Article IREF

Chapitre 5: Les stratégies d’adaptation en milieu de travail: les relations interpersonnelles

Line Chamberland
Christelle Lebreton
Michaël Bernier
couverture
Article paru dans Stratégies des travailleuses lesbiennes face à la discrimination: contrer l’hétéronormativité des milieux de travail, sous la responsabilité de Line Chamberland, Christelle Lebreton et Michaël Bernier (2012)

Dans cette partie, nous présenterons les stratégies d’adaptation des lesbiennes au contexte professionnel sous l’angle des ajustements à l’intérieur du milieu de travail. Tout en relevant d’une dynamique proprement organisationnelle qui l’inscrit dans le domaine public, le milieu de travail constitue un important foyer de sociabilité où se tissent des liens interpersonnels de toutes natures. Les informations sur la vie privée (relations conjugales et parentales, loisirs, etc.) y circulent, tantôt pour les fins de gestion des ressources humaines, tantôt au gré des relations qui se tissent avec l’entourage de travail. Cette perméabilité entre le public et le privé oblige les travailleuses lesbiennes à se positionner eu égard à la décision de sortir ou non du placard, mais également à choisir des stratégies d’adaptation dans le contexte de la sociabilité professionnelle puisque, dans leur cas, il n’y a pas congruence entre leur orientation sexuelle et celle que les présomptions hétérosexistes de leur entourage de travail leur attribuent.

La sociabilité est assurée principalement par les échanges interpersonnels qui prennent place tout au long de la journée de travail et sont autant de contextes propices à la manifestation de préjugés et de stéréotypes reliés aux réalités gaies et lesbiennes ainsi qu’à la marginalisation des lesbiennes. Les conversations sur la vie privée constituent des échanges interpersonnels spécifiques dans la mesure où elles ont fréquemment lieu lors des temps «libres», comme les pauses et les heures de dîner, dont il est plus aisé de s’exclure. Ces temps libres constituent également des moments où les gens échangent plus volontiers sur des sujets personnels. Les conversations sont une occasion pour les gens de mieux se connaître et les amènent à dévoiler des informations relevant de la vie privée. Les sujets abordés couvrent l’ensemble des dimensions de la vie de couple, de la vie familiale ainsi que de l’intimité, y compris la sexualité. Outre les échanges interpersonnels et les conversations sur la vie privée, la sociabilité est encouragée dans nombre de milieux de travail au moyen d’activités sociales. Ces activités peuvent avoir lieu entre employés et employées appelées à se côtoyer très fréquemment, dans le cadre de rencontres informelles comme les traditionnels 5 à 7. D’autres activités sont de plus grande envergure et réunissent des employés et employées qui ne se côtoient parfois jamais, particulièrement dans les grandes organisations (grandes entreprises, gouvernement), comme les fêtes organisées pour des occasions spéciales (Noël).

Ces trois contextes de sociabilité ne s’imposent pas de manière équivalente aux participantes. Les échanges interpersonnels sont continuels et ne peuvent être évités la plupart du temps par les participantes, pas plus qu’elles ne peuvent choisir leurs interlocuteurs et interlocutrices. Les conversations sur la vie privée, par contre, sont un contexte au cours duquel les participantes ont un choix de stratégies d’adaptation plus large, étant donné qu’elles se déroulent le plus souvent lors des pauses et des heures de repas. Les participantes peuvent jusqu’à un certain point choisir de se joindre ou pas à leurs collègues et, parmi ceux-ci et celles-ci, choisir d’éviter certains d’entre eux. Enfin, les activités sociales sont rarement imposées et peuvent aisément être évitées.

Nous commencerons par présenter les stratégies d’adaptation des lesbiennes aux échanges interpersonnels, au cours desquels des préjugés et des stéréotypes reliés aux réalités gaies et lesbiennes peuvent être rapportés par l’entourage de travail. Nous aborderons ensuite les modalités de la participation aux conversations sur la vie privée en milieu de travail, ainsi que les motifs invoqués en faveur d’une participation ou, au contraire, d’une auto-exclusion. Il sera ensuite question des stratégies d’adaptation dans le contexte des activités sociales. Enfin, nous présenterons les stratégies d’adaptation face aux attentes hétéronormatives du milieu de travail.

5.1 Stratégies d’adaptation dans les échanges interpersonnels

Les participantes rapportent mettre en œuvre des stratégies d’adaptation dans le cadre des échanges interpersonnels à l’occasion de deux contextes: lorsque l’entourage fait mention de préjugés ou adopte des comportements homophobes et de manière préventive, notamment lorsque les participantes rapportent avoir été témoins de propos homophobes de la part d’un ou d’une collègue en particulier. La variabilité des stratégies semble découler de plusieurs facteurs, les uns circonstanciels (interlocuteur, position hiérarchique, visibilité ou dissimulation de son orientation sexuelle), les autres relevant de la trajectoire personnelle (expériences antérieures), sans qu’il soit possible d’établir une relation entre un facteur et une stratégie d’adaptation en particulier.

