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Chapitre 6: Discrimination sexiste et homophobe

Line Chamberland
Christelle Lebreton
Michaël Bernier
couverture
Article paru dans Stratégies des travailleuses lesbiennes face à la discrimination: contrer l’hétéronormativité des milieux de travail, sous la responsabilité de Line Chamberland, Christelle Lebreton et Michaël Bernier (2012)

La discrimination sexiste à l’encontre des femmes persiste sur le marché du travail. Les participantes de l’enquête n’y échappent pas et en offrent des témoignages éloquents. La position spécifique de nos participantes, qui sont des femmes, mais également lesbiennes, les confronte non seulement au sexisme, mais aussi à l’homophobie. Le traitement différencié des hommes et des femmes dans le cadre de l’activité professionnelle se solde généralement par la limitation des possibilités offertes aux femmes par rapport à celles offertes aux hommes et par l’assignation de celles-ci à des tâches moins prestigieuses et moins rémunérées. Entre autres, les actes et paroles sexistes viennent reproduire une hiérarchie entre les caractéristiques symboliques attachées à chacun des sexes et des genres.

Sur les 93 participantes, 58 ont rapporté avoir rencontré une ou plusieurs formes de sexisme dans leur milieu de travail, quelques fois comme témoins, mais le plus souvent envers elles-mêmes. Parmi celles-ci, 24 participantes œuvrent en milieu de travail majoritairement féminin, 24 autres en milieu de travail mixte et, enfin, dix œuvrent en milieu de travail majoritairement masculin. Le nombre élevé de participantes ayant expérimenté du sexisme en milieu de travail est significatif, compte tenu du fait que l’enquête ne visait pas à recueillir des témoignages reliés aux formes de sexisme qui ont cours dans les milieux de travail. Ces éléments sont donc ressortis à l’occasion de questions reliées à l’orientation sexuelle des participantes. Comme nous le verrons plus loin, elles sont plusieurs à souligner devoir en premier lieu combattre le sexisme dans leur milieu de travail.

Nous avons identifié les types de discrimination et leur fréquence en fonction du milieu de travail concerné. Il en ressort que, bien que les participantes œuvrant en milieu de travail majoritairement masculin soient minoritaires dans l’échantillon (dix sur 58), elles rapportent beaucoup plus d’expériences de sexisme, tant sur le plan de la diversité et de la fréquence que de la gravité, que les 24 participantes œuvrant en milieu majoritairement féminin et un peu plus également que les 24 participantes œuvrant en milieu mixte. Les résultats montrent aussi que ce sont les hommes qui commettent le plus fréquemment des actes ou profèrent des paroles sexistes à l’endroit des participantes ou de leurs collègues féminines. Seules trois participantes ont rapporté avoir subi des formes de sexisme de la part de femmes, œuvrant toutes en milieu de travail mixte. Il n’est donc pas surprenant que les milieux de travail comportant un nombre élevé d’hommes soient ceux où l’on relève le plus de pratiques et discours sexistes.

À des fins heuristiques1 Il est manifeste dans les témoignages des travailleuses que les formes concrètes de sexisme ne sont pas exclusivement reliées soit à la division sexuelle du travail, soit à la sexualisation des femmes. Néanmoins, la sexualisation des femmes n’apparaît pas toujours en tant que forme de sexisme, surtout dans ses manifestations courantes que sont les exigences de beauté et le maintien de relations interpersonnelles sur le mode de la séduction entre les femmes et les hommes. La distinction proposée a pour objectif de rendre visibles ces injonctions normatives, en questionnant des pratiques qui trop souvent paraissent anodines., nous avons choisi de présenter les diverses formes de sexisme rencontrées par les participantes en deux catégories distinctes: les discriminations sexistes reliées à la sexualisation des femmes et les discriminations sexistes reliées à la division sexuelle du travail. Étant donné que les types et la fréquence des discriminations sexistes varient parfois selon la composition du milieu de travail, nous en soulignerons les différences pertinentes. Enfin, nous présenterons les stratégies des travailleuses lesbiennes face aux attentes hétéronormatives de leur milieu de travail.

 

6.1 Les discriminations sexistes reliées à la sexualisation des femmes

La sexualisation des femmes désigne les attentes hétéronormatives reliées à l’apparence des femmes, qui les contraint à «être femme dans ce que les hommes aiment des femmes» (Brigitte, 53 ans, animatrice en pastorale). La sexualisation peut ainsi être définie comme un processus qui consiste à orienter les représentations sociales de la féminité autour du principe de la disponibilité sexuelle des femmes au bénéfice des hommes. Affirmer que les femmes sont sexualisées revient donc à poser que leur socialisation les assigne non seulement à la sexualité, mais à une sexualité exclusivement hétérosexuelle.

La sexualisation des femmes se manifeste entre autres dans les attentes en matière d’habillement, comme l’exprime Marlène (47 ans, employée dans l’administration publique):

Quand je vais dans des réunions […] je n’ai pas de style féminin. Je ne suis pas plus maquillée. J’ai toujours eu un côté un peu dépeigné. Ça, qu’est-ce que tu veux faire? Ça ne changera pas. Un gars, on dirait que c’est un intellectuel et une femme, ça passe moins bien.

Comme en témoigne Michèle (47 ans, employée à l’entretien), la sexualisation des femmes prime parfois sur des considérations pratiques élémentaires, notamment lorsque la nature du travail exige pourtant un uniforme confortable, alors que les femmes se voient contraintes de porter un uniforme féminin très inconfortable. L’uniforme n’est pas, dans son cas, fonction de l’emploi occupé, mais bien du sexe de l’employée: «Je fais des travaux lourds et ça ne me tentait pas de me montrer la bedaine. […] Et en plus, je porte un t-shirt en-dessous. […] Parce que c’est vraiment décolleté.»

Ses tentatives réussies pour «emprunter» un uniforme masculin sont fréquemment dénoncées par ses collègues masculins et lui valent des convocations régulières par la direction pour la rappeler à l’ordre.

La sexualisation des femmes va au-delà de l’apparence et se concrétise dans une objectification sexuelle des femmes. La sexualisation des femmes ne met pas nécessairement directement en jeu la participante, mais plusieurs rapportent avoir été témoins de propos qui produisent un climat au sein duquel elles peuvent se sentir dévaluées en tant que femmes, comme en témoigne Céline (40 ans, enquêtrice dans la fonction publique):

Je te dirais en général, même ce que je vois là, qui me vient, les gars qui font des jokes sur les femmes, point. Déjà là, c’est condescendant. Que ce soit face aux gais ou face aux femmes, c’est condescendant, dégradant. Je n’apprécie pas ça pantoute.

Dans les milieux de travail mixtes et majoritairement féminins, quelques participantes ont mentionné la perception sexualisée des femmes par leurs collègues masculins, qui se traduit par exemple par des plaisanteries à caractère sexuel, comme en témoigne Danielle (48 ans, infirmière cheffe en CHSLD): «Les gars que j’ai, ce sont des machos. Des hommes à femmes. […] C’est généralisé. Les hommes de la maintenance aussi. Ils font beaucoup de blagues avec ça.» Carmelita (46 ans, artiste musicale) évolue dans un milieu majoritairement masculin et décrit la perception sexualisée des femmes comme étant un moyen pour ses collègues d’affirmer leur virilité: «Même si la femme qu’ils sont en train de regarder, ils ne la trouvent pas vraiment belle, c’est une manière de vivre, je regarde les femmes […] c’est une manière de dire : je suis un homme.» Pour deux participantes, les conversations autour de la sexualité lesbienne fantasmée traduisent également la perception des femmes axée sur la sexualité:

Ça veut dire qu’on va vers l’image des femmes. Non seulement l’image des femmes dans la société, d’une part, mais le fantasme des hommes par rapport aux lesbiennes. Avec cette possibilité fantasmée de toujours intervenir dans une relation entre deux femmes. (Eugénie, 42 ans, téléphoniste)

La réduction des femmes à des objets sexuels fait partie du quotidien de plusieurs participantes, comme le souligne Évelyne (38 ans, spécialiste en contrôle aérien) lorsqu’elle rapporte ainsi les propos d’un de ses collègues: «Ouais, tabarnak, ma blonde, si elle engraisse, je vais la câlisser là!» Amy (40 ans, cheffe de section en restauration) est souvent la cible d’allusions sexuelles à peine voilées de la part de ses collègues masculins:

Like if there was an attractive waitress or whatever, one of the guys would come by and say: «Oh, I can just see you and her together.» You know… – Par exemple, s’il y avait une serveuse attirante ou quelque chose comme ça, l’un des gars serait venu et aurait dit: «Oh! Je vous vois tellement bien ensemble.» Tu sais… (Nous soulignons)

Cette réduction les vise donc souvent directement, comme en témoigne Patricia (42 ans, journalière en usine), qui a été la première femme à travailler dans une nouvelle usine: «Je me sentais un morceau de viande qui passait, qu’ils me faisaient déshabiller. Ils ne me regardaient pas dans les yeux mais pas du tout. J’avais 4 yeux [en parlant de ses seins].» Pascale (30 ans, employée dans la vente au détail) rapporte les propos de certains de ses collègues masculins, qui concourent à rendre l’atmosphère de travail pesante: «On parle quasiment tout le temps de cul. C’est l’enfer, c’est tout le temps, tout le temps juste ça. […] Il y en a un […] c’est l’enfer, les femmes, c’est toute sa vie. Celle ce matin qu’on a vue, il a dit: “Moi, je lui aurais arraché les bas entre les dents”.»

Pratiques sexistes actualisant la réduction des femmes à des objets sexuels

Pratiques sexistes actualisant la réduction des femmes à des objets sexuels

Les perceptions sexualisées des femmes dépassent fréquemment le cadre des commentaires ou des plaisanteries, pour déboucher soit sur des comportements qui relèvent du harcèlement sexuel, soit sur des avances sexuelles, et ce, dans tous les milieux de travail. Cependant, il est parfois difficile de tracer la frontière entre les deux, tant ces pratiques se chevauchent dans les expériences vécues par les participantes. Ainsi, quatre participantes rapportent subir des actes qui relèvent clairement du harcèlement sexuel. Le harcèlement sexuel peut être perpétré avec des gestes à connotation sexuelle, comme Amy (40 ans, cheffe de section en restauration) en témoigne:

So it was all men and because I was on the line with all these men, I would get comments if I was going to the place where we get to pull out the fish. The guy would say… He would move over and put his pelvis right in my face and say: «Why are you down there?» And that, that wasn’t really cool. – Donc il n’y avait que des hommes, et parce que je travaillais avec eux tous, j’étais sure de me faire passer des commentaires si j’allais à l’endroit où on vide les poissons. Un gars aurait dit… il se serait déplacé et aurait mis son pelvis directement devant mon visage, et aurait dit: «Qu’est-ce que tu fais baissée comme ça?» Et ça, ce n’était vraiment pas cool. (Nous traduisons)

Pour Francine (47 ans, gérante dans le secteur de l’alimentation), le harcèlement est conduit sous une forme se voulant anodine, de manière quotidienne: «Ils vont dire: “Tu ne connais pas ça un homme, attends, tu devrais coucher avec moi, tu vas voir comment ça…” Ça, je l’entends à tous les jours. À tous les jours, il y en a un qui me fait une proposition comme ça.» Pour sa part, Clothilde (49 ans, enseignante) a dû endurer l’insistance d’un collègue qui voulait la fréquenter en dépit de ses nombreux refus.

Il m’appelait: «J’aimerais ça te voir, j’aimerais ça qu’on prenne un café et ci et ça.» […] Alors, c’est ça, on se revoit et tout ça. Et là! Là! Il ne me lâchait plus. Je n’étais plus capable de sortir. Je lui disais: «X, je ne veux rien savoir, parce que je ne veux rien savoir.» […] À un moment donné, il m’a pris dans ses bras. Là, il était comme assez entreprenant. Là, je me suis mise à pleurer.

Myriam (36 ans, secrétaire dans une école privée) a également dû rectifier les choses à plusieurs reprises avec certains collègues entreprenants, qui, apprenant qu’elle était lesbienne, continuaient à lui faire des avances. Deux participantes rapportent avoir été confrontées à de l’affichage pornographique par leurs collègues de travail, dont Amy (40 ans, cheffe de section en restaurant), qui témoigne de l’ambiance sexiste résultant de l’attitude des hommes dans son milieu de travail:

But, the last restaurant I worked at, they actually one day put pictures of women’ boobs. […] I mean the executive chef was the one that had the pictures of the women up on the wall. […] Just to give you an example. I would go there and use the computer once in a while and they had links to porn sites like you can’t imagine! – Mais, dans le dernier restaurant où j’ai travaillé, ils ont vraiment placé des affiches de seins nus de femmes […] Je veux dire que le chef était celui qui avait mis ces affiches sur le mur […] Juste pour te donner un exemple, j’allais là-bas de temps en temps utiliser l’ordinateur et il y avait des liens vers des sites pornographiques comme tu ne peux même pas imaginer! (Nous traduisons)

Céline (40 ans, enquêtrice dans la fonction publique) a également été confrontée aux mêmes pratiques et mentionne que cela n’a pas été jugé problématique de prime abord par la direction. Il s’agit pourtant d’un organisme gouvernemental:

Les gars avaient commencé à mettre des photos de femmes de calendriers sur leur paravent. […] Mon boss était parti à rire dans un premier temps. En fin de compte, à force de faire des pressions… C’est parce que là, les autres filles se sont mises avec moi. J’ai fait enlever ça, ça n’avait pas de bon sens.

Dans le cas de Patricia (42 ans, journalière en usine), le harcèlement est allé jusqu’à l’attouchement sexuel de la part d’un collègue: «Il m’a enfargée parce que je suis venue pour partir et il m’a enfargée et il a mis la main sur mon sein pour me retenir.» Patricia souligne que ses tentatives auprès du syndicat pour dénoncer l’attitude de son collègue n’ont pas abouti, ce dernier ayant nié jusqu’au bout que ce geste était délibéré.

La séduction comme mode relationnel impératif entre hommes et femmes

Outre les comportements qui ont pour effet de sexualiser les femmes, les participantes sont nombreuses à témoigner que, de manière générale, la séduction fonctionne comme mode relationnel impératif entre hommes et femmes. Plusieurs participantes témoignent du fait que certains de leurs collègues sont incapables de fonctionner sur un mode relationnel autre avec les femmes. Ces participantes rapportent subir une mise à distance par de tels collègues:

C’était des profs plus machos qui essayaient beaucoup d’aller voir les nouvelles jeunes profs et d’être… avec moi, c’est sûr que ce n’était même pas une porte entrouverte. Donc ils ne me parlaient pas du tout parce qu’ils ne pouvaient pas jouer cette game-là avec moi. (Christine, 34 ans, enseignante au secondaire)

[Ce collègue] n’a pas une attitude nécessairement bien, bien chaleureuse. Parce qu’en général, il est assez paternaliste ou assez Don Juan. Avec moi, on dirait qu’il ne sait plus comment… Il sait qu’il ne m’émoustille pas, en tout cas. (Clothilde, 49 ans, enseignante)

Ce mode relationnel impératif a des implications sur plusieurs aspects de l’intégration des participantes dans le milieu de travail, tant sur le plan de la qualité des relations interpersonnelles, de leur acceptation par leurs collègues de travail que de celui de leur trajectoire professionnelle. Selon Francine (47 ans, gérante dans le secteur de l’alimentation), jouer le jeu de la féminité est nécessaire pour obtenir une promotion:

Les hommes, eux, surtout au niveau des patrons, ne te font pas d’avancement parce que tu ne fittes pas dans le décor. Tu n’es pas assez femme pour bien paraître à travers leur meeting et leur jeu de golf, tout ça.

Diane (45 ans, commis de bureau en usine) rapporte avoir perdu une promotion au profit d’une femme plus conforme aux attentes de ses patrons:

Dans ce cas-là précisément, je me dis, l’autre a des yeux bleus et des boudins blonds. […] J’ai vraiment eu le sentiment: «Regarde, tu n’es même pas baisable.» [rire] Je m’excuse… […] «Regarde, on ne pourra pas se faire un petit clin d’œil complice.» […] Je n’ai pas eu cet emploi-là où j’aurais été bien.

Parfois, les collègues hétérosexuelles n’hésitent pas à tirer avantage du fait que certaines participantes ne rivalisent pas avec elles sur le terrain de la féminité pour se valoriser auprès de leurs collègues masculins: «Elles vont se valoriser devant toi ou encore elles vont se pavaner devant un gars, surtout avec un patron. Elles vont accentuer leur féminité pour attirer le gars qui est à côté de toi pour que tu sentes la différence.» (Francine, 47 ans, gérante dans le secteur de l’alimentation)

Parfois, les relations de travail avec les autres femmes peuvent être influencées négativement, comme l’illustre l’expérience de Christine (34 ans, enseignante au secondaire) avec son ancienne supérieure hiérarchique:

C’était une femme qui était beaucoup, beaucoup dans les games de charme. Avec les hommes, elle était très charmeuse et avec les femmes, elle était très en compétition. Avec moi, je pense qu’elle était juste mal à l’aise […] Je pense que ça créait un malaise, ça.

L’intersection du sexisme et de l’hétérosexisme est manifeste dans les expériences relatées par plusieurs participantes, qui n’hésitent pas à affirmer que leur orientation sexuelle étant connue par les hommes de leur milieu de travail, ceux-ci ont de meilleures relations professionnelles avec les femmes hétérosexuelles. Selon les participantes, une partie de leurs collègues et de leurs supérieurs se sentent confortables de fonctionner sur le mode de la séduction avec les femmes hétérosexuelles, ce qui n’est pas le cas avec les lesbiennes. Pour reprendre les mots de Diane (45 ans, commis de bureau en usine): «Les inconvénients c’est que tu vas le payer des promotions possiblement. Comme je te disais tantôt, moi, j’ai l’impression que pour ça, mon chien est mort. Alors, que oui, si je m’étais mise cute là, ça aurait passé.»

La séduction qui structure les rapports entre hommes et femmes place donc les lesbiennes dans une position telle qu’elles sont parfois la cible de comportements et de propos violents de la part de certains de leurs collègues, comme en témoigne Marie-Claire (41 ans, ouvrière en menuiserie): «Avec les autres filles, si tu le voyais, il rampe à terre. C’est le genre de gars bien fin, bien gentil. Il ne les fait pas forcer et rien. Moi, c’était tout le contraire. […] Il a eu même des comportements agressifs avec moi.» Les diverses formes de discrimination reliées à la sexualisation des femmes sont donc fréquentes pour nombre de participantes à notre enquête. Qu’elles présentent un caractère anodin, voire banal ou aggravé, par exemple dans le cas du harcèlement sexuel, ces discriminations ont pour effet de créer un environnement de travail au sein duquel les participantes sont ramenées à leur statut de femmes, i.e. inférieures, par les hommes.

Il ressort des entretiens que les lesbiennes font l’objet de préjugés spécifiques qui reposent pour la plupart sur l’idée d’une incomplétude intrinsèque de la sexualité entre deux femmes, puisqu’il y manque une présence masculine. Une telle affirmation peut être formulée directement.

Le plus souvent, elle transparaît dans les croyances voulant que les femmes deviennent lesbiennes par dépit soit à cause d’expériences sexuelles insatisfaisantes avec des hommes, soit parce qu’elles n’ont pas encore trouvé le «bon gars» ou encore parce que les hommes n’auraient pas voulu d’elles. Ce type d’explication enlève toute autodétermination aux femmes, dont la sexualité ne pourrait s’épanouir qu’avec un partenaire de sexe masculin.

