Article IREF

Chapitre 7. Trajectoires de vie dans l’industrie du sexe

Sandrine Ricci
Lyne Kurtzman
Marie-Andrée Roy
couverture
Article paru dans La traite des femmes pour l’exploitation sexuelle commerciale: entre le déni et l’invisibilité, sous la responsabilité de Sandrine Ricci, Lyne Kurtzman et Marie-Andrée Roy (2012)

Le témoignage d’une victime de traite constitue souvent le seul indice pour trouver le ou les coupables […] La traite des êtres humains est un phénomène très clandestin qui passe sous le radar. En conséquence, retracer et identifier des victimes de traite s’avère un énorme défi dans presque tous les pays du monde.

Robin Pike, chef du Bureau de la lutte contre la traite des personnes de la Colombie-Britannique (OCTIP)[fn] Traduction libre de: «The testimony of a trafficked victim is often the only clue to find the offender, and victims are hard to track down […] “Human trafficking is very clandestine and under the radar and it is the detection and identification of trafficked victims that has proved to be very challenging in about every country in the world”» dans Keilholz, 2008.[/fn]

Ce chapitre présente des cas de femmes trafiquées ou exploitées dans l’industrie du sexe au Québec et au Canada. Quatre d’entre eux nous renseignent sur des expériences de la traite à des fins d’exploitation sexuelle vécues par les femmes migrantes ou sur leur connaissance de ce problème, tandis que quatre autres cas nous informent sur la traite locale de jeunes femmes originaires du Québec et nous offrent un regard empirique sur l’industrie du sexe au Québec. Dans un premier temps, nous faisons un survol de la trajectoire de Julie, Caroline et Audrey, avec qui nous avons conduit des entretiens approfondis, et de Noémie, dont nous avons pu visionner la déposition vidéo et que nous avons rencontrée à quelques reprises, sans toutefois avoir conduit un entretien formel.

Dans un deuxième temps, nous exposons différents cas impliquant des femmes migrantes. Les histoires d’Anastasia, Karen et Martha s’avèrent plus fragmentaires que les autres car elles proviennent de sources secondaires. Ils ont été recensés lors de la collecte de données effectuée auprès de participantes à notre recherche, issues du secteur communautaire ou institutionnel. Il s’agit surtout de les placer en résonance avec les trajectoires de nos quatre répondantes principales, ainsi qu’avec le témoignage d’Olga, recueilli à l’occasion de notre travail de terrain. Immigrante d’origine russe, la jeune femme fait des massages dans un salon qui abrite des activités prostitutionnelles. Hormis celui de Karen, tous les parcours présentés sont liés à la traite locale, à l’intérieur des frontières canadiennes. Outre cette présentation de type vertical, les données feront l’objet d’un examen approfondi dans les chapitres subséquents, selon une approche plutôt horizontale. Ces récits de femmes trafiquées ou actives dans l’industrie du sexe sont marqués du sceau de l’émotion, de la souffrance, mais aussi de la générosité et de la confiance. Rappelons que nous avons usé de pseudonymes et que les détails biographiques ont été modifiés pour assurer l’anonymat de toutes les femmes dont il est question ici.

À l’instar de certaines intervenantes ayant participé à notre étude, nous avons opté pour le terme «recrue» afin de désigner les femmes nouvellement entraînées dans l’industrie du sexe. Ce terme met en lumière l’opération de recrutement qui se déroule en amont de la traite et, souvent, de l’exploitation sexuelle en général, et ce, par le biais d’un arsenal de stratégies et de leurres. Par extension, une recrue signifie: «Personne nouvelle qui vient se joindre à un groupe»1 Définition proposée par le dictionnaire du Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), http://www.cnrtl.fr/ (consulté le 10 septembre 2009).. Enfin, les recrues sont par essence appropriées pour «renouveler, grossir un groupe», en vue de poursuivre des objectifs définis par les dominants du groupe en question.

En ce sens, il importe de toujours (re)situer les cas individuels présentés ici dans une analyse globale de la traite, en tant que mécanisme mis en place par l’industrie du sexe pour répondre à la demande des clients-prostiteurs, autant que de l’exploitation sexuelle à des fins commerciales, et en tant que violence d’ordre systémique à l’encontre des femmes en tant que classe de sexe.

 

7.1 Trajectoires de jeunes femmes originaires du Québec

Les quatre jeunes femmes dont nous étudions plus en profondeur les trajectoires et les propos appartiennent à la majorité «blanche», de souche francophone. Caroline, Julie, Audrey et Noémie ont été recrutées entre 15 et 19 ans par des proxénètes qui les ont exploitées dans le circuit des bars de danseuses nues et dans le milieu de l’escorte, dans un contexte de traite le plus souvent. La durée de cette exploitation varie de onze jours à quatre ans; celle de leur insertion globale dans l’industrie du sexe, entre huit mois et cinq ans, la plupart des recrues demeurant actives un certain temps après l’incarcération de leur proxénète, ainsi que nous le verrons au chapitre 9 portant sur leur sortie de la prostitution. Les proxénètes ont tous été traduits en justice et incarcérés, parfois parce que leur victime a porté plainte, parfois parce qu’ils faisaient l’objet d’une enquête pour leur participation à différentes activités criminelles.

Figure 7-1

Profil des répondantes

Par les autrices, 2012

7.2.2 Trajectoire de Julie

Mineure recrutée et trafiquée au Québec et dans le reste du Canada pendant trois ans et demi

Julie a quelques mois lorsque ses parents se séparent. Sa mère refait sa vie avec un autre homme, avec qui elle a deux autres enfants dont Julie s’est toujours sentie proche. Toute la famille vit dans les environs d’une petite localité de la région de Lanaudière. La mère se sépare du beau-père lorsque Julie a environ treize ans et, suite à des complications financières, part vivre avec ses trois enfants dans un secteur populaire de Montréal. La femme souffre d’alcoolisme depuis plusieurs années et ce problème s’est accentué avec la séparation et le déménagement. Julie juge que son beau-père était un homme violent à l’endroit de sa conjointe et parfois à son endroit. Elle éprouve des difficultés croissantes à l’école et a des fréquentations discutables dans les parcs avoisinant son nouveau quartier.

Julie a quinze ans lorsqu’elle rencontre Harry dans les parages de son école secondaire; il est âgé d’une vingtaine d’années et parade au volant d’une voiture sport. L’homme se montre très assidu et Julie finit par céder aux avances de celui qui joue d’emblée la carte du protecteur pour séduire sa «princesse». Après environ un mois de fréquentation, Harry présente à Julie la «blonde» de son frère, Jennifer, qui fait de l’escorte, a du «fun» et gagne de l’argent. C’est ainsi qu’il introduit Julie à la prostitution, lui procurant de fausses cartes d’identité.

L’adolescente abandonne l’école et fait de l’escorte pendant environ trois mois, généralement en compagnie de Jennifer, la recrue du frère d’Harry. Un jour, après qu’un client l’ait brutalisée, elle cesse son activité d’escorte pour faire de la «gaffe» dans des clubs de danseuses nues, pratique plus lucrative que la «danse à 10» et qui implique diverses formes de rapports sexuels tarifés. Julie, alors âgée de 16 ans, danse et fait de la prostitution six jours sur sept. Elle ne peut prétendre à un jour de congé supplémentaire sans causer la «frustration» d’Harry. Ce dernier ne se présente jamais aux bars où sa recrue travaille, mais il l’appelle très fréquemment sur son cellulaire. Il l’accompagne dans toutes ses autres activités, bien qu’opérant avec la plus grande discrétion. Durant le jour, Julie dort à l’appartement qu’elle partage désormais avec Harry, s’entraîne dans un centre sportif quatre fois par semaine ou elle reçoit des soins esthétiques (pose d’oncle, coiffure, bronzage). La jeune femme parachève sa transformation physique avec une augmentation mammaire. Elle sort assez peu, ses loisirs se bornant à aller au cinéma ou manger au restaurant avec Harry. Depuis son insertion dans l’industrie du sexe, Julie ne fréquente plus ses camarades d’antan et voit rarement sa famille, dont Harry l’éloigne autant que possible.

À plusieurs reprises, Harry ou son frère «recommandent» à Julie d’aller danser hors de Montréal, au Québec, mais aussi en Ontario ou au Nouveau-Brunswick, où elle se rend pour des périodes d’une ou deux semaines. Son statut de mineure ne semble guère contrarier l’exploitation sexuelle dont elle est l’objet dans les bars au Québec et ailleurs au Canada. Harry ne s’est cependant pas hasardé à lui faire franchir la frontière canadienne avec ses fausses cartes. Julie considère qu’elle n’a toutefois pas été déplacée aussi souvent que d’autres femmes de son entourage, peut-être une dizaine de fois en quatre ans. Elle n’aimait pas du tout se retrouver loin de chez elle. De plus, elle était moins «performante» à cause de ses angoisses. Du coup, elle rapporte moins d’argent à Harry lors de ses déplacements qu’en exerçant de la prostitution dans les bars en périphérie de Montréal. En rentrant «à la maison», Julie remet toutes les sommes gagnées à Harry. Vivant dans une atmosphère perpétuelle de chantage émotif qu’elle juge parfois pire que les coups, la jeune femme n’a jamais osé profiter d’un déplacement pour échapper à l’emprise d’Harry.

Harry exploite plusieurs danseuses. Julie estime qu’il en a au moins «passé» quinze pendant les trois ans et demi qu’elle a vécu avec lui. Julie apprend très vite à tolérer l’existence des autres femmes dans la vie d’Harry et se console avec son statut de «première». Comme bien des femmes de son milieu –dont 90 % sont «pimpées», selon Julie– elle ne considérait pas Harry comme un proxénète mais bien comme son «chum». Avec le recul, Julie affirme qu’elle a été manipulée par Harry pour entrer et rester aussi longtemps dans la prostitution, parce qu’elle était amoureuse de lui et cherchait à quitter le foyer familial.

La police arrête Harry un matin où Julie, alors âgée de 19 ans, se sent justement au bout du rouleau, ne sachant ni comment continuer ni comment arrêter la prostitution. Elle a longuement résisté à suivre la police et à faire une déposition contre celui qui contrôlait toute sa vie depuis l’âge de 16 ans. Harry incarcéré, Julie perd tous ses repères. Elle retourne danser le soir même et y retourne les soirs suivants pendant environ un an, incapable d’envisager pouvoir faire autre chose.

Julie n’a jamais rendu visite à Harry en prison. Il tente néanmoins de garder un lien avec elle par téléphone avec la complicité de sa famille –malgré l’interdiction formelle de communiquer avec ses victimes. Elle prend toutefois de plus en plus ses distances avec Harry, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’elle est prête à définitivement se libérer de son emprise. Malgré cela, inquiètes que l’entourage du proxénète «envoie du monde» pour les punir d’avoir témoigné et de s’être affranchies, Julie et une recrue du frère de ce dernier quittent Montréal. Elles vont danser deux semaines en Ontario afin de «ramasser de l’argent» pour emménager dans un nouveau logement. Au retour, Julie et son amie mènent un train de vie placé sous le signe des excès et de la folle dépense, avec des revenus de 20 000 $ par mois. Après plus de quatre années dans l’industrie du sexe –dont la majorité sous l’emprise de son pimp– la jeune femme de 19 ans ne parvient plus à maintenir ce mode de vie et fait un burn-out. Elle cesse toute activité dans les bars de danseuses et retourne vivre chez sa mère. Pendant plusieurs mois, elle passe ses journées à dormir. À contrecœur, elle continue de «faire» un ou deux clients par mois comme escorte, ne sachant faire autrement pour s’assurer un petit revenu.

Au moment de notre entretien avec Julie, cela fait plus d’un an que son ancien proxénète est sorti de prison. Elle n’a plus jamais entendu parler de lui ou de son entourage. Elle a terminé ses études secondaires, mais elle fait face à certaines difficultés relativement à ses projets professionnels. Elle assure qu’elle ne retournera jamais à la prostitution.

7.1.2 Trajectoire d’Audrey

Mineure victime d’exploitation sexuelle qui a échappé de justesse à la traite
mais qui est demeurée active dans l’industrie du sexe

Audrey2 Tous les noms sont fictifs. est issue d’une famille relativement aisée vivant dans une banlieue tranquille de Montréal. Sa mère connaît des problèmes de santé mentale, tandis que son père souffre d’alcoolisme. Les parents se séparent lorsqu’Audrey a cinq ans. De son propre aveu, les choses se corsent lorsque la jeune fille entame son cours secondaire, alors qu’elle se met à fumer du «pot» et à boire de l’alcool, puis à «foxer» l’école et à découcher. Elle fréquente un homme de dix ans son aîné. Dépassée par le comportement d’Audrey, sa mère se résout à contacter la Direction de la Protection de la Jeunesse (D.P.J.) et à accepter le placement en Centre jeunesse de l’adolescente.

C’est au retour d’une fugue qu’Audrey, alors âgée de seize ans, attend seule le bus de nuit pour regagner le Centre jeunesse. Elle demande une cigarette à deux inconnus, Ben et Sylvio. Après une brève conversation, le trio va fumer de la marijuana dans un parc adjacent au métro puis se rend à l’appartement de Sylvio pour y boire de la bière. Audrey a des rapports sexuels qu’elle juge consentants avec les deux hommes, mais ne garde que des «flashbacks» de cet épisode, convaincue que les deux hommes ont mis «quelque chose» dans son verre. L’adolescente vivra douze ou treize jours dans un état second, aux prises avec une consommation quotidienne et permanente de stupéfiants, d’alcool, de sexe, de prostitution, sous la coupe de Ben, 40 ans. Son récit s’avère donc imprécis, particulièrement en ce qui a trait aux détails spatiotemporels, d’autant que nous l’avons recueilli plus de cinq ans après les faits3 Il a néanmoins été complété par les documents juridiques auxquels nous avons eu accès, c’est-à-dire la transcription de son audition en cour lors de l’enquête préliminaire et la copie du jugement de son agresseur. Le juge a d’ailleurs considéré que les imprécisions dans le témoignage d’Audrey n’avaient pas «d’incidence» sur sa validité.. Il témoigne néanmoins avec âpreté du recrutement et de l’exploitation d’une mineure à des fins prostitutionnelles, situation dont elle a pu s’extirper in extremis, alors qu’elle s’apprêtait à devenir une victime de la traite hors du Québec.

Suite à sa rencontre avec Ben et Sylvio, Audrey passe trois ou quatre jours dans un appartement à consommer crack, marijuana et alcool, au terme desquels Ben apprend à la jeune fille qu’elle doit lui rembourser les frais encourus pour cette consommation. De connivence avec Ben, Joanne, qui vit dans le logement en question, fait miroiter l’argent «facile» qu’Audrey pourrait gagner en dansant dans les clubs avec elle. Après lui avoir procuré du crack, Ben et ses acolytes persuadent donc Audrey –qui n’a jamais dansé auparavant– d’accompagner Joanne dans un club du sud-ouest de Montréal. Le lendemain de ce «shift» initiatique, Audrey constate que l’argent gagné la veille a disparu de son sac. Elle considère donc qu’elle a remboursé sa dette auprès de Ben. Pendant son sommeil, Joanne et un complice ont également vendu le baladeur d’Audrey et un de ses bijoux à un prêteur sur gages. Ben informe Audrey que si elle veut récupérer ses biens, elle doit danser et gagner de l’argent. Elle s’exécute donc de nouveau et retourne au même bar avec Joanne. Vers deux heures du matin, faute de présenter des papiers d’identité en règle à un membre du personnel, on la met à la porte.

De retour à l’appartement de Joanne, une dispute éclate alors que Ben reproche à Audrey de trop consommer d’alcool et de crack, et de ne pas gagner assez d’argent. Le lendemain, Ben insiste pour qu’Audrey «fasse» un client dans un hôtel du centre-ville de Montréal où le proxénète la dépose et la ramène, une fois les «services sexuels» rendus. Elle reçoit environ 80$ pour l’heure passée avec le client mais ignore qui a fixé le prix. Elle consomme de la drogue avant, pendant et après le client, qui en fournit lui-même.

Le lendemain, Ben «booke» Audrey dans un bar en Estrie, où il affirme qu’elle gagnera plus d’argent. Un «ami» l’y conduit et la ramène, après que Ben ait bandé les yeux de l’adolescente, pour éviter qu’elle ne sache où elle se rend. Audrey découvre les us et coutumes de ce type d’établissement, notoire bar «à gaffe». À une autre occasion, Ben lui bande les yeux pour la conduire à un bordel où Audrey est appelée à se prostituer en compagnie d’autres femmes, certaines mineures. Dans les jours qui suivent, la jeune fille retourne danser en Estrie et Ben se tient généralement assis dans le fond du bar, lui faisant des signes pour qu’elle aille voir tel client ou lâche tel autre. Fidèle à son habitude, il lui subtilise son argent pendant qu’elle dort. Au cours d’une dispute à ce sujet, Ben frappe la jeune fille qui pense alors s’enfuir, mais l’homme lui intime d’un ton agressif de ne pas essayer de quitter l’appartement où ils vivent désormais seuls. Il tient un couteau.

Audrey a peur de Ben et craint d’aller voir la police car elle est en fugue. La jeune fille se sent à bout de force, «dans un état végétatif», dégoutée par la vie qu’elle mène. Un soir, prenant son courage à deux mains, elle téléphone à une amie d’enfance qui contacte à son tour la tante d’Audrey. L’adolescente réussit à se rendre au rendez-vous fixé par sa tante et quitte les lieux en trombe, cachée au fond du véhicule. La jeune femme estime qu’elle s’est enfuie à temps, considérant qu’elle avait entendu Ben projeter de l’envoyer travailler à Niagara Falls.

L’homme a subi un procès sous plusieurs chefs d’accusation de proxénétisme. Il a été condamné pour avoir vécu des fruits de l’exploitation sexuelle à des fins commerciales d’une mineure et de l’avoir entraînée dans une maison de débauche. Enfin, on a jugé qu’il avait incité Audrey à prendre de la drogue avec l’intention de la «subjuguer de manière à permettre à quelqu’un d’avoir avec elle des rapports illicites»4 Jugement de la Cour du Québec montré par la répondante à notre équipe, p. 2.. Il a purgé plusieurs années de pénitencier.

De retour au Centre jeunesse, Audrey termine son cours secondaire et entre au cégep. Elle replonge dans le crack et son nouveau copain/pusher5 Fournisseur de drogues illicites. l’introduit au monde du film porno. Par la suite, Audrey fait de l’escorte, pour payer sa drogue. Depuis son épisode avec Ben, elle dit n’avoir plus jamais donné son argent à personne. Elle trouve des clients par le biais des agences qui annoncent dans les journaux. Après quelques mois, elle arrête l’escorte et se sèvre du crack, retourne faire un DEP. Aujourd’hui, Audrey danse encore de temps à autre à son compte, pour arrondir des fins de mois difficiles. Elle ne regrette pas d’avoir porté plainte contre Ben et d’avoir témoigné en cour devant lui, mais craint des représailles depuis qu’il est sorti de prison. Au moment de l’entretien, la jeune femme juge qu’elle se trouve à une étape décisive de sa vie: elle souhaite reprendre ses études, sans trop savoir dans quel domaine. La seule chose dont elle soit à peu près certaine, c’est que si elle va à l’université, elle arrêtera de faire de la danse nue dans les bars.

7.1.3 Trajectoire de Caroline

Mineure de 17 ans trafiquée pendant quatre ans au Québec et au Nouveau-Brunswick

L’enfance de Caroline se déroule dans un quartier défavorisé de Montréal où elle vit avec sa mère, qui cumule deux emplois pour survivre. Le père n’a jamais été présent et Caroline ne s’entend pas avec lui. Elle estime qu’hormis une réelle précarité économique, sa situation familiale ne présentait aucune difficulté particulière pouvant expliquer ses troubles de comportements et sa consommation d’alcool et de pot à l’adolescence. Elle invoque plutôt des mauvaises fréquentations. Caroline entre en Centre d’accueil à l’âge de 14 ans et en sort à 17 ans. Par l’entremise d’une amie prostituée, elle rencontre alors Édouard, de deux ou trois ans plus âgé qu’elle, d’origine haïtienne. Le bad boy met en scène un personnage de protecteur qui séduit complètement la jeune femme.

Un an avant sa majorité et suite à leur arrestation pour fraude, Caroline commence à danser dans des clubs et y faire de la prostitution parce qu’Édouard a besoin d’argent. Il l’introduit donc dans l’industrie du sexe et lui fait faire ses classes dans différents clubs à gaffe de la métropole et sa périphérie, c’est-à-dire qu’elle doit y donner des «services sexuels» sans avoir à danser sur une scène. Les violences qu’Édouard fait subir à Caroline sont si cruelles et si fréquentes, que la jeune femme en vient rapidement à préférer l’exploitation sexuelle à la violence conjugale. Elle se désensibilise progressivement à la douleur des coups grâce à l’alcool puis aux drogues qu’elle a commencé à prendre. En lui infligeant ces violences, le proxénète s’assure que sa recrue lui rapporte des sommes importantes chaque soir, environ 12 000 $ par mois.

Craignant à la fois la fuite de sa recrue et son enrôlement par un autre pimp, Édouard maintient son contrôle en téléphonant régulièrement au bar où elle se trouve. Soir après soir, il la fouille intégralement, lui fait subir un interrogatoire serré sur le nombre de clients qu’elle a eus, les «services sexuels» qu’elle a donnés, etc., exigeant force détails. Édouard assure également un contrôle serré des temps «libres» de la jeune femme qui ne peut notamment pas parler au téléphone en son absence.

Les conditions d’exercice de la prostitution imposées par Édouard relèvent de l’esclavage : non content de lui imposer une cadence de sept soirs sur sept, Caroline doit souvent faire des «double shift», de midi à trois heures du matin. Faute de quoi, pour le dire à la manière de la jeune femme, «[elle] mangeai[t] une volée». Il l’oblige également à s’entraîner intensivement dans un centre de conditionnement physique, parfois jusqu’à six fois par semaine, la conduisant et la reconduisant, pour qu’elle maigrisse et soit plus rentable. Édouard envoie la jeune femme exercer la prostitution dans des clubs situés aux quatre coins du Québec, jusqu’au Nouveau-Brunswick. La jeune femme devient ensuite escorte. Elle fait du «recevoir» ou du «déplacement» dans des hôtels, des bordels ou des résidences privées.

Caroline estime que ces quatre années passées sous la coupe d’Édouard ont été marquées par la violence, la peur, la dépendance et une estime de soi réduite à néant. En même temps, malgré l’indicible violence et l’aliénation qui l’ont maintenue en état d’esclavage, elle se demande encore si tout cela n’est pas arrivé par sa propre faute.

La jeune femme se remémore avec émotion les circonstances de sa rupture avec Édouard, survenue une nuit où, rentrant de son «shift», elle subit une ultime raclée. Le lendemain, elle part travailler pour ne plus revenir. Peu de temps après, Édouard est arrêté par la police qui le filait depuis un certain temps, ainsi que Caroline, d’ailleurs. Le proxénète a ensuite été piégé par une agente double qu’il essayait d’enrôler et à qui il venait de procurer des stupéfiants. Cet épisode indique qu’il est susceptible d’avoir exploité d’autres femmes, bien que Caroline ne soit pas au courant. Il a fait cinq ans de prison pour voie de fait et proxénétisme adulte.

Même libérée du joug de son proxénète, Caroline retourne faire de la prostitution pendant quelque temps, parce qu’elle affirme ne rien savoir faire d’autre et ne pas savoir où se tourner pour obtenir de l’aide et changer de vie. Par la suite, Caroline rencontre un autre homme et la naissance de leur enfant constitue l’événement qui amène la jeune mère à s’extraire complètement du monde de la prostitution. Bien que Caroline ait refait sa vie, repris ses études, mis un enfant au monde et entretienne une relation stable avec le père, les séquelles de ce drame semblent indélébiles, la jeune femme s’estime détruite. Aujourd’hui, elle regrette de s’être laissée bernée, d’avoir cru qu’Édouard éprouvait des sentiments sincères à son égard et de n’avoir pas su reconnaître la manipulation et l’exploitation dont elle faisait l’objet depuis le début de leur «relation».

Édouard a purgé sa peine et se trouve actuellement en libération conditionnelle. Bien qu’elle réside loin de son quartier d’antan et ait coupé tous les ponts avec l’industrie du sexe, Caroline craint toujours les représailles de celui contre qui elle a témoigné.

7.1.4 Trajectoire de Noémie

Victime d’exploitation sexuelle instrumentalisée pour le recrutement
d’autres femmes prostituées dans un contexte de violence extrême

Le parcours de Noémie6 La trajectoire de Noémie a été constituée à partir de la déposition vidéo qu’elle a effectué suite à l’arrestation de son proxénète et à la lumière d’informations complémentaires obtenues auprès de l’enquêteur qui a recueilli cette déposition. Il est à noter que, s’agissant d’une déposition, le témoignage de Noémie a été recueilli le jour même de l’arrestation de son proxénète. Selon nos informations, elle a par la suite réussi à s’extraire de l’industrie du sexe et à entreprendre une démarche militante pour dénoncer l’exploitation sexuelle à des fins commerciales. ne constitue pas un cas de traite car l’exploitation sexuelle dont elle a été victime ne repose pas sur une stratégie de déplacements. Nous avons néanmoins retenu son témoignage car il illustre de façon éloquente diverses problématiques inhérentes à l’exploitation à des fins prostitutionnelles, notamment le contrôle et la violence extrêmes mis en place par un proxénète afin de placer et de maintenir des femmes sous son joug, pour une durée de huit mois dans le cas présent. De plus, le récit de Noémie met au jour les tactiques de cet homme pour recruter des jeunes femmes par le biais des annonces classées, jeunes femmes qu’il a pu trafiquer. Enfin, la participation de Noémie au recrutement, consentie sous la menace et la torture, nous renseigne sur les conditions dans lesquelles des femmes sont amenées à prendre une part «active» à la traite. Si elle n’a donc pas été personnellement trafiquée –son pimp ayant clairement choisi de la prostituer sur place et de la réquisitionner à des fins de recrutement– Noémie a été en contact avec au moins une femme qui a été trafiquée. L’individu de 32 ans a été condamné à quatre ans et demi de prison pour proxénétisme.

