Article IREF

Chapitre 7: À l’intersection des rapports sociaux de sexe et l’hétérosexisme

Line Chamberland
Christelle Lebreton
Michaël Bernier
couverture
Article paru dans Stratégies des travailleuses lesbiennes face à la discrimination: contrer l’hétéronormativité des milieux de travail, sous la responsabilité de Line Chamberland, Christelle Lebreton et Michaël Bernier (2012)

Cette section présentera d’abord une synthèse des principaux résultats de la recherche, de laquelle il ressort que les lesbiennes mettent en œuvre un éventail de stratégies d’insertion en emploi afin de réduire la discrimination, réelle et anticipée, découlant à la fois de l’homophobie présente dans leur milieu de travail, y compris ses expressions spécifiquement lesbophobes, et du sexisme qui les rappelle à leur statut de femmes. Dans un deuxième temps, nous proposerons des éléments de réflexion sur l’articulation du sexisme et de l’hétérosexisme. En effet, l’imbrication des rapports de pouvoir et des logiques d’organisation sociale qui est apparue au travers des propos recueillis dans cette étude interroge les théories explicatives et les concepts mis en œuvre dans les recherches sur la discrimination liée à l’orientation sexuelle.

 

7.1 Les stratégies d’insertion des lesbiennes en milieu de travail

Une homophobie présente dans la majorité des milieux de travail

Le questionnaire visait à obtenir un portrait des comportements homophobes perçus dans le milieu de travail actuel, que les répondantes en soient victimes ou témoins. Ces comportements relèvent de trois catégories distinctes: l’homophobie diffuse, directe et violente. L’homophobie diffuse désigne les comportements tels que les moqueries et les propos exprimant des préjugés et des stéréotypes concernant les personnes homosexuelles. Nos résultats montrent qu’une minorité de répondantes évoluent dans un milieu de travail totalement exempt d’homophobie diffuse. La grande majorité d’entre elles ont été exposées occasionnellement ou plus fréquemment à des propos dénigrants l’homosexualité ou les homosexuels et homosexuelles. Les entrevues montrent de plus que l’homophobie diffuse présente trois particularités: elle s’exprime de manière atténuée ou allusive; elle est souvent indirecte; enfin, elle varie en intensité selon les milieux de travail.

L’homophobie directe regroupe les comportements et propos qui visent des travailleuses lesbiennes et nuisent à leur capacité de s’intégrer dans l’environnement de travail et d’exercer leurs fonctions professionnelles. Il peut s’agir des comportements suivants: rejeter une personne connue comme homosexuelle ou soupçonnée de l’être, ou prendre ses distances vis-à-vis d’elle; refuser de collaborer avec elle ou faire entrave à son travail; mettre en doute ses compétences ou sa réputation professionnelle; dévoiler son orientation sexuelle sans son consentement, ou menacer de le faire pour lui nuire. De façon générale, les données indiquent que les répondantes sont une faible minorité à être la cible de ces différents comportements de façon fréquente, mais elles sont nettement plus nombreuses à l’être occasionnellement ou à en avoir été témoins.

Quant à l’homophobie violente (insultes, propos ou graffitis injurieux; propos, gestes ou images obscènes; vandalisme contre les outils ou le lieu de travail; harcèlement et avances hétérosexuelles non désirées; intimidation, menace ou agression à caractère sexuel ou non), elle est moins fréquente que les deux autres formes d’homophobie. Les résultats montrent qu’une faible minorité de répondantes rapportent avoir subi de tels comportements, mais elles sont cependant plus nombreuses à rapporter avoir été témoins ou avoir entendu parler de tels comportements à l’encontre d’un-e collègue homosexuel ou homosexuelle. De plus, et nous y reviendrons, une partie non négligeable des répondantes rapportent avoir subi du harcèlement sexuel ou des avances hétérosexuelles non désirées.

En raison du climat qui découle de la persistance de comportements homophobes dans leur milieu de travail, plus du tiers des répondantes rapportent y ressentir un sentiment d’inconfort ou de malaise (34,9%), 21,5% indiquent vivre de l’isolement et 13,1% disent y avoir de mauvaises relations interpersonnelles. Quant à leur visibilité en milieu de travail, nous constatons que, pour une bonne part des travailleuses lesbiennes de l’enquête, l’orientation sexuelle est une information qui est désormais connue par la majorité ou la totalité de l’entourage immédiat de travail, tandis qu’une importante minorité s’efforce de garder cette information plus ou moins secrète, surtout aux yeux des supérieurs et supérieures ainsi que des subordonnés et subordonnées. Néanmoins, cette situation contraste avec la sphère privée, où la quasi totalité de l’entourage (famille, amis et amies) des répondantes a été mise au courant. En outre, une majorité (57,3%) de répondantes ne s’expriment sur leur homosexualité que dans certains contextes, en faisant généralement preuve de discrétion, tandis que seulement le quart d’entre elles en parlent ouvertement, sans égard aux personnes présentes, et que près d’un cinquième tendent vers la discrétion, voire l’invisibilité en tout temps. Ces résultats indiquent que les lesbiennes qui se sentent à l’aise et en sécurité dans leur milieu de travail et qui ne craignent pas que leur visibilité ait des conséquences négatives ne sont pas majoritaires. L’examen des stratégies d’adaptation des lesbiennes au contexte professionnel permet d’illustrer l’éventail des situations discriminantes et leur fréquence, tout en exemplifiant les tensions auxquelles sont soumises les travailleuses autour des enjeux de visibilité et de dissimulation.

En effet, les entrevues tendent à montrer que les comportements homophobes en milieu de travail sont plus fréquents que ne l’indiquent les données quantitatives. Les entrevues laissent transparaître une tendance à minimiser la portée des gestes et des propos entendus, en particulier lorsque l’homophobie s’exprime de manière allusive, atténuée ou indirecte (sans prendre pour cible une personne présente), notamment sous le couvert de l’humour. Plusieurs facteurs influencent l’interprétation du caractère homophobe des discours tenus dans l’entourage de travail; on peut supposer que la minimalisation de leur potentiel d’hostilité fait partie de l’éventail des stratégies d’adaptation des lesbiennes afin de maintenir un certain confort psychologique dans leurs interactions avec leurs collègues de travail.

Dissimuler ou divulguer son orientation sexuelle?

Les stratégies d’adaptation des répondantes en milieu de travail eu égard à la divulgation ou la dissimulation de leur lesbianisme sont variées et diffèrent selon la proximité et la nature des contacts avec les personnes côtoyées dans cet environnement. Ainsi, les travailleuses lesbiennes ont tendance à être plus visibles vis-à-vis de certains groupes, notamment les collègues, mais elles le sont très peu vis-à-vis de groupes comme la clientèle ou la direction. Par ailleurs, la stabilité ou la précarité de l’emploi ainsi que la composition du milieu de travail semblent avoir une incidence sur la visibilité des répondantes dans leur milieu de travail immédiat. Ainsi, la stabilité favorise un dévoilement progressif et prudent de l’orientation sexuelle, tout en veillant à minimiser les risques de conséquences négatives anticipées. Dans les milieux de travail majoritairement masculins, l’orientation sexuelle des répondantes est moins souvent connue (un peu plus de la moitié) par la majorité ou la totalité de leurs collègues que dans les milieux majoritairement féminins (près des trois quarts).

Les quatre raisons qui motivent la dissimulation de l’orientation sexuelle les plus souvent sélectionnées dans le questionnaire sont: l’habitude d’être discrète, le désir de protéger sa vie privée, l’habitude d’être prudente, la perception que cela est préférable en raison du type de clientèle. Les propos laissent cependant voir que certaines répondantes cherchent à préserver leur tranquillité d’esprit et assurer leur propre confort psychologique. Certaines participantes argumentent que la nature ou le contexte d’exercice de leur métier ou de leur profession influence la décision de dissimuler leur orientation sexuelle auprès d’une partie ou de la totalité de l’entourage de travail. C’est le cas des intervenantes en psychologie, en travail social, en éducation spécialisée, etc. Pour plusieurs, la décision de dissimuler leur orientation sexuelle découle de leur perception à l’égard de leur milieu de travail. Celui-ci leur apparaît hostile et elles anticipent des réactions négatives soit d’individus, soit d’une partie du milieu de travail (clientèle, direction) ou de sa totalité.

Les quatre principales motivations incitant à la divulgation dans l’enquête par questionnaire sont: vouloir être intègre envers soi-même, développer une relation plus authentique avec les collègues, avoir besoin d’un congé suite au décès de la conjointe ou d’un membre de sa famille et vouloir contribuer à changer les attitudes envers les gais et les lesbiennes. Les propos des interviewées s’élaborent autour de motivations similaires. Tout indique que lorsque le milieu de travail n’y fait pas obstacle, les lesbiennes trouvent divers avantages personnels à faire connaître leur orientation sexuelle à une partie ou à la totalité de leur entourage de travail. De plus, et sans forcément revendiquer l’étiquette de militante, certaines affirment se sentir investies d’un désir de faire avancer la cause des gais et lesbiennes. Elles s’y appliquent de différentes manières: défaire les préjugés, éduquer, contrer l’homophobie et l’hétérosexisme, présenter des modèles homosexuels positifs, défendre les droits des gais et lesbiennes, exprimer un appui à leurs revendications.

Les stratégies d’adaptation: l’aménagement de son identité personnelle au travail

De nombreux facteurs sont pris en considération par les lesbiennes quant à l’aménagement de leur identité personnelle au travail: décision de divulguer ou non leur orientation, évaluation des risques, choix des personnes de confiance, prévision des prochains choix personnels en fonction des premières réactions, et ainsi de suite. Les stratégies qu’elles mettent en œuvre, qu’il s’agisse de révéler ou de taire leur orientation sexuelle, sont de deux types: soit actives, soit passives. Les stratégies actives sont celles où des efforts sont déployés pour exposer ou camoufler l’information alors que les stratégies passives privilégient la voie de l’évitement ou des moyens indirects.

Les stratégies de divulgation: Plusieurs participantes jouent un rôle actif dans leur processus de coming out en milieu de travail. Cependant, elles optent rarement pour la formule de l’aveu – qui ressemble trop à la confession d’une faute ou d’un secret intime –ou pour une divulgation sous forme de déclaration publique. La plupart des répondantes préfèrerent des initiatives s’inscrivant dans le cadre d’une divulgation progressive où s’exerce un certain contrôle sur les personnes qui sont mises au courant. Lorsque nous avons présenté aux répondantes une liste de moyens pouvant être utilisés pour divulguer l’orientation homosexuelle, les moyens directs ont été privilégiés. Les trois plus fréquents sont : répondre clairement lorsque des questions sont posées, parler de la conjointe et prendre l’initiative de le dire clairement à une ou plusieurs personnes, par exemple en s’autodésignant comme gai ou lesbienne. Les stratégies passives de divulgation consistent à ne pas cacher ou à laisser transparaître des informations qui pourraient être interprétées comme révélatrices de l’homosexualité ou qui pourraient éveiller des soupçons en ce sens. Ainsi, certaines participantes semblent plutôt partisanes de la politique du laisser-aller en ce qui concerne la divulgation de leur orientation sexuelle. Sans la taire, elles s’investissent à peine dans le processus de divulgation. Parmi les moyens indirects suggérés dans le questionnaire, le fait de prendre la défense des droits des gais et lesbiennes lorsque le sujet est abordé dans le milieu de travail a reçu l’adhésion de près de six répondantes sur dix.