L’image des femmes? Il y en a plusieurs qui les prennent pour des butchs, des hommes manqués. Parce qu’elles n’auraient pas trouvé l’homme de leur vie qu’elles ont une préférence vers les femmes. Ça se dit souvent. «Elle n’est pas tombée sur le bon. J’en connais, je lui enverrais celui-là. Elle changera d’idée.» (Jeannine, 61 ans, infirmière)

J’ai entendu quelques fois: «Ben voyons donc, qui est-ce qui t’a maganée de même? » Moi, c’est les hommes qui m’ont maganée parce que… Ou: «Ben voyons donc, tu es une belle fille!» Genre que tu pourrais faire le bonheur d’un gars. Je l’ai trouvée bonne, celle-là. Je disais: «Merci beaucoup, mais ça ne change rien. Ce n’est pas parce que je ne pogne pas avec les gars, c’est parce que ça ne m’intéresse pas.» Ce n’est pas pareil. Ça, ils ne comprennent pas non plus. (Diane, 45 ans, commis de bureau en usine)

Les fantasmes de lesbiennes érotisées à l’intérieur de fantaisies hétérosexuelles se situent dans la même logique: leur sexualité fait l’objet d’une fantasmagorie plus large reliée à la pornographie où l’homme –ou l’acte de pénétration phallique– est au centre des activités sexuelles. Concrètement, des collègues masculins feront part de leur envie d’avoir des relations sexuelles avec l’interviewée et sa conjointe, ou leur manifesteront directement leurs fantasmes d’un trip à trois ou de voir deux femmes au lit sans qu’une proposition ne sous-tende les paroles. Les lesbiennes peuvent aussi être perçues comme intéressées à toutes sortes d’expérimentations sexuelles. Marie-Claire a fait face à toutes ces situations.

C’est difficile de se défaire d’une image parce que la pornographie, il y a beaucoup de ça. L’image qui est véhiculée, c’est que deux filles sont ensemble, mais dans le fond, c’est un homme qu’elles voudraient. […] J’ai reçu des invitations. Style: «On aimerait ça essayer ça avec une fille.» Ou encore, au travail, il y a eu deux filles qui sont venues me voir et de façon sous-entendue… elles ne m’ont pas fait de demandes claires, mais: «J’aurais toujours voulu essayer ça.» Mais bon, elles n’ont qu’à l’essayer, qu’elles ne viennent pas me voir! Les gens, parce qu’on dit qu’on est lesbienne, pensent qu’on est ouvert at large, que ce soit pour n’importe quelle sexualité avec n’importe qui n’importe quand et qu’on dirait oui à tout. Mais ce n’est pas vrai. Mais je me dis que ça fait partie des préjugés que les gens ont. J’essaie de leur répondre, de les remettre à leur place poliment: «Dans les films, ça se passe d’une manière, dans la vie, c’est une autre. Dans ta tête aussi, ça se passe peut-être d’une manière, mais dans la vraie vie, ce n’est pas ça.» (Marie-Claire, 41 ans, ouvrière en menuiserie)

Bien qu’elles ne revêtent pas toujours un caractère harcelant, de telles invitations sexuelles manifestent une incompréhension de la sexualité lesbienne et, plus généralement, elles dénient l’autonomie sexuelle des femmes. L’incomplétude sexuelle de la relation lesbienne lui serait inhérente et lui conférerait une valeur moindre à cause de sa fragilité temporelle: l’arrivée du «bon gars» pourrait la bouleverser en lui ravissant l’une ou l’autre partenaire –un changement formulé dans le langage populaire comme «redevenir hétéro», comme s’il s’agissait de l’état naturel premier. Marianne (29 ans, aide familiale) note le peu de considération qu’elle perçoit à l’égard de la sexualité lesbienne: «Face à l’homosexualité féminine, ce que je sens encore des fois, c’est que bon, c’est parce qu’elle n’a pas trouvé le bon gars, il y a toujours quelque chose de temporaire.» De même, la sexualité est perçue comme accessoire dans la relation entre deux femmes.

Ils [ses collègues] voient notre relation plus stable. Même je dirais quasiment une relation asexuée quelque part. L’inverse carrément. Vraiment l’inverse [par rapport aux gais]. Comme si c’était un bon arrangement, deux femmes ensemble. La maison doit être clean [propre], les enfants bien élevés [rires]. Le sexe, ce n’est pas la priorité. «Déjà vous autres, les femmes, vous n’aimez pas ça, le faire.» Parce que dans leur couple hétéro, il y a la fichue problématique de la fréquence sur laquelle les hommes et les femmes ne s’entendent pas pantoute. Alors ils disent que deux femmes ensemble, elles doivent avoir la paix [rires]. Une fois par mois, ça fait l’affaire de tout le monde. (Louise, 44 ans, conseillère en organisation)

Louise rapporte également l’étonnement d’un collègue à qui elle avait fait lire un courriel de sa conjointe, absente depuis une semaine, se terminant par ces mots: «J’ai hâte à ce soir, j’ai envie de toi.» Et le collègue de commenter ainsi: «Elle te dit ça? De même! Cru comme ça!» Louise attribue la réaction de son collègue au fait qu’il n’admet pas que deux femmes puissent éprouver un vif désir sexuel l’une pour l’autre: «Ils ne peuvent pas s’imaginer que deux femmes, sans une stimulation masculine, peuvent avoir un comportement comme ça. C’est pour ça qu’ils pensent qu’il nous manque quelque chose.» Selon ce type de remarques, le plus souvent émises par des hommes, il apparaît presque inconcevable que deux femmes puissent ressentir du désir ou atteindre la plénitude sexuelle sans homme. Bref, la sexualité entre femmes, lorsqu’elle n’est pas niée ni édulcorée, est évoquée sur deux modes: fantasmée si l’homme se projette dans la relation, ridiculisée, voire jugée répugnante s’il en est absent.

 

6.2 Les discriminations sexistes reliées à la division sexuelle du travail

Comme nous l’avons mentionné, les participantes œuvrant dans des milieux de travail majoritairement féminins sont peu nombreuses à rapporter avoir subi des formes de discrimination sexistes. Cela étant dit, le sexisme institutionnel a déjà fonctionné en amont, puisqu’elles travaillent dans des emplois correspondant aux emplois féminins conformes à la hiérarchie qui structure la division sexuelle du travail. Quelques-unes mentionnent d’ailleurs que les hommes sont peu nombreux dans ces secteurs, notamment en raison des faibles salaires. D’autres soulignent toutefois que les postes de direction dans ces secteurs d’emploi majoritairement féminins sont fréquemment occupés par des hommes. Les directions constituent encore des bastions réservés aux hommes et, comme en témoignent plusieurs participantes, dont Christiane (40 ans, employée dans l’administration publique), la misogynie des hommes en poste n’est pas étrangère aux difficultés des femmes:

Les dirigeants de la ville X, c’est des vieux. Bien, c’est des vieux… Déjà que la gent féminine n’est pas forte… Il n’y en a pas des femmes hauts cadres dans la ville X. […] C’est tous des hommes. […] La femme qui était dirigeante, tu vois, elle a quitté, parce que là, elle est écœurée de travailler avec cette gang d’hommes-là.