Noémie vit une relation difficile avec sa mère et souhaite ardemment quitter la résidence familiale. Un soir d’hiver, la jeune femme de 19 ans se trouve dans «une situation financière désagréable», comme elle le formule elle-même. Parcourant les annonces classées dans le journal, elle sélectionne une offre d’emploi comme escorte ou hôtesse, elle ne se souvient pas précisément. Noémie est résolue à accepter n’importe quel emploi pour pouvoir gagner de l’argent rapidement.

Un homme d’origine latino-américaine répond au numéro apparaissant sur l’annonce et se montre plutôt évasif au téléphone. Il préfère lui donner les informations en personne. Ils conviennent donc d’aller prendre un verre. Jorge explique alors à Noémie que son agence de placement de danseuses nues existe depuis longtemps et que, selon ce qu’elle «souhaite» faire, les possibilités sont multiples. Il précise que les revenus se partagent sur une base de 50/50. Noémie se souvient que le contact entre elle et Jorge outrepasse clairement le cadre professionnel dès cette première rencontre, d’autant que l’homme lui propose un hébergement le soir même, à l’hôtel et en sa compagnie. Engagés dans ce que Noémie qualifie de «relation amoureuse», ils vivent ensuite chez la mère de Jorge, laquelle sera d’ailleurs également condamnée pour avoir vécu des fruits du proxénétisme. Hormis une brève incursion de deux mois dans un club de la région de Lanaudière, Noémie est prostituée durant six autres mois dans un bar de la Rive-Sud. Elle fait également de l’escorte. Chaque soir, elle remet l’argent à Jorge, qui gère les finances du «couple» et acquitte leurs factures, ouvrant des comptes au nom de Noémie ou sous un faux nom.

Pour recruter «des filles», Jorge a régulièrement recours à des annonces qu’il place dans différents journaux de Montréal et sa périphérie. Noémie prête sa voix aux messages d’accueil du numéro de téléphone indiqué dans les annonces pour séduire les hommes clients et rassurer les filles potentiellement recrutées. Présentée comme gérante lors des entrevues, elle explique avoir de nouveau comme mission principale de sécuriser les femmes et éviter qu’elles ne réalisent d’emblée que Jorge est un proxénète et que l’agence n’existe pas. Jorge met ainsi en place un scénario bien rôdé qui vise à séduire, impressionner et appâter ses interlocutrices, ciblant préférablement celles qui semblent jeunes et naïves, selon Noémie. Il parvient néanmoins à duper également des femmes plus expérimentées.

Si Noémie semble avoir tenu un rôle plus actif –d’aucuns pourraient y voir une forme de complicité– que les autres recrues de son proxénète, elle déplore n’avoir eu aucune marge de manœuvre, se trouvant sous l’emprise totale de Jorge. De fait, l’homme surveille et restreint la moindre de ses allées et venues. Non seulement Noémie n’a-t-elle jamais un instant d’intimité ou de solitude, mais ses conditions de vie s’apparentent véritablement à de la détention puisqu’elle ne peut ni sortir ni téléphoner, ni même se trouver dans une pièce avec la porte fermée. Noémie décrit Jorge comme un être manipulateur, paranoïaque et cruel. Il la prévient continuellement des terribles conséquences si elle tentait de s’enfuir ou si elle le trahissait: il parle non seulement de détruire la vie de la jeune femme mais aussi celle de ses proches.

Lorsqu’elle travaille dans les clubs, sous couvert d’assurer sa protection, elle doit lui téléphoner toutes les heures, sans quoi il sombre dans de terribles accès de violence, généralement sous l’effet de l’alcool. Lors de sa déposition, Noémie raconte les séances de tortures qu’il lui a infligées: des coups de poings, des coups de pieds, de la strangulation, en passant par le viol et les brûlures au cigare.

Au moment de son témoignage, Noémie tout juste âgée de 20 ans, se dit criblée de dettes. Elle prend des antidépresseurs depuis plusieurs années mais parvient à peine à en défrayer les coûts. Maintenant que son pimp est incarcéré, elle se trouve dans une situation désespérée, alors qu’elle n’a ni les clefs du logement, ni argent, ni papiers d’identité. Elle ne veut plus danser, mais ne sait pas quoi faire d’autre et craint qu’il s’en prenne à sa famille. Elle a d’autant plus peur que contrairement aux autres recrues, elle détient beaucoup d’information sur le modus operandidu proxénète et qu’elle sait qu’il peut mettre ses menaces à exécution. De plus, certains propos de Noémie laissent supposer que Jorge n’opérait pas seul.

7.1.5 Facteurs de vulnérabilité

7.1.5.1 Des ruptures familiales

Qu’elles soient issues d’un milieu aisé ou défavorisé, les répondantes ont en commun des relations familiales conflictuelles, généralement à l’aune de problèmes d’alcoolisme, de santé mentale ou de violence. Il s’agit de familles ayant connu des conflits puis la séparation des parents à un moment ou à un autre de l’enfance des répondantes.

Julie a quelques mois lorsque ses parents se séparent. Sa mère refait sa vie avec un autre homme, puis s’en sépare lorsque Julie a environ treize ans. Aux prises avec des difficultés financières, la mère quitte la banlieue et part vivre avec ses trois enfants dans un secteur populaire de Montréal. Son problème d’alcoolisme s’est accentué avec la séparation et le déménagement. Julie juge que son beau-père était un homme violent à l’endroit de sa conjointe et parfois à l’endroit de l’adolescente elle-même.

Caroline vit elle aussi dans un quartier défavorisé de Montréal avec sa mère, qui cumule deux emplois pour survivre. Elle estime pourtant qu’hormis une réelle précarité économique, sa situation familiale ne présentait aucune difficulté particulière pouvant expliquer ce que les spécialistes de la jeunesse nomment des troubles de comportements ou des conduites «à risque» (Mucchielli, 2001).

J’ai eu des problèmes non pas parce que j’allais mal à la maison, c’est pas parce que ma mère buvait ou que ma mère était une droguée. Du tout. J’ai été tellement normale que… On était très, très pauvres […] j’ai vraiment dévié, mais c’est pas parce que mon encadrement à la maison n’était pas bon. […] J’ai dérapé à droite, à gauche puis je ne me tenais pas tout le temps avec du bon monde parce que [mon chum], il ne se tenait pas avec des bonnes personnes et il se tenait avec des personnes plus vieilles que lui qui faisaient partie de gangs puis tout ça. (Caroline)

7.1.5.2 Des difficultés scolaires et des conduites «à risque»

Outre un environnement familial instable marqué par des ruptures, les répondantes ont en commun d’avoir présenté des conduites «à risque», incluant la fugue, l’absentéisme à l’école, les ruptures familiales, la consommation d’alcool et de stupéfiants, etc. Les parcours étudiés décrivent également des difficultés au plan scolaire, du point de vue de l’apprentissage ou de l’intégration dans le nouvel environnement du secondaire ou de la métropole. C’est alors que les répondantes déclarent avoir commencé à fumer du «pot», à boire de l’alcool, puis à «foxer» l’école, pour décrocher progressivement de l’école. Elles entretiennent aussi des fréquentations problématiques, parfois avec des «gars de gang».

…ma mère était toujours saoule à la maison, elle sortait avec un gars violent. Moi, je voulais juste m’en aller de la maison. Fait que c’était pas super facile à la maison. […] je pouvais sortir quand je voulais. Je lui demandais la permission, disons… Elle dormait sur le divan de toute façon. J’ai commencé à me tenir dans les parcs puis tout ça. Puis c’est là que j’ai rencontré du monde pas trop… catholique, mettons. […] c’était plus des petits pushers de quartier, puis on allait s’acheter des quilles [de bière – 1,18 litres, NDLR], puis on buvait sur le bord du banc. On buvait ça à la paille, puis on était saouls ben raide dans le parc. (Julie)

Préalablement à leur rencontre avec leur pimp, plusieurs répondantes ont connu des relations amoureuses et une sexualité relativement précoces. Audrey a quatorze ans et fréquente un homme qui en a dix de plus. Caroline connaît son «premier grand amour» à douze ans, avec un garçon sensiblement du même âge, une relation du type «que le gars vient faire dodo à la maison puis tout ça». Julie rencontre son «premier vrai chum» vers l’âge de onze ans et le fréquente pendant environ un an et demi. Quelques années plus tard, les relations familiales sont à ce point houleuses que Julie prévient sa mère de ne pas intervenir par rapport à son décrochage scolaire ou à sa relation avec Harry: «”T’appelles la DPJ, tu me reverras plus jusqu’à l’âge de mes dix-huit ans, puis c’est tout!” Puis elle savait que je l’aurais fait sûrement…». Au final, Julie quitte la résidence familiale pour vivre avec Harry qui la trafique depuis l’âge de seize ans et la place en situation de rupture sociale.

7.1.5.3 Le placement en Centre jeunesse

La co-occurence observée dans l’ensemble de notre corpus7 Voir le chapitre 5 sur les milieux policiers et le chapitre 6 sur le secteur communautaire. entre les données relatives au recrutement et celles concernant les Centres jeunesse justifie que l’on s’attarde quelque peu sur les propos recueillis auprès d’ex-pensionnaires. Audrey et Caroline sont deux de nos répondantes qui présentent un parcours en Centre Jeunesse, une institution avec laquelle elles entretiennent des sentiments mitigés et empreints de paradoxes. Leurs propos mettent au jour le défi pour le personnel de ces Centres d’intervenir auprès de jeunes en difficulté et les préserver du monde de la criminalité, en même temps que celui d’éviter que de tels établissements ne se transforment en pépinières de prostituées et de proxénètes.

Faute de parvenir à canaliser l’agressivité de son adolescente, la mère de Caroline la fait placer en Centre Jeunesse de 14 à 17 ans. Le juge ordonne également à la jeune fille d’entreprendre une thérapie pour se sevrer de l’alcool et de la drogue:

Si elle n’avait pas fait ça, sûrement qu’aujourd’hui ça aurait peut-être été encore pire que ce que j’ai déjà fait. […] je ne me défoulais pas sur ma mère. Je me défoulais à l’école, je me défoulais avec les jeunes que je me tenais parce que je me tenais toujours en petite gang. J’étais souvent mêlée avec les affaires de batailles, ces affaires-là. Quand je suis rentrée en accueil, là, je me suis défoulée sur les éducateurs. J’étais agressive, je les insultais. Là-bas, j’étais même physiquement agressive.

En même temps, la vie au Centre jeunesse exacerbe le sentiment de révolte qu’elle dit entretenir alors et qui l’amène à jouer un rôle de leader, en matière de consommation de substances illicites, notamment. Cette hiérarchie des pensionnaires plus aguerries par rapport aux novices prévaut d’autant plus que les situations personnelles varient grandement. Les délinquantes juvéniles côtoient ainsi les filles vivant des conflits familiaux ne justifiant peut-être pas, selon Caroline, un placement en Centre jeunesse, considérant l’âpreté du milieu en question:

…il y en avait là-bas que […] c’est des petits problèmes, on va dire, catégorie «nono», que la maman aurait pu régler avec sa fille ou son gars, qu’elle avait pas besoin d’aller aussi loin pour aider. Souvent, j’ai vu des filles là-bas, des jeunes filles que ça fait mal, dans le sens que tu les regardes, puis elles sont là pour des conneries, elles sont là pour x temps pour des conneries, mais elles sortent de là puis c’est une autre personne complètement. (Caroline)

Comme plusieurs pensionnaires, Caroline fugue de temps à autre –un «besoin de respirer», dit-elle− mais revient pour sa part assez rapidement au Centre, afin de ne pas trop inquiéter sa mère avec laquelle elle maintient une bonne relation. Elle commence toutefois à se prostituer une fois sortie du Centre Jeunesse, alors qu’elle réside chez sa mère:

Quand j’ai commencé vraiment à me prostituer, j’étais en dehors du centre d’accueil. Parce que de toute façon, j’aurais pas pu me le permettre là-bas, avec l’encadrement que j’avais, puis je respectais ma mère dans le sens de pas fuguer puis m’en aller. Parce que tu fugues, tu peux pas appeler tes parents. (Caroline)

Le problème des fugues s’avère d’autant plus épineux que certaines pensionnaires tombent entre les griffes d’un proxénète à l’occasion de ces escapades.

…j’en ai vu beaucoup, beaucoup de jeunes filles, c’est affreux, là, qui tombent en amour avec le premier venu parce qu’elles ont rien, puis il y en a beaucoup qui n’ont pas de famille… ou qui ont une mère qui est toxicomane ou déjà qu’elle est prostituée, leur propre mère, puis qu’elles sont dans un milieu, soit de violence conjugale, soit violence de ci [ou de ça, NDLR]. (Caroline)

Suite à des difficultés de comportement et de consommation de drogues, Audrey, quinze ans, a été référée à un Centre jeunesse. Elle a par la suite été placée sous encadrement intensif dans un autre établissement. Incidemment, c’est à l’occasion d’une fugue qu’Audrey croise le chemin de Ben, 40 ans, qui deviendra son pimp. Pour consolider son emprise, Ben table d’ailleurs sur le fait que l’adolescente soit en cavale et peu désireuse de retourner au Centre subir les conséquences de son escapade. Il la menace régulièrement d’appeler la police si elle n’accède pas à ses demandes.

C’était parce que j’étais en fugue. On m’a mis dans un mood d’avoir peur de la police t’sais: «Faut pas que tu retournes en centre d’accueil. J’sais pas si tu me dois [de l’argent, NDLR] ou pas, mais faut pas…». Fait que c’est peut-être ce mode là de survie qui m’a fait aussi… (Audrey)

À propos de sa fugue et de sa rencontre avec Ben et Sylvio, Audrey rappelle que son intention première était de mettre un terme à sa fugue et de retourner au Centre Jeunesse: «Oui, j’aurais couché là, j’aurais niaisé, mais après je serais rentrée». Elle observe que plusieurs filles de Centre jeunesse se retrouvent dans l’industrie du sexe. Au cours des quelques jours sous l’emprise de Ben, elle croise une pensionnaire en fugue dans un bordel où l’homme projetait de l’exploiter:

…je connaissais une fille de centre d’accueil là-bas qui était en fugue. Pis on se rencontre toujours dans ces milieux-là. C’est incroyable, les filles qu’on rencontre, dommage, tu sais, malheureusement. De la même manière, je vois tout plein de monde, elles font toutes danseuses, n’importe quoi. (Audrey)

Comme bien des victimes qui tendent à se tenir responsables de la violence subie, Audrey ponctue son récit de propos autodénigrants, par exemple lorsqu’elle explique que les alentours de la station de métro où elle attendait l’autobus sont infestés de proxénètes en mode recrutement:

C’est vrai que j’étais naïve et «nounoune» dans ce temps-là. (Rires) Je peux l’avouer, t’sais. […] Les pimps sont tous à Henri-Bourrassa. […] Je comprends même pas pourquoi la police niaise. Je peux te les nommer […] C’est toujours les mêmes.

Question de l’intervieweuse : Ils sont là pour recruter ?

Oui, oui, définitivement. C’est juste ça qu’ils attendent. Les filles de centres d’accueil, […] elles passent toutes par là.

Caroline considère elle aussi la station de métro Henri-Bourassa comme un haut lieu de recrutement de jeunes filles vulnérables, notamment des pensionnaires de Centres Jeunesse.

Tu peux même pas imaginer le nombre de pimps sur Henri-Bourassa qu’il y a. De tous genres de pimps. Juste là, autour du métro. […] tu marches dans la rue quand t’es blanche dans ce quartier-là, t’es faite ! Tous les Noirs viennent t’accoster, surtout si t’es moindrement habillée sexy, puis qu’ils voient «O.K. Elle peut me rapporter». C’est des choses pas normales. Bien maintenant que je trouve pas normales, que avant je trouvais ça cute si tu veux. «Oh, O.K. je pogne!» Mais quand que tu pognes avec des gars comme [celui avec lequel] j’ai pogné, tu te dis «Oh mon dieu! C’est vraiment pas la même chose qu’on pensait…» (Caroline)

Si Audrey semble s’être tirée d’affaire après sa fuite et l’incarcération de Ben, elle est de nouveau placée en Centre jeunesse où elle garde malgré elle un pied dans le milieu de la prostitution:

J’étais encore en centre d’accueil. Je voyais des filles qui rentraient, sortaient, qui s’en allaient tout le temps en fugue. C’est le milieu pour apprendre, le centre d’accueil. Tu connais la danse, tu connais la drogue, tu connais tout là. […] C’était pas mon but de recommencer à le faire.

Après son aventure sordide, sa tante la garde bien quelques jours chez elle, mais le retour au Centre jeunesse et les mesures disciplinaires qui s’ensuivent sont jugés plutôt rudes par celle qui venait de vivre onze jours d’enfer sous la coupe d’un prédateur de 40 ans:

…ils m’ont enfermée pendant un mois dans ma chambre fermée. Ils pensaient que c’était moi qui voulais pimper les autres filles en revenant de ma fugue. Fait que j’ai été maltraitée en tabarouette. […] Vraiment pas traitée comme: «As-tu de la peine?», même pas. Du tout. Après, ils ont compris un peu que… Mais si j’avais pas fait de plainte à la police, c’est moi qui étais coupable. […] Je pense que c’est ça qui m’a fait le plus de peine.

Ces témoignages illustrent bien le défi pour le personnel des Centres Jeunesse d’intervenir adéquatement auprès des victimes de l’industrie du sexe, particulièrement lorsque les jeunes réintègrent leur établissement d’accueil et que la problématique du recrutement par les filles émerge, problématique sur laquelle nous reviendrons.

 

7.2 Cas impliquant des femmes migrantes

Nous présenterons, dans la section qui suit, trois cas illustrant différentes situations de traite de femmes réfugiées. Ces cas ont été recensés lors de la collecte de données empiriques ou documentaires, notamment dans le rapport de Michelle Côté intitulé Portrait de l’exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales. L’initiative du Service de Police de la Ville de Montréal (2004). C’est d’ailleurs une entrevue avec l’auteure de cette étude qui nous a mise sur la piste de la traite locale, à l’intérieur des frontières canadiennes et québécoises.

Il sera question d’Anastasia dont nous avons reconstitué la trajectoire à partir d’un cas présenté dans un rapport de la police de Montréal (Côté, 2004). Suivant notre définition de la traite à des fins prostitutionnelles, nous considérons qu’il présente un cas de traite au niveau local. L’histoire de Karen est parvenue jusqu’à nous par le biais d’un entretien avec une intervenante du secteur communautaire qui a été directement en contact avec elle. Quant au cas de Martha, il est issu d’une déposition faite à la police de Montréal.

Nous présenterons également le parcours d’Olga, une jeune migrante d’origine russe interviewée alors qu’elle était masseuse dans un salon à Montréal. La coexistence et la correspondance de certains éléments dans la trajectoire et le discours d’Olga nous amènent à soupçonner une situation de traite à des fins d’exploitation sexuelle, même si elle affirme que ce n’est pas le cas. Quoi qu’il en soit, son profil s’apparente suffisamment à celui des jeunes femmes étrangères exploitées sexuellement pour justifier son inclusion.

Les quatre histoires qui suivent illustrent bien la vulnérabilité particulière des femmes migrantes, avec ou sans statut.

7.2.2 L’histoire d’Anastasia, mineure originaire de Russie

Anastasia est arrivée au Canada avec ses parents à l’âge de huit ans avec le statut de réfugiée politique. À quinze ans, elle rencontre Vincent à la sortie d’un bar et accepte de transmettre son numéro de téléphone. Lors de leurs rencontres subséquentes, le jeune homme s’informe sur les relations de l’adolescente avec ses parents, si elle a déjà eu des relations sexuelles, si elle a déjà eu un ami «noir»8 Le rapport ne mentionne pas l’origine ethnique de Vincent. Cette observation et la question du racisme présumé du père au paragraphe suivant nous amène néanmoins à penser que Vincent est «noir»., etc. Vincent mentionne que la copine de son meilleur ami, Sophie, travaille dans un strip club où elle gagne beaucoup d’argent. Bien qu’Anastasia entretienne des sentiments ambivalents à l’égard de Vincent et qu’elle demeure prudente, elle juge que c’est un jeune homme respectueux puisqu’il n’a pas encore essayé de l’embrasser.

Anastasia découvre que Vincent cache un révolver dans sa voiture et se dit prêt à s’en servir au cas où elle ait un jour besoin de protection. Lors d’une sortie, il emmène la jeune fille dans un bar de danseuses où elle rencontre la fameuse Sophie, une danseuse de 22 ans et Xavier, «l’ami» pour qui elle «travaille». Plus tard, quand Vincent appelle Anastasia au milieu de la nuit, le père de celle-ci réagit fortement. Convaincue que son père est raciste, l’adolescente décide de fuguer. Ses parents déclarent sa disparition à la police.

Vincent conduit Anastasia dans un motel et lui déclare qu’elle lui appartient et doit désormais travailler pour lui. Elle refuse et reçoit conséquemment un coup de poing. Il exige qu’elle se prostitue dans un bar de danseuses nues. Elle doit faire des fellations et avoir des relations sexuelles complètes avec les clients. Le proxénète déchire tous les papiers d’identité de la jeune fille, y compris son certificat de statut de réfugié. Il lui remet de fausses cartes d’identité et la menace de mort si elle refuse d’obtempérer. Anastasia est conduite par un chauffeur au bar de danseuses pour y danser nue et se prostituer. Sophie la prévient qu’en cas de gains insuffisants, elle sera à nouveau battue par Vincent. Ce soir-là, Anastasia gagne 1 700$. De retour au motel, elle est fouillée par Vincent qui prend tout son argent. Il lui assure que tout se passera bien si cela continue comme cela. Sophie a quant à elle été battue par Xavier parce qu’elle n’avait pas rapporté suffisamment d’argent.

Vincent et Xavier déplacent Anastasia et Sophie dans une autre grande ville canadienne pour les prostituer dans les bars. Elles sont astreintes à une cadence de sept jours sur sept, une semaine à huit heures par jour et la suivante à quatorze heures par jour. Une fois les jeunes filles installées dans un motel et les arrangements pris avec le club, Vincent et Xavier retournent à Montréal. Ils reviennent au bout de deux mois. Sophie, qui devait rapporter 7 000 $ par semaine, n’a pas atteint l’objectif fixé. Elle est sévèrement battue. Après le départ des deux hommes, les deux jeunes femmes décident de fuir, mais les proxénètes les retrouvent. Xavier place un révolver sur la tempe de Sophie et menace de la tuer si elle tente à nouveau de s’enfuir.

Après quatre mois, Anastasia fait l’objet d’une transaction estimée à 10 000 $ mais, à sa demande, elle est finalement rachetée par Vincent, parce qu’elle veut rester avec son amie Sophie. De retour à Montréal, cette dernière aide Anastasia à s’enfuir pour retourner chez ses parents. La police est prévenue. Quelques temps plus tard, l’adolescente fugue à nouveau, mais doit subir une intervention chirurgicale et se retrouve en convalescence chez ses parents, sous la surveillance des services sociaux. Elle accepte alors de porter plainte contre Vincent. Il ne nous a pas été possible de découvrir l’issue de ces procédures judiciaires.

7.2.3 L’histoire de Karen, trafiquée par son passeur

Ce cas nous a été relaté par la responsable d’un centre pour réfugiés-es. Celle-ci nous a expliqué avoir remarqué qu’une bénéficiaire semblait nerveuse lorsqu’elle recevait certains appels téléphoniques. L’intervenante lui a alors proposé d’intercepter ces appels et c’est à ce moment que la bénéficiaire a raconté son calvaire de migrante trafiquée.

Originaire d’Afrique de l’Est, Karen a une trentaine d’années. En 2002, pour échapper à une situation de violence contre sa personne, elle décide de quitter son pays. Sur les conseils d’un ami de sa sœur, elle engage un passeur qui l’aidera à entrer au Canada avec un statut d’immigration indéterminé. Karen n’ayant pas les moyens de défrayer les coûts de son voyage, le passeur lui propose un arrangement financier. Il lui explique qu’une fois arrivée au Canada, elle trouvera du travail et pourra le rembourser petit à petit. Arrivés à Montréal, Karen et le passeur remplissent ensemble les formalités de douanes. Le passeur l’emmène ensuite directement dans un hôtel où des complices l’attendent. Ils enferment Karen dans une chambre. Ils lui expliquent qu’elle n’a aucun droit au Canada, qu’elle risque d’être déportée et menacent de la dénoncer à Immigration Canada. Ils lui disent qu’ils savent comment elle peut rembourser sa dette et lui «proposent» de se prostituer.

Karen passe deux ou trois jours dans cette chambre d’hôtel, séquestrée, surveillée, puis réussit à s’enfuir. Dans la rue, elle demande de l’aide à des inconnus et est dirigée vers un centre pour immigrants et immigrantes. Karen est alors prise en charge par cet organisme qui l’appuiera par la suite dans sa demande d’un statut de réfugiée, qu’elle obtiendra. Lors de son séjour dans ce centre communautaire, elle est malheureusement repérée par les trafiquants. Pour sa sécurité, les responsables du centre s’entendent avec Karen pour la relocaliser dans une autre ville canadienne. Quelques années plus tard, Karen semblait bien se porter et être en sécurité. Par la suite, on a perdu sa trace.

7.2.4 L’histoire de Martha, trafiquée sous la menace d’une dénonciation d’immigration

L’histoire de Martha est tirée de sa déposition aux services de police de la Ville de Montréal (SPVM). Originaire des Caraïbes, Martha arrive à Montréal en 1998 à l’âge de 20 ans. Elle a quitté son pays pour échapper à un oncle qui la viole depuis des années. Elle vient aussi au Québec dans l’espoir de poursuivre des études. Quelques jours après son arrivée, Martha rencontre Robert qui se présente comme un informaticien. Ils sortent ensemble pendant quelque temps, et la jeune femme lui confie qu’elle est une immigrante illégale. Un jour, Robert la conduit dans un bar de danseuses et lui demande de faire comme les autres, c’est-à-dire de danser nue. Menacée de dénonciation aux autorités canadiennes de l’immigration, Martha s’exécute. Chaque soir, l’homme lui prend l’argent qu’elle gagne. Ce sont d’autres danseuses qui expliquent à Martha que Robert est en réalité un pimp. Au bout de quelque temps, la jeune femme est contrainte à se prostituer. Robert envoie Martha sous surveillance dans d’autres provinces du Canada (Ontario, Nouveau-Brunswick). Elle commence à consommer de la drogue. Pendant six ans, elle subit une escalade de la violence: séquestration, coups au visage, viol. En septembre 2004, Martha est arrêtée à la frontière américaine en situation d’illégalité. Après son arrestation, elle réussit à se faire parrainer par un avocat lié à la communauté caribéenne. Elle décide alors de témoigner contre Robert, puis se ravise (on ignore pour quels motifs). Depuis, les autorités policières sont sans nouvelles de Martha.

7.2.5 Le témoignage ambigu d’Olga, masseuse russe

Au moment de notre entretien, Olga est âgée de 21 ans. Immigrante d’origine russe, elle vit à Montréal depuis deux ans avec un statut de résidente permanente et travaille dans un salon de massage situé sur l’avenue du Parc à Montréal, où elle effectue massages et épilations. Nous remarquons que la jeune femme a adopté un code vestimentaire stéréotypé «prostituée»: camisole, jupe courte, bas résille et bottes noires hautes. D’après un forum internet de clients de la prostitution9 Par exemple, le notoire www.merb.ca (Montreal Escort Review Board) où les clients échangent sur la qualité des «prestations» reçues ou offrent des conseils aux internautes, notamment pour recevoir le maximum en déboursant le minimum, à grands renforts d’acronymes dont le sens est réservé aux initiés. Autre site: www.bigdoggie.net (consultés le 1er novembre 2012), on peut clairement se procurer des «services sexuels» au salon de massage qui emploie Olga. La jeune femme nie cependant en donner elle-même.

Dans un anglais très rudimentaire, elle raconte qu’en Russie, elle étudiait à l’université tout en travaillant. Elle a trouvé sa première année au Canada très difficile, principalement parce qu’elle ne parlait ni français ni anglais, et que sa famille et ses camarades lui manquaient. Elle voudrait retourner au pays, mais lorsqu’elle y est allée en visite l’été précédent, elle a constaté qu’il n’y avait guère d’opportunités pour elle là-bas. Elle rêve de faire venir sa mère au Canada. Cette dernière vit en Russie dans des conditions socioéconomiques difficiles. Olga a aussi deux frères adolescents qui ne sont pas du même père qu’elle et qui vivent avec leur mère. Pour parrainer sa famille, la jeune femme sait qu’il lui faudrait détenir environ 35 000$, afin de prouver aux autorités qu’elle a assez d’argent pour subvenir à leurs besoins10 Il s’agit de revenus (légaux) visant à prouver que la personne a «les capacités financières nécessaires pour assumer les obligations relatives au parrainage de leurs parents». Voir la section «Parrains et parrainés / Évaluation de votre capacité financière» du site web de Immigration et Communautés culturelles Québec : <http://www.immigration-quebec.gouv.qc.ca/fr/immigrer-installer/parrains-parraines/information-parrainage/exigences-particulieres/normes-financieres/index.html> (consulté le 4 novembre 2012). En attendant de pouvoir réunir cette somme importante, elle envoie régulièrement de l’argent à sa mère.

Les parents d’Olga ont divorcé depuis longtemps, alors qu’elle n’avait qu’un an ou deux. Son père a vendu tous ses biens pour venir au Canada et a par la suite soutenu la demande d’immigration de sa fille. Olga dit ne pas trop comprendre comment son père gagne sa vie à Montréal, cumulant des emplois de livreur ou autres. Il semble qu’il n’ait pas d’argent et ne puisse aider ni Olga, ni sa mère à venir au Canada. La jeune femme refuse de s’attarder sur le sujet des activités professionnelles de son père et mentionne ne pas bien s’entendre avec sa conjointe. À son arrivée, Olga a vécu sous leur toit durant quelques mois, dans Notre-Dame-de-Grâce, un quartier de Montréal qu’elle juge d’ailleurs difficile et violent. Elle est donc satisfaite d’avoir récemment déménagé sur le Plateau Mont-Royal, avec celui qu’elle présente comme son amoureux (boyfriend).

Olga et Steven ont fait connaissance dans la rue. Il l’a abordée quand il l’a entendue parler russe avec une amie. Il lui a dit qu’il adorerait apprendre le russe et rencontrer des filles russes. D’origine britannique, Steven a grandi au Québec et parle le français ainsi que l’anglais. Vaguement musicien/Disc-Jockey, il ne semble pas manquer d’argent, sans qu’Olga puisse expliquer comment il se le procure, ni confirmer s’il a un emploi ou non. Le jeune homme possède un chien de race pitbull et vient d’en acheter un second, qu’il envoie dans une école de dressage. Au début de leur relation, elle était aux études et il la soutenait financièrement; il semble par exemple qu’il lui ait acheté des vêtements. Depuis qu’elle travaille, il insiste pour qu’elle acquitte toutes les dépenses moitié-moitié, ce qui irrite Olga, parce qu’en Russie, dit-elle, «la femme» travaille ou reste à la maison, à sa guise, mais le couple partage tout sans calcul.

Dans l’ancien salon de massage, elle avait des revenus plus importants, de l’ordre de 500$ à 600$ par jour, comparativement à environ 200$ présentement, mais elle ne veut pas y retourner, à cause de la prostitution qui s’y déroulait. Elle a donc cherché un autre emploi qu’elle a trouvé grâce à une annonce parue dans un journal publié en russe. Les revenus actuels d’Olga fluctuent en fonction des prestations et de l’achalandage, laissant supposer qu’elle fonctionne à la commission, sans salaire de base. «Cela dépend des jours», précise-t-elle, «100$ aujourd’hui, 300$ demain». Elle donne deux exemples de rémunération: pour une épilation à 15$, le patron garde 10$ et lui donne une commission de 5$; pour un massage à 50$, la masseuse gagne 20$. Certains clients particulièrement «généreux» lui laissent 20$ ou même 100$ de pourboire qu’elle conserve entièrement. Elle préfère donc faire des massages plutôt que des épilations, moins lucratives, d’autant qu’il lui arrive de n’avoir qu’un ou deux clients dans toute la journée.

La jeune femme estime trop travailler et se dit fatiguée d’autant que, habitant juste à côté du salon, le patron l’appelle dès qu’il a besoin d’elle. En effet, Olga doit être disponible six ou sept jours par semaine, de 10 heures et demi à 22 heures et le patron ne veut pas vraiment qu’elle prenne de vacances parce qu’il n’a pas assez de main-d’œuvre. À cause des horaires variables, Olga se sent néanmoins «libre» de travailler quand elle veut et peut économiser pour faire venir sa famille de Russie.

Enfin, Olga se montre très évasive sur les activités professionnelles de son copain Steven et sur la source de ses revenus. Steven sait que son amie travaille dans un salon de massage, mais Olga estime qu’il lui fait confiance. Elle admet qu’il y a souvent des activités sexuelles dans les salons de massage, tout en précisant qu’elle-même ne s’y adonne pas. Olga n’ose toutefois pas avouer à son père où elle travaille, de crainte qu’il pense qu’elle fait ce «genre de choses».

Nous savons que le salon de massage où la jeune femme travaille abrite des activités prostitutionnelles, mais elle affirme ne faire que du massage «normal». La coexistence de certains éléments de la trajectoire d’Olga nous amène pourtant à soupçonner une situation de traite ou d’exploitation sexuelle:

  1. Isolement (habite depuis seulement deux ans à Montréal; réseau social limité; ne parle pas les langues d’usage et travaille dans un milieu qui peut être considéré comme une enclave ethnique);
  2. Pression économique (frais de subsistance, soutien financier à sa mère restée en Russie et possiblement économie d’une somme importante d’argent requise pour faire venir sa famille au Canada);
  3. Exploitation économique par son employeur (pas de salaire de base, uniquement à la commission, disponibilité totale requise; confusion des rôles patron/ami);
  4. Imprécision du récit d’immigration et grande émotivité lors de l’entretien;
  5. Restriction des libertés et contrôle des allées et venues;
  6. Présence d’un recruteur/ «amoureux».

Pour les raisons exprimées ci-dessus, auxquelles s’ajoute son jeune âge (21 ans), on peut craindre qu’Olga vive une situation de traite ou à tout le moins qu’elle soit très vulnérable à l’exploitation sexuelle. Son profil correspond à celui de jeunes femmes étrangères, parlant peu la langue du pays, contrôlées (pas nécessairement par la force mais souvent par des liens «affectifs») par un propriétaire d’établissement qui exploite leur vulnérabilité et leur désir de venir en aide aux proches demeurés au pays. Quant au conjoint d’Olga, ne possède-t-il pas certaines caractéristiques d’un «pimp»? Il ne travaille pas vraiment, mais il a de l’argent. Quand il fait la connaissance de la jeune femme après l’avoir repérée dans la rue, il admet chercher à rencontrer des Russes. A-t-il initialement abordé Olga avec des visées d’exploitation sexuelle? On peut aussi s’interroger sur la générosité de certains clients qui laissent un pourboire de 100$ pour un simple massage dont le coût est fixé à 40$. Cette situation et différents facteurs de vulnérabilité peuvent amener une masseuse à céder aux sollicitations, voire aux manipulations des prostitueurs. En tout état de cause, le discours d’Olga, qui dit avoir honte de travailler dans un salon de massage, révèle sa préoccupation à l’égard de la stigmatisation qui associe les masseuses à des femmes prostituées et sa peur d’être renvoyées en Russie.

 

7.3 Éléments à retenir

Il est rare que des personnes confient spontanément être objet de traite et exploitées à des fins prostitutionnelles. Si quelques femmes ont accepté de partager leur expérience avec nous –une fois leur proxénète incarcéré, le cas d’Olga illustre bien le défi de briser cette pesante chape de silence et de repérer des victimes de traite pour les aider à s’extraire de l’exploitation sexuelle. La peur constitue une barrière importante aux confidences, peur de la violence des trafiquants, mais aussi des systèmes d’immigration ou judiciaire. Bien des femmes trafiquées expriment un manque de confiance généralisé à l’égard d’autrui, en même temps qu’elles ont honte de leur parcours. Elles se retrouvent parfois dans des organismes communautaires, postes de police, hôpitaux, cabinets d’avocats, etc., sans que personne n’ait détecté leur réalité auparavant. Combien d’entre elles restent emmurées dans ces situations de traite?

Compte tenu que des indicateurs d’exploitation sexuelle, voire de traite, n’ont été observés que sur la base d’une entrevue difficile, émotive, dans un anglais laborieux, il ne nous est pas possible de trancher à savoir si Olga est trafiquée ou non. Sur le terrain de l’intervention néanmoins, de tels indicateurs constituent autant de petits drapeaux rouges pouvant donner l’alerte. Or, de telles alertes sont d’autant plus difficiles à émettre que l’on a une connaissance fragmentaire de la traite, ou que l’on procède à un découpage artificiel entre prostitution «volontaire» et prostitution «forcée», entre prostitution adulte et prostitution juvénile.

Que faut-il retenir de ces autres trajectoires de femmes, la plupart, migrantes ou non, ayant été victimes de traite locale, parfois pendant plusieurs années? Il nous a été permis d’observer que le profil des victimes de traite et d’exploitation sexuelle au niveau local présente certaines constantes, notamment en ce qui a trait à un milieu familial instable, à des difficultés à l’école ou des conduites considérées «à risque» par les intervenants et les intervenantes jeunesse. Plusieurs parcours mettent ainsi en lumière le problème crucial des jeunes filles, notamment les pensionnaires des Centres Jeunesse, qui s’avèrent particulièrement vulnérables face aux promesses des proxénètes, surtout lorsqu’elles sont en fugue ou en rupture avec leur milieu familial. Pour autant, il importe de le rappeler, les conduites individuelles et les facteurs de vulnérabilité mis en lumière doivent être considérés comme tels; ils ne sauraient constituer des facteurs explicatifs de la prostitution ou de la traite dont nous avons déjà présenté les causes structurelles et dont nous exposerons, dans les chapitres qui suivent, les stratégies des principaux agents, en termes de contrôle, de manipulation et de violence physique mises en œuvre par le système prostitutionnel. Ces expériences de femmes exploitées dans la prostitution témoignent aussi, nous y reviendrons, de la banalisation de la marchandisation des femmes dans nos sociétés qui compte indubitablement parmi les responsables de l’expansion de la traite à des fins d’exploitation sexuelle commerciale, dans le système actuel des rapports de sexe, inséparable du système capitaliste mondial.

Fait exceptionnel dans nos données empiriques mais certes pas dans la réalité de la traite, Karen a fait l’objet de traite transnationale et a été recrutée dans son pays d’origine, pays qu’elle voulait quitter pour fuir un contexte de violence. Au départ, elle n’est ni contrainte, ni menacée par le «passeur» qui, en définitive, profite de la vulnérabilité de la jeune femme et de son désir de quitter son pays. Ce passeur est en fait membre d’un réseau de trafiquants installés à Montréal et il est fort probablement un citoyen canadien, ce qui expliquerait sa facilité à faire entrer une personne au Canada. Il est également possible que le passeur ait utilisé de faux passeports. Quoi qu’il en soit, Karen a été leurrée, séquestrée et menacée de dénonciation. Cet exemple de duperie s’avère typique de la traite transnationale et témoigne que la traite à des fins d’exploitation sexuelle, locale ou internationale, et les situations d’immigration à l’aide de passeurs peuvent être intimement liés.

Nos résultats de recherche démontrent aussi l’existence de situations de traite impliquant des migrantes dont le recrutement ne se fait pas dans leur pays d’origine. Là encore, le trafiquant profite d’une situation de vulnérabilité due au statut d’illégalité et au trauma de la violence subie dans le pays d’origine. Martha n’a pas été recrutée ou forcée pour venir au Canada à des fins de prostitution. Comme Karen, elle a quitté son pays pour fuir un contexte de violence sexuelle et pour améliorer son sort économique, mais c’est une fois arrivée au Québec, en situation d’illégalité, que celui qu’elle pensait être son ami l’a trafiquée.

Les trajectoires des femmes migrantes présentent de nombreux points de convergence avec celles des répondantes originaires du Québec sur le plan des facteurs de vulnérabilité sociopsychologique, incluant leur dénuement économique, qui font en sorte qu’il leur très difficile de se sortir de l’exploitation sexuelle. Autant les points de dissemblances entre ces parcours que leurs points de convergence traduisent la capacité des prostitueurs de tirer parti d’un large spectre de situation pour atteindre leurs objectifs: migrantes, réfugiées, originaires du Québec, mineures, majeures, racisées ou non, toutes se sont trouvées privées de ressources, toutes ont été dupées et prostituées. Nous abordons en profondeur cette question des leurres du recrutement dans le chapitre qui suit.

  • 1
    Définition proposée par le dictionnaire du Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), http://www.cnrtl.fr/ (consulté le 10 septembre 2009).
  • 2
    Tous les noms sont fictifs.
  • 3
    Il a néanmoins été complété par les documents juridiques auxquels nous avons eu accès, c’est-à-dire la transcription de son audition en cour lors de l’enquête préliminaire et la copie du jugement de son agresseur. Le juge a d’ailleurs considéré que les imprécisions dans le témoignage d’Audrey n’avaient pas «d’incidence» sur sa validité.
  • 4
    Jugement de la Cour du Québec montré par la répondante à notre équipe, p. 2.
  • 5
    Fournisseur de drogues illicites.
  • 6
    La trajectoire de Noémie a été constituée à partir de la déposition vidéo qu’elle a effectué suite à l’arrestation de son proxénète et à la lumière d’informations complémentaires obtenues auprès de l’enquêteur qui a recueilli cette déposition. Il est à noter que, s’agissant d’une déposition, le témoignage de Noémie a été recueilli le jour même de l’arrestation de son proxénète. Selon nos informations, elle a par la suite réussi à s’extraire de l’industrie du sexe et à entreprendre une démarche militante pour dénoncer l’exploitation sexuelle à des fins commerciales.
  • 7
    Voir le chapitre 5 sur les milieux policiers et le chapitre 6 sur le secteur communautaire.
  • 8
    Le rapport ne mentionne pas l’origine ethnique de Vincent. Cette observation et la question du racisme présumé du père au paragraphe suivant nous amène néanmoins à penser que Vincent est «noir».
  • 9
    Par exemple, le notoire www.merb.ca (Montreal Escort Review Board) où les clients échangent sur la qualité des «prestations» reçues ou offrent des conseils aux internautes, notamment pour recevoir le maximum en déboursant le minimum, à grands renforts d’acronymes dont le sens est réservé aux initiés. Autre site: www.bigdoggie.net (consultés le 1er novembre 2012)
  • 10
    Il s’agit de revenus (légaux) visant à prouver que la personne a «les capacités financières nécessaires pour assumer les obligations relatives au parrainage de leurs parents». Voir la section «Parrains et parrainés / Évaluation de votre capacité financière» du site web de Immigration et Communautés culturelles Québec : <http://www.immigration-quebec.gouv.qc.ca/fr/immigrer-installer/parrains-parraines/information-parrainage/exigences-particulieres/normes-financieres/index.html> (consulté le 4 novembre 2012)
Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.