Les stratégies de dissimulation: Les stratégies passives de dissimulation de l’orientation sexuelle s’articulent surtout autour de l’évitement, de l’ambiguïté et de l’omission: il s’agit de maintenir une position où la personne, sans divulguer son orientation sexuelle, n’aura pas non plus à mentir, à renier qui elle est ou à s’inventer un personnage. Les conversations sur la vie privée et les activités hors travail sont des contextes fréquemment évités par les répondantes, car ils sont jugés trop propices à la circulation d’informations relevant de la sphère privée. Les stratégies actives de dissimulation consistent à tout mettre en œuvre pour afficher une identité hétérosexuelle, quitte à recourir à des stratégies de passing, c’est-à-dire adopter des signes renforçant la présomption de leur hétérosexualité par l’entourage de travail. Elles sont peu mobilisées par les participantes.

Les stratégies d’adaptation dans les relations interpersonnelles

Sur le plan de l’intégration des travailleuses dans leur milieu de travail, la recherche a permis de montrer que la majorité des stratégies d’adaptation des lesbiennes sont déployées dans le but de maintenir un certain confort psychologique dans leurs interactions avec leurs collègues de travail. Autrement dit, les stratégies d’évitement ne sont pas le premier choix rapporté par les participantes. En effet, toute stratégie d’évitement implique une distanciation à l’égard de ses collègues, qui peut être perçue négativement par ces derniers et dernières et peut avoir un impact négatif sur les relations interpersonnelles des participantes et possiblement sur leur intégration professionnelle. Elles sont par conséquent une majorité à opter pour des stratégies qui relèvent davantage de l’accommodement et du compromis, au moyen desquelles les participantes s’efforcent de maintenir un lien convivial avec leur entourage de travail, en dépit des manifestations d’homophobie ou de lesbophobie diffuse.

Parmi les stratégies d’adaptation dans le contexte des échanges interpersonnels, les stratégies de confrontation directe, non animées d’une volonté d’éducation ou n’adoptant pas le ton de l’humour, sont rarement mises en œuvre. Là encore, le maintien d’un bon climat avec leur entourage de travail semble déterminer le choix des stratégies d’adaptation adoptées. Les participantes combinent généralement ces différentes stratégies en fonction des contextes. Comme Jeanne (57 ans, enseignante au secondaire) le souligne, le milieu de travail rassemble des personnes dont l’ouverture à l’égard de l’homosexualité est variable et elle doit composer avec, aussi fait-elle un usage sélectif de l’une ou l’autre stratégie selon l’interlocuteur: «Quand je choisis de le dire, je te ferai remarquer que je choisis mon interlocuteur. Je ne tiens pas à monter aux barricades inutilement. […] Je garde mes distances en fonction de la personne, de l’interlocuteur que j’entends.»

Une minorité de participantes rapportent ainsi prendre part aux conversations sur la vie privée sur un pied d’égalité avec leur entourage de travail. Les propos de ces participantes montrent que leur rôle parental facilite grandement leur intégration. Deux motifs sont également invoqués pour limiter la participation à ces conversations: la volonté de respecter l’inconfort éventuel des collègues et la discrétion des participantes. Celles-ci ont principalement recours à deux stratégies pour parvenir à prendre part aux conversations sur la vie privée: soit elles réservent de tels échanges à quelques collègues proches, en huis clos ou sur le mode de la confidence, soit elles y participent tout en opposant un refus face à des questions ou des sujets jugés trop personnels. Les stratégies d’auto-exclusion, plus rarement adoptées par les participantes, constituent souvent des stratégies préventives, qui peuvent être adoptées à la suite d’une expérience antérieure négative et visent à éviter de subir des situations discriminantes. Ces stratégies de limitation et d’auto-exclusion ont en commun de restreindre la participation aux conversations sur la vie privée. Par ailleurs, l’engagement des participantes dans les activités sociales ne se fait pas selon les mêmes modalités que pour leurs collègues hétérosexuels. Elles sont en effet une minorité à y participer en compagnie de leur conjointe, envers laquelle elles vont avoir un comportement peu démonstratif de leur affection. Certaines participantes interprètent de telles démonstrations, même peu expansives, comme une provocation (voire le déclencheur de fantasmes de lesbiennes sursexualisées issus de matériel pornographique s’adressant aux hommes) ou craignent qu’elles ne soient interprétées comme tel. Plusieurs participantes se qualifient de discrètes et y voient la raison de la réserve de leurs comportements envers leur conjointe. On retrouve ici la difficulté d’exprimer une sexualité lesbienne autonome, une difficulté qui apparaissait déjà dans le refus d’aborder sa sexualité dans les conversations informelles.

Les stratégies de tolérance et de non-intervention sont parfois les seules options que peuvent adopter certaines participantes. Elles sont souvent blessées, voire choquées par les commentaires de leur entourage de travail, rapportent ne pas toujours savoir comment réagir ou estiment inutile de le faire étant donné l’homophobie de certains collègues ou du milieu de travail en général. Les participantes doivent en effet impérativement prendre en considération les réactions de leurs collègues afin d’adopter une stratégie d’adaptation qui ne leur nuira pas. Francine (47 ans, gérante dans le secteur de l’alimentation) résume parfaitement le dilemme auquel font face les travailleuses lesbiennes dans leur milieu de travail quant aux multiples questions et aux commentaires parfois peu plaisants de leurs collègues:

Il faut que tu sois capable de faire face à ces questions sans t’emporter si tu veux être capable de travailler dans un contexte que tu aimes. Parce que tu ne travailles tout de même pas juste pour gagner de l’argent. Tu travailles parce qu’il faut le faire mais tu développes un certain plaisir dans ton travail. Il faut que tu te sentes à l’aise là-dedans. Sans ça, ce ne serait pas vivable.

Comme Francine le souligne, les lesbiennes sont des travailleuses et, à ce titre, elles sont non seulement soucieuses de conserver leur emploi, mais également de trouver de la satisfaction dans leur activité professionnelle. L’adoption des stratégies d’adaptation doit ainsi généralement répondre à deux nécessités essentielles, c’est-à-dire qu’elles doivent permettre aux participantes d’intégrer leur milieu de travail de manière satisfaisante du double point de vue de leur confort psychologique (intégrité personnelle) et du point de vue de leur auto-valorisation professionnelle (intégrité professionnelle).

Or, l’intégrité personnelle est fréquemment menacée dans le contexte des échanges interpersonnels. Les préjugés et les stéréotypes reliés aux réalités gaies et lesbiennes ont pour effet de jeter le discrédit sur les personnes homosexuelles, ce qui peut influencer l’adoption de stratégies d’adaptation par les lesbiennes, selon qu’elles manifestent ou non une prise de distance face à ce discrédit, le rejetant ou au contraire prenant pour elles-mêmes le discrédit jeté sur le groupe. Par exemple, en intervenant pour démystifier les perceptions qui ont cours dans leur milieu de travail, les participantes peuvent se distancer de ces représentations et en tirer un bénéfice du point de vue de leur estime d’elles-mêmes. Comme nous l’avons mentionné plus tôt, les stratégies d’éducation et de sensibilisation de l’entourage de travail leur permettent de déjouer la dévalorisation qui sous-tend les préjugés et de contribuer au renforcement de leur estime personnelle. Ainsi, cette stratégie montre d’une part que les participantes prennent du recul quant aux présomptions dévalorisantes concernant la catégorie lesbienne. D’autre part, la mise en œuvre des stratégies d’éducation et de limitation des commentaires et des plaisanteries faites par l’entourage de travail est aussi une façon pour elles de s’affirmer comme des personnes à part entière, tout aussi dignes de respect que les hétérosexuelles. Les travailleuses lesbiennes peuvent en effet de cette manière refuser et surtout discréditer à leur tour les perceptions qui les dévalorisent et les dénigrent, sans toutefois nuire à leurs relations interpersonnelles.

Les stratégies d’éducation présentent de plus l’avantage de pallier le manque d’information et d’éducation de l’entourage professionnel par rapport aux réalités gaies et lesbiennes. La fréquence des propos des participantes qui vont en ce sens démontre qu’il y a un besoin important de démystification à cet égard et que les personnes homosexuelles se trouvent à en assumer la responsabilité en l’absence d’une prise en charge satisfaisante par les institutions. Ces stratégies sont ainsi susceptibles de contribuer à la diminution de l’homophobie diffuse et donc d’améliorer le climat général du milieu de travail. Elles comportent cependant un aspect négatif en reconduisant la responsabilité des lesbiennes de mettre fin à l’homophobie et à la lesbophobie dans leur milieu de travail et constituent ainsi une charge mentale supplémentaire et qui est spécifique aux travailleuses lesbiennes.

Les travailleuses lesbiennes sont aussi des femmes

Les femmes sont encore confrontées aux discriminations sexistes sur le marché du travail et les participantes de cette recherche en offrent des témoignages éloquents. Les travailleuses lesbiennes, qui sont à la fois des femmes et homosexuelles, peuvent subir non seulement du sexisme, mais également de l’homophobie. Le traitement différencié des hommes et des femmes dans le cadre de l’activité professionnelle entraîne fréquemment la limitation des possibilités offertes aux femmes par rapport à celles offertes aux hommes et l’assignation de celles-ci à des tâches moins prestigieuses et moins rémunérées.

Dans notre recherche, les discriminations rencontrées en milieu de travail sont notamment la dévalorisation systématique des compétences professionnelles des femmes (en particulier lorsqu’il s’agit d’un emploi traditionnellement masculin) et la mise en doute de leurs aptitudes à la supervision, le refus de respecter l’autorité hiérarchique des participantes, les propos dénigrants envers des collègues féminines ou envers les femmes en général, les attitudes paternalistes à l’encontre des participantes, etc.

Près des deux tiers de nos participantes témoignent que des formes de sexisme ont cours dans leur milieu de travail, envers des collègues, mais le plus souvent envers elles-mêmes. Le nombre élevé de participantes ayant expérimenté du sexisme est significatif compte tenu du fait que cette recherche ne visait pas à recueillir des témoignages reliés au sexisme en milieu de travail. Ces éléments sont donc ressortis à l’occasion de questions reliées à l’orientation sexuelle des participantes. Plusieurs participantes soulignent devoir en premier lieu combattre le sexisme dans leur milieu de travail.

Le sexisme se manifeste notamment dans les attentes normatives envers les femmes, c’est-à-dire l’obligation faite aux femmes d’adopter une apparence et des comportements qualifiés de féminins dans nos sociétés. Les lesbiennes apparaissent fréquemment dans les stéréotypes comme des femmes « ratées ». Beaucoup de participantes sont ainsi confrontées au stéréotype qui associe lesbianisme et masculinité, et duquel découle la croyance que les lesbiennes ne sauraient être féminines. En tant que femmes, mais surtout en tant que femmes homosexuelles, les participantes n’ont d’autre choix que de se positionner par rapport à la norme hétérosexiste qui veut que féminité rime avec apparence belle et soignée, souci pour le vêtement et la coiffure, les talons hauts, les bijoux, etc. Cependant, peu d’entre elles réussissent à se distancer de ces attentes hétéronormatives. Afin de protéger leur intégrité psychologique, les travailleuses adoptent principalement des stratégies qui leur permettent de démontrer qu’elles ne correspondent pas à l’image dégradante des lesbiennes véhiculée par les stéréotypes, par l’affirmation de leur féminité ou par la prise de distance à l’égard de l’association entre lesbianisme et masculinité.

 

7.2 Sexisme et hétérosexisme

Les analyses des entrevues menées auprès de travailleuses lesbiennes mettent en évidence deux éléments principaux interreliés, dont nous allons discuter dans cette section. Le premier concerne la capacité du concept d’homophobie à rendre compte des discriminations subies par les lesbiennes. Le second est la complexité des expériences des travailleuses lesbiennes qui découle de l’imbrication des rapports sociaux de sexe et de l’hétérosexisme.

Homophobie et lesbophobie?

Pour plusieurs auteurs et auteures (Thiers-Vidal, 2010; Bastien-Charlebois, 2007; Calasanti, 2003), l’homophobie constitue un moyen d’imposer une masculinité hégémonique au sein du groupe des hommes. La masculinité hégémonique désigne le type de masculinité dominant dans les représentations culturelles d’une société donnée. Dans les sociétés occidentales, particulièrement les sociétés nord-américaines, la masculinité hégémonique modèle les attentes normatives que doivent remplir les hommes:

Present hegemonic masculinity would include physical strength, professional success, wealth, heterosexual prowess and self-control over certain emotions, such as grief or shame. – La masculinité hégémonique actuelle inclut la force physique, le succès professionnel, la santé, les prouesses hétérosexuelles et le contrôle d’émotions telles que la peine ou la honte. (Calasanti, 2003: 16, nous traduisons)

Lorsqu’on s’interroge sur le rôle de l’homophobie depuis une perspective féministe matérialiste comme celle des rapports sociaux de sexe, l’homophobie apparaît de plus contribuer à la reproduction de la hiérarchie entre les sexes:

En examinant ce que ce statut suppose, ce sur quoi il s’établit et qui il en exclut, nous voyons émerger un système normalisant et naturalisant les rapports femmes-hommes. Ayant en son cœur l’affirmation d’une force, d’une agressivité, d’une autorité, d’une invulnérabilité, d’une inviolabilité et d’une puissance (virile), le sceau marquant le garçon du statut d’homme adulte annonce ce qui est idéalement valorisé et réservé aux hommes. Si le refus de la passivité et l’assise de sa volonté de pouvoir fait un homme plutôt qu’une femme, c’est que ces postures ne sont pas propres aux femmes, ou s’y retrouvent sous des formes atrophiées. (Bastien-Charlebois, 2007: 284)

Thiers-Vidal (2010) explicite le lien entre la masculinité hégémonique, les masculinités subordonnées, dont les masculinités homosexuelles, et les rapports sociaux de sexe à partir de l’interprétation proposée par Connell (1987), selon laquelle ce sont les rapports de pouvoir qui produisent une multiplicité de masculinités:

[…] la diversité des identités masculines doit être analysée en termes de capacité à établir une prédominance sociale au sein du groupe des hommes en matière d’oppression des femmes. La masculinité hégémonique est alors l’expression culturelle de cette prédominance dans l’oppression: «la masculinité hégémonique doit incarner une stratégie collective réussie en rapport aux femmes» (Connell, 1987: 185-186). […] Ainsi, si l’homosexualité caractérise actuellement une des masculinités subordonnées, ceci n’est pas le résultat d’une non-oppression des femmes, mais de la prédominance actuelle d’une oppression de genre centrée autour de l’hétérosexualité et du mariage. Connell applique donc le concept d’asymétrie fondamentale à son analyse des rapports de genre: «il n’y a pas de féminité qui soit hégémonique de la façon dont la forme dominante de masculinité est hégémonique parmi les hommes» (Connell, 1987: 183). (Thiers-Vidal, 2010: 100)

Les définitions courantes du concept d’homophobie s’éloignent de ces analyses, et mobilisent l’attention sur la sexualité non hétérosexuelle, évacuant le rôle joué par la sexualité hétéronormative dans les rapports sociaux de sexe. Qu’elles visent les hommes ou les femmes, les pratiques homophobes sont ancrées dans le même système sociopolitique, celui qui assure l’oppression et l’appropriation de la classe des femmes par la classe des hommes. Selon nous, l’homophobie a pour objectif de sanctionner les hommes qui mettent en péril ce sur quoi la domination masculine repose et ce dont elle dépend, soit l’appropriation des femmes, laquelle nécessite des frontières nettes et tranchées non seulement du point de vue des genres, mais aussi de la division sexuée du travail.

Les pratiques homophobes, lorsqu’elles sont dirigées vers les femmes, ne poursuivent pas le même objectif: il s’agit davantage d’une réassignation plus ou moins brutale des lesbiennes à la catégorie des femmes. Il semble donc justifié de nommer lesbophobes les comportements homophobes qui ciblent les femmes non hétérosexuelles ou soupçonnées de l’être afin de mettre en évidence cette distinction. L’enquête réalisée par Watremez1 Cette enquête a été menée dans le cadre d’un projet européen (France, Lituanie, Slovénie et Suède) – projet DELEDIOS (Dans l’Emploi: Lutter pour l’Egalité et contre les Discriminations liées à l’Identité de genre et l’Orientation Sexuelle). Une quarantaine de femmes ont participé à l’enquête, soit à des entrevues individuelles ou collectives, et ont été recrutées à travers les diverses régions françaises. (2007; 2008) auprès des lesbiennes victimes de discrimination ou de violence en milieu de travail montre en effet que la non-conformité de genre expose les femmes, même hétérosexuelles, à des discriminations lesbophobes:

La lesbophobie s’intègre à la construction de nos catégories de pensée concernant les genres, les rapports entre hommes et femmes. Celles qui ne sont pas lesbiennes peuvent subir les mêmes discriminations: les transgressions de genre sont mal acceptées : les femmes masculines, qu’elles soient ou non lesbiennes, seront stigmatisées de la sorte. (Watremez, 2008 : 68)

Le concept de lesbophobie évite la perpétuation de l’invisibilité des lesbiennes, car il appelle à nommer et dénoncer les formes d’oppression et de discrimination qui touchent en particulier les lesbiennes et permet de contrecarrer les applications sexistes de la notion d’homophobie, lesquelles ignorent ou banalisent comme étant moins sévères ou moins répandus, sans justifications ni empiriques, ni analytiques, les comportements discriminatoires ou haineux envers les lesbiennes. Les études empiriques, dont la nôtre, invalident le fait que l’homophobie touche davantage les hommes, adultes et jeunes, d’autant plus que la persistance du sexisme complexifie les expériences de discrimination subies par les lesbiennes.

Si certaines définitions de l’homophobie mentionnent son lien avec la reproduction de la hiérarchie des sexes, il s’agit trop souvent de dénoncer la perte de privilèges subie par ceux des hommes –les homosexuels– qui ne sont pas considérés par les hommes hétérosexuels comme leurs égaux. Les lesbiennes, pour leur part, se voient refuser la reconnaissance de leur position subordonnée en tant que femmes, puisque celle-ci n’est pas prise en compte dans les analyses des discriminations qui les concernent. Elles ne peuvent donc espérer que le concept d’homophobie rende compte de leur réalité et permette de lutter contre les oppressions qu’elles subissent (Chamberland et Lebreton, 2010). Pour Gérard (2003), la notion d’homophobie repose sur une vision universalisante, donc masculine, de l’homosexuel qui « nie la hiérarchie sociale des sexes, la suprématie culturelle, politique, économique des hommes et les discriminations sexistes et lesbophobes qui en découlent. Il disqualifie les revendications féministes et lesbiennes » (Gérard, 2003: 263). L’hégémonie actuelle du concept d’homophobie dans les champs scientifique et médiatique présente un risque spécifique pour les lesbiennes, aussi des auteures et militantes ont recours au terme «lesbophobie» dans le but de rendre visible l’oppression des lesbiennes en tant que femmes et homosexuelles.

Si le concept de lesbophobie recèle les mêmes faiblesses que celui d’homophobie, notamment parce qu’il psychologise l’oppression hétérosexiste et donc l’individualise dans le même mouvement, il répond cependant à une nécessité politique (Causse, 2000; Gérard, 2003). Ainsi, le concept de lesbophobie, malgré sa connotation psychologisante et dans la mesure où il propose d’articuler sexisme et hétérosexisme, peut s’avérer utile pour cerner les discriminations subies par les lesbiennes tout en prenant en compte leur position subordonnée dans les rapports sociaux de sexe (Chamberland et Lebreton, 2011).

Lesbophobie et sexisme

Comme nous l’avons mentionné, nos entrevues montrent que les lesbiennes sont confrontées à des discriminations à la fois en raison de leur sexualité et en tant que femmes, les premières ne les protégeant pas des secondes, ni les secondes des premières. Un des constats importants dégagés de l’analyse qualitative est celui de la difficulté des participantes et des chercheures à se prononcer de manière tranchée sur la « nature » de la discrimination subie par les participantes: sexisme ou lesbophobie?

En effet, le sexisme2 «Dans l’ensemble du vocabulaire du féminisme, tant militant que scientifique, [les termes et expressions «patriarcat», «système de genre» ou «rapports sociaux de sexe»] s’opposent à et complètent des termes comme «sexisme» ou «machisme» qui dénotent plutôt le niveau des attitudes et/ou des relations interindividuelles.» (Delphy, 2000: 146) ambiant est souligné par de nombreuses participantes de notre enquête. Celles-ci sont préoccupées par les marques de dénigrement à l’égard des femmes auxquelles elles font face quotidiennement. Le sexisme occupe fréquemment le premier rang dans les préoccupations des travailleuses lesbiennes. L’invisibilisation de leur orientation sexuelle occupe dès lors la seconde place. La sexualisation des femmes impose par ailleurs aux participantes de devoir interagir selon les attentes des hommes de leur entourage professionnel. Les participantes œuvrant dans les milieux de travail mixtes et majoritairement masculins sont plus nombreuses à expérimenter des formes de sexisme diverses et répétitives. Nos résultats vont dans le même sens que ceux de Chamberland et Paquin (2008) et de Watremez (2008, 2007):

Il est important de noter alors que les discriminations dont sont victimes les lesbiennes et les discriminations dont sont victimes les femmes hétérosexuelles s’articulent entre elles. Il y a une cohérence à parler de ces phénomènes ensemble, car ils forment un tout imbriqué qui participe au maintien des normes hétérosociales: en stigmatisant les lesbiennes qui servent alors de repoussoir à toutes celles qui tenteraient d’échapper à leur destin de femme et en réaffirmant ainsi aux femmes hétérosexuelles leur place et leurs rôles. (Watremez, 2007: 22)

Nos participantes sont nombreuses à témoigner du fait que, de manière générale, la séduction fonctionne comme un mode relationnel impératif entre hommes et femmes. Plusieurs rapportent que certains de leurs collègues sont incapables de fonctionner sur un mode relationnel autre avec les femmes. La sexualisation des femmes est une exigence normative des hommes à l’égard des femmes. Cette exigence impose aux femmes de se positionner face aux hommes en tant qu’objet (potentiel) de leur désir, notamment en adoptant une apparence physique et des comportements assignés à la catégorie «femme». La sexualisation peut ainsi être définie comme un processus qui consiste à orienter les représentations sociales de la féminité autour du principe de la disponibilité sexuelle des femmes au bénéfice des hommes. Selon les propos rapportés, les perceptions sexualisées des femmes dépassent fréquemment le cadre des commentaires ou des plaisanteries, pour déboucher soit sur des comportements qui relèvent du harcèlement sexuel, soit sur des avances sexuelles (y compris après que le lesbianisme ait été dévoilé), dans bon nombre de milieux de travail. Cependant, il est parfois difficile de tracer la frontière entre les deux, tant ces pratiques se chevauchent dans les expériences subies par les participantes.

Les expériences vécues par nos participantes montrent que le mode relationnel de la séduction hétéronormative est impératif et est en soi discriminatoire. Ce qui revient à dire que la sexualité est omniprésente dans les rapports sociaux de sexe, qu’elle contribue à façonner la mise en relation des hommes et des femmes, ce qui explique que les discriminations sexistes ont fréquemment une dimension sexuelle, comme en convient également Watremez:

Les rapports hommes/femmes sont codifiés et sexualisés, ce sont ces rapports qui rendent possible et expliquent le harcèlement sexuel au travail, notamment. Les lesbiennes tendent à échapper à ces rapports, néanmoins elles s’y voient réinscrites très rapidement pour finir par ne plus être que sexualité. Les femmes hétérosexuelles et les lesbiennes sont ici avant tout des femmes, avant même d’être considérées comme des professionnelles dans leur travail. Elles sont réduites à leur sexe. (Watremez, 2008: 67)

Cette sexualisation impérative des femmes peut cependant passer inaperçue, du moins n’est pas montrée comme oppressive, même si elle est cependant identifiée. Ainsi, Cromer et Lemaire (2007), qui ont conduit des entretiens de salariées présumées par les auteures hétérosexuelles, affirment:

À l’arrivée des femmes [….] les hommes semblent redoubler de l’usage de la sexualité, non seulement pour souder le groupe masculin face à un éventuel clivage de groupe (Laufer 1982; Enriquez 1997), mais aussi pour tenter de contrôler le danger de l’intégration professionnelle féminine. […] En bousculant la division sexuée du travail (Kergoat, 1998), les femmes se heurtent à ces stratégies de défense virilistes. (Cromer et Lemaire, 2007:70)

Cette formulation laisse à voir qu’il y a un usage de la sexualité par les hommes perçu comme «normal», c’est-à dire non questionné d’emblée, mais seulement lorsqu’il s’intensifie en réaction à l’arrivée de travailleuses. Les auteures proposent cependant une analyse originale en allouant à la sexualité deux fonctions : la cohérence et la consistance du groupe masculin et la mise à distance du groupe féminin. Elles montrent que, face aux travailleuses, la sexualité est instrumentalisée par les hommes dans les milieux de travail traditionnellement masculin. Cette instrumentalisation qu’elles nomment «stratégie viriliste» est décrite comme «une réactivation des stéréotypes de sexe et l’ajustement des relations entre les sexes par le biais de la sexualité, voire de la violence sexuelle imposées par les hommes» (Cromer et Lemaire, 2007: 62-63).

Les termes «pratiques» ou «stratégies virilistes» proposés par Cromer et Lemaire (2007) renvoient selon nous à l’actualisation par les hommes de leur position dominante dans les rapports sociaux de sexe. Ces termes présentent l’avantage de mettre au premier plan les hommes en tant qu’acteurs sociaux. Il nous semble de plus que ces pratiques virilistes, visant à conforter les places assignées aux hommes et aux femmes dans les rapports sociaux de sexe, comportent deux facettes: elles sont mises en œuvre par les hommes de façon positive ou négative. Les pratiques positives sont centrées sur le renforcement de la cohésion du groupe des hommes, tandis que les pratiques négatives sont axées autour du dénigrement et de l’infériorisation du groupe des femmes. Les premières ont cours au sein même du groupe des hommes, les secondes sont dirigées contre les femmes. Certaines pratiques peuvent comporter les deux facettes (par exemple le viol collectif, à la fois rituel de masculinité renforçant les hommes en tant que groupe social dominant3 Les «rituels de masculinité» et «rituels hétéronormatifs», notions développées par Pascoe (2007), ont pour finalité la reproduction des hiérarchies de sexe, de genre et des sexualités. L’auteure invite à conceptualiser les pratiques masculines reliées à la séduction et à l’objectification des filles par les garçons en milieu scolaire comme des rituels symboliques qui visent à permettre aux garçons d’affirmer leur masculinité, participant de la sorte à la contrainte à l’hétérosexualité qui pèse sur les filles. et réassignation des femmes à leur place de dominées). Le contrat implicite qui régit les relations hommes-femmes, soit l’impératif de séduction, doit être explicité et intégré en tant que modalité structurelle de contrainte des femmes par les hommes, car il joue sans nul doute un rôle de première importance dans le déclenchement des stratégies de défense virilistes lorsqu’il est remis en cause, même involontairement, par certaines femmes, notamment lorsqu’elles sont soupçonnées d’être lesbiennes.

Les lesbiennes échappent à l’appropriation sexuelle des hommes et il apparaît dans les entrevues que ces derniers amènent alors très facilement les discriminations sur le registre sexuel. Ils resexualisent les lesbiennes et instaurent un mode de relation où ils rappellent les normes hétérosociales: «Au fait, ma femme fréquente beaucoup de femmes, est-ce que je dois m’inquiéter?»; «Alors, laquelle de vous deux fait l’homme?»; «Alors 69? Et quelle position?»; «Ça te fait quoi de voir une autre femme à poil?»; «Tu as passé un bon week-end, tu as bien frotté?». Les lesbiennes ne sont pas ici considérées comme des personnes à part entière, elles sont réduites à une image sexualisée et pornographique. Ces discriminations au travail sont des formes des plus courantes. (Watremez, 2007: 21-22)

Il ressort de nos entrevues que, bien que les participantes œuvrant en milieu de travail majoritairement masculin soient minoritaires dans l’échantillon, elles rapportent beaucoup plus d’expériences de sexisme, tant sur le plan de la diversité, de la fréquence que de la gravité, que les participantes œuvrant en milieu majoritairement féminin et un peu plus également que celles œuvrant en milieu mixte. Nos résultats montrent également que ce sont les hommes qui commettent le plus fréquemment des actes ou adressent des propos sexistes aux travailleuses lesbiennes ou à leurs collègues féminines. Seules trois travailleuses en milieu de travail mixte ont rapporté avoir subi des formes de sexisme de la part de femmes. Il n’est donc pas surprenant que les milieux de travail comportant un nombre élevé d’hommes soient également ceux où l’on relève le plus de pratiques et discours sexistes.

Les milieux de travail majoritairement masculins sont également ceux où la légitimité des femmes à occuper un type d’emploi traditionnellement réservé aux hommes est fortement contestée (Chamberland et Paquin, 2008). En milieu mixte, les femmes occupent souvent un emploi conforme à la division sexuelle du travail (emploi de service) ou du moins qui ne constitue plus une chasse gardée masculine, contrairement à certaines femmes qui œuvrent en milieu majoritairement masculin, aux postes de production notamment. La disqualification des femmes est ainsi la règle dans les milieux de travail masculins : pas assez fortes, pas assez compétentes en général, y compris les rares participantes qui occupent des postes d’encadrement.

Les stratégies de défense virilistes apparaissent comme une forme de violence qui «ne s’exerce pas seulement dès que “le consentement [du dominé] faiblit”, elle est avant, et partout, et quotidienne, dès que dans l’esprit du dominant le dominé, même sans en avoir conscience, même sans l’avoir “voulu”, n’est plus à sa place» (Mathieu [1985] 1991: 208-209). En milieu de travail majoritairement masculin, la transgression de la division sexuée du travail par les travailleuses apparaît également constituer un déclencheur des stratégies de défense virilistes. Il est donc important de prendre en considération le poste occupé par les participantes en milieu majoritairement masculin, afin de déterminer si celui-ci respecte ou transgresse la division sexuée du travail. L’intensification aussi bien qualitative que quantitative des comportements sexistes et lesbophobes subis par les lesbiennes en milieu de travail masculin qui ressort de nos analyses et de celles de Watremez (2008) nous incite à formuler l’hypothèse selon laquelle la double transgression, de la séduction comme mode relationnel impératif entre hommes et femmes et de la division sexuée du travail, constitue un facteur susceptible d’intensifier les stratégies de défense virilistes.

  • 1
    Cette enquête a été menée dans le cadre d’un projet européen (France, Lituanie, Slovénie et Suède) – projet DELEDIOS (Dans l’Emploi: Lutter pour l’Egalité et contre les Discriminations liées à l’Identité de genre et l’Orientation Sexuelle). Une quarantaine de femmes ont participé à l’enquête, soit à des entrevues individuelles ou collectives, et ont été recrutées à travers les diverses régions françaises.
  • 2
    «Dans l’ensemble du vocabulaire du féminisme, tant militant que scientifique, [les termes et expressions «patriarcat», «système de genre» ou «rapports sociaux de sexe»] s’opposent à et complètent des termes comme «sexisme» ou «machisme» qui dénotent plutôt le niveau des attitudes et/ou des relations interindividuelles.» (Delphy, 2000: 146)
  • 3
    Les «rituels de masculinité» et «rituels hétéronormatifs», notions développées par Pascoe (2007), ont pour finalité la reproduction des hiérarchies de sexe, de genre et des sexualités. L’auteure invite à conceptualiser les pratiques masculines reliées à la séduction et à l’objectification des filles par les garçons en milieu scolaire comme des rituels symboliques qui visent à permettre aux garçons d’affirmer leur masculinité, participant de la sorte à la contrainte à l’hétérosexualité qui pèse sur les filles.
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