De manière générale, quatre stratégies principales se dégagent. La première consiste à signifier à l’entourage de travail les limites à ne pas dépasser. La seconde stratégie consiste à tolérer des remarques ou des plaisanteries homophobes et la troisième à ne pas intervenir en présence de commentaires homophobes, stratégies qui, comme nous le verrons, ne doivent pas être interprétées comme traduisant la soumission des participantes. La dernière stratégie vise à entreprendre de modifier les perceptions de leur entourage de travail au moyen de l’éducation aux réalités gaies et lesbiennes, ainsi que de la déconstruction des préjugés et des stéréotypes.

Limiter les remarques et les plaisanteries de l’entourage de travail

L’humour constitue l’un des véhicules privilégiés de la lesbophobie distillée au quotidien en milieu de travail, au cours des multiples échanges interpersonnels. Lorsque les remarques sont faites sur le mode humoristique, les réactions des participantes tendent à illustrer le défi qui se pose à elles: comment concilier la convivialité (maintien des relations avec les collègues) et les éléments qui leur assurent un certain confort psychologique (être respectée, se sentir acceptée et intégrée, etc.)? L’appréciation des plaisanteries est très variable: outre le contenu, qui se prête à diverses lectures selon les codes interprétatifs de la personne réceptrice et les facteurs personnels qui déterminent sa réceptivité du moment, entrent en jeu les sous-textes, l’identité de la personne émettrice, le ton, le regard, les témoins présents, le contexte, le moment, le nombre d’occurrences (plusieurs soulignent ne plus pouvoir entendre la même farce répétée pour la énième fois), etc.

Les perceptions des plaisanteries homophobes ou lesbophobes à caractère sexuel sont partagées : une vingtaine de participantes les qualifient d’acceptables, une quinzaine les commentent négativement et cinq interviewées rapportent les deux types de perception. En ce qui concerne les perceptions négatives, certaines interviewées mentionnent s’être senties inconfortables ou blessées par des allusions qui les visaient personnellement, ou qui les ont atteintes dans leur for intérieur.

Tout comme les perceptions, les réactions des participantes à l’humour à caractère sexuel sont très variables, allant du rejet à l’acceptation passive, en passant par la participation active. Les participantes qui disent refuser ce type de blagues optent pour des stratégies de confrontation ou d’évitement. Par exemple, elles peuvent manifester leur lassitude afin d’imposer certaines limites devant la crudité des propos ou devant leur abondance répétitive. Pour Diane (45 ans, commis de bureau en usine), poser ses limites est indispensable pour obtenir le respect de ses collègues masculins: «Si toi, tu ne te respectes pas assez pour faire ta place, je pense qu’ils ne te respecteront pas.» Il arrive à Francine (47 ans, gérante dans le secteur de l’alimentation) de rétorquer de but en blanc aux nombreuses avances sexuelles déguisées qu’elle subit:

Dans ce temps-là, je leur réponds: «Ça m’est déjà arrivé de faire l’amour avec des hommes. Je n’ai pas haï ça, j’ai trouvé ça bien le fun mais ça ne vient pas me chercher, c’est juste du cul. Si tu couches avec un gars, tu vas voir, c’est à peu près pareil.»

D’autres expriment directement leur malaise à la personne émettrice des propos qui les ciblent personnellement. Lasse des plaisanteries d’une collègue, Sybille, (40 ans, agente de sécurité), elle-même dans le placard, y met fin en lui demandant comment allait son frère –qu’elle savait être gai– le tout se jouant dans le non-dit. Deux participantes ont envisagé des plaintes pour harcèlement, notamment Francine (47 ans, gérante dans le secteur de l’alimentation) dont les doléances n’ont pas été prises au sérieux sous prétexte qu’il n’y avait pas d’attouchements physiques.

Lorsque les «plaisanteries» ou les remarques sont jugées dégradantes ou malveillantes, les participantes rapportent souvent confronter leur auteur. Ainsi, les commentaires allusifs et l’expression ouverte de préjugés et stéréotypes, les blagues offensantes ou péjoratives sont autant de contextes dans lesquels plusieurs participantes choisissent de faire savoir la limite à ne pas dépasser. Une quinzaine d’entre elles réagissent face à des propos dont le contenu humoristique est aux dépens des personnes homosexuelles, qu’il les concerne directement ou pas. Dans le cas où la plaisanterie est faite aux dépens d’un absent, certaines participantes confrontent l’auteur sur son manque de courage:

Habituellement, si c’est les collègues qui vont se moquer de quelqu’un, je dis: «Ce serait le fun si tu étais capable de faire les mêmes jokes devant lui.» […] Je ne suis pas lâche. Ces attitudes un peu méprisantes-là, je réagis. (Marie, 38 ans, enseignante au collégial)

Cette stratégie semble être efficace pour certaines participantes. Par exemple, Claire (44 ans, gardienne de nuit dans un centre jeunesse) affirme que les plaisanteries de ses collègues ont cessé depuis qu’elle a divulgué son orientation sexuelle, mais également parce qu’ils ont essuyé ses réactions: «C’est parce qu’ils se disent que je vais leur répondre. Disons que j’ai un caractère très fort. Je n’ai pas la langue dans ma poche.» Cependant, certaines études (Paquin et Chamberland, 2005; Lehtonen et Mustola, 2004) ont montré une tendance à l’autocensure, donc à la diminution de l’humour offensant, en présence de lesbiennes (et de gais) dont l’orientation sexuelle est ou devient connue dans leur milieu de travail, comme en témoigne Eugénie:

J’ai tellement lutté contre ça que je sais que devant moi, ils n’osaient plus faire certaines blagues. […] je les ai entendus en catimini les faire et j’ai même entendu mon boss: «Mon dieu, ne disons pas ça à Eugénie!» Ce qui est idiot. Mon combat était vain. Il aurait été valable si j’avais extirpé ces blagues. (Eugénie, 42 ans, téléphoniste)

Pour plusieurs participantes, l’évaluation du caractère acceptable des remarques ou des plaisanteries est fonction de l’intentionnalité attribuée à l’auteur des propos. Cependant, même lorsqu’elles estiment que les remarques ne sont pas malveillantes à leur égard, certaines n’hésitent pas à signifier que les bornes ont été dépassées: «Maintenant il n’y a aucun problème, si je la trouve trop heavy je vais leur dire: «“Hey franchement!”» (Emmanuelle, 27 ans, camerawoman).

Plusieurs participantes insistent sur l’importance d’être respectées par leurs collègues: «Ils savent qu’ils peuvent faire des farces avec moi. Mais il ne faut pas non plus […] Il faut qu’il y ait un respect, quand même.» (Claudine, 49 ans, vendeuse en informatique) Geneviève (29 ans, éducatrice en service de garde) choisit de rétorquer à l’insulte par l’insulte: «Respecte-moi, je vais te respecter!» L’étiquetage est également l’occasion pour certaines participantes de faire connaître leurs limites. Ainsi, Andrée interpelle une supérieure, après l’avoir entendue tenir des propos sur les homosexuels, à grand renfort de «tapettes», alors qu’elle la soupçonne de l’avoir fait dans un geste de confrontation à son égard, connaissant son orientation sexuelle:

«C’est quoi ça, tapette? Depuis que je suis rentrée ici, tu as toujours été correcte avec moi. Tu n’as jamais dit de gros mots de même et tout d’un coup tapette et je ne sais pas quoi. C’est quoi? Tu veux te remonter ou quoi?» […] Ça a été fini. Elle n’a jamais renommé ce mot-là. (Andrée, 41 ans, agente de service en machinerie lourde)

D’autres interviennent lorsque c’est un collègue qui est interpellé de manière discriminatoire, comme Michèle (47 ans, employée à l’entretien), qui confronte de manière très directe la personne qui vient de qualifier son collègue de «maudite fifi»:

J’ai dit: «Est-ce qu’il te dérange dans ta chambre à coucher? Est-ce qu’il te dérange dans ta vie privée? Est-ce qu’il t’a déjà fait des avances?» L’autre est resté bouche bée. Ça a été fini. «Tant qu’il ne te dérangera pas dans ta vie privée, ne le dérange pas dans la sienne.» Ça a été fini.

Enfin, si les participantes rapportent faire les frais de l’humour de leur entourage de travail, elles sont plusieurs à l’utiliser à leur avantage. L’humour leur permet de mettre fin aux questions indiscrètes des collègues sur leur vie sexuelle, ou de remettre en question la supériorité de la sexualité hétérosexuelle, soit en la tournant en dérision, soit en soulignant la supériorité de la sexualité lesbienne du point de vue de la satisfaction sexuelle des femmes. Christine, enseignante de 34 ans et future mère, parle des hommes comme d’un petit pot (sous-entendu: donneur de sperme). À un collègue qui lui dit: «C’est de valeur, il paraît que tu es aux femmes!», Diane (45 ans, commis de bureau en usine) compatit exagérément à sa douleur: «Ah, vous trouvez ça de valeur! C’est triste pour vous autres» (sous-entendu: mais pas pour elle-même). Quelques participantes font preuve d’une ironie mordante face aux commentaