fait. C’est exactement ça… T’as pas de conscience. Tu penses même pas après. Tu penses pas à l’argent. Tu penses pas. Tu penses juste: «Qu’est-ce c’est que tu veux ? Oui, OK…» (Audrey)

Une fois libérée de son pimp, Audrey reste d’ailleurs prisonnière du crack pendant plusieurs années, révélant une trajectoire jalonnée de douloureux sevrages et de non moins douloureuses rechutes. Cette dépendance l’amènera à se prostituer et à participer à des films pornographiques qu’elle juge extrêmement dégradants. Exprimant son regret d’avoir participé à ces vidéos et soulignant la perte identitaire encourue à cause de la drogue, Audrey insiste sur son état psychique d’alors: «C’était pas moi là non plus, encore une fois». Au plus fort de sa consommation de stupéfiants, son estime d’elle-même est au plus bas et la jeune femme n’envisage pas retourner danser: «J’étais rendue quasiment de la merde. Après les films de cul, après tout ce qui s’était passé, j’étais à terre» (Audrey).

Au moment de notre rencontre, Audrey ne consomme plus de drogues dures, mais elle prend toujours des quantités importantes de boissons alcoolisées lorsqu’elle fait de la prostitution dans les clubs, car elle ne conçoit pas «dealer» avec les clients à jeun. Caroline se désensibilise quant à elle de la douleur des coups et de l’asservissement grâce à l’alcool puis aux drogues qu’elle prend en cachette de son pimp, en même temps qu’elle se résigne à recevoir des coups du fait même de cette consommation.

J’ai vu des filles, moi, être au bar puis elles pleuraient, pleuraient, pleuraient parce qu’elles avaient pas d’argent pour rentrer à la maison. Puis moi, je me disais: «De la marde!» Je pleurais même plus. J’étais même plus rendue à cette étape-là. J’étais à l’étape «O.K. Je vais aller me droguer, comme ça je sais que je vais manger des coups, mais ça va passer vite». Puis, tu sais, il a fini par l’apprendre que j’étais rendue toxicomane. […] J’ai mangé une volée, puis il m’a traitée de toxicomane, de ci: «T’es juste une droguée, t’es juste une ci, t’es juste une ça.» Tu te sens encore plus, plus bas que tu peux être déjà […]. (Caroline)

Avec le temps, Caroline sait prendre toutes les précautions pour qu’Édouard ne s’aperçoive pas qu’elle a bu:

Quand j’étais au club, je me lavais les dents, je prenais de la gomme, pour être sûre qu’il sentirait pas l’alcool. Parce qu’automatiquement il se dit: «O.K., si elle boit, c’est à cause qu’elle a de l’argent, elle l’a gaspillé». Je rentrais chez nous, on dirait tellement que je le savais mentalement, on dirait que je «débuzzais». Pis je pouvais boire en crisse dans les clubs, rendue là, je buvais beaucoup. (Caroline)

Julie assure pour sa part avoir essayé quantité de drogues lorsqu’elle était active dans l’industrie du sexe: «J’ai fumé du crack, j’ai sniffé, j’ai pris de l’amphétamine, j’ai fumé du pot, du hasch comme tout le monde. Je me suis juste jamais piquée, dans le fond». Malgré ces diverses expériences, elle se dit soulagée de ne pas avoir sombré dans une dépendance qui l’aurait vraisemblablement amenée à faire encore plus de prostitution pour payer sa drogue. Au demeurant, Harry l’aurait-elle laissée consommer des stupéfiants sur une période prolongée, considérant, comme le pose Julie, que «les pimps sont là pour faire de l’argent, [et qu’] ils laisseront pas leurs filles prendre de la drogue, parce que ça coûte trop cher»? Elle a néanmoins pris l’habitude de boire des quantités plus importantes d’alcool pour oublier les conditions de vie avec son proxénète, pour, dit-elle, «essayer de faire plus le party, parce que chez nous [chez Harry et elle, NDLR], je pouvais pas le faire».

Un temps chauffeur, Luc a constaté l’emprise des stupéfiants parmi les escortes, surtout du type ecstasy qui était alors «la grosse mode»:

les escortes sont toutes sur l’ecstasy, tout le temps, ça facilite leur contact avec les clients. Elles en prennent quatre ou cinq par soir, c’est comme un bonbon. Elles mangent ça dans mon auto, j’en retrouve le matin, c’est vraiment la drogue la plus populaire là-dedans.

L’homme, qui a également été lui-même prostitué, observe que la drogue est «partout», dans le monde de l’escorte comme celui des bars et ce, bien qu’il minimise le problème de la toxicomanie et banalise la consommation d’ecstasy, surtout chez les escortes:

Quand je sors, quand c’est le temps, des fois j’en prends. Tu sais, l’escorte –pour l’avoir déjà fait […]– quand tu vas chez quelqu’un, la personne ne te plaît pas nécessairement, mais il ne faut pas que la personne s’en rende compte, il faut que tu la serves bien. Ça vole ton énergie vitale, donc l’ecstasy, ça crée un effet d’ouverture, d’empathie, ce qui fait que c’est beaucoup plus facile devant un inconnu. (Luc)

Ex-chauffeur pour une agence d’escortes, Paul juge pour sa part qu’il y a «beaucoup trop» de circulation de stupéfiants dans ce milieu. Les chauffeurs eux-mêmes consomment : lorsqu’ils se retrouvent au quartier général, affirme-t-il, «tout le monde est sur le pot […], on a des longues heures de travail, c’est long pour tout le monde». Pour éviter les abus, Paul a dû fixer certaines règles aux filles qu’il transportait: «Moi, j’avais une exigence : tu peux fumer un joint, mais mon auto, c’est pas pour faire des transactions de drogue». Paul constate également les ravages de la toxicomanie comme client de la prostitution de rue, en même temps que l’instrumentalisation des femmes prostituées par les vendeurs de drogue (pushers):

Moi des fois, j’allais me promener en auto le soir et j’embarquais des prostituées, juste pour parler avec eux autres. C’est arrivé que j’aie des services de prostituées femmes, mais d’autres moments, je parlais avec eux autres, de ce qu’elles vivaient. Il y a des situations où j’étais choqué. Il y avait des fois des gens dans le milieu de la drogue qui prenaient une fille et lui faisaient essayer du stock. Si elle était trop gelée, ils la crissaient là. Ça, ça me choquait. (Paul) 

Il évoque l’histoire tragique d’une jeune femme prostituée qui serait morte à l’âge de 29 ans, victime des stratégies des vendeurs de drogues pour hameçonner des femmes vulnérables. Les propos de Paul, qui compte aussi une brève expérience comme vendeur de drogue pour les motards, évoquent la loi du silence qui règne dans ce milieu où les gens doivent «se mêler de leurs affaires»:

J’ai vécu ce que c’était, d’être une personne sur la coke […] Il y a toujours quelqu’un dans les bars qui surveille les filles et ils ont des tactiques. Des fois, ils vont lui payer une bière ou deux. Puis là, ils leur offrent de la coke. C’est une manipulation terrible. Elles voient trois heures arriver, et puis elles sont plus capables d’aller chercher leur cash. La fille revient, elle a travaillé pour rien. […] il y a des affaires que tu vois, mais on va te dire «Mêles-toi pas de ça, c’est pas tes affaires».

Dans un registre tout aussi sordide, Caroline témoigne du désespoir qui caractérise le quotidien de danseuses toxicomanes jetées à la rue ou dénoncées à la police par des gérants de bar dès lors qu’elles ne sont plus «utilisables»:

J’ai vu des filles, moi, dans les toilettes, tellement gelées qu’elles shakaient. Le boss du club, il va appeler la police, il va la shipper dehors. Elle est où l’humanité dans ça? […] il faut pas oublier, ils nous voient comme de la marde parce que, souvent, y a du «pimpage» en arrière de ça. (Caroline)

Ainsi, différents acteurs et actrices du milieu s’assurent de briefer adéquatement ce qu’ils considèrent comme des «nouveaux arrivages». Et si, le contrôle et la violence exercés par le milieu ne suffisent pas à assurer l’insertion puis le maintien des recrues dans l’industrie du sexe, la consommation de stupéfiants et/ou d’alcool se charge de venir à bout de toute forme de résistance. En résumé, le cycle infernal va comme suit: les femmes prostituées consomment pour «dealer» avec les clients et avec leur situation d’esclave sexuelle d’un point de vue général, et parce qu’elles consomment –généralement à l’insu du pimp qui fixe le montant minimal à lui ramener chaque nuit– elles doivent faire de plus en plus de clients et voient de moins en moins une issue à ce cycle, d’autant qu’elles empruntent parfois de l’argent pour payer leur consommation.

 

8.4 L’industrie du sexe: un univers marqué par la violence et la criminalité

Qu’on enferme un pédophile dans une prison régulière et la population régulière de cette prison le tuera. Notons que les plus empressés à lui faire la peau seront sûrement les motards qui gèrent les salons de massage et les clubs de danseuses où des gamines tout juste majeures font des pipes à des vendeurs d’assurance-vie entre deux lignes de coke […].

Pierre Foglia, La Presse, 10 octobre 2009

Les récits des hommes et des femmes ayant un vécu dans la prostitution rendent tout autant compte de la présence du crime organisé, que d’individus pas nécessairement «organisés» en bandes ou en mafias, mais engagés dans des activités criminelles au quotidien. Ils mettent aussi en lumière le rôle des agences de placement de danseuses nues ou d’escortes qui, sous un vernis de légalité, font en sorte que des contingents de femmes trafiquées sont déplacés d’un bout à l’autre du Québec et ailleurs. Les témoignages offrent un regard de l’intérieur sur l’environnement parfois explicitement violent qui caractérise les clubs, au-delà des rapports de sexe, sur le terrain des rivalités entre les groupes criminels, voire sur fond de conflit interethnique.

8.4.1 «La gammick»

Les trajectoires et témoignages des répondants et répondantes ayant un vécu dans l’industrie du sexe offrent peu d’informations sur le caractère criminel de ce milieu ou sur les rôles des uns et des autres dans la traite. Ce n’est guère surprenant, puisque, d’une part, les personnes prostituées n’ont vraisemblablement que peu accès à ce type de révélations et que, d’autre part, une part importante de leur récit concerne le mauvais traitement subi par leur pimp. Certains propos sont néanmoins très éclairants sur les dynamiques à l’œuvre dans la «gammick», le système.

Luc a possédé une agence d’escorte pendant environ six mois il y a une dizaine d’années. Il assure que «c’est beaucoup plus facile qu’un business standard, tu n’as pas de gouvernement, pas de papiers, pas de rapport TPS, pas de bilan à faire, rien. Tu as juste les annonces à payer». Malgré son expérience personnelle peu profitable, il estime que certaines agences génèrent des revenus très importants, mais doivent composer avec le racket:

…parce que les grosses agences… Je ne peux pas te confirmer, mais ils ont des territoires assignés et ils paient une protection au crime organisé. Il y a une clientèle qui demande ça. […] Comme il y a des sites qui coûtent 500 $ par jour… Ça doit rapporter, mais…

«Des gars de gang, des fifs, des Latinos, des Mafia, des Hells, je connais ça. […] c’est pour ça que ma mère a peur… Quand tu commences à rentrer dans la gammick [le système, NDLR], t’es finie», affirme Caroline. Julie relate des échanges de coups de feu entre des hommes amérindiens et des «Noirs», entendus depuis les loges où les danseuses s’étaient réfugiées. À partir de cet épisode, affirme-t-elle, les «Noirs» ne pouvaient plus rentrer dans ce bar situé près de la réserve de Kahnawake.

À cause d’une surveillance policière jugée plus insistante, les répondantes observent que les bars montréalais sont peut-être moins susceptibles d’abriter du sexe tarifé, comparativement aux clubs situés à l’extérieur de la métropole, surtout ceux qui sont relativement isolés. Pourtant, comme le souligne une participante, un établissement notoire de Saint-Jérôme ne s’empêche pas d’offrir des «services» prostitutionnels à ses clients, bien qu’il se trouve sur la route 158, l’un des principaux axes de la région de Lanaudière.

On peut certes se surprendre que les répondantes n’aient pas assisté à un nombre plus élevé d’opérations policières, malgré des trajectoires qui parfois s’étendent sur plusieurs années. Ainsi, Julie, qui compte plusieurs années de prostitution, estime avoir tout au plus vécu cinq descentes dans des bars. Recrutée à seize ans et toujours active dans l’industrie du sexe au moment de notre entretien – soit cinq ou six après ses «débuts» –Audrey souligne la responsabilité des propriétaires et des proxénètes qui s’en tirent souvent à meilleur compte que les femmes prostituées– surtout mineures –arrêtées lors des opérations policières, dans la mesure où «le problème, c’est le bar, c’est le pimp qui est en arrière».

Quant à savoir si les agences pourraient être réellement inquiétées par la police à cause de leurs activités prostitutionnelles, Luc semble plutôt sceptique, au regard de la culture de banalisation et de dérèglementation de la prostitution que nous avons exposée dans les chapitres précédents:

Je pense que c’est un peu comme la drogue: une non pénalisation de l’usage. On s’en fout un peu! C’est la sollicitation qui est illégale, donc tu passes une annonce mais tu ne sollicites pas, tu sais, ça a beau être la loi, ça se fait. C’est un peu ridicule comment la prostitution est traitée… C’est plus une question de tolérance sociale, d’hypocrisie, d’apparence. (Luc)

8.4.2 Les agences: de la traite sous un vernis de légalité

Peu de temps après l’avoir recrutée, Vincent emmène lui-même la jeune Anastasia (toujours accompagnée de Sophie) dans une grande ville canadienne pour la prostituer dans les clubs et dans un motel. Les pimps peuvent aussi compter sur des agences spécialisées pour exploiter leurs recrues partout au Québec et ailleurs, en les déplaçant de strip clubs en strip clubs ou de clients en clients, dans le cas des escortes.

Escorte, tu peux aller à Québec, tu peux aller à Granby, tu peux aller… tu peux même sortir du pays si tu veux. Il y en a partout. Tu sais, tu t’arranges avec des agences. Tu trouves une agence de Vancouver… Puis t’appelles puis c’est tout. Le tour est joué. C’est pas compliqué. C’est plus facile à se «booker» une agence à l’extérieur [du Québec, NDLR], peu importe que ce soit danseuse ou escorte, que se trouver cinq piasses ici. […] Super, super facile! (Caroline)

Quand que lui voyait que je faisais pas assez d’argent, il me disait: «O.K. Appelle-le» [le booker]. Je faisais affaire avec [l’Agence X] dans ce temps-là. Il disait: «Appelle-le, puis, regarde, qu’il s’arrange pour t’envoyer dans une autre place.» C’est là que j’ai fait Québec, Bas Saint-Laurent, Jonquière et Abitibi. (Caroline)

De même, Harry «suggère» régulièrement à Julie d’aller «travailler» hors de Montréal, au Québec, mais aussi en Ontario (London, Toronto) ou au Nouveau-Brunswick (Moncton, Tracadie): «Ah, vas donc à l’extérieur, ça te ferait du bien». Julie se trouve souvent en déplacement avec une recrue du frère d’Harry, pendant une ou deux semaines d’affilée, parfois durant un mois. Elle dit être allée «un peu partout» à l’intérieur des frontières canadiennes. Martha a été expédiée sous surveillance dans diverses provinces du Canada (Ontario, Nouveau-Brunswick). Édouard détermine les bars de danseuses où Caroline doit aller, surtout au début, et l’envoie aux quatre coins du Québec, jusqu’au Nouveau-Brunswick.

Paul, ex-chauffeur, connaît des agences de placement pour l’industrie du sexe, qui ont pignon sur rue dans le Vieux-Montréal, mais «qui simulent un peu ce qu’elles font, c’est caché, ça passe pour autre chose». Évidemment, certaines agences sont plus cotées que d’autres et il en existe pour tous les types de clientèles, pour tous les goûts. À ses débuts et «conseillée» par Édouard, Caroline a même fait appel à une agence «exprès pour grassouillettes» située à Montréal-Nord.

Des agences se spécialisent aussi dans les déplacements internationaux de femmes prostituées:

Il y a des agences qui te débarquent en Jamaïque, qui vont te porter là, des danseuses, où que tu peux aller, que eux-mêmes te «bookent» […] Comme [l’Agence X], c’est une grosse, grosse agence internationale. Que tu peux aller dans d’autres pays. […] c’est un guess aller là, puis c’est un guess pour tout, hein. C’est un guess d’être pognée là bas, aussi. Tu comprends, t’arrives là comme prostituée, parce que, souvent là-bas, les danses, c’est pas des danses à dix […]. (Caroline)

Aucune des femmes dont nous avons étudié les trajectoires n’a été déplacée aux États-Unis ou à l’étranger. Une fois libérée de son pimp, Julie a bien envisagé aller faire de la prostitution dans le Sud: «J’y ai déjà pensé ! Ça a l’air qu’on pouvait le faire, mais dans ces pays-là, ça vaut pas la peine». Elle invoque le fait que les tarifs des femmes «locales» sont très bas dans les pays pauvres.

Au demeurant, si des victimes de traite peuvent être envoyées aux États-Unis, l’inverse semble plus rare, car les revenus de la prostitution seraient moins élevés au Québec5 Exception faite, possiblement, d’événements tels que le Grand prix de Formule 1 qui attire à Montréal son lot de femmes prostituées.:

Aux États-Unis, tu vas avoir des villes comme Las Vegas, New York, c’est des places que j’ai connu des filles qui travaillaient là-bas, c’est très, très payant. Parce qu’ils donnent de l’argent sur les stages, ça rapporte encore plus. (Caroline)

Ça vaudrait pas la peine, une femme qui part des États, de venir ici pour être masseuse. […] Si elle partait des États pour être ici, il faudrait qu’elle soit danseuse, escorte. Escorte de luxe, là, dans les pages jaunes ou danseuse cinq étoiles comme Chez Parée. Tu comprends ? Là, ça vaudrait peut-être la peine, sinon il y a trop d’argent à faire là-bas pour venir ici. […] un bon pimp qui l’enverrait travailler, ça serait pas ici, ça rapporte pas assez. (Caroline)

Par ailleurs, il semble que les pimps ne puissent généralement pas «booker» eux-mêmes, que ce soit auprès des chauffeurs ou des répartiteurs dans les agences de placement de danseuses.

Jamais [Édouard] n’est venu dans un bar où je travaillais. Puis, je faisais affaire avec [X], une agence de chauffeurs, [X] puis [Y], une autre agence de chauffeurs qui ont pas le droit de… Tes chums, qui tu veux, ils ont pas le droit d’embarquer avec toi. […] Il pouvait pas même venir me porter quand je travaillais. (Caroline)

Selon certaines informations, ils ne seraient pas non plus les bienvenus dans les bars de danseuses. Cette «politique» viserait à réduire les situations problématiques. Si tel est le cas, on peut se demander dans quelle mesure cela ne contribue pas à maintenir avantageusement les pimps dans l’ombre. Selon Julie, les pimps n’auraient d’autant pas intérêt à se faire identifier comme tels par les autres filles dans les établissements où leurs recrues exercent ou dans les agences, que cela pourrait nuire au «business». Pourtant, Noémie affirme que les proxénètes pullulent dans certains bars, où «toutes les gangs de rue sont [là] qui font tout pour recruter des filles». Caroline témoigne avoir souvent vu «le pimp rentrer foutre la volée à la femme, dans le club». Audrey rapporte également la présence de Ben au club, la plupart du temps lorsqu’elle y danse.

Quoi qu’il en soit, les proxénètes demandent donc aux femmes de faire les démarches requises –en leur présence– afin d’être envoyées par les agences «dans les clubs à gaffe ou dans les clubs straights», c’est-à-dire avec ou sans pratiques prostitutionnelles outre la danse-contact; «Peu importe lequel tu veux, affirme Caroline, ils te trouvent une place».

Il me disait: «Il faut que tu appelles à ce numéro-là. Puis il faut que tu dises que tu veux danser puis eux, ils vont t’aider». Fait que là je prenais le numéro, il restait à côté de moi, j’appelais, il me disait quoi dire […]». (Julie)

Les agences obligent généralement les danseuses à recourir aux services d’un chauffeur qui vient les chercher à leur domicile vers 19 heures pour les conduire au bar. Il revient ensuite les chercher à la fin de leur «shift», vers trois heures du matin, le tout aux frais des danseuses elles-mêmes.

…le chauffeur, lui, il a pas d’affaires avec le club. Ils sont affiliés ensemble, mais c’est deux choses séparées. Fait que mettons pour le chauffeur, s’ils m’envoient de Montréal à Montréal, c’est 15-20 piasses. Comme un taxi, dans le fond. Si je m’en vas d’ici à Marieville, ben ça peut être 40-50 piasses. Ça dépend. (Julie)

Une autre figure importante assurant le bon fonctionnement de l’industrie du sexe est le «dispatcher» de l’agence, celui ou celle qui prend notamment les appels des clients et réserve les chauffeurs. En ce qui concerne les agences de placement de danseuses, on parle plus volontiers de «booker»: «Ils te disent, mettons: “Là, c’est bon” ou “Là, c’est pas bon ces temps-ci. Veux-tu aller à gaffe? Tu veux aller à dix? Où tu veux aller? Dans quel coin?”». Puis, ils disent où je dois aller. Un coup que tu sais où aller, tu n’as plus besoin d’eux» (Audrey).

À la recherche de clients pour financer sa consommation de crack, Audrey avait repéré une petite annonce plutôt vague dans un quotidien montréalais– «Dans le Journal de Montréal… J’veux dire, y’en a dans tous les journaux […] Bienvenue aux nouvelles venues… quelque chose de même». Audrey ne savait pas trop à quoi s’attendre en appelant au numéro indiqué. Il s’agissait en fait d’une agence qui la place comme escorte durant une période d’environ trois mois. Elle trouve par la suite une agence pratiquant des tarifs plus lucratifs.

L’expérience d’Audrey ou de Noémie confirme avec quelle facilité une femme, mineure ou majeure, «pimpée» ou non, débutante ou non, peut trouver des clients par l’intermédiaire des nombreuses annonces placées par les agences –ou des proxénètes prétendant détenir un tel commerce– dans les journaux dits généralistes, sans compter le recrutement orchestré via internet. Ces faits illustrent le rôle des médias dans l’exploitation sexuelle à des fins commerciales, tel qu’exposé au chapitre 3 dédié aux facteurs favorisant la traite.

8.4.3 L’exploitation sexuelle dans les bars de danseuses nues

8.4.3.1 «Du sperme sur les rideaux»: les bars à gaffe

Comme nous l’avons vu, les proxénètes comptent sur les agences de placement pour placer «leurs» femmes et indiquer quels bars de danseuses sont ou non «à gaffe». Si la distinction entre clubs «à gaffe» ou «A+» et «straight» peut apparaître artificielle, tant l’offre de sexe tarifé s’est généralisée depuis quelques années dans les strip clubs du Québec, particulièrement depuis la légalisation des danses contacts en décembre 1999, il reste que pour les principales concernées, une telle nuance s’impose. Ce qu’elles appellent la danse straight qui interdit tout contact physique entre le client et la danseuse apparaît désormais très rare. La danse-contact (lap dance) est désormais la norme, qui implique des attouchements et un contact de nature sexuelle. Pourtant, des danseuses considèrent que plusieurs bars de danses-contact ne sont pas à gaffe comme tels, c’est-à-dire prévus pour y abriter des fellations ou des complets. «Dans un bar à gaffe, souvent, il n’y a pas de stage, et tu as trois chansons pour faire venir [éjaculer, NDLR] un client» affirme Geneviève, une ex-danseuse rencontrée informellement6 Nous nous sommes entretenues avec Geneviève lors du Tribunal populaire sur l’exploitation sexuelle commerciale. Il s‘agit d’un événement organisé par la CLES qui s’est tenu à Montréal du 18 au 20 mars 2011. Voir http://www.lacles.org/index.php?option=com_content&view=article&id=264:les-participantes-du-tribunal-populaire-se-prononcent-massivement-contre-lindustrie-du-sexe&catid=24:actions-&Itemid=14 (consulté le 1er novembre 2012). «Le mot se passe parmi les danseuses», en ce qui concerne les conditions d’exercice dans tel ou tel bar, et s’il est à gaffe ou non; «pour les danseuses, c’est une distinction très importante», ajoute Geneviève, faisant écho à la fréquence à laquelle nos répondantes y font référence.

Or, les récits des répondantes montrent bien que l’accès à ce type d’information par l’intermédiaire des agences n’est ni systématique ni fiable. Les propos ci-dessous mettent notamment en lumière comment se retrouver dans un bar erronément ou trompeusement catégorisé accroît la vulnérabilité des danseuses qui veulent fréquenter des bars straight:

Habituellement quand c’est à 10, c’est une petite cabine avec un tabouret. Pis là tu danses. Les autres à gaffe, habituellement c’est beaucoup plus gros. T’as un siège. Tu vois la différence si tu vas dans des bars … Des fois ça peut être trompeur, pareil. C’est comme un moment donné, je suis allée dans un bar de danseuses […]. Pis là-bas, c’est pas supposé être à gaffe. C’est tout des rideaux, pis y’avait plein de sperme mais c’est pas supposé à être à gaffe, tu comprends? C’est ça qui me dégoûte. Il y a plein de sperme sur les rideaux! Comment ça? (Audrey)

Certains actes prostitutionnels se déroulent dans les isoloirs ou dans une cabine attitrée à la danseuse tandis que des établissements proposent également aux clients la location à l’heure de chambres généralement situées à l’étage pour les «complets».

En bas, il y a la fellation, la masturbation, qui se font dans l’isoloir. Le complet se fait dans une chambre qui est en haut du club, que eux ont fait une entente: une partie, c’est pour le club, une partie, c’est pour louer. Quand t’avais un complet à faire pour un client, là, le client, il payait la chambre […] Quarante dollars. C’était pour une heure, c’était même pas pour la nuit. Il y a pas de chambre pour la nuit à ce prix-là. Plus ton «complet» qui se fait dans la chambre. (Caroline)

Il existe ainsi des clubs jugés moins sélects, qui ne s’adressent pas à la «danseuse cinq étoiles comme Chez Parée», comme le formule Caroline pour souligner la hiérarchie des statuts, mais aux femmes comme elle, moins conformes aux canons en vigueur. Certains établissements s’apparentent même à de vrais cloaques: «Tu peux même pas imaginer. […] c’était vraiment, vraiment… même pas accueillant pour un chien!» déplore Caroline à propos d’un bar où elle a été envoyée.

Notons que cette distinction entre bars straight et bars à gaffe génère aussi une sorte de hiérarchie entre les danseuses, séparant celles qui perçoivent le striptease comme une forme de divertissement et les autres, les danseuses à gaffe, c’est-à-dire les «prostituées». Pourtant, les frontières s’avèrent poreuses, du point de vue des expériences communes à ces deux «catégories» de danseuses, en ce qui a trait, notamment, à la stigmatisation sociale, au harcèlement et aux agressions sexuelles, aux stratégies d’adaptation telles que consommation d’alcool ou de drogues, état de dissociation7 La dissociation est un état dans lequel un individu se déconnecte de la réalité, avec un sentiment d’effectuer des actions de façon automatique, habituellement pour faire face à des situations douloureuses ou traumatiques., tendance à garder le secret sur leur activité vis-à-vis de leurs proches, etc. (Lewis et Maticka-Tyndale, 1998). Enfin, la transition qu’effectuent nombre de femmes du striptease à la «gaffe» ou à l’escorte, voire à la prostitution de rue, tend à démentir les frontières entre ces activités, d’autant que la danse-contact peut être considérée comme un «prologue à la prostitution» (Dworkin, 2012). Les clients, eux, ne s’embarrassent certes pas de ces nuances, et les consommateurs de danses contacts en veulent toujours plus pour leur argent, surtout depuis l’augmentation de dix à quinze ou vingt dollars la danse (une chanson). Les clients ont par exemple recours à diverses stratégies pour attirer les danseuses sur leur pénis exposé ou les retenir physiquement de manière à les pénétrer (voir Lewis et Maticka-Tyndale, 1998). Le brouillard entourant la distinction clubs à gaffe vs clubs straight semble donc s’être obscurci depuis une dizaine d’années, depuis la légalisation des danses contacts, au détriment des femmes qui y sont exploitées.

8.4.3.2 Monnayer l’exploitation des danseuses nues

La tarification des différents actes prostitutionnels varie selon la catégorie d’établissement et son type de clientèle, ainsi que selon l’apparence des danseuses qui y exercent, les prothèses mammaires constituant un prérequis:

Quand j’ai commencé [au milieu des années 2000, NDLR], c’était 120 le complet, 80 la fellation puis 60 la masturbation. Tout dépendant des clubs que tu vas. Chez [Établissement Y], c’était plus cher que ça. Tu faisais pas loin de 200 ton complet. Ça a toujours été pareil pour la pipe: 100 ou 80 pour la pipe. Puis 60 ou 80 pour la masturbation, tout dépendant du niveau du club où tu vas. Puis le niveau de filles qui est là. Plus que c’est des poupounes… […] Toutes des filles, la même sorte de grandeur, le même style de fille, puis la plupart des filles là-bas avaient les seins refaits. (Caroline)

Dans sa pratique régulière, Julie estime qu’elle rapportait environ 1500$ par soir en faisant de la prostitution dans les bars. Les prix en vigueur étaient de 140$ pour un «complet», 80 $ pour une fellation et 20$ la danse. Un complet dure environ le temps de deux ou trois chansons, soit une quinzaine de minutes.

J’aimais pas faire des pipes. […] Ben, j’aimais rien faire dans le fond, mais si on parle dans ce temps-là, j’aimais mieux quand mon argent se faisait plus vite. J’avais fini plus vite dans le fond. Un coup que j’avais 800 piasses, là, je savais que c’était assez. Je pouvais me calmer, prendre un verre. (Julie)

Julie pouvait faire un, deux ou trois complets en une heure, parfois une douzaine dans sa soirée, généralement des rapports sexuels vaginaux. Comparativement aux fellations, la plupart des danseuses rencontrées préféraient faire des complets vaginaux, parce que l’argent à rapporter au proxénète se gagne plus vite. Certaines danseuses acceptent les pénétrations anales dans les isoloirs ou dans les chambres, en majorant si possible les tarifs d’environ une centaine de dollars. Parfois, le client sollicite la danseuse pour une nuit entière:

Ça m’est arrivé souvent; le client, il me dit: «Combien tu me charges pour venir passer la nuit avec moi?» «Bien, moi, je pars avec toi à trois heures puis à neuf heures, je suis partie, puis c’est mille piasses». (Julie)

Par ailleurs, il est coutumier que les danseuses payent un «service-bar» à leur arrivée dans un établissement, sans toujours pouvoir expliquer qui empoche cette redevance obligatoire pour avoir accès aux clients:

… au doorman… Non, non à la barmaid. Dans le fond, c’est un peu connecté, là! Mais je pense que ça va à la barmaid, pour le service du bar. Mais on n’a pas de verres gratuits. J’ai jamais compris le service-bar! (Audrey)

Après son importante perte de poids, Caroline a désormais accès à des clubs qu’elle juge plus select ou bien situés, qui rapportent effectivement plus à son proxénète, bien qu’il en coûte davantage en termes de service-bar:

[Établissement X], ça coûtait une fortune, travailler là-bas. Il fallait déjà que tu avances 100 piasses quand tu rentrais. Avant de faire ton argent ! […] Mais l’avantage du [Établissement X], c’est que t’es pas loin de l’armée, de la base militaire. Le vendredi, samedi, il y avait beaucoup de gars d’armée qui étaient là. Veux, veux pas, c’est des gars qui voient pas tout le temps des filles. Ça dépense, ça dépense. (Caroline)

Selon les témoignages, le service-bar oscille donc entre 50 et 100 dollars dans ces clubs où «on fait des choses dans l’isoloir» tandis que dans les endroits «où c’est juste des danses à dix», il en coûte dix ou vingt dollars aux danseuses. Le montant de cette contribution au mystérieux destinataire8 Nous avons de bonnes raisons de penser que le service-bar ne va pas à la barmaid mais bien au propriétaire du club, souvent via le disc-jockey (DJ). Selon un document édité par l’organisme Stella, cette somme «est redistribuée aux portiers, au DJ, aux barmaids et aux serveuses» (Boucher, 2003 : 12). varie considérablement selon les établissements, avec une forte majoration dans les bars «A+» ou «à gaffe», qui abritent des activités jugées prostitutionnelles par les danseuses –fellation, masturbation, rapport sexuel complet, etc.

8.4.3.3 Des contingents de danseuses nues sur les routes du Québec

Les déplacements d’un bar de danseuses à l’autre, dans la région de Montréal, au niveau du Québec, voire du Canada ou de l’étranger, apparaissent inhérents à la pratique de la prostitution dans ce milieu. Les femmes prostituées sont continuellement déplacées de bars en bars. «J’ai vu des filles, moi, je travaillais dans le fin fond de l’Abitibi puis je retournais, on va dire, dans le Bas Saint-Laurent qui est opposé, puis je les revoyais», témoigne Caroline. Elles sont expédiées de régions en régions pour assurer des revenus plus élevés aux proxénètes qui misent sur l’attrait des clients pour la nouveauté.

Moi, je restais jamais longtemps à une place. C’était pas long, j’allais à une autre place, il y avait des nouveaux clients puis ça va vite. Mais, tu sais, il y a des avantages dans ça, parce que, oui, tu as de nouveaux clients, tu fais plus d’argent mais dans tes anciennes places tu as tes clients réguliers que, eux, ils te font faire de l’argent. (Caroline)

La cadence est harassante, les danseuses en déplacement doivent généralement être en fonction de 15 heures à 3 heures du matin, une ou deux semaines d’affilée, parfois plus. Ainsi, Anastasia et Sophie, expédiées dans une grande ville canadienne pendant plusieurs mois, doivent faire de la prostitution sept jours sur sept, une semaine à huit heures par jour et la suivante à quatorze heures par jour.

Les pimps déplacent également leurs recrues pour les isoler et éviter de les perdre au profit d’un autre proxénète ou d’un client entreprenant. Luc raconte comment il a amorcé une relation avec une danseuse qui a conséquemment été envoyée à New York par son pimp. Sans identifier la traite comme telle, il constate lui aussi que les femmes prostituées font des «rotations» de ville en ville:

…dans un club, elle m’a emmené à l’écart et elle m’a embrassé. J’étais supposé aller la chercher le lendemain. J’étais bien naïf et elle n’était déjà plus là: le gars l’a mise dans une autre ville. Je pense qu’elle est allée à New York. Je suis même allé à New York pour voir si je ne la voyais pas, c’était impossible, et je ne l’ai plus jamais revue. Ils ne niaisent pas […] C’est un business, il n’y a pas d’éthique là-dedans. Aussitôt qu’il va sentir que son produit peut se faire enlever, il va la changer de ville immédiatement. Elle a juste à faire un téléphone dans une cabine téléphonique… Aussitôt qu’elle a un comportement moindrement… […] Il ne va même pas essayer de vérifier si elle voit vraiment quelqu’un… Ils font des rotations, je sais qu’il y a beaucoup de filles qui travaillent à Montréal –je ne sais pas si elles sont trafiquées– mais elles font des rotations de ville. C’est la meilleure façon pour qu’elles ne se créent pas de contacts, qu’elles ne se créent pas d’amis… (Luc)

En ce qui concerne l’organisation des déplacements hors de Montréal, les «filles» se rejoignent généralement à l’agence de danseuses et partent à plusieurs pour économiser sur les frais de chauffeur: «Tu t’en vas à cinq dans une grosse camionnette… Au Nouveau-Brunswick, c’était dans un autobus. On s’en allait en autobus, on était douze filles». «Pas un autobus public», précise Julie, avant d’expliquer comment se déroulent les déplacements de tels contingents de danseuses vers les autres provinces canadiennes:

Puis là, on partait, on faisait douze heures de route, mettons, puis là, on arrêtait pour manger une fois. Tu dors là-dedans puis quand t’arrives là-bas, les filles se séparent parce qu’on s’en va pas toutes au même club. Il y en a qui s’en vont à Moncton, il y en a qui s’en vont à Tracadie. Puis mettons qu’on est là deux semaines, des fois, on fait des échanges. (Julie)

Caroline explique pour sa part que les clubs situés dans des régions éloignées de Montréal lui assuraient l’hébergement et payaient parfois son transport aller-retour, ainsi qu’un montant de base pour la semaine, de l’ordre de trois cents dollars. Il arrive souvent que les frais de transport soient déduits de cette somme forfaitaire. Malgré les coûts élevés des chauffeurs d’agence, les proxénètes interdisent à leur recrue d’utiliser les transports en commun pour se déplacer: «Il m’aurait jamais “shippée” dans un bus», affirme Caroline «[Édouard] voulait être certain que je me rende du point A au point B». Paul, ex-chauffeur, souligne qu’en recourant aux services d’un chauffeur, les agences d’escortes «peuvent plus contrôler les allées et venues, un taxi ils ne peuvent pas». Prétendument à son compte, Jorge, quant à lui, conduit Noémie dans tous ses déplacements.

Selon Julie, certains établissements offrent des chambres aux danseuses, parfois individuelles, parfois doubles; certains ont des dortoirs pour huit femmes. Ces chambres servent parfois aussi aux clients mais les danseuses préfèrent qu’elles soient exclusivement réservées à leur propre hébergement, quoique cela ne dépende pas d’elles. La «gammick» se charge de tout organiser…

8.4.4 Le monde de l’escorte, loin du glamour

Toutes les victimes d’exploitation sexuelle dont nous avons étudié les propos et qui ont été prostituées dans les strip clubs, ont également fait de l’escorte. Éreintées par le milieu des bars, plusieurs acceptent de se tourner vers l’escorte, activité généralement «proposée» comme alternative par le pimp. Cette pratique est parfois présentée comme moins pénible et moins stressante que la prostitution dans les bars, dans la mesure où, comme le formule l’une d’elles, «Tu rentres, tu fais ta job, tu ressors».

8.4.4.1 L’escorte en formule «recevoir»

La plupart des escortes fonctionnent avec des agences, notamment pour faire du « recevoir ». Dans le vocabulaire de l’escorte, le «reçu» ou «recevoir» (ou incall) signifie la prostitution dans une chambre d’hôtel ou un bordel: «T’attends les clients. C’est une demi-heure ou une heure», résume Noémie. Les hommes retiennent le plus souvent la formule d’un acte sexuel «complet» à environ 80 dollars la demi-heure. Noémie explique le procédé utilisé par Jorge pour appâter la clientèle:

Tu mets une annonce dans le journal, principalement La Presse. Ensuite de ça, les appels rentrent, c’est moi qui les prends. J’ai à dire de quoi on a l’air, c’est combien, où on est situées. Si finalement il se décide à venir, il vient, parce que souvent ils prennent des rendez-vous, mais ils viennent pas tout le temps. C’est 80 $ pour 30 minutes, on n’a pas beaucoup d’heures [de clients pour une heure, NDLR] […]. Le client arrive et demande ce qu’il veut, en général, une relation complète.

Jorge fonctionne avec sa prétendue agence, le plus souvent avec deux femmes. L’une fait de la prostitution dans une chambre et l’autre prend les appels des clients.

Moi j’étais au téléphone, la fille, elle travaillait. Elle mettait l’argent dans le tiroir et à la fin de la soirée, ils calculaient tout, Jorge et elle. Ils séparaient ça à deux, ils payaient moitié moitié la chambre, etc. […] Pour les reçus, c’est moi qui prend les appels, parce que ça doit être une fille qui a une belle voix et tout ça. L’autre, elle est occupée, elle fait client après client. (Noémie)

Le client bénéficie parfois de «présentations» des femmes disponibles pour l’aider à faire sa sélection: «Il a la ligne de filles devant lui. Il choisit qui il veut. Le tour est joué; tu t’en vas dans une chambre» (Caroline).

J’ai déjà été dans des places de «recevoir» où on était cinq, six filles, puis que le client rentrait dans l’appartement puis que les filles se présentaient une à une, puis on était devant lui. Il y a d’autres agences que j’ai faites que les filles se présentaient, mais le gars était dans la chambre. La fille y allait se présenter, elle ressortait. Le gars avait pas à choisir devant tout le monde. (Caroline)

Certaines agences fonctionnant 24 heures sur 24 exigent que les escortes demeurent disponibles en tout temps pour les éventuels clients: «Tu te faisais réveiller n’importe quand pour un client, que ce soit le jour, la nuit, qu’il y ait déplacement ou recevoir». Il arrive donc aux escortes de rester sur place, regroupées dans ce qu’elles décrivent comme un appartement ou une maison, pendant trois ou quatre jours d’affilée.

8.4.4.2 L’escorte en mode «déplacement»

L’autre mode d’opération des escortes est le déplacement (ou outcall), c’est-à-dire qu’elles se rendent au lieu fixé par le client, ce dernier déboursant entre 120 et 200$ l’heure en moyenne. Audrey fonctionne avec une agence d’escorte qui demande 120 dollars de l’heure à son client, puis avec une autre qui en exige 140, puis avec une autre encore où le tarif horaire s’élève à 200 dollars. Dans un cas comme dans l’autre, l’agence garde 50% des montants qu’elle fixe selon des règles tacites: «Ça dépend de la fille – explique crûment Audrey. Les plus droguées et les plus laides, c’est plate à dire, elles font les agences à 120… Des fois y’en a deux belles dans les agences qui font tout l’argent».

L’escorte attend toute la nuit les appels du «dispatcher» dans la voiture du chauffeur qui la conduit –à ses frais– dans des résidences privées ou dans des hôtels. Paul, qui a un temps été chauffeur pour une agence d’escorte, explique le mode de fonctionnement habituel:

C’est l’agence qui me disaient «tu vas à telle adresse», des fois j’arrivais, et j’avais deux ou trois filles à aller chercher, des fois c’était une. Beaucoup de filles vont travailler à l’extérieur de la ville. Les appartements, c’est plus Montréal. L’escorte, elle va chez le client, et tu attends.

Nous savons que des hôtels sont directement de mèche avec les agences pour offrir des actes prostitutionnels sur place à leur clientèle, des motels bas de gamme ou établissements offrant des locations de courte durée jusqu’au haut de gamme9 Des agences suggèrent ainsi différents établissements de toutes catégories à leur clientèle, via leur site internet. Par exemple VIP Escort Montreal, une agence qui dit se spécialiser dans un service d’élite pour des clients prêts à payer le prix fort pour des «perles» qui peuvent leur rendre visite dans des chambres d’hôtel de luxe sur la base d’un séjour d’une durée minimale de deux heures («these Pearls are visiting the High End Hotels on a pre-booking basis for a minimum duration of 2 hours»). www.vipescortmontreal.com (consulté le 30 mars 2012).

Tu te promènes en auto, tu t’en vas chez la personne ou dans les hôtels. Un dispatcher appelle le driver pour qu’il aille te reconduire. À un moment donné, j’avais essayé… Y’a une place, c’est [l’hôtel Y] à Longueuil. C’est de l’escorte, mais sur place, dans les chambres. […] un service d’escorte sur place, ça veut dire que les gens qui viennent dans l’hôtel, qui veulent des filles, je pense qu’ils font affaire avec la réception, d’après moi, oui. […] dans tous les hôtels, quasiment, y’en a un. […] Ils payent sûrement une cut à la réception… (Audrey)

8.4.4.3 L’escorte moins lucrative que la gaffe dans les bars

Contrairement aux idées reçues, du point de vue de nos répondantes, les revenus générés par la pratique «ordinaire»de l’escorte s’avèrent généralement inférieurs à ceux qu’elles obtiennent en faisant de la gaffe dans les clubs de danseuses et ce, à cause de la commission prélevée par l’agence, de l’ordre de 50%:

Faire escorte, c’est ça qui est le moins payant parce que c’est 70 piasses de l’heure. Moi je fais 140 piasses en deux chansons. Non, escorte, là, c’est le pire. C’est le pire, pire, pire. (Julie)

Tu fais quatre «complet» à 150 piasses, tu payes 50 piasses ton service-bar, 50 piasses ton chauffeur: 100 piasses de parties, t’as quand même 250 piasses juste à toi. Pour faire ce montant-là, une escorte, bien, il faut qu’elle en fasse des clients! (Caroline)

L’escorte peut néanmoins augmenter ses revenus en faisant des «extras», sur lesquels l’agence ne perçoit rien et qui constituent donc des profits nets pour les proxénètes. Les extras incluent tout ce qui n’est pas pénétration vaginale «classique», de la fellation sans préservatif à la pénétration anale, en passant par les baisers et le cunnilingus.

[…] qu’est-ce qui est extra, ça va dire tout ce qui n’est pas pénétration, o.k. Pénétration, tu fais toujours avec condom. Peu importe où tu vas. Non, y’a du «J-Free» que ça, c’est tout compris, non condom. Une fille «J-free», c’est une fille qui se fait anal, manger, embrasser, plus souvent les «J-free», c’est des femmes qui font l’amour (sic) sans condom. Ça, c’est un prix stable pour tout ça. (Caroline)

Au demeurant, il n’est pas rare que des clients sollicitent les danseuses pour «faire d’autres choses à l’extérieur du club»10 Témoignage d’Audrey lors de l’interrogatoire par la Couronne, à propos d’un client qui lui avait donné sa carte à cet effet., après leur shift ou lorsqu’elles sont «en congé». Julie raconte par exemple qu’elle «faisait» un client régulier le dimanche après-midi, de l’argent qu’elle juge plus facilement gagné que dans un bar, dans la mesure où il n’y a pas de commission (50 %) à payer à une agence d’escorte, le proxénète empoche toute la somme.

Toutefois, outre la question des revenus jugés insuffisants, Julie dit avoir cessé d’être escorte pour faire seulement de la gaffe dans les bars, estimant que cela suppose moins d’intimité avec les clients:

[L’escorte] C’est trop personnel, c’est trop… Tu sais, t’arrives dans une chambre d’hôtel que le client a payé puis il faut que tu te colles dessus. Tu sais, dans un club, c’est différent, t’es pas obligée de te coller sur le gars […] C’est plus toi qui décides qu’est-ce que tu fais, comment ça va marcher, tandis que quand tu es escorte, c’est plus le client puis c’est pas trop le fun, là. (Julie)

Les propos recueillis témoignent ainsi d’une toute autre réalité que celle des «call-girls» de luxe à 1 500 ou 2 000$ la nuit qui défraient régulièrement la chronique, notamment parce qu’elles impliquent des clients célèbres. Luc nourrit ce mythe d’une élite de «belles filles» qui font de l’escorte et ne conservent que quelques clients fortunés pour les entretenir:

[…] des belles filles il n’y en a pas tant que ça là-dedans. Quand elles sont vraiment belles, elles se pognent des gens très riches qui peuvent les garder, qui tombent en amour. Puis qui les gardent. Quand je dis des gens riches, c’est des gens riches. […] Ce que les filles coûtent pour lui, c’est rien.

8.4.4.4 Escorte ou danse ou salon: une même industrie

Considérant la difficulté avérée d’obtenir des entretiens dans ce milieu, nous n’avons pu recueillir que peu de données empiriques sur les salons de massage; l’essentiel concernant les bars de danseuses et l’escorte. Nous avons néanmoins rencontré Olga, une masseuse d’origine russe, dont la trajectoire a été présentée au chapitre précédent et dont le témoignage, même ambigu, offre un regard «de l’intérieur». Au demeurant, qu’elle survienne dans le milieu de l’escorte en formule «incall» ou «outcall», dans les bars à gaffe ou straights, dans les salons de massage ou ailleurs, l’exploitation sexuelle se décline dans toute une gamme d’actes prostitutionnels souvent accomplis par les mêmes femmes.

Plusieurs répondants et répondantes considèrent que, escorte, danse ou salon, «c’est le même monde», sous-tendant, d’une part, la mobilité des femmes exploitées intrinsèque à la prostitution et, d’autre part, que les pratiques de sexe tarifé dans les salons de massage constituent incontestablement l’un des maillons de l’industrie du sexe pour les trafiquants:

J’ai des connaissances dans les salons de massage puis, à part de ça, c’est le même monde. Souvent, les places de massage, c’est des escortes qui font escorte mais qui vont faire masseuses ou qui ont été masseuses et qui vont aux danseuses, tu comprends ? C’est tout dans le même milieu. Souvent les filles ont fait les trois. C’est le même milieu, la même clientèle puis c’est la même fille qui fait la ronde. (Caroline)

Employée par un salon, Olga déplore la mauvaise réputation des masseuses, associées de facto au milieu de la prostitution dans l’imaginaire collectif:

Sometimes we stand up and smoke outside and some guy stop to go to drink and say: “Ah! give me massage and masturbation”. I’m not doing this. Because maybe he goes… I know… maybe 80% in Montreal do this […] My place, I don’t know. I know not masturbation no. I worked in one place, I know they do this. Maybe work 10 girls, maybe 3 not doing this, 7 doing this. Not in my business.

Parfois nous sommes dehors à fumer et des hommes qui vont boire nous interpellent: «Hey ! Fais-moi un massage et une masturbation». Je ne fais pas ça. Peut-être qu’il va… Je sais… peut-être que 80 % des masseuses le font […] Le salon où je travaille, je ne sais pas. Je ne suis pas au courant pour la masturbation. J’ai travaillé à un endroit, je sais qu’elles faisaient ça. Sur les dix filles qui travaillaient là, peut-être que 3 ne le faisaient pas et 7 le faisaient. Pas où je travaille maintenant. (Nous traduisons)

La jeune femme d’origine russe ajoute que travailler dans un salon de massage n’est pas «normal» à ses propres yeux, voire honteux, et qu’elle ne veut pas que quiconque soit au courant: «I not want somebody know me work in this place». Elle travaille dans un salon de massage qui s’affiche –sur son site internet– comme un commerce offrant un service «discret, efficace, sensuel, relaxant, professionel (sic)». L’ambiguité de la publicité laisse la jeune femme perplexe. Olga avait d’ailleurs longuement hésité avant d’accepter de travailler dans ce lieu:

I not want to go. […] It’s massage place and many massage place that are not massage. I scared to go to this and I not want to go because I know many people who go… Russian people start doing this for money.

Je ne voulais y aller travailler. […] C’est un salon de massage et beaucoup de salons de massage ne font pas que du massage. J’avais peur d’y aller et je ne voulais y aller parce que je sais que plusieurs personnes qui y travaillent… Des Russes commencent à faire ça pour l’argent. (Nous traduisons)

Olga nie offrir des «extras», c’est-à-dire du sexe tarifé. Elle admet qu’il y a beaucoup de prostitution dans les salons de massage et qu’il s’en pratiquait au salon où elle exerçait auparavant et où elle gagnait environ le double de ce qu’elle gagne actuellement, sans expliquer pourquoi. Elle soutient que ses clients réguliers savent à quoi s’en tenir et ne lui en réclament pas, contrairement aux nouveaux venus, pour qui ce type de demande semble systématique:  Clients who come always he not ask me, because he knows, but the first time always ask me, always» / «Les clients réguliers ne me demandent pas plus parce qu’ils savent, mais quand ils viennent pour la première fois, ils me demandent toujours» (nous traduisons). Lorsque des clients lui demandent des relations sexuelles, elle dit refuser et leur demander de sortir, «I not person like this» / «Je ne suis pas une personne comme ça», répète-t-elle dans un anglais incertain. Olga n’apprécie pas les hommes canadiens car elle considère qu’ils veulent tous rencontrer des femmes russes pour solliciter des relations sexuelles.

Pour Paul, ex-chauffeur, il semble tout à fait évident que «les salons de massage, c’est de la prostitution». Il lui est d’ailleurs souvent arrivé de conduire des femmes dans des salons en Ontario. Il a lui-même payé pour des massages dits érotiques à plusieurs reprises et estime que les salons peuvent constituer un cadre propice à une pratique «structurée» de la prostitution.

Tu te fais masser et la fille va effleurer tes testicules à un moment donné dans le massage. Finalement, c’est assez évident… [Elle fait une] masturbation. […] c’est sûr que c’est bien pour la détente. Je trouve que c’est encore mieux structuré pour les filles : il y a un horaire, il faut qu’elles se présentent, il y a une paye… (Paul)

Quant à savoir sous quelles conditions les masseuses ont des relations sexuelles « complètes » avec le client, Luc se montre peu disert: «Si elles sont vraiment obligées, moi, c’est sûr je n’aime pas ça. Elles demandent toujours un supplément pour une relation, c’est quatre fois plus pour coucher».

Nous venons de préciser les conditions d’insertion de nouvelles recrues dans la prostitution et de livrer des repères empiriques sur le fonctionnement de l’industrie du sexe ainsi que sur la culture de violence et de criminalité qui y prévaut. Nous avons aussi exposé les différents leurres auxquels les proxénètes ont recours pour tromper leurs recrues, les placer dans le système prostitutionnel et éventuellement les trafiquer. C’est alors que celui qui a stratégiquement revêtu les habits de l’amoureux protecteur pour attirer sa proie, se transmue en pimp violent, et ce, parfois dans des délais très courts qui varient de quelques heures à quelques semaines.

8.5 D’un amoureux protecteur à un pimp violent

Pour les filles, c’est des chums, puis y’en a, c’est vrai, ils vont en avoir juste une. C’est leur première, mais s’ils avaient la chance d’en avoir d’autres [recrues, NDLR], ils en auraient d’autres. (Julie)

Qu’ils en soient à leurs premières armes, comme Ben, ou présentés comme des prédateurs aguerris, comme Harry ou Jorge, le portrait brossé par leurs victimes met en relief le comportement vénal, la personnalité manipulatrice, contrôlante, voire sadique, de ces acteurs-clés du système prostitutionnel et de la traite. Les propos que les répondantes tiennent sur leurs pimps portent principalement les brutalités que ces individus leur ont personnellement fait subir; violence sous toutes ses formes, physique, psychologique, sexuelle et, bien sûr, économique. Car l’argent constitue bien le nerf de la guerre.

8.5.1 L’argent, le nerf de la guerre

Qu’elle soit physique ou psychologique, le proxénète a d’abord et avant tout recours à la violence pour s’assurer que sa recrue lui rapporte des sommes conséquentes chaque soir, entre cinq cents et mille dollars, parfois davantage. Ainsi, Vincent séquestre Anastasia dans une chambre de motel et, après l’avoir battue, exige qu’elle se prostitue dans un bar de danseuses nues et rapporte entre 1 000$ et 1 500$ par soir. L’adolescente de quinze ans est prévenue que si elle n’atteint pas cette somme, il la battra à nouveau. Elle est aussi menacée de mort. Lorsque Vincent et son acolyte Xavier reviennent au bout de deux mois dans la ville où ils ont expédié Anastasia et Sophie, cette dernière est sévèrement battue faute d’avoir réussi à rapporter le 7 000$ par semaine que lui avait fixé Xavier.

Obnubilés par le rendement, les proxénètes imposent une cadence effrénée à leur recrue. Ainsi, non content d’exiger de Caroline un horaire de sept soirs sur sept dans les bars, Édouard lui demande fréquemment de faire des «double shifts», de midi à trois heures du matin. Faute de quoi, comme le formule la jeune femme, «[elle] mangeai[t] une volée». Au minimum, elles doivent danser juchées sur de hauts talons et se prostituer quatre ou cinq soirs par semaine, de vingt heures à trois heures du matin, même quand elles sont menstruées: «Tu mets des éponges pour absorber, des éponges de mer, c’est lui qui m’en a parlé», explique Noémie dans sa déposition vidéo à la police. Julie ne peut quant à elle prétendre à un jour de congé supplémentaire sans causer la «frustration» d’Harry, «Puis si je tombais malade –ajoute-t-elle– là, c’était l’enfer, puis c’était la grosse affaire!».

Inquiète que son pseudo amoureux la quitte si elle ne gagne pas assez d’argent, Julie dit vivre en permanence dans une atmosphère de chantage émotif qu’elle juge parfois pire que les coups:

Eux autres, c’est tout des affaires d’argent: «Oh, je t’en veux pas… Inquiète-toi pas, je t’aime!» […] S’il y a trois jours de shift où je ramenais 300 piasses, il disait: «Julie, qu’est-ce qui se passe ? Il faudrait que tu fasses mieux, tu sais». C’était tout de la manipulation […] Puis là, si tu rentres pas plus d’argent, tu sais qu’il va peut-être disparaître pendant deux jours […] Fait que là toi, tu stresses à ça parce que toi, tu veux le voir, parce que tu l’aimes donc. Puis t’essayes de faire de l’argent, mais plus t’essayes d’en faire, moins t’en fais. Fait que c’est une roue, c’est un pattern.

Mal à l’aise avec le démarchage à ses débuts, Caroline attend plutôt les clients au bar, au grand dam d’Édouard. Réalisant la perte d’argent associée à cette «passivité», aggravée par la consommation d’alcool de sa recrue, il «a pété les plombs» et l’a battue. C’est donc parce qu’elle a «mangé beaucoup de volées» −coups de poing, coups de pied avec des bottes à «caps» d’acier− que Caroline cesse d’attendre le client assise au bar et devient plus entreprenante. Les soirs où les affaires ont été bonnes, la jeune femme se réjouit: «Oh, fuck, c’est le fun, je vais passer une belle nuit!». Lorsque les clients se font plus rares, elle n’hésite pas à secrètement emprunter de l’argent pour éviter les coups. On peut imaginer la vulnérabilité que peut engendrer une telle spirale de dettes.

Quand t’en as mangé une «coupe», tu t’arranges pour avoir de l’argent. Tu sais, même il y a des journées je faisais pas d’argent, puis j’allais en emprunter à une fille que je travaillais avec pour être sûre d’avoir de l’argent (elle rit) une fois rendue à la maison. Parce que je savais c’était quoi, parce que lui, il déduisait qu’en tant d’heures, t’es supposée faire tant d’argent. Si en tant d’heures t’as pas tant d’argent, c’est à cause, pour lui, que tu t’es pognée le cul. Il se dit pas qu’il y a des journées dans un club que ça peut être très long, que tu peux sortir avec 100 piasses… si t’es chanceuse. […] Y’a des journées que le club peut être vide. […] T’attends, t’attends, t’attends. Mais toi, tu sais que ton temps avance… Il t’en faut de l’argent. Il t’en faut de l’argent pis si t’en as pas, tu sais qu’est-ce qui t’attend à la maison.

À chaque retour d’un shift, les recrues sont dépouillées de l’argent obtenu en faisant de la prostitution; la plupart comprenant rapidement qu’il vaut mieux donner chaque dollar pour éviter d’être brutalisée. L’obsession d’Édouard l’amène d’ailleurs à régulièrement fouiller intégralement Caroline, pour vérifier qu’elle ne cache rien, ni billet de banque, ni numéro de téléphone d’un client ou d’un autre pimp par exemple:

Puis, à tous les soirs, que je rentrais à la maison, il faisait une fouille à nu. Dans le sens que je pouvais… Il fouillait ma sacoche, il me vidait les poches, il me faisait déshabiller. C’était rendu grave. […] Pour vérifier que j’avais pas de numéro de gars. Vérifier que je lui avais tout donné mon montant. […] le nombre de sacoches qu’il m’a déchirées à cause de ça, parce que je me battais pour la garder puis qu’il l’arrachait, genre.

Soir après soir, Caroline subit également un interrogatoire serré, sur le nombre de clients qu’elle a fait, le type de «services» qu’elle a fournis, etc.

J’ai connu des filles qui étaient danseuses, même des escortes, qui ont des chums. C’est pas des pimps, des chums, là. Rentrées à la maison, elles disaient pas combien de clients elles avaient fourrés […] Moi, je rentrais à la maison, il me demandait combien de gars j’avais faits, combien de ci, combien de ça, combien d’extra pour ci, combien d’extra pour ça. Puis, à la longue, c’était rendu vraiment dans les détails. Puis quand tu vis ta première fois comme ça puis qu’en plus à la maison il faut que tu l’expliques, tu te sens trois fois plus mal. Tu te sens comme un objet… un déchet.

Édouard établit même la nomenclature des «extras» que Caroline peut proposer aux clients. Il lui interdit par exemple d’accepter les pénétrations anales, alléguant vouloir préserver une «zone» d’intégrité sur le corps de celle qu’il prétend aimer:

…il m’avait dit ce que moi j’avais le droit de faire, ce que je n’avais pas le droit de faire. Comme moi, dans ma vie privée, je faisais anal avec lui, mais j’avais pas le droit de le faire dans le travail, dans le sens qu’il essayait de me faire croire que c’est le fait de vouloir garder quelque chose, tu comprends. Mais, je le sais que c’est pas ça, […] il te fait accroire ça, [donc] tu te dis: «O.K., il me respecte».

Au lieu d’une confrontation directe, certains pimps optent pour une subtilisation de l’argent à l’insu de la principale intéressée, par exemple durant le sommeil de cette dernière:

Je savais qu’il prenait l’argent, mais je le voyais pas. Mais en un moment donné, je l’ai pris sur le fait. J’avais une petite sacoche fourrure rose que je mettais mon argent dedans. Tu sais… Quand tu le sais, mais que t’es inconsciente pis fuckée… […] j’étais comme: «Voyons donc! Qu’est-ce tu fais là? Regarde, je travaille pour mon argent!». (Audrey)

Questionné par Audrey, seize ans, qu’il avait acculée à la prostitution en prétextant le remboursement de ses dettes de consommation de crack, de marijuana et d’alcool, l’homme de dix ans son aîné lui a alors crié que l’argent leur appartenait à tous les deux, pour payer la nourriture, le logement, l’essence, etc. Au cours de la dispute qui s’est ensuivie, Ben a frappé Audrey et l’a menacée d’un couteau. Les jours qui suivent, l’adolescente vit tenaillée par l’angoisse, dans des conditions de séquestration et de dénuement: «J’avais rien. Même pas de linge. J’avais juste des joggings pour quand je rentrais chez nous et mon linge pour travailler, c’est tout».

Notons qu’Audrey est encore active dans l’industrie du sexe au moment de notre rencontre et avoue ne pas avoir de recul sur son vécu de femme prostituée –contrairement aux autres répondantes. Son discours reflète la profonde intériorisation des valeurs de la «gammick»: il est émaillé de considérations autodénigrantes, voire machistes ou qui banalisent le sexe tarifé et la marchandisation des femmes.

Malgré son expérience sordide avec Ben qui l’a leurrée, droguée, contrainte à la prostitution et qui s’apprêtait à l’envoyer à Niagara Falls ou dans le milieu de la pornographie, Audrey ne condamne pas unilatéralement l’industrie du sexe. Ainsi, elle établit une distinction entre les pratiques de son ancien proxénète qui prenait son argent sans rien lui offrir, et d’autres, certes plus rares, qui «investissent» dans leur(s) recrue(s) et «gèrent» leurs finances ou qui entretiennent une relation amoureuse qu’Audrey qualifie de sincère avec elle(s):

Il faisait pas attention à moi. Y’en a des pimps qui font attention à la fille, c’est plate à dire mais y’en a. Ils prennent leur argent, ok, mais qu’ils l’investissent. Moi, j’en ai vu. Y’en a qui ont des maisons, qui ont vingt-trois, vingt-quatre ans. Je l’ai vu de mes propres yeux, pis le gars, il est très correct. Il prend son argent, oui, mais il l’investit. Pis c’est des Noirs. Il l’investit, pis moi je trouve ça correct. Si la fille est pas capable de gérer son argent… Elle va s’acheter… Mais c’est une infime partie, là! Mais j’en ai vu au moins cinq, six dans ma vie […] Mais moi, qui m’a déjà donné des coups, qui m’a fait fumer du crack, ça, c’est impensable! Surtout à l’âge que j’avais. À n’importe quel âge, c’est impensable… Ça fucke une vie, là. C’est pas pour rien que maintenant je suis rendue comme ça.

Une des conséquences de l’appropriation de l’argent de la prostitution des femmes par les proxénètes est que cela leur permet de maintenir ces dernières dans un état de dépendance totale, voire de dénuement.

L’argent, je lui donnais au complet, finalement, étant donné qu’on vivait ensemble. Je manquais de rien. Quand j’arrivais, je lui donnais. Mais j’ai jamais eu d’argent dans les poches. […] J’embarque dans l’auto, je compte l’argent, je lui donne. Ça a toujours été comme ça. […] J’paye tout, j’paye le loyer, j’paye pour quand il va boire pour 300 piasses, quand il va scraper l’auto, les frais d’avocat… (Julie)

Au moment de son témoignage, le pimp de Noémie vient tout juste d’être arrêté par la police. Tout juste âgée de 20 ans, elle se dit criblée de dettes. Jorge a loué des autos au nom de Noémie, négligeant par ailleurs bien souvent d’en acquitter les mensualités, laissant s’accumuler les dettes. Même régime pour le paiement du loyer s’élevant à plus de 1 000 $ par mois, des factures d’assurance, de câblodistribution, etc., et les frais d’arriérages s’additionnent. Si les comptes ne sont pas au nom de Noémie, ils sont ouverts sous un faux nom, celui de Jorge n’apparaissant jamais.

Vie commune ou non –ce qui n’exclut pas que les proxénètes puissent avoir plusieurs résidences avec différentes femmes– les recrues leur reprochent d’accaparer tout l’argent sans réelles contreparties. Ils ne «réinvestissent» qu’une petite partie des sommes extorquées essentiellement pour défrayer certains «coûts opérationnels», du type service-bar, chauffeur, tenues de «travail», bronzage, coiffure ou manucure:

Mettons qu’il était pas là le matin, quand je m’étais réveillée, il me laissait comme 60 piasses pour aller me faire bronzer. Je pouvais aller manger quelque chose […] mais j’avais jamais plus que ça. Puis le soir, avant que je m’en aille travailler, il venait me donner de l’argent pour aller travailler. (Julie)

Comme d’autres, Caroline se demande encore où allait l’argent qu’elle rapportait, tant Édouard a peu «investi» dans sa recrue, et considérant qu’il n’avait pas d’auto et ne consommait pas de drogue. Hormis ses vêtements pour la prostitution, la mère de Caroline a ainsi toujours «habillé» la jeune femme.

[…] je pouvais faire peut-être à peu près 3 000 par semaine. À l’alentour. Trois mille, ça fait pas loin de 12 000 par mois. Pas d’impôt, là! C’est à moi, mais je l’ai pas vu la couleur de cet argent-là. Tu comprends? Il me la prenait, il payait mes cigarettes, mon chauffeur, mais je la voyais pas, cet argent-là (sic). (Caroline)

À son entrée dans l’industrie du sexe, Édouard avait convaincu Caroline que son passage dans la prostitution n’était que temporaire et qu’il n’y avait donc aucune raison de débourser des sommes importantes pour «l’équiper».

8.5.2 Un quotidien de violence sans témoin

Au-delà des questions monétaires, toute forme de résistance ou de désobéissance déclenche la fureur et les coups une fois le couple proxénète/recrue seul à seul.

…j’avais l’air bête. Puis là, le barman que je connais bien m’a dit: «Ah tu as l’air fâché!» et [Jorge] de pas le prendre de se faire dire ça de sa femme. Donc, je le faisais chier, je lui gâchais sa journée, ça fait qu’on est rentrés à la maison et il m’a écrasé un cigare sur la main, bien comme faut. Il m’a dit: «Mets ta main là», sur le bras de vitesse, là où il m’a déjà pété la main cent cinquante fois et il a écrasé le cigare dessus ma main. C’était dégueulasse, ma peau était noire, ça a fait mal. (Noémie)

La plupart des proxénètes se montrent en effet extrêmement soucieux de ne pas attirer l’attention dans les lieux publics, surtout celle de la police. Noémie explique que Jorge est toujours aux aguets et qu’elle doit se comporter à l’avenant:

[…] faut que je regarde en avant, je ne peux pas pleurer, je ne peux pas être fâchée, je ne peux pas crier, je ne peux pas m’engueuler pour rien. Si je rentre en quelque part, faut que je rentre dans l’auto tout de suite, tu comprends, c’est toujours comme ça. Tu donnes pas ton adresse… tu sais là, toujours tout. Il voit une police dans la rue puis il est sûr que… Il est paranoïaque!

Julie se souvient qu’Harry l’a frappée à une occasion particulière, où elle avait refusé de lui donner de l’argent pour qu’il joue dans les machines. Devant son insistance, elle lui avait lancé une liasse devant tout le monde, rompant la sacrosainte règle de discrétion en public, en plus de manquer à son devoir d’obéissance.

Les proxénètes misent également sur la violence sexuelle pour obtenir ou maintenir l’asservissement de leur recrue à l’abri des regards. Après l’avoir sauvagement battue, Jorge viole Noémie, pour la punir: «il disait que j’aimais ça, les clients».

Il a commencé par… coup de poing, coup de poing, coup dans le dos, m’étrangler, perdre connaissance, on recommence, coup de poing, coup de poing… Comment ça s’est passé, j’ai aucune idée, je me suis réveillée, le lit était plein de sang. Il m’a envoyée dans la douche à l’eau froide, je tremblais, je tenais plus… Après, il m’a obligée à faire l’amour.

Julie se remémore elle aussi avec émotion quand son «chum» l’a violée dans le lit «conjugal»:

Bien, c’est arrivé deux fois, peut-être. Une fois, je pleurais… Je me souviens, une fois, j’avais bu beaucoup puis il voulait… baiser, puis je pleurais, je pleurais, je pleurais, je pleurais puis il arrêtait pas, tu sais. On dirait qu’il aimait ça.