En ce qui concerne la mobilité professionnelle, plusieurs participantes en milieu de travail mixte et majoritairement masculin s’accordent sur les freins qui limitent leur accès à des postes supérieurs, qu’ils soient d’encadrement ou de direction, comme c’est le cas également en milieu de travail féminin. Pour Marie-Claire (41 ans, ouvrière en menuiserie), c’est clairement le fait qu’elle soit une femme qui explique qu’elle n’ait pas obtenu de poste d’encadrement: «Je pense que ce n’est pas juste le fait d’être lesbienne. Si j’avais été un gars, je serais déjà rendu contremaître, ça ferait longtemps. Ou du moins, en charge de quelque chose à quelque part. Ça, c’est évident.» Pour Aline (âge non disponible, chercheure dans un musée), les femmes qui veulent obtenir des postes supérieurs doivent performer bien au-delà de ce qui est exigé des hommes et correspondre aux exigences normatives imposées aux femmes:

Je pense qu’on est toujours en train de faire un double effort. Les hommes ont plus de facilité. C’est plus facile. Le directeur est un homme. La direction, ce sont des hommes. Ils sont entre copains. Les femmes, il faut vraiment que tu prouves que tu es hors pair pour avoir une place. Et pas juste hors pair, bien sûr, mais que tu sois quelqu’un avec qui les hommes peuvent dealer… […] Sinon, on ne te donne pas le poste de direction.

Beaucoup des discriminations auxquelles font face les participantes des milieux mixtes et majoritairement masculins relèvent de la mise en doute de leurs compétences et de la légitimité de leur place en tant que travailleuse. Ces discriminations consistent à faire obstacle à leur mobilité professionnelle, voire à l’exécution de leurs tâches, ainsi qu’à leur acceptation en tant que travailleuse.

Plus concrètement, cette discrimination prend plusieurs formes: la dévalorisation systématique des femmes du point de vue de leurs compétences professionnelles, le refus de respecter l’autorité hiérarchique de la participante, la mise en doute des aptitudes de supervision, les propos dénigrants contre des collègues féminines ou envers les femmes en général, les attitudes paternalistes à l’encontre des participantes, etc. Deux participantes ont de plus mentionné que le fait d’avoir des enfants peut encore être préjudiciable pour les femmes en emploi, et une autre a eu beaucoup de difficultés à obtenir un horaire de jour qui lui permette de concilier emploi et obligations familiales lorsque sa fille a commencé à fréquenter la maternelle:

Ma demande, ça a été 3 fois plus long que n’importe qui d’autre. On pourrait vérifier dans n’importe quel livre là-bas, ça a été compliqué. En plus, mon contremaître m’a calée […], il a dit que je travaillais de soir au lieu de jour. […] Ça m’a pris un bon 3 mois de plus avant de pouvoir m’en venir de jour. Ça faisait déjà 3-4 mois que j’attendais. J’ai vu des personnes qu’une semaine après, ils étaient transférés de jour. (Marie-Claire, 41 ans, ouvrière en menuiserie)

Pour certaines participantes, les femmes sont soit systématiquement sous-évaluées par les hommes, soit moins prises au sérieux, notamment en raison de leur féminité.

[…] je ne portais jamais de jupes, ni de sandales, ni de talons hauts. J’arrivais toujours comme en pantalons puis en T-shirt parce que je voulais… Je me sentais… Je ne voulais pas être hyper «fifille» dans un milieu hétérosexuel. Hyper «fifille» dans un milieu gai et lesbien, c’était correct. Mais hyper «fifille» dans un milieu hétérosexuel, j’avais peur de ne pas me faire prendre au sérieux. (Lucie, 38 ans, journaliste)

Il y a des postes, dans le département, les gens qui sont chefs de département… c’est plus des gars, encore, un petit peu. Quand je parle, dans une réunion… quand tu es une femme, jeune, tu as moins d’impact que quand tu es un monsieur avec une barbe. Moi, je le vois encore, mais peut-être, justement, parce que je suis féministe et je ne m’en cache pas. Je remarque les choses. Je pense que oui. Même auprès des patrons. Si tu es une femme, tu n’as pas la même… Moi, je le vois. Ce n’est pas assez pour dire que… Ce n’est pas ouvert, ce n’est pas de la discrimination ouverte, mais, moi, je pense qu’il y a encore un peu de différence. Tu es moins prise au sérieux quand tu es une femme. (Marie, 38 ans, enseignante au collégial)

Selon de nombreuses participantes travaillant dans des milieux de travail mixtes ou majoritairement masculins, les femmes sont encore aux prises avec des conceptions discriminatoires, lesquelles les positionnent toujours comme moins compétentes ou moins légitimes d’occuper certains emplois que les hommes. Les milieux de travail majoritairement masculins sont également ceux où la légitimité des femmes à occuper un type d’emploi traditionnellement réservé aux hommes est fortement contestée. En milieu mixte, les femmes occupent souvent un emploi conforme à la division sexuelle du travail (emploi de service) ou du moins qui ne constitue plus une chasse gardée masculine, contrairement à certaines femmes qui œuvrent en milieu majoritairement masculin, notamment aux postes de production. La disqualification des femmes est ainsi la règle dans les milieux de travail masculins: pas assez fortes, pas assez compétentes en général, y compris les rares participantes qui occupent des postes d’encadrement:

Il faut peser plus fort le poing sur la table, au début, oui. Il faut vraiment faire reconnaître plus nos compétences. Un coup que tu as déroulé ton pedigree, ça va bien. (Jocelyne, 43 ans, contremaître en horticulture).

Six participantes soulignent la dévalorisation systématique dont les femmes font l’objet en termes de compétences. Les mises en doute dont sont gratifiées les participantes sont parfois très condescendantes:

Ce n’est pas à vous autres les femmes à faire ça. Voyons donc que vous êtes capables de forcer après une planche qui est pris! Voyons donc que vous êtes capables d’apprendre comment ça fonctionne l’ordinateur! (Patricia, 42 ans, journalière en usine).

Dans les milieux de travail masculins plus particulièrement, les aptitudes physiques de deux participantes sont remises en question par leurs collègues masculins. Pourtant, comme le mentionne une participante, il est important qu’elle démontre moins de force physique que ses collègues et qu’elle accepte leur aide alors qu’elle est parfaitement apte à réaliser certaines tâches exigeant de la force, de peur que, parce qu’elle aurait donné prise aux préjugés sur les lesbiennes masculines, ils ne découvrent son lesbianisme:

J’aurais dit: «Tasse-toi, je vais y aller déprendre la planche», juste pour lui montrer qu’on pouvait le faire mais là, c’est comme si je ne voulais pas embarquer dans ma masculinité parce que s’il apprenait que j’étais lesbienne, que là, il aurait dit: «Je comprends tout. C’est pour ça qu’elle est gars manqué.» Je ne voulais pas rentrer dans ce préjugé-là que les lesbiennes sont toutes masculines. (Patricia, 42 ans, journalière en usine)

Les participantes doivent adopter des stratégies pour parvenir à être acceptées par leurs collègues de travail. Certaines sont très conscientes de devoir compenser le double handicap que constitue aux yeux de leurs collègues le fait d’être une femme, lesbienne de surcroît: «Déjà, comme femme, ça demande de faire un peu plus. Comme lesbienne, c’est deux marches de plus…» (Marlène, 47 ans, employée dans l’administration publique)

De plus, dans les milieux de travail majoritairement masculins, la dénonciation du sexisme par les participantes risque de leur nuire, comme ce fut le cas pour Patricia (42 ans, journalière en usine), qui a perdu une promotion pour cette raison: «Le poste de formation, je me suis dit: peut-être qu’ils ne vont pas vouloir de toi, vu que je suis contestataire de même.» Une des rares participantes à occuper un poste de supervision doit faire face au refus de certains employés de respecter son autorité hiérarchique: «Il avait de la difficulté à accepter que j’ai une crédibilité plus élevé que la sienne. Ma situation, du fait d’être homosexuelle, d’avoir une faiblesse, d’être une femme divorcée, ça ne se faisait pas.» (Marie-Jeanne, 40 ans, cadre intermédiaire dans l’armée). Une autre participante rapporte qu’elle a dû faire la preuve auprès des employés de ses capacités à les diriger:

Par rapport aux cols bleus, quand ils voient une femme arriver, elle est dans le champ. Ils veulent vraiment savoir à qui ils ont affaire. Du point de vue discipline, pas vraiment. C’est plus au point de vue compétence comme tel. Ils vont vraiment tester tes connaissances. […] Un de mes confrères qui travaille en serre, on est arrivé à peu près en même temps. Lui, il ne s’est jamais fait poser ces questions-là. (Jocelyne, 43 ans, contremaître en horticulture)

La rétention d’information est également un moyen d’entraver la mobilité professionnelle, comme en témoignent quelques participantes. Lorsque des formations sont dispensées par des collègues masculins, des femmes ne se font pas donner l’intégralité des explications techniques (fonctionnement des machines, moyens de résoudre un problème, etc.) auxquelles ont droit les autres travailleurs:

Ils ne montrent pas le même training à une fille qu’à un gars. […] Il faut que tu t’avances pour dire: «Je veux l’apprendre.» Si tu ne fais pas ça, ils ne te le montreront pas. (Marie-Claire, 41 ans, ouvrière en menuiserie)

Patricia (42 ans, journalière en usine) a enduré des pratiques qui nuisaient à l’accomplissement de ses tâches de la part de ses collègues (cacher ou déplacer son matériel de travail à chacune de ses pauses, refus de faire équipe avec elle). Marie-Jeanne (40 ans, cadre intermédiaire dans l’armée) a subi des pratiques similaires de la part d’un nouvel employé, informé de son orientation sexuelle, placé sous sa supervision: «Il a essayé de me nuire en détruisant des outils de travail, en faisant de la manipulation sur l’ordinateur.» Marie-Claire (41 ans, ouvrière en menuiserie) a subi une hostilité proactive de la part d’un supérieur hiérarchique, celui-ci allant jusqu’à lui faire courir des risques physiques dans l’exercice de ses attributions, sans que la direction n’intervienne:

À un moment donné, il a complètement perdu la carte. Parce qu’à un moment donné, j’ai fini par me blesser parce qu’il ne m’aidait tellement pas que j’ai travaillé 2 fois plus fort que les autres filles ont travaillé là. Je me suis retrouvée sur la CSST. Il était bien content de ça.

La situation des lesbiennes en milieu de travail majoritairement masculin où sévissent intensément le sexisme et l’homophobie apparaît très précaire. La marge de manœuvre de ces travailleuses est très étroite, car elles doivent apprendre à composer avec un tel climat, tant sur le plan émotif que sur celui de l’attitude à prendre vis-à-vis des comportements et des propos de leurs collègues.

 

6.3 Stratégies face aux attentes hétéronormatives du milieu de travail

Les attentes hétéronormatives dans le milieu de travail confrontent les participantes aux préjugés et aux stéréotypes qui relèvent de l’inversion des genres. Elles sont nombreuses à évoquer le stéréotype qui associe lesbianisme et masculinité, duquel découle la croyance que les lesbiennes ne sauraient être féminines. En tant que femmes, mais surtout en tant que lesbiennes, les participantes sont alors placées dans la nécessité de prendre position par rapport à la norme hétérosexiste qui veut que féminité rime avec souci de toujours présenter une apparence belle et soignée, attention accordée aux vêtements, à la coiffure, aux talons hauts, aux bijoux, etc. Il ressort des entrevues, d’une part, que peu d’entre elles parviennent à prendre leurs distances vis-à-vis des attentes hétéronormatives. D’autre part, la nécessité de protéger leur intégrité psychologique les incite à se distancer des stéréotypes négatifs et dégradants relatifs au lesbianisme en démontrant qu’elles n’y correspondent pas. C’est là la principale stratégie adoptée par les participantes. Les moyens utilisés pour y parvenir sont principalement l’affirmation de leur féminité ou, inversément, la prise de distance à l’égard de l’association entre lesbianisme et masculinité.

Affirmer sa féminité

Le préjugé négatif à l’encontre des lesbiennes, autour de leur prétendu manque de féminité, est contesté par plusieurs participantes. Elles s’efforcent alors de démontrer à leur interlocuteur que les lesbiennes sont des femmes comme les autres et que de nombreuses lesbiennes correspondent aux attentes normatives imposées aux femmes. Pour Pascale (30 ans, employée dans la vente au détail), c’est cette perception stéréotypée des lesbiennes qui les rend invisibles aux yeux de ses collègues: «Il y a une belle fille qui va être super belle, féminine. Tu ne vas jamais penser qu’elle est lesbienne et elle va l’être. Ce n’est pas écrit dans le front qu’on est lesbienne ou gai.» Plusieurs vont souligner à leurs collègues qu’elles jouent le jeu de la féminité:

C’est ça, comme ma patronne, au début, elle pensait que c’était juste des butchs. Je lui ai dit: «Tu devrais nous voir, chez nous, quand on se prépare pour sortir le soir, la salle de bain est occupée longtemps.» (Jocelyne, 43 ans, contremaître en horticulture)

D’autres participantes font état de leur dilemme par rapport aux stéréotypes reliés à l’apparence. Par exemple, Marie (38 ans, enseignante au collégial) se réjouit de ne pas avoir l’air lesbienne, tout en souhaitant que son orientation sexuelle soit visible:

J’étais très contente quand mon collègue m’a dit: «Je ne m’en serais jamais douté.» […] J’étais comme contente de leur montrer une autre facette. Mais en même temps, moi, je trouve ça important que ça paraisse aussi.