De fait, les propos des victimes regorgent d’exemples de ce recours aux coups pour s’assurer leur soumission et punir toute forme de résistance :

Il y a des jours je me levais, j’avais des bleus sur le cou, dans le dos, parce qu’il m’avait frappée dans la colonne vertébrale… Il me piquait avec des aiguilles, ces affaires-là, bizarres, que je me réveillais et puis je saignais, genre. (Caroline)

Il me l’a éteinte [une cigarette] parce qu’il a essayé de me brûler les seins puis j’ai mis ma main. Alors, il me l’a éteinte ici [montrant son bras]. Puis ça [montrant une autre cicatrice], c’est avec un couteau. (Caroline)

Si Caroline a pu recevoir des soins à l’hôpital, personne n’a été témoin de la violence que Jorge fait subir à Noémie. Pourtant, la liste des blessures infligées est longue:

Généralement c’est des coups de poing, c’est très rare les claques. Des coups de poing dans la face, des coups de poing dans le ventre, des genoux dans le dos, genoux dans le ventre, il m’étrangle jusqu’à ce que je perde connaissance. Il attend que je me réveille il me recrisse d’autres claques. Il peut m’étrangler deux, trois fois de suite. Il te pogne par en avant puis il te pogne par en arrière comme ça. Puis, écoute, il fait trois fois mon poids, je ne peux pas rien faire. Toutes les fois que j’essaye d’y en crisser une pour y montrer, «Regarde, arrête», c’est trois fois pire, tu es mieux de rien faire.

Il m’a écrasé un cigare sur la main. J’ai une dent cassée. J’ai une cicatrice ici, une autre au menton. Je me suis fendu la lèvre quand il m’a donné un coup de poing sur ma dent cassée, j’ai eu la face enflée de même, les deux yeux au beurre noir, à être cachée dans la chambre chez eux, pour pas que sa mère me voit.

Quand la mère de Jorge s’aperçoit que son fils rentre soûl et qu’il est donc susceptible d’avoir des accès de violence, elle part dormir chez sa sœur. S’apercevant que sa fille avait une dent cassée, la mère de Noémie lui demande plusieurs fois si Jorge la frappe, mais la jeune femme ne peut donner l’alerte: «J’ai toujours dit non. Je lui ai inventé une histoire que je m’étais pétée la gueule sur un poteau de danse. C’était crédible».

Les premiers temps, Caroline et Édouard vivent chez la mère de ce dernier. Bien qu’elle soit souvent assignée à sa chambre par un fils autoritaire, la mère assiste pour sa part régulièrement aux scènes de violence qui caractérisent le quotidien du couple, mais semble connaître elle-même son lot d’abus.

Sa mère était témoin souvent quand il me frappait. Il l’embarrait dans sa chambre. Il dit «Va-t’en dans ta chambre». Il barrait la porte. Je te jure. Ça, c’était assez spécial. J’ai jamais vu quelqu’un mal parler comme ça à sa mère. «Checke. Tu vas aller dans ta chambre. Tu sors pas.» La mère sortait pas. Elle ne sortait pas. Moi, j’aurais dit ça à ma mère, sais-tu que j’aurais mangé une sale claque. […] Je pense qu’en quatre ans, elle est peut-être sortie deux fois parce que c’était trop bruyant… Peut-être qu’elle s’est dit: «Je vais calmer le jeu».

Quant à la mère de Caroline, qui «détestait» Édouard, elle constate à différentes reprises les marques de coups sur le corps de sa fille et la tire même à une occasion des griffes du proxénète, malgré les récriminations de la principale concernée:

Ma mère souvent rentrait dans ma salle de bain puis j’avais des bleus partout. Mais elle osait rien dire, jusqu’à la journée que ma meilleure amie l’a appelée parce qu’il m’avait liché les fesses avec un ceinturon. Tu sais les barres de métal sur les ceintures, il m’avait ouvert les fesses avec ça. Puis j’en ai parlé avec [mon amie] parce que je pleurais, puis elle a comme paniqué et elle a appelé ma mère. Elle lui a dit: «Regarde, sors-la de là, il va la tuer». Alors, ma mère m’a amenée de chez eux à chez nous.

En définitive, les tortures que ces proxénètes font subir à leurs recrues sont si cruelles et si fréquentes, que certaines en viennent rapidement à préférer la prostitution à la vie «conjugale», synonyme d’isolement et de danger.

Juste le fait des coups… C’est même pas le fait de la prostitution ce que je te dis. Ça, c’est le moindre… T’avais plus envie de faire ça… Moi, dans mon cas, j’avais plus envie d’y aller faire ça que de rester chez moi. […] J’étais sûre que j’allais mourir là. Je courais! C’est pas normal qu’une fille coure pour aller faire ça! (Caroline)

8.5.3 Le contrôle des allées et venues

Nous venons de voir que la violence a pour finalité de contraindre les recrues à générer des revenus, en vertu d’attentes souvent inatteignables, et vise globalement à maintenir les femmes dans l’assujettissement. Le recours à différentes formes de violence s’avère également un moyen efficace d’empêcher toute tentative de fuite de la recrue. De fait, le contrôle des allées et des venues par les proxénètes apparaît dans tous les récits.

Révoltée que Ben lui vole son argent et déterminée à retourner au Centre jeunesse, Audrey rassemble nerveusement ses effets personnels. Mais Ben surgit en brandissant un couteau et l’avertit d’un ton agressif de ne pas essayer de partir.

Pis c’est là qu’il m’a battue. Pis après ça, aussi, il m’a montré une arme. C’est cette fois-là. Il m’avait montré genre un couteau de cuisine. T’sais mais j’me souviens plus les paroles qu’il a dit, mais comme: «Si tu fais pas attention à toi, tu sais ce qui va t’arriver».

Après que les proxénètes aient retrouvé Anastasia et Sophie en fuite, l’un d’eux a placé une arme à feu sur la tempe de Sophie et l’a menacée de s’en servir si elle tentait à nouveau de s’esquiver. Jorge prévient lui aussi Noémie des conséquences si elle tentait de prendre la clef des champs: «J’ai jamais rien eu, aucun choix, aucun choix depuis le premier moment. Pourquoi? Parce que j’ai des menaces en arrière de ça». Sur un ton de litanie, elle répète la surenchère de menaces maintes et maintes fois entendues:

«Si tu décides de crisser ton camp, m’en va détruire toute ta vie. Je vais détruire toute ta vie, je vais tuer ta mère, je vais tuer ta sœur, je vais les faire violer, je vais les faire brûler, je vais tout détruire», dans le fond, c’est vraiment ça. Et puis, ah plein de fois: «Je vais te tuer, je vais te tuer, tu sais pas comment je vais te tuer».

Noémie a également été mise en garde des conséquences d’une fuite éventuelle, mais de façon plus détournée. Jorge lui a notamment raconté que l’une de ses recrues avait porté plainte pour voie de fait l’année précédente et que ce procès s’est soldé par une probation et des travaux communautaires. La femme en question, dont Jorge précise à Noémie qu’elle lui avait rapporté 170 000 dollars, se serait enfuie hors du pays pour échapper à la vengeance de son agresseur dont sa famille avait déjà fait les frais:

Jorge m’a dit: «Tu vois [la femme] elle a été obligée de se sauver [dans tel pays]…». Parce qu’elle pouvait pas s’en aller comme ça parce qu’elle lui devait de l’argent. «Je l’ai laissée partir parce que elle m’a rapporté 170 000 piasses et elle est ben mieux d’être cachée ben loin [dans tel pays].» Il a dit: «J’ai débarqué un moment donné, j’ai cassé la jambe à son petit frère. J’ai battu son père», des choses comme ça. Et quand il a vu que ça se réglait bien à [municipalité où avait lieu le procès, NDLR], il a dit: «Je suis content, mais j’aurais ma revanche pareil». (Noémie)

Quant à Rachel, la danseuse expérimentée qui avait «coachée» Noémie à ses débuts, elle semble également avoir connu son lot de violence. Elle a toutefois fini, selon Jorge, par «mériter» de retrouver sa liberté, étant donné qu’elle lui avait rapporté gros: «Rachel s’était ramassée à l’hôpital trois-quatre fois, défigurée, mais [Jorge dit] qu’elle était toujours là, loyale, et que c’est pas lui qui s’en était occupé, c’était d’autres gérants»11 Ces derniers propos laissent supposer que Jorge n’opère pas seul, mais il ne s’agit pas d’éléments étayés par d’autres données..

Craignant à la fois la fuite de leur recrue et son enrôlement par un autre pimp, voire une aventure avec un client, ces derniers contribuant aussi sous cet angle au contrôle des femmes prostituées, les proxénètes maintiennent leur surveillance en téléphonant régulièrement au bar où elles se trouvent ou lorsqu’elles se déplacent sans lui, par exemple pour aller rencontrer un client.

Il appelait au club pour me parler. Si j’étais pas là, bien lui, dans sa tête c’était automatique: «Elle se fait gaspiller son argent ou elle s’est pognée un autre…» On va dire leur expression: «un autre neg’». Tu sais, leur tête déroule. C’est pas long que tu rentres à la maison, que c’est un paquet de questions. On dirait une police qui t’enquête. […] T’es rendue dans la peur veut, veut pas, fait que tu dis, j’irai pas rentrer à la maison manger ma volée. (Caroline)

Lorsqu’elle travaille dans les clubs, sous couvert d’assurer sa protection, Noémie doit ainsi appeler Jorge toutes les heures: «S’il voit que je l’ai pas appelé sur son cell, il rentre, il est saoul, il casse tout, il me frappe». Les derniers mois, la situation est si intolérable à la maison que Caroline s’organise quant à elle pour rentrer le plus tard possible, espérant –en vain– qu’Édouard serait endormi et qu’elle n’aurait pas à subir sa violence.

Il m’attendait tout le temps, tout le temps, dans le salon. Dès que je mettais le pied… Puis j’étais conne de faire ça, parce que plus je rentrais tard, plus lui paniquait à la maison, parce qu’il pouvait pas me rejoindre, plus que lui virait des sales coches quand je rentrais. Mais […] tu sais plus comment t’en aller, tu le sais plus.

Noémie raconte aussi que si Jorge est réveillé, elle doit impérativement l’être aussi «même si ça fait juste deux heures que je dors et que j’ai travaillé jusqu’à trois heures du matin». Lorsque l’enquêteur de police demande à Noémie si Jorge contrôle sa vie, la jeune femme de 19 ans répond d’un air absent: «J’en ai pas de vie!».

Hormis le temps de la prostitution comme tel, les pimps exercent un contrôle serré et continu des agissements de leur recrue, par exemple en les empêchant de parler au téléphone en leur absence ou en les conduisant et reconduisant au gym, au salon de bronzage.

Ça faisait deux ans au moins que j’étais avec, à peu près, avant que je fasse quelque chose pour moi toute seule. À part, mettons, j’allais au bronzage, il venait me porter puis je revenais chez nous à pied. Ça, c’était toute seule. Mais j’allais magasiner ou quoique ce soit, il était toujours là. (Julie)

Soucieux de maintenir un contrôle absolu sur l’ensemble des activités de sa recrue, Harry n’accepte pas non plus que Julie se rende chez des clients de façon «indépendante»: «Il pensait que j’aurais pu tomber en amour ou me sauver avec un de ces clients-là. C’est tout calculé leur affaire, puis, tu sais, ils sont pas cons, dans le fond», estime Julie. Le pire épisode de violence qu’elle ait eu à subir, selon sa propre analyse, survient lorsqu’Harry apprend par son frère qu’elle a donné une accolade à un client avec qui, de surcroît, elle avait accepté de prendre un café pour le consoler de la mort de sa femme. Grâce à l’efficace réseau qui le seconde pour surveiller sa recrue, le temps de réaction du pimp face à cet «écart» ne se fait pas attendre:

Fait que cinq minutes après [qu’elle ait donné l’accolade au client, NDLR], j’ai eu un appel de Harry qui me disait de m’en aller, puis il fallait que je m’en vienne tout de suite. Quand je suis arrivée à la maison, il m’a regardée, puis il a pris le temps d’enlever ses bagues et tout ça. Il savait qu’il allait me frapper et il m’a traité de tous les noms: j’étais une pute, puis il me frappait, il me frappait […] Fait que je me cognais sur le mur puis il y avait plein de sang sur le mur […] et je lui disais «Arrête, je t’aime!», tu sais, je lui disais ça, moi la conne […] Son frère, lui, il checkait au cas où qu’il aille trop loin pour le tasser, genre. Il m’a au moins crissé vingt coups de poing, je dirais, comme il faut. Tu m’aurais pas reconnue, là. (Julie)

Ben s’assoit au fond du bar et lui fait même des signes pour qu’elle aille voir tel client ou lâche tel autre. S’il ne peut être là, il s’assure que sa recrue –fraîchement enrôlée– est tenue à l’œil par quelqu’un d’autre:

Pis des fois, il s’organise avec le doorman, il lui dit: «Regarde, c’est ma bitch ou whatever. Surveille-la». Lui, il était là pour me surveiller, fait que … Comme son affaire, c’était pas trop, trop structuré. Tant mieux. [… ] «Qu’est-ce qu’il m’a dit aussi après, c’est que lui, dans le fond, c’est la première fois qu’il pimpait une fille. […] Ça fait qu’il connaît pas ça. D’après moi, c’est vrai. Parce qu’il avait pas l’expérience. C’est con à dire d’un pimp! Il y en a qui sont organisés. Lui, il l’était pas pantoute.» (Audrey)

Il est également arrivé qu’Édouard fasse irruption dans un club si Caroline ne répondait pas au téléphone, surtout si elle était en déplacement loin de Montréal: «Il réussissait tout le temps à me rejoindre, puis s’il me rejoignait pas, il retontissait. C’est sûr que si, après deux jours, il m’avait pas rejointe, puis il l’a déjà fait, il a retonti».

Non seulement les répondantes n’ont-elles jamais un instant d’intimité ou de solitude, alors que leurs allées et venues sont placées sous haute surveillance, mais, outre le cas patent d’Anastasia et Sophie enfermées 24 heures sur 24 dans une chambre de motel, les conditions de vie de la plupart tiennent aussi de la séquestration.

Je ne peux pas sortir, je ne peux pas téléphoner, ça a tout pris pour donner mon adresse à ma mère, ça a vraiment tout pris, ça a tout pris pour y donner le numéro de téléphone. Si on habite un appartement sur deux étages, si jamais je décide d’aller en haut pour aller dans la cuisine, il veut savoir où, pourquoi, comment. Il ne faut jamais que j’aille dans une pièce la porte fermée. (Noémie)

Genre, je pouvais même pas sortir de l’appartement. Il était toujours là. […] Je pouvais pas sortir sans. C’est lui qui allait faire les commissions. C’est lui qui allait chercher à manger. Tout, là. (Audrey)

Si Vincent déchire les papiers d’identité d’Anastasia, incluant le précieux certificat de réfugiée qu’elle avait pris soin d’emporter avec elle, Ben garde les papiers d’identité d’Audrey ainsi que ses quelques affaires personnelles dans une armoire. Audrey a peur de Ben et se sent prisonnière de l’appartement dont il ne veut pas qu’elle sorte. De plus, il bande les yeux de la jeune fille avec «un bas de soccer» lorsqu’il la conduit à un bar «à gaffe» situé près de la frontière avec les États-Unis, pour éviter qu’elle ne sache où elle se rend. Le proxénète lui bande de nouveau les yeux lorsqu’ils se rendent chez Chantal, une connaissance de Ben qui tient un bordel.

Quant à la possibilité que les recrues –yeux bandés ou non– profitent d’un déplacement pour échapper à l’emprise de leur pimp, la réponse de Julie synthétise l’état d’esprit de l’ensemble des répondantes: «J’avais trop peur, puis où tu voulais que je m’en aille?»12 Notons qu’après plusieurs mois sous l’emprise de Vincent à être prostituée loin de Montréal (et de ses parents), Anastasia profite finalement d’un «rapatriement» à Montréal pour fuir son pimp, avec la complicité de Sophie..

8.5.4 L’isolement

L’une des conséquences importantes du recours à la violence ainsi que du contrôle exercé sur les allées et venues des recrues et de leur déplacement se traduit par un isolement progressif vis-à-vis des proches – principalement les mères. En quelques semaines, le réseau social des unes et des autres se trouve ainsi réduit à sa plus simple expression.

C’est juste lui [Harry, NDLR] qui me restait dans la vie, dans ce temps-là, vraiment. J’étais loin de ma famille, j’étais loin de tout le monde. Fait que c’est comme juste lui. Lui, il m’envoyait loin de ma famille, il m’envoyait… Fait que je voyais ma mère une fois, trois fois par année, peut-être plus ma mère, là. Mais comme mes tantes, mes cousins, tout ça, maintenant je les vois. Tu sais, je vais souper chez ma tante. Tu sais, je faisais jamais ça avant, là. Ma grand-mère, je la voyais deux fois par année: Noël puis Jour de l’An, genre. (Julie)

Julie a été déplacée une dizaine de fois en trois ans et demi, ce qu’elle estime peu par rapport aux femmes de son entourage. Elle explique qu’elle redoutait tant de se retrouver seule loin de chez elle qu’elle devenait moins performante:

J’étais vraiment angoissée puis je me disais si je tombe malade, qu’est-ce que c’est que je vais faire moi, ici? Tu sais, j’ai même pas l’âge. Fait que j’aimais pas ça aller à l’extérieur. C’était des longs moments de peine. […] Puis il y a des fois où je suis revenue avant le temps, parce que j’étais plus capable d’être là. J’allais faire des crises… Fait qu’Harry s’arrangeait pour pas trop m’envoyer à l’extérieur. (Julie)

Caroline n’aime pas non plus être envoyée trop loin de Montréal car elle souffre d’isolement. Édouard lui interdit en effet de se lier à d’autres danseuses et de parler à d’autres hommes que les clients, toujours de peur qu’elle se fasse «voler» par un pimp.

Il y a des clubs qui ouvrent à sept heures le soir. Mais quand t’es dans… Comme moi, j’ai travaillé le Bas St-Laurent, c’est loin, t’as rien à faire de ta journée, t’as pas d’amis, tu fais pas de longue distance [des appels interurbains, NDLR], t’as rien, puis souvent, j’allais travailler tout seule parce qu’il me laissait pas travailler avec d’autres filles, parce qu’il voulait pas qu’un autre gars me prenne, sauf que moi, j’étais toujours tout seule. C’était bien mieux que j’ai une place que je suis sûre de travailler toute la journée, comme ça, moi, je suis dans la place. Au moins, j’ai du monde à parler.

Ainsi, en même temps qu’un effet du contrôle et de la violence, l’isolement des victimes de traite apparaît comme une stratégie en soi de la part des agents de l’industrie du sexe. L’agence qui emploie Vincent comme chauffeur lui donne ainsi comme consigne «de ne pas parler [aux escortes], de ne pas développer de lien», possiblement dans le but d’éviter les conflits ou les relations intimes jugées inopportunes parce que potentiellement nuisibles aux «affaires». Les proxénètes quant à eux, entourent leur recrue de consignes et règlements, étendant les interdits de communication à toute personne susceptible de gêner leur emprise.

Pendant ce temps-là, je me suis beaucoup éloignée de ma mère. J’avais plus d’amies parce qu’il m’empêchait de parler à toutes mes amies de filles […] lui savait qu’elles l’aimaient pas, alors lui disait: «Aye», elles vont me monter la tête. Ils m’empêchaient de parler à ces filles-là, puis c’étaient des filles bien normales, pas escortes, pas danseuses, rien. Là, je te parle de filles, des filles normales, là. […] Il était tellement possessif qu’à la longue, j’ai tout perdu, tout perdu ce qui avait autour. Il restait juste le travail, travail, travail, travail. C’est tout. (Julie)

Car en définitive, les recrues sortent peu, leurs loisirs se bornant à aller de temps à autre au cinéma ou au restaurant avec leur pimp. Durant le jour, elles dorment –souvent sous l’effet de stupéfiants ou de médicaments de type Gravol– ou s’entraînent dans un centre sportif, se font manucurer, coiffer, bronzer, etc. Depuis son insertion dans l’industrie du sexe, Julie ne côtoie plus ses amies d’antan qui fréquentent encore l’école secondaire, constatant qu’elle ne vit plus dans la même réalité qu’elles. «C’est deux mondes vraiment parallèles», assure-t-elle. Les opportunités d’échapper à cette «communauté» semblent donc minimes, considérant que les femmes prostituées ont pour la plupart coupé les ponts avec leur famille ou en sont éloignées du fait de la migration. Celles qui sont victimes de traite sont continuellement déplacées par leurs pimps, qui empêchent ainsi sciemment la création de liens interpersonnels avec quiconque, particulièrement les autres femmes prostituées, en vertu du principe diviser pour mieux régner.

8.5.5 L’exacerbation de la rivalité entre les femmes prostituées

Nous avons déjà établi qu’un des leurres du recrutement consiste à instrumentaliser les autres femmes prostituées afin de mettre les recrues en confiance et d’encadrer leur insertion dans l’industrie du sexe. De l’avis de plusieurs répondantes, les relations avec les autres femmes prostituées s’avèrent souvent conflictuelles, déplorant que la plupart soient toxicomanes ou «pimpées» et, en conséquence, prêtes à tout pour gagner le maximum d’argent.

Quand je dansais, toutes les filles que je connaissais avaient des pimps. 90 % des filles ont des pimps. Celles qui en ont pas, c’est celles qui sont rendues trop vieilles ou les femmes qui en ont déjà eu dans le passé pis que maintenant elles ont enfants, puis tout ça, ou qui sont parties graduellement. (Julie)

Ce serait particulièrement le cas dans le milieu des clubs, à cause des conditions particulières qui y prévalent –marquées par la concurrence et la course à l’argent– et qui exacerbent la rivalité entre les danseuses, dont la plupart sont sous l’emprise d’un proxénète:

Une fille pimpée, faut la voir courir pour son argent! Une fille pimpée va presque pas parler à personne, sauf à une fille qui se fait pimper par le même gars. Puis des filles qui sont pas pimpées, tu vas les voir plus relax. Tu vas les voir, pas trop de stress, elles font pas d’argent un soir: «O.K., bof, c’est pas grave. Je vais en faire plus demain». […] Des danseuses, c’est affreux comment qu’il y a des pimps qui sont mêlés à ça.

Plusieurs considèrent que les danseuses sont plus stressées aussi parce qu’elles doivent faire du démarchage auprès des clients sur place contrairement aux escortes qui seraient non seulement moins souvent «pimpées», mais également moins sous pression du fait qu’elle doivent se contenter d’attendre les appels téléphoniques des clients:

…les filles sont moins hungry, elles veulent moins l’argent. C’est pas qu’elles veulent moins d’argent mais elles savent que c’est pas toi qui décide, tu comprends. Elles savent que c’est le client qui choisit. Une danseuse peut mettre l’eau à la bouche à qui elle veut, tu comprends. Peu importe le gars, même si t’es pas son genre de fille, la plupart du temps il va te faire danser quand même, il va te faire faire quelque chose quand même. Tu comprends? Peu importe que tu sois son genre ou pas. Il faut juste que tu aies du bla-bla-bla.

Confiant de son emprise émotionnelle sur Julie après plusieurs années de contrôle, Harry lui permet davantage d’aller et de venir, du moment qu’elle lui rapporte assez d’argent. Julie tend dès lors à considérer ses relations avec les autres danseuses sous un angle plus positif et parle même du monde des bars comme d’une «communauté», un microcosme qui a ses habitudes, ses codes et même, comme nous l’avons déjà évoqué, un système de marquage des femmes qu’il s’approprie.

Quand je [me] promenais dans le quartier, souvent je rencontrais des danseuses. Vers trois heures [15 heures, NDLR], on s’en va toutes où? Au bronzage. Quelqu’un de cet âge-là qui a une vie normale va être à l’école ou ailleurs. Il ira pas au bronzage. Fait que je rencontrais des danseuses que je connaissais. Ou quand j’allais faire mes ongles, on était deux, trois danseuses qu’on se connaissait qui allaient faire leurs ongles en même temps. Parce que tout le monde de ce quartier-là… Parce qu’il y a des danseuses partout… […] Elles vont toutes aux mêmes places, ça se parle, c’est comme une communauté. (Julie)

Remarquons que Julie ne mentionne que des rapports tissés à l’extérieur des clubs. Considérant les sommes en jeu et la (ré)pression qu’elles subissent, les danseuses se livrent ainsi une féroce compétition pour être sélectionnées par un client, lequel peut dépenser plusieurs centaines de dollars en une soirée dans un club. En présence de plusieurs dizaines de concurrentes sur un même «plancher», «Il faut que tu sois requin. Il faut que tu sois la première qui courre sur le client», assure Caroline. De fait, la rivalité entre les danseuses s’avère source de tensions qui empêchent toute forme de solidarité et engendrent même parfois de violentes altercations:

…c’est un monde très heavy, t’es mieux d’avoir des couilles pour être là-dedans. Les filles sont tough, les clients sont tough, c’est une grosse game. […] Moi je sortais avec 200 piasses, elle sortait avec une piasse… […] Parce que elles font pas d’argent, qu’elles sont pimpées, elles ont des problèmes par-dessus la tête, fait qu’elles vont faire d’autres problèmes à une autre fille qui rapporte plus qu’elles et qu’elles vont l’avoir. (Noémie)

Dans cet environnement qu’elles jugent âpre, c’est le moins qu’on puisse dire, la plupart des répondantes nouent donc difficilement des relations d’amitié avec les autres danseuses. Parfois, elles peuvent fréquenter les autres femmes qui «appartiennent» au même proxénète. Au sein de ce groupe, à l’instar des harems, toutes (re)produisent une hiérarchie qui distingue la «première», la «blonde» ou la «femme» du proxénète de «ses femmes» ou ses «bitch»:

…je regarde cette fille-là, je lui dit: «C’est quoi ce nom-là?» «C’est mon chum.» Je me retourne, je sors de la loge, je vois trois filles avec le fucking même tattoo! Je regarde la fille, je dis: «C’est quoi, le problème?» «Oh, non, ça, c’est ses femmes, moi, je suis SA femme!» Mais tu le remarqueras, les filles pimpées sont toutes comme ça. «Non, non, moi je suis sa blonde et puis elles, c’est ses bitch». (Caroline)

De façon générale, les danseuses se perçoivent entre elles comme des «bitch» qui sont méchantes entre elles, parce qu’elles n’ont «plus rien à perdre». Le proxénétisme est un facteur déterminant dans les relations malsaines qu’entretiennent les danseuses entre elles, des «filles qui s’enflent en disant: “Moi, il m’aime; les autres, ils les aiment pas”. Puis ça, ça finit tout le temps par faire un cercle vicieux. J’en ai vu tellement de filles se battre dans un bar pour ça […]» raconte Caroline.

Comme d’autres, Harry exploite plusieurs danseuses; Julie estime qu’il en a au moins «passées» quinze pendant les trois ans et demi qu’elle était avec lui. Le proxénète a même eu un enfant avec une autre femme pendant qu’il «était» avec Julie. Harry a su se montrer rassurant pour éviter de perdre une source de revenus de l’ordre de 1 500$ par soir:

…c’est lui qui a «capoté». Lui, il voulait pas, s’il me perd, il perd une grosse source de revenus, tu sais, direct là. Eux autres, ils te font à croire qu’ils peuvent vivre sans toi, mais d’un autre sens, c’est pas vrai, tu sais. Il me disait: «Ah, je voulais te le dire mais j’avais peur de te perdre», puis c’est la grosse rengaine…

Julie a dû apprendre très rapidement à tolérer l’existence de ces autres femmes dans la vie d’Harry. Totalement sous l’emprise de celui-ci, elle tente de se consoler avec le statut de «première» qu’Harry lui dit détenir:

…au début ça me dérangeait, mais après, je me disais que si je le savais, c’était moins grave. Mais c’est parce que, eux autres, ils programment ton cerveau comme eux autres veulent que tu le vois. Quand tu rencontres quelqu’un puis que tu as seize ans, c’est facile de te mettre une manière de vivre qui est normale. C’est comme si tu venais puis que tout le monde te dit que ça [montrant la table blanche, NDLR], c’est noir, c’est pas blanc, puis que tout le monde te le dit toute ta vie, ça, pour toi, ça va être noir. Tu comprends? Fait que c’est comme c’est normal d’avoir plein de filles tant que toi, t’es la première. […] À force de te faire dire ça, puis dans le milieu que t’es, les filles croient ça. (Julie)

Si Noémie sait pertinemment que Jorge exploite d’autres escortes dans sa prétendue agence, elle estime néanmoins que sa relation avec le «gérant» s’est révélée particulière dès leur première rencontre: «Ça s’est passé différemment des autres [filles recrutées par le biais des annonces classées, NDLR] je dirais, parce qu’il y a eu un lien entre nous deux». En revanche, les femmes prostituées ne savent pas toujours que leur proxénète/amoureux exploite d’autres recrues. Édouard a été arrêté par la police parce qu’il venait de procurer des stupéfiants à une agente double qu’il essayait de recruter. Cette tentative révèle qu’il est susceptible d’avoir exploité d’autres femmes à l’insu de Caroline. Tout ce que cette dernière sait avec certitude, c’est qu’Édouard «jasait à plein de filles», comme en témoigne la liste des appels téléphoniques du trafiquant, fournie et investiguée par la police.

L’exacerbation de la rivalité entre les femmes prostituées constitue une stratégie qui contribue à leur isolement et donc à accroitre leur vulnérabilité pour, conséquemment, les maintenir dans ce qui constitue de l’esclavage sexuel, au seul bénéfice de l’industrie du sexe et des clients.

 

8.6 Les salons de massage: un creuset pour l’exploitation des migrantes

Jouant comme les proxénètes la carte de la rivalité entre les femmes, le propriétaire du salon où travaille Olga, russe lui aussi, lui a dit qu’il ne voulait pas embaucher des femmes canadiennes. Il préfère les Russes, explique-t-elle, les jugeant plus jolies. La plupart des masseuses qui travaillent avec Olga seraient effectivement d’origine russe, généralement célibataires ou monoparentales, parfois étudiantes. Toutes doivent subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille, au Québec et en Russie. Olga a besoin d’argent pour faire venir sa mère et ses frères de Russie, ce qui explique au moins partiellement qu’elle est contrainte d’accepter les conditions d’exploitation que lui impose le patron du salon.

La jeune femme estime que ce n’est pas le patron qui impose ces activités, mais bien les masseuses qui choisissent de les faire ou non. Selon elle, le salon où elle travaille actuellement offre principalement du massage «normal», ce qui expliquerait que plusieurs masseuses soient relativement âgées, comparativement à son emploi précédent, où il y avait de la prostitution et où la moyenne d’âge était beaucoup plus basse:

Where I worked, many young ones. Here, many old women because it’s normal massage, here work many women 45-50 years old. I don’t think men want woman 50 years old to touch them and where I was before, they like young girls.

Où je travaillais, il y avait beaucoup de jeunes filles. Ici, il y a beaucoup de femmes plus âgées parce que c’est du massage normal, il y a des femmes de 45-50 ans qui travaillent ici. Je ne crois pas que les hommes veulent que des femmes de 50 ans les touchent [sexuellement, NDLR] et où j’étais avant, ils aimaient les jeunes filles. (Nous traduisons)

Olga raconte qu’une masseuse russe a été arrêtée par la police dans l’ancien salon où elle travaillait, parce qu’elle avait proposé du sexe tarifé à un agent se faisant passer pour un client. Cette femme aurait maintenant des difficultés avec sa demande de citoyenneté qui était en cours, une situation qu’Olga semble craindre de vivre elle-même.

Elle affirme d’ailleurs ne rien savoir au sujet de la traite à des fins de prostitution, quoiqu’elle admette fréquenter des immigrantes d’origine russe qui travaillent dans une manufacture et font de la prostitution pour parvenir à joindre les deux bouts.

Par ailleurs, Luc, client des salons de massages, affirme n’avoir aucune information sur des femmes trafiquées. Quoi qu’il en soit, il entretient différents préjugés concernant la traite, notamment qu’elle ne concerne que certains types de femmes, certainement pas celles qui sont éduquées.

A un moment donné, il y en a une [Asiatique], j’allais la voir souvent, c’était vraiment pas cher et elle était vraiment jolie, elle étudiait, apparemment. Et puis quand tu vois qu’elles ont vraiment des petits apparts, des petits un et demi qu’elles ne te laissent pas aller aux toilettes dans l’appart, rien, tu restes vraiment juste dans la section en avant, tu sens que c’est une chambre qui est louée par quelqu’un d’autre, tu sens qu’elles n’habitent pas là. Ça ressemble plus à ça pour les filles asiatiques, mais elle, elle était brillante, elle parlait l’anglais, le français parfaitement, d’autres langues, elle étudiait en économie, je ne pense pas que c’était un cas comme ça [de traite, NDLR], elle était trop éduquée.

Luc tend à penser que la traite est un mythe, mais concède ne jamais poser de questions personnelles aux femmes prostituées qu’il côtoie: «Elles n’aiment pas ça. Si tu poses trop de questions, elles ne restent pas». Il convient trouver certaines pratiques plutôt suspectes et admet que si traite il y a, c’est plutôt dans les salons de massage qu’elle se produit, bien que selon lui, les femmes trafiquées restent tout à fait inaccessibles, en l’occurrence pour des chercheures telles que nous, principalement du fait qu’il s’agit surtout de migrantes qui ne maîtrisent ni l’anglais ni le français. C’est d’ailleurs en raison de cette incapacité à communiquer qu’il considère douteuse la présence de ces femmes étrangères dans les salons de massage:

Moi je sais que c’est plus dans les milieux des salons de massage, tout ça, parce que c’est des milieux qui sont plus contrôlés, elles sont là, elles sont dans une salle. […] Et puis les filles ne parleront pas. Généralement, leur anglais ou leur français est très poche, il y en a une, je l’avais vue une fois, et elle était là: «dou want ? dou want?», elle parlait pas français du tout […] c’est pas des cons, ils ne veulent pas qu’elles parlent. […] une fille qui ne parle pratiquement pas notre langage, c’est sûr qu’il y a quelqu’un derrière, parce qu’elles ne peuvent même pas faire une épicerie, parler au téléphone, elles ne peuvent rien faire. […]

Luc mentionne un salon en particulier, qui a pignon sur rue au centre-ville de Montréal et où il pourrait y avoir des cas de traite, mais n’envisage pas une quelconque possibilité dans les strip clubs ou dans les agences d’escortes:

…mon instinct me dit que les filles sont trafiquées, là [dans les salons de massage, NDLR]. Parce qu’elles n’ont pas de possibilités d’autonomie par rapport à leur langage, des trucs comme ça, ça va de soi. Elles sont isolées socialement, elles sont maintenues dans un état d’isolement qui rend le contrôle plus facile. Moi, c’est la seule place où j’en vois.

Paradoxalement, il n’est plus question de traite dès lors que la femme prostituée se déplace pour aller vers le ou les clients, sauf dans des cas particuliers:

…c’est sûr aussi que dans l’annonce, il y a deux ou trois filles qui sont toujours dans la même chambre de motel, qui reçoivent… […] elles ne répondent pas au téléphone elles-mêmes… pas de contact direct avec le client… Si la fille se déplace, d’après moi déjà là, tu n’as pas de trafic. Si la fille vient dans ton motel, c’est pas ça. Le trafic, c’est un endroit contrôlé, si elles reçoivent. C’est ton premier critère. Deuxièmement, si tu rencontres une fille qui ne parle ni le français, ni l’anglais, c’est évident qu’il y a un trafic.

8.6.1 Les femmes racistes ou migrantes exploitées dans les bars

Dans le milieu des bars ou de l’escorte, les répondantes disent fréquenter essentiellement des Québécoises francophones, «blanches» et ne savent rien sur la traite de migrantes. Selon elles, les femmes envoyées de l’extérieur pour «travailler» dans les bars de danseuses au Québec et surtout dans la périphérie de Montréal, viendraient principalement des autres provinces canadiennes. Les femmes de diverses origines seraient moins en demande, du point de vue de Caroline, qui note toutefois avoir rencontré plusieurs danseuses d’origine russe ainsi que des Africaines dans le milieu de l’escorte. Audrey côtoie beaucoup de «Noires», surtout Haïtiennes, mais peu d’Arabes, d’Autochtones ou d’Européennes de l’Est, ces dernières étant plus difficiles à reconnaître. Elle a aussi croisé quelques Latinas qui viendraient du Mexique, de Cuba ou d’El Salvador et qui ne parlent pas le français. Toujours selon Caroline, les clubs compteraient environ cinq danseuses «blanches» pour une «noire», «parce que les femmes noires [ne] rapportent pas autant que les femmes blanches», et ce, sans grande distinction selon les régions:

À Montréal ou à l’extérieur, c’est à peu près pareil. J’ai déjà été dans des clubs à Montréal où les femmes noires étaient en demande, beaucoup, beaucoup, parce qu’il n’y en avait pas dans le village [où résident les clients, NDLR]. C’était comme une expérience. Mais, tu sais, une fois après, ils s’étaient lassés. Ils retournaient encore à la femme blanche.

Dans la prostitution de rue ou dans les bars qu’il fréquente en tant que client, Luc a bien vu des «Blanches» et des «Noires», mais il estime que ce sont « des jeunes d’ici », pas des étrangères. Contrairement à Luc, Paul se dit convaincu de l’existence de traite de migrantes à Montréal. Lorsqu’il travaillait comme chauffeur pour une agence d’escorte, il lui est régulièrement arrivé de conduire des danseuses jusqu’en Gaspésie, où, dit-il, les clients demandent de la «nouveauté» et des femmes d’origines ethniques différentes. À Montréal ou en région, il estime avoir certainement côtoyé des Russes et des femmes d’Europe de l’Est, mais les juge plus difficiles à reconnaître. Paul identifie l’origine des femmes qu’il transportait le plus souvent à Montréal comme étant plutôt des Africaines, des Haïtiennes et des Asiatiques. Ces dernières résidaient principalement dans l’Ouest de l’île de Montréal, notammentdans le quartier Notre-Dame-de-Grâce ou à Ville Lasalle.

Il y en a même qui ne parlent ni français, ni anglais. […] Puis il y en a des fois qui ne veulent pas parler. Il y a des choses qu’elles n’ont pas envie de justifier. Je suis persuadé que certainement il y a beaucoup d’immigrantes illégales. Des Asiatiques, surtout. Tout le monde sait qu’il y a un trafic d’Asiatiques, et qui se passe ici. Ma définition [de la traite, NDLR] à moi, c’est une fille qui se retrouve dans une situation où elle fait quelque chose qui n’est pas ce à quoi elle s’attendait. Mais elle est pognée. Il y a un mec en arrière qui lui dit “tu vas là, tu fais ça”.

Enfin, les femmes d’origine étrangère sont jugées particulièrement peu «sociables» avec les autres danseuses ou escortes, à qui elles ne parlent pas. On peut penser qu’outre le milieu qui exacerbe la rivalité entre les femmes, le fait qu’elles soient «différentes», migrantes ou racisées, accentue ces tensions. C’est parfois un homme décrit comme leur «blanc» qui fait «travailler» ces dernières, sans toutefois se montrer dans les bars. Mais «elles sont toujours au téléphone avec lui, elles textent», observe Audrey. Souvent originaires d’Haïti ou de la Jamaïque, les femmes «noires» que Caroline côtoie −et considère sans un «frère pour veiller sur elles»− sont généralement sous la coupe de «Blancs» ou de «gars du ghetto».

8.6.2 Le black pimp

Selon les répondantes, la moitié des femmes prostituées «blanches» qu’elles rencontrent dans le milieu de la prostitution «sortent» avec des «Noirs», le plus souvent des pimps, ce qui s’avère le cas pour la plupart de celles dont nous étudions les propos et les expériences.

À part celles souvent qui sont un peu plus âgées, disons 27, 28 ou 29 ans, pis que là, elles ont compris la game, la majorité des jeunes filles sont toutes pimpées par des Noirs. […] Des Latinos, il doit y en avoir sûrement mais j’en ai pas vu. (Caroline)

Caroline rapporte que dans son entourage, les femmes «blanches» qui fréquentent des «Noirs» sont qualifiées de «P.A.N.», «plottes à nègres, excuse-moi l’expression», explique-t-elle. D’autres «sortent» avec des «Blancs» qui, sans forcément être des proxénètes, ne sont pas pour autant «des petits Blancs normaux», mais «des gars qui traînent dans les business», fréquemment des motards, précise la jeune femme qui compte cinq ans dans l’industrie du sexe, comme prostituée mais aussi comme booker dans une agence.

Nous avons abordé au chapitre 3 l’hypothétique surreprésentation des hommes « noirs » dans le proxénétisme et dans les réseaux de traite. Le discours des femmes prostituées que nous avons rencontrées met en lumière cette figure du black pimp, objet d’une troublante glorification dans une certaine culture urbaine, particulièrement celle de la mouvance gangsta rap, associée, à tort ou à raison, au ghetto afro-américain.

Comme le personnage récurrent du gangster, le pimp est l’un des symboles de la contestation à un ordre établi. En l’occurrence celui d’une Amérique blanche et particulièrement raciste, à l’orée des années 60. Rebelle hors la loi, anti-conformiste, le mac affiche un mépris royal pour les institutions en place. (Hoffa, 2007)

Le black pimp serait devenu le symbole de la mobilité sociale et de l’empowerment des jeunes hommes afro-américains ainsi que, globalisation culturelle oblige, de celui des jeunes «noirs» du Québec.

D’autre part, depuis l’œuvre pionnière de Franz Fanon, la littérature postcoloniale s’est régulièrement attachée à mettre en scène la «possession» par l’homme «noir» de la femme «blanche» jadis fruit défendu, désormais «conquérable» notamment par la «libéralisation sexuelle» dans les sociétés occidentales et en raison de contacts répétés à cause du tourisme, qui ont favorisé l’émergence d’unions mixtes. Ainsi, Fanon oppose deux personnages clés de la relation coloniale, «l’homme de couleur et la Blanche», le premier couchant avec la seconde car il aspire à l’égalité en couchant avec la femme du blanc; c’est le rêve de possession et de victoire sur l’esclavage du colonisé qui veut assujettir la femme du colonisateur.

Quoi qu’il en soit, les rapports de pouvoir relatifs à l’ethnicité recouvrent également les clients. Par exemple, Audrey dit avoir été prévenue, en tant que danseuse «pimpée» par un «Noir», de ne pas prendre de clients «noirs», parce que ça serait «irrespectueux» à l’égard d’Harry, lui-même né en Haïti:

Si un client noir veut avoir tes services, tu peux pas lui donner. […] parce qu’ils se connaissent tous, eux autres, entre eux [les proxénètes, NDLR]. […] C’est clair. Puis il te le dit aussi là. Ça, c’est très irrespectueux de faire ça… Prendre un client noir puis regarder un client noir… Parce qu’eux autres, dans leur tête, si t’es avec un Noir c’est parce que tu peux sauter sur tous les Noirs qu’il y a, on dirait. Ils sont bien macho. Bien pas [son conjoint actuel qui est d’origine haïtienne] là, mais Harry, puis toute cette gang là, ils sont de même. Tu peux pas avoir un client noir.

 

8.7 Perceptions sur les clients: entre oubli et déni

…c’est quelquefois au-delà de mes forces, je veux dire oublier, réduire les clients à un seul homme pour ensuite le réduire à sa queue, parfois ils prennent trop de place, eux et leurs manies.

Nelly Arcan, Putain (2001: 61).

Les victimes d’exploitation sexuelle dont nous avons étudié les récits entretiennent une vision plutôt floue et dissociée de leurs rapports avec les clients, se considérant avant tout chanceuses de ne pas avoir multiplié les mauvaises passes. Escortes ou danseuses, elles préfèrent manifestement se souvenir des «bons clients», c’est-à-dire ceux qui ne les violentent pas physiquement, voire qui les «gâtent».

8.7.1 Le premier client

Globalement, les femmes rencontrées gardent peu de souvenirs des hommes qui payaient pour avoir des rapports sexuels avec elles, «trop nombreux, trop semblables», comme le formule une romancière qui a elle-même été prostituée[fn] La romancière a été escorte pendant plusieurs années et s’est suicidée en septembre 2009, à l’âge de 36 ans.[/fn] (Arcan, 2001: 60). Les répondantes consomment d’ailleurs toutes alcool ou stupéfiants pour «passer au travers» et, possiblement «quitter un millier d’hommes, oublier leur nom le temps de sortir du lit» (Arcan, 2001: 59). Plusieurs se remémorent néanmoins assez précisément le sentiment de souillure associé à la première fois qu’elles ont «fait» un client:

Je suis rentrée chez moi, je me suis lavée, je me suis trempée dans l’eau de Javel, avec de l’eau. J’avais parlé à une fille qui m’avait dit: «Tu peux faire ça. Ça tue les bactéries qui sont sur toi.» Je l’ai fait, toutes les premières fois. Je l’ai fait puis je me suis frottée, frottée, frottée puis j’ai pleuré. Mais, après la première fois, la deuxième fois, la troisième fois, tu penses plus. Tu dis: «O.K. Il faut que j’aie de l’argent.» […] à la longue tu te sens plus sale, à la longue, tu te dis «C’est un travail», tu rentres chez toi, tu prends ta douche. Comme quand tu rentres de ton travail le soir. (Caroline)

Julie se souvient que pour son premier client, son pimp a fait affaire avec une agence d’escorte:

Ils m’ont arrêtée devant un immeuble. Il y avait une fille dans l’auto avec moi, puis mon chauffeur m’a dit: «”O.K. Tu vas à telle adresse puis tu m’appelles pour confirmer quand tu as l’argent”». […] Là, je suis montée, je suis rentrée, puis là, je me souviens plus de rien.

Julie associe cette perte de mémoire à une fermeture du cerveau, une sorte de mécanisme de survie face à des expériences insupportables, et dont elle dit subir encore, plusieurs années après, les conséquences sociales et psychologiques:

C’est comme si ton cerveau, il essaye de se fermer. Là, il s’est fermé et il a réussi à faire comme un black-out de cette heure-là de ta journée. Puis plus tu le fais, plus c’est facile. Ça devient machinal, puis tu fais juste te fermer. Moi j’ai eu de la misère avec ça, j’ai fait beaucoup de crises d’angoisse. J’ai été à l’hôpital. Je pesais 75 livres… J’étais petite! Si tu voyais des photos, tu ne me reconnaîtrais pas.

8.7.2 Romancer pour «passer au travers»

Plusieurs survivantes de la prostitution se montrent empressées de partager des anecdotes dignes de Pretty Woman13 Pretty Woman est un long-métrage hollywoodien (Touchstone, 1990). Il met en scène l’improbable histoire d’amour entre un riche homme d’affaire et une femme qui fait de la prostitution de rue à Beverly Hills. En mettant de l’avant le traditionnel personnage de la courtisane au grand cœur, ce film présente une vision romantique de la prostitution. Il est considéré comme une version moderne du conte de Cendrillon, alors que le prince « libère » la belle pauvresse par son amour et, faut-il le souligner, grâce à ses dollars, lui offrant du même coup un statut social. Pour une analyse plus poussée, voir Madison, 1995., lesquelles s’avèrent indiscutablement plus valorisantes qu’une «longue litanie de la détestation», selon l’expression utilisée à propos de l’ouvrage Putain de Nelly Arcan (Puhl, 2005: 14).

Il y a un client que j’ai rencontré, il m’a donné 4 000 piasses pour deux jours puis il m’a emmenée magasiner en plus de ça, puis on dormait dans un penthouse d’hôtel. On se réveillait au champagne-jus d’orange… Mais ça, c’est dans le temps que j[e n]’étais plus avec Harry [son proxénète, NDLR]. (Julie)

S’il fait allusion à une relation amoureuse possible entre une personne prostituée et un client, Luc se dit toutefois lucide et souligne qu’il s’agit généralement de relations purement économiques. Ses propos trahissent la vulnérabilité d’un jeune homme prostitué qui a nourri des illusions à propos d’un homme riche et puissant lequel, comme dans le film Pretty Woman, aurait pu le sortir de la misère:

…j’ai rencontré un homme très riche, qui possédait beaucoup de restaurants dans le Village […] le gars, il te fait des compliments… Puis je l’ai vu faire les mêmes compliments à un autre et là, j’ai commencé à réaliser après quelques mois que j’étais simplement un morceau de viande, et qu’il achetait la meilleure qualité. C’est pas par rapport à toi, c’est par rapport à avoir un corps, un garçon selon ses caractéristiques à lui, qu’il pouvait se procurer avec la moindre somme d’argent. C’est vraiment un rapport économique.

Pour continuer à survivre, Caroline affirme avoir toujours cherché à entretenir une «certaine confiance» à l’égard de ces consommateurs anonymes qui se succèdent et paient pour coucher avec elle, un lien qui confère un peu d’humanité à la situation et «l’encourage pour passer au travers». Ne parvenant pas à se sauver elle-même, elle se demande si elle ne cherchait pas à sauver ses clients:

Tu vois comment que les hommes peuvent être salauds, parce que j’en ai vu plein d’hommes mariés, tellement, tellement, tu te dis: «C’est décourageant!». Mais j’ai vu aussi des hommes qui étaient tout seuls, qui se sentaient tout seuls, qui avaient juste… Moi, j’ai des gars qui m’ont juste payée à parler. Ils se sentaient tout seuls puis ces gens-là, on aurait dit que j’avais besoin de les sauver, si tu veux. Peut-être parce que moi j’aurais eu besoin de ça, puis que je l’ai pas eu. (Caroline)

Il est probable qu’au regard de la violence subie de la part du pimp, les rapports avec les clients soient perçus sous un jour plus positif. Mais surtout, elles semblent avoir totalement intégré la violence intrinsèque au fait d’être exploitées sexuellement.

8.7.3 L’intériorisation de la domination

Aucun récit ne témoigne autant que celui d’Audrey de l’intériorisation des normes et des valeurs dominantes dans l’industrie du sexe et du rôle d’objet sexuel qui lui a été dévolu, empreint d’occultation de la violence et d’autodénigrement. Même délivrée de l’emprise de son pimp, la jeune femme s’efforce de démontrer à quel point elle est désormais le sujet de son existence. Répétant combien elle «aime le sexe» et même, qu’elle se pense «nymphomane», la jeune femme soutient que ce qui lui importe désormais, c’est de pouvoir choisir les clients qui lui plaisent, comme pour se construire une image valorisée de soi:

Souvent, il y en a des beaux, des beaux hommes, des clean, des businessmen. Pis moi, j’suis pas une bitch… Ben oui, je suis bitch, parce que j’ai besoin d’argent, mais pas «Salut, tu veux-tu aller en arrière». Moi, c’est comme: «Salut, ça va, mon nom, c’est [nom d’emprunt]. Pis si tu veux pas me faire danser, ça me dérange pas». […] Même si lui me dit: «Viens ici»… «Fuck you ostie, j’ai pas besoin d’argent comme ça. J’ai pas besoin que tu me touches les fesses avec tes vieilles mains!». Tandis que l’autre, le bel homme, envoye, viens! (Audrey)

En tant que chauffeur, Paul assiste régulièrement à des scènes de colère de la part des escortes flouées ou à qui les clients ont manqué de respect, les considérant comme des «morceaux de viande»:

C’est sûr que quand tu vas chercher une fille à trois heures, quatre heures du matin, elle est révoltée contre les hommes. […] Il y a de l’abus, il y a des filles qui se font abuser, il y a des gens qui n’ont aucun respect, ils pensent que la fille est danseuse donc qu’elle ne se respecte pas. […] c’est arrivé que la fille qui embarque dans l’auto est en beau maudit, parce qu’il y a des hommes c’est des vieux cochons… Il y a des jeunes cochons aussi! […] Il y en a, parce qu’ils paient, ils pensent qu’ils ont le droit de tout faire. (Paul)

Comme bien des victimes de violence, le premier réflexe des répondantes est de se blâmer en cas de problème avec un client, d’invoquer des erreurs de débutantes ou un moment d’inattention. On ne se surprendra pas que ce soit le clou que le proxénète ait choisi de river, tout à sa fureur d’avoir fait les frais d’un client voleur.

Je me suis fait voler deux, trois fois, je pense. Puis c’était des erreurs de ma part, que j’aurais dû pas faire. Ça, essaye d’expliquer ça à ton gars [pimp, NDLR], après! […] Genre, j’ai laissé traîner mon argent ou je le mettais là, je mettais quelque chose par-dessus et j’avais la confiance facile, moi. […] Encore là, je mangeais des volées. Alors t’apprends assez vite, tu laisses pas traîner d’argent. (Caroline)

Ex-danseur nu ayant lui-même subi la violence de clients, Luc ne perçoit pas nommément la violence inhérente à la prostitution, mais déplore que les femmes aient généralement tendance à minimiser ou à taire les brutalités dont elles font l’objet: «Elles n’en parlent pas beaucoup, c’est nié». La conception de ce qui constitue une agression varie selon les répondantes. Ainsi, Julie, tend à n’identifier le viol que lorsque le client part sans payer. Elle hésite à parler de violences sexuelles à propos de la prostitution, considérant que dès lors que le client a bel et bien payé, impliquant que c’était sa «job»:

…comme je te dis, il m’a payé, c’est moi qui m’es rendue là, dans le fond. Fait que t’es violentée sexuellement mais… Ça, c’est quelque chose que je peux pas te dire parce que… C’est sûr que 80 % des clients, j’avais pas envie de coucher avec eux, j’avais pas envie, tu sais, mais c’était ma job, fait que je le faisais. [silence] Je sais pas… Oui. Dans le fond, oui, j’ai été abusée sexuellement parce que, mettons, un gars qui est parti comme ça, sans vouloir me payer, bien c’est un viol, parce que moi, je l’ai fait pour l’argent, puis j’ai pas eu mon argent. Fait que tu m’as violée puis t’es parti, tu sais. Sauf que tu passes par-dessus ça parce que tu as couché avec 500 autres dans l’année d’avant. Fait que, dans ta tête, tu passes par-dessus; c’est un de plus. Ça a mal tourné, puis c’est ça. (Julie)

8.7.4 La violence des clients et le mythe de la prostitution «sécuritaire»

Au vu de l’intériorisation de la domination et de la banalisation de la violence dont elles font l’objet qui marquent leur récit, les répondantes se montrent soulagées de n’avoir fait que «quelques» mauvaises rencontres. Toutes se souviennent avec amertume d’épisodes plutôt sordides impliquant des clients à l’hygiène problématique qui les conduisaient à se nettoyer le corps avec un gel désinfectant. Elles se rappellent aussi des hommes qui les «bardassaient» pour éviter de payer. Caroline raconte l’histoire tragique de sa meilleure amie, escorte, défenestrée du deuxième étage par un client. Elle se souvient aussi d’une agression sexuelle dont elle a été le témoin impuissant: «J’ai vu une fille se faire violer. Je l’ai vue de mes yeux, là, puis tu peux pas rien faire. Parce que tu te dis “Regarde, tu bouges, puis t’es faite”».

Alors que les doormen assurent une relative surveillance dans les bars – relative puisque les pratiques de sexe tarifé se déroulent souvent derrière un rideau ou dans une cabine avec une portée fermée et que la prostitution en lieux clos n’est certes pas exempte d’actes violents – une fonction importante du chauffeur d’escorte semble associée à la prétendue sécurité des femmes vis-à-vis des clients :

En même temps, ils savent que le chauffeur suit. Peut-être le client va faire plus attention s’il sait qu’il y a quelqu’un en bas qui attend. La fille va peut-être se sentir un peu mieux protégée, si elle dit au client «si je ne suis pas là à telle heure, il va monter». (Paul)

On peut néanmoins envisager qu’outre la question du contrôle des allées et venues, les agences engagent les chauffeurs d’escorte davantage pour la «protection de la marchandise» que pour la sécurité des femmes. Selon nos données, les escortes semblent d’ailleurs particulièrement exposées aux abus de toutes sortes lorsqu’elles se déplacent dans des lieux privés parfois glauques ou tombent sur des clients aux exigences particulières, sans compter ceux qui essaient de les détrousser. Autant de situations où le chauffeur qui attend dans son véhicule ne peut intervenir assez rapidement.

…[Les deux clients] tiraient sur notre sacoche. Là, on a réussi à se cacher dans la toilette puis on a téléphoné à notre chauffeur qui est venu. Bien, eux, ils ont eu le temps de s’en aller. […] J’ai mangé un coup de poing dans la face, puis tout ça. (Julie)

8.7.5 Propos de consommateurs de sexe tarifé

Paul considère qu’il y a des hommes comme lui qui respectent les femmes, mais qu’on n’en entend pas parler. Il raconte notamment avoir pris sous son aile une amie danseuse, car elle était séropositive et dépendante de la cocaïne. En tant que client, le discours de Paul s’inscrit dans le «paradigme de la bienfaisance» caractéristique de plusieurs consommateurs de sexe tarifé, c’est-à-dire qu’«il se pense ici comme porteur d’une utilité sociale et économique permettant aux prostituées de survivre» (Bouamama, 2004: 12).

Quant à lui partisan d’une approche qui distingue prostitution «libre» et prostitution forcée, Luc aime, comme client, encourager «des filles autonomes». Il désapprouve le proxénétisme: «Dès que je vois qu’il y a un gars qui collecte, ça ne m’intéresse plus». En même temps, il dit ne jamais poser de questions personnelles aux femmes dont il consomme les «services sexuels». On peut donc se demander à partir de quels critères il évalue leur degré «d’autonomie».

En vertu d’une logique argumentaire de compulsion arrimée à un principe de chosification des femmes qui constitue clairement son «arôme idéologique» (Bouamama, 2004), Luc associe sa consommation de sexe tarifé à une forme de dépendance, se décrivant comme un «sex-addict» inoffensif:

…je rentrais de ma journée et je faisais des tours avec ma voiture, je pouvais tourner en rond jusqu’à ce qu’il y ait quelque chose, je pouvais tourner en rond des heures. Je magasinais. C’était le même plaisir que de s’acheter quelque chose en magasin. Une espèce de poussée consumériste. (Luc)

À titre de consommateur de prostitution de rue, Luc déplore avoir été «victime de la répression» policière. Il raconte comment de telles opérations visant la clientèle se déroulent et comment il interprète les motivations qu’elles sous-tendent:

Les policiers te pognent quand tu es en pleine petite affaire, ils te font le sermon, ils te donnent un avertissement. S’ils te reprennent, ils ne sont vraiment pas contents et le prochain coup, tu vas au poste, ils t’envoient une lettre et ils t’appellent pour officialiser que tu fais partie d’un plan de répression. […] C’est efficace. Moi je ne fais plus rien dans ma voiture ! […] Je suis totalement traumatisé. Leur truc, c’est qu’ils ne veulent pas que tu fasses ça près des résidences, c’est la vraie raison. Ils me disent «emmènes-la chez toi ou va chez elle, mais sinon il n’y a pas de problème», il me l’a dit textuellement. Mais ils ne veulent pas me voir dans la voiture, dans la petite rue avec un sens unique, dans un coin sombre, dans les lieux sombres.

8.7.6 Visibiliser les responsables de l’exploitation sexuelle

Engagée dans un processus de réinsertion sociale depuis plusieurs années à travers le témoignage sur son vécu comme victime de traite, Julie estime crucial de mettre en lumière les «vrais» responsables de l’exploitation sexuelle et l’imposture d’une prostitution légalisée14 En référence au documentaire d’Ève Lamont, intitulé L’imposture [la prostitution mise à nu](2010) pour lequel la réalisatrice a rencontré environ 75 femmes prostituées, dont Julie.. Elle considère que la justice et les différents acteurs et actrices sociaux préoccupés-es par la question de l’exploitation sexuelle n’accordent pas assez d’attention au fait que la demande pour l’acte prostitutionnel demeure insatiable. Selon elle, il importe de pénaliser les clients et ceux qui tirent les ficelles, les «vrais boss», qu’elle associe aux motards. Elle dénonce aussi l’hypocrisie des autorités politiques qui –sous couvert de mieux encadrer la prostitution pour assurer de meilleures conditions à celles qui deviendraient des «salariées»– n’ont que leurs propres intérêts économiques à l’esprit:

C’est quelqu’un plus gros qu’un pimp qui est en haut de ça, c’est sûr. […] c’est des gars de bicycle, c’est sûr! […] Mais ça, on les voit jamais nous, on les voit jamais eux autres. […] C’est pas nécessairement le pimp là, le pimp qui est niaiseux là-dedans, mais si tu t’en prendrais au gouvernement… C’est sûrement les pires dans tout ça! Puis là, ils parlent que les danseuses, il faudrait qu’y «punchent» puis qu’y soient payées un salaire pour pouvoir déclarer. Ils sont pas caves; ils savent qu’ils peuvent faire des millions et des millions avec ça. Fait que c’est pas aux pimps puis à tout ça, nécessairement qu’il faudrait s’en prendre, c’est à plus gros que ça. Parce que, si il y aurait plus de pimps, il y en aurait quand même de la chose. C’est la demande qu’il faut qu’on arrête.

Julie estime qu’au Québec, la loi est plutôt «open», en matière de prostitution, d’autant que, selon elle, «les policiers sont tous corrompus». Elle évoque également des collusions entre des élus locaux et des propriétaires de bars qui rendent caduques toute intervention policière:

Au [club situé en Montérégie] il y avait une descente, mais le maire était passé une semaine avant avertir le propriétaire qu’il allait y avoir une descente. Parce que le propriétaire, il envoie des filles au maire puis ils couchent ensemble. C’est comme ça. Fait que pour que t’arrêtes ça…

Ainsi, la jeune femme nous appelle à visibiliser le rôle des consommateurs de prostitution, faute de quoi, des recherches comme les nôtres, visant à enrayer le phénomène de la traite, resteront vaines: «C’est pour ça que je trouve ça plate un peu de vous voir de même essayer, essayer, essayer, parce que vous vous en prenez pas aux bonnes personnes!».

 

8.8 Éléments à retenir

Ce chapitre a présenté des résultats de recherche qui concernent le vécu de femmes exploitées dans l’industrie du sexe, trafiquées ou non, et leurs propres observations de ce milieu dans lequel elles ont évolué, pour certaines, durant plusieurs années. Les données relatives au fonctionnement et à la culture de l’industrie du sexe sont aussi issues des récits de deux hommes actifs dans ce milieu, notamment à titre de client. Il ressort que les femmes prostituées apparaissent vulnérables non seulement aux leurres des pimps qui les exploitent sans vergogne, mais également aux agissements des clients, des pushers et du milieu en général qui se montre hautement toxique.

Ces éléments empiriques révèlent comment les proxénètes peuvent compter sur un système bien rodé pour trafiquer une femme, même mineure, dans le circuit des bars de danseuses ou dans le milieu de l’escorte, par l’intermédiaire des agences de placement, des annonces classées ou directement auprès des strip clubs. Des plus frustes aux plus hauts de gamme, de tels établissements semblent d’autant plus susceptibles d’abriter des pratiques prostitutionnelles lorsqu’ils sont éloignés des grands centres urbains et proches de la frontière canado-américaine15 Notons qu’aux États-Unis, les femmes ne peuvent être complètement nues, contrairement au Canada. de plus, l’âge légal pour boire de l’alcool est fixé à 18 ans au Québec et à 19 ans ailleurs au Canada, tandis qu’aux États-Unis, il est généralement établi à 21 ans. (Niagara Falls, Cantons de l’Est, etc). Marquée par la criminalité, l’industrie du sexe ne semble toutefois guère inquiétée par les opérations policières, davantage préoccupées par le problème de la drogue, voire de la prostitution juvénile, que celui de l’exploitation sexuelle de personnes majeures.

Au vu de l’emprise psychologique obtenue par le recours à la violence et par l’exploitation patriarcale du sentiment amoureux16 Exposé avec les repères conceptuels au chapitre 2., rien ne nous permet de penser que le contrôle des proxénètes sur leurs recrues s’exerce de façon moins efficace en leur absence. On note d’ailleurs l’emprise de l’alcool et de stupéfiants pour supporter des conditions de vie objectivement insupportables, alors que nombre de femmes prostituées survivent en état d’esclavage, sous l’emprise d’un homme, certes, mais aussi sous le joug d’un système total dont il est difficile de s’affranchir, comme l’expose le chapitre suivant

  • 1
    Notons que Luc et Paul se sont finalement montrés plutôt réticents à agir comme intermédiaires auprès de femmes potentiellement trafiquées. C’est surtout en tant que client de la prostitution que leur collaboration s’est avérée pertinente, dans la mesure où leurs autres propos sur l’industrie du sexe ne font que compléter ceux des répondantes qui y ont été exploitées. Luc est issu d’un milieu social favorisé, classe moyenne à élevée. Il a déjà fait de la danse nue et de la prostitution de rue. À présent, il est client de la prostitution de rue et fréquente régulièrement les clubs de danseuses. Il a également travaillé comme escorte et comme chauffeur dans une agence d’escorte. Il y a une dizaine d’années, il a eu sa propre agence d’escorte (pendant six mois environ), mais il dit avoir cessé car ce type de «business» ne l’intéressait pas et ne lui rapportait pas beaucoup. Âgé de 51 ans, Paul a décroché de l’école vers quatorze ou quinze ans. Depuis, il fréquente la vie «underground». Dans sa jeunesse, il s’est adonné à la danse nue et à la prostitution (homosexuelle) à Montréal. Par la suite, il a notamment été chauffeur pour une agence d’escortes, «au noir», de 1999 à 2001. Paul consomme différents stupéfiants et a d’ailleurs été «vendeur pour les motards», c’est-à-dire livreur de drogue. Les motards lui font confiance, dit-il, d’autant qu’il n’a pas de casier judiciaire. Enfin, Paul est un client régulier de la prostitution féminine.
  • 2
    Définition proposée par le dictionnaire du Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), http://www.cnrtl.fr/ (consulté le 21 août 2009)
  • 3
    Notons qu’un système social est dynamique par définition (de Rosnay, 1975).
  • 4
    Selon Julie, à ce moment-là, Harry et sa famille sont installés au Québec depuis une quinzaine d’années.
  • 5
    Exception faite, possiblement, d’événements tels que le Grand prix de Formule 1 qui attire à Montréal son lot de femmes prostituées.
  • 6
    Nous nous sommes entretenues avec Geneviève lors du Tribunal populaire sur l’exploitation sexuelle commerciale. Il s‘agit d’un événement organisé par la CLES qui s’est tenu à Montréal du 18 au 20 mars 2011. Voir http://www.lacles.org/index.php?option=com_content&view=article&id=264:les-participantes-du-tribunal-populaire-se-prononcent-massivement-contre-lindustrie-du-sexe&catid=24:actions-&Itemid=14 (consulté le 1er novembre 2012)
  • 7
    La dissociation est un état dans lequel un individu se déconnecte de la réalité, avec un sentiment d’effectuer des actions de façon automatique, habituellement pour faire face à des situations douloureuses ou traumatiques.
  • 8
    Nous avons de bonnes raisons de penser que le service-bar ne va pas à la barmaid mais bien au propriétaire du club, souvent via le disc-jockey (DJ). Selon un document édité par l’organisme Stella, cette somme «est redistribuée aux portiers, au DJ, aux barmaids et aux serveuses» (Boucher, 2003 : 12).
  • 9
    Des agences suggèrent ainsi différents établissements de toutes catégories à leur clientèle, via leur site internet. Par exemple VIP Escort Montreal, une agence qui dit se spécialiser dans un service d’élite pour des clients prêts à payer le prix fort pour des «perles» qui peuvent leur rendre visite dans des chambres d’hôtel de luxe sur la base d’un séjour d’une durée minimale de deux heures («these Pearls are visiting the High End Hotels on a pre-booking basis for a minimum duration of 2 hours»). www.vipescortmontreal.com (consulté le 30 mars 2012)
  • 10
    Témoignage d’Audrey lors de l’interrogatoire par la Couronne, à propos d’un client qui lui avait donné sa carte à cet effet.
  • 11
    Ces derniers propos laissent supposer que Jorge n’opère pas seul, mais il ne s’agit pas d’éléments étayés par d’autres données.
  • 12
    Notons qu’après plusieurs mois sous l’emprise de Vincent à être prostituée loin de Montréal (et de ses parents), Anastasia profite finalement d’un «rapatriement» à Montréal pour fuir son pimp, avec la complicité de Sophie.
  • 13
    Pretty Woman est un long-métrage hollywoodien (Touchstone, 1990). Il met en scène l’improbable histoire d’amour entre un riche homme d’affaire et une femme qui fait de la prostitution de rue à Beverly Hills. En mettant de l’avant le traditionnel personnage de la courtisane au grand cœur, ce film présente une vision romantique de la prostitution. Il est considéré comme une version moderne du conte de Cendrillon, alors que le prince « libère » la belle pauvresse par son amour et, faut-il le souligner, grâce à ses dollars, lui offrant du même coup un statut social. Pour une analyse plus poussée, voir Madison, 1995.
  • 14
    En référence au documentaire d’Ève Lamont, intitulé L’imposture [la prostitution mise à nu](2010) pour lequel la réalisatrice a rencontré environ 75 femmes prostituées, dont Julie.
  • 15
    Notons qu’aux États-Unis, les femmes ne peuvent être complètement nues, contrairement au Canada. de plus, l’âge légal pour boire de l’alcool est fixé à 18 ans au Québec et à 19 ans ailleurs au Canada, tandis qu’aux États-Unis, il est généralement établi à 21 ans.
  • 16
    Exposé avec les repères conceptuels au chapitre 2.
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