Comme en témoigne Claudine (49 ans, vendeuse en informatique), la distanciation vis-à-vis des conventions genrées n’est pas simple:

Je suis quand même… bien, coquette ou fière, je ne sais pas comment on peut appeler ça. Je suis quand même une femme. Je ne veux pas m’identifier à un homme, je ne suis pas un homme. Je suis une femme, mais je sais que j’ai un côté plus masculin que la moyenne des femmes.

Plusieurs participantes émettent des commentaires négatifs à l’endroit des lesbiennes qui présentent une apparence masculine, comme Lison (49 ans, intervenante dans un centre de femmes):

 Je me dis que c’est un choix qu’elles font d’avoir l’air masculines aussi. Moi, non, ça ne me tente pas. […] J’aime trop la féminité pour être masculine. Si je suis une femme, c’est parce que j’aime la féminité.

Diane (45 ans, commis de bureau en usine) apprécie d’être complimentée par ses collègues masculins sur sa beauté:

Ce soir-là, je suis arrivée en fille et là les gars: «Ah ben! Mais tu es ben belle!» Ça, c’est le fun. Oui, ça, j’aime ça parce que je me dis, regarde, ils ont vu que tu pouvais être belle aussi.

Affirmer sa féminité peut aller jusqu’à entretenir des relations sur le mode de la séduction avec les collègues masculins. Par exemple, Brigitte (53 ans, animatrice en pastorale) prend plaisir au jeu de séduction qu’elle entretient avec un collègue, auprès duquel son lesbianisme est connu:

Ça me plaît parce que ça me redit toujours que ma féminité est là et elle est bien là. […] Mais si je plais aux hommes, c’est que ma féminité paraît. C’est qu’ils m’aiment comme ça. Ils me trouvent belle, ils me trouvent fine et tout ça. Et que j’ai probablement l’air d’une femme.

La participante poursuit en témoignant que jouer le jeu de la féminité lui permet d’être acceptée, voire appréciée par ses collègues masculins:

Je veux aussi qu’ils sachent qu’on peut être femme, vraiment femme. Belle, qu’on sent bon, qu’on se met des belles robes, des beaux costumes, des belles jupes, des beaux talons hauts. Qu’on puisse être femme dans ce que les hommes aiment des femmes et qu’on peut être homosexuelle aussi. Je t’avoue que je suis très respectée à cause de ça.(Nous soulignons)

Cela étant dit, parmi les participantes qui prennent soin de mettre de l’avant leur féminité, certaines manifestent une ambivalence à l’endroit des normes de genre:

Il y a des choses auxquelles je fais attention, effectivement, peut-être pour être un peu plus féminine. Mais pas assez pour me sentir mal à l’aise. Je ne me dénaturerai pas et je ne serai pas mal dans ma peau parce que je veux avoir l’air d’une fille. Ça c’est sûr. (Christine, 34 ans, enseignante au secondaire)

Prendre ses distances vis-à-vis de l’image négative des lesbiennes

Pour plusieurs participantes, la réponse face aux exigences hétéronormatives du milieu de travail consiste à s’efforcer de présenter une apparence qui ne correspond pas aux stéréotypes relatifs à l’allure masculine des lesbiennes. C’est en quelque sorte la version négative de la stratégie qui consiste à mettre de l’avant leur féminité.

Je leur dis souvent: «C’est parce que ton idée, c’est un stéréotype. Donc ton idée de ce que c’est une lesbienne, c’est un stéréotype. Tu penses à une femme butch pas belle. C’est ça que tu penses dans ta tête, mais ce n’est pas vrai!» Puis souvent, ce que je dis aussi, c’est: «Ça te surprend parce que tu le sais que je suis lesbienne. Mais tu peux en rencontrer dix comme moi dans une journée, mais tu ne le sais pas qu’elles sont lesbiennes parce que ton stéréotype ne te permet pas de les identifier.» (Lucie, 38 ans, journaliste)

Ainsi, Alexandra reconnaît porter attention à ne pas nourrir le stéréotype négatif qui veut que les lesbiennes soient d’apparence peu soignée: «C’est sûr que peut-être que je vais faire un petit peu plus attention à l’apparence physique pour ne pas avoir le préjugé que les lesbiennes, c’est des toutes croches, c’est des grosses torches, puis ci, puis ça.» (Alexandra, 24 ans, enseignante au primaire) Lison (49 ans, intervenante dans un centre de femmes) souhaite se distancer de l’association entre lesbianisme et masculinité:

C’est évident qu’au niveau de l’habillement, pour ne pas entrer dans le stéréotype, je ne suis pas la fille portée à m’habiller masculine. […] Donc, je ne veux pas entrer dans le pattern que des lesbiennes, ce sont des gars manqués.

Certaines participantes adoptent un style à mi-chemin entre les normes féminines et masculines: «Je vais être décontractée, mais je ne veux pas avoir l’air d’une butch non plus!» (Daphné, 27 ans, éducatrice dans un centre de la petite enfance) La description que Pascale (30 ans, employée dans la vente au détail) donne des lesbiennes butchmontre que la distanciation à l’égard des stéréotypes ne va pas de soi, tant les éléments dénigrants peuvent être forts:

Les filles cheveux courts, mal arrangées. Une fille des bois! Non, puis en plus, je suis au public, je veux être présentable, je ne veux pas puer le cochon, tu sais, je veux être présentable puis je veux montrer une belle image justement des lesbiennes. Au contraire, je veux essayer de casser les préjugés.

Certaines participantes se sentent ainsi une responsabilité à l’égard des stéréotypes et affirment l’importance de démontrer la diversité des lesbiennes:

Je trouve ça dommage que ce soit la réalité qui est perçue par la majorité. Parce que ce n’est pas juste la femme qui est habillée en homme. Ce n’est pas juste ça, le monde lesbien. Il y a beaucoup d’autres… (Jocelyne, 43 ans, contremaître en horticulture)

Certaines d’entre elles évoquent des expériences passées qui les ont incitées à modifier leur apparence:

J’avais une identité pas mal tomboy avant. Je m’habillais bien sport, j’adore le sport. […] À un moment donné, je me suis fait traiter de petit gars par un parent. […] Là j’ai dit: «Il va falloir que je fasse attention à ma tenue vestimentaire, je suis une fille et il faudrait que je fasse attention. Je ne suis pas un gars.» (Geneviève, 29 ans, éducatrice en service de garde)

Au-delà des stéréotypes reliés à l’apparence, Solange (41 ans, agente de recherche dans l’administration publique) exprime clairement la volonté de ne pas conforter le préjugé sur les rôles dans le couple lesbien: «Ce n’est pas parce que j’aime une autre fille que… Je ne prendrai pas le rôle du gars comme on entend dans tous les préjugés. Non, ça c’est sûr.»

Par ailleurs, les propos de beaucoup de participantes trahissent non seulement une ambivalence relativement aux normes de genre, mais également une préoccupation permanente et aigüe par rapport à l’image qu’elles projettent qui révèle la pression des attentes hétéronormatives et le stress qui en découle:

J’essaie de ne pas avoir l’air masculine. Je m’en rends compte. Je ne m’habille vraiment pas pareil quand je vais travailler. […] Je me maquille plus. Je fais plus attention. J’ai vraiment… Une de mes peurs, je m’en rends compte, c’est d’avoir l’air… Que les gens associent lesbienne et butch. (Marie, 38 ans, enseignante au collégial)

Et ça, ça a toujours été ma hantise. Qu’est-ce que je vais mettre? Maudit, tout le monde va être en robe, je ne me mettrai pas une robe certain! Qu’est-ce que je peux mettre qui peut être dans le même style que tout le monde sans que ce soit une robe exactement. Mais ça, ça fait 26 ans que je vis ça. (Louise, 44 ans, conseillère en organisation)

Pour Patricia (42 ans, journalière en usine), ne pas outrepasser les frontières de la féminité est nécessaire pour être acceptée, au point qu’elle a demandé à une collègue de travail de lui faire savoir lorsque ses attitudes ne sont pas conformes aux normes féminines: «Des fois, on s’en jasait et elle me disait… elle me donnait un coup et elle me disait: “Ça, Patricia, c’est masculin!” […] J’avais les jambes un peu plus écartées, plus ancrées, je ne sais pas trop.»

Contre-position: subvertir l’héténormativité

S’il est difficile pour les participantes de ne pas se plier aux normes reliées à l’apparence, plusieurs d’entre elles n’hésitent toutefois pas à bousculer les attentes ou les présupposés hétéronormatifs sur d’autres plans. Ainsi, l’humour à connotation sexuelle est parfois manipulé pour déstabiliser la norme hétérosexuelle et peut être utilisé pour jouer d’une ambiguïté sexuelle ou séductrice avec une collègue femme –un comportement qui s’observe surtout dans les milieux de travail à majorité féminine.

Il y en a une [collègue] qui dit: «Ah moi, je ne l’essaierais pas, tout d’un coup que j’aimerais ça» en parlant de coucher avec une femme. J’ai dit: «En tout cas, il faudrait que tu prennes une femme qui a beaucoup d’expérience, il y en a une juste ici!» Elles ont trouvé ça drôle. On sait que si on veut essayer ça, il y a quelqu’un qui s’offre. (Françoise, 44 ans, éducatrice dans un centre de la petite enfance)

Andrée prend un malin plaisir à jouer à séduire une de ses collègues lors des fêtes, avec l’assentiment de celle-ci:

Dans les partys de bureau, je suis tout le temps après elle [ma collègue]. Elle, c’est la première à dire: «Tu viens t’asseoir à notre table.» Et là, je te l’écœure pendant la veillée. Je lui fais des danses sur les chaises, je la prends par le cou. […] Elle dit: «Moi, je ne veux pas me faire passer [pour] une gaie.» Dans les partys de bureau, c’est là que je l’agace. Et elle aime ça pareil. (Andrée, 41 ans, agente de service en machinerie lourde)

Les rapports avec les collègues féminines peuvent parfois se dérouler sur le mode de la séduction, et ce, à l’initiative de ces dernières, comme en témoigne Christine (34 ans, enseignante au secondaire):

Il y a vraiment une game de charme. On dirait que les filles veulent venir vérifier si elles pognent avec une fille aussi. […] Elles s’adressent à moi, pas comme à un gars, mais avec une pointe de charme. Elles vont me demander de transporter leurs caisses de telle affaire, d’aller les aider à faire ça parce qu’elles ne sont pas capables. Il y en a que ça va être: «Aaaah Christine [sur une voix piteuse teintée de charme].» Il y a quelque chose. Et elles ne se parlent pas de même entre elles. Je trouve ça drôle. Je trouve ça flatteur jusqu’à un certain point.

Le jeu de séduction mis en œuvre par les collègues de Christine constitue un mode de relation peu habituel entre les femmes, qui apparaît favoriser un climat de travail convivial, apprécié par la participante. Les stratégies principales adoptées par les participantes consistent donc à répondre favorablement aux attentes hétéronormatives du milieu de travail. Celles qui optent pour la stratégie qui consiste à mettre leur féminité de l’avant semblent plus en accord avec les normes féminines que celles qui ont surtout pour but de ne pas donner flanc aux stéréotypes dénigrant les lesbiennes. C’est parmi ces dernières que l’on peut observer une distance, bien que relative, à l’égard des attentes hétéronormatives. Somme toute, les participantes qui adoptent ces deux stratégies ne prennent pas la voie qui consisterait à défendre les lesbiennes qui ne répondent pas à ces attentes. Les quelques participantes qui prennent le contrepied de ces attentes le font au moyen de l’humour et en jouant sur l’ambiguïté sexuelle avec leurs collègues féminines. À cet égard, la visibilité des lesbiennes en milieu de travail semble parfois permettre des relations entre femmes qui rejoignent jusqu’à un certain point le mode de fonctionnement des rapports hommes-femmes, soit la séduction. Mais tandis que ce dernier s’inscrit dans un système qui positionne les hommes en tant que dominants et bénéficiaires au détriment des femmes, les relations de séduction femmes-femmes rapportées par les participantes s’opèrent par contre sur un mode égalitaire, ou subvertissent minimalement la relation de rivalité classique centrée sur les hommes pour laisser place à une forme de convivialité peu usuelle.

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    Il est manifeste dans les témoignages des travailleuses que les formes concrètes de sexisme ne sont pas exclusivement reliées soit à la division sexuelle du travail, soit à la sexualisation des femmes. Néanmoins, la sexualisation des femmes n’apparaît pas toujours en tant que forme de sexisme, surtout dans ses manifestations courantes que sont les exigences de beauté et le maintien de relations interpersonnelles sur le mode de la séduction entre les femmes et les hommes. La distinction proposée a pour objectif de rendre visibles ces injonctions normatives, en questionnant des pratiques qui trop souvent paraissent anodines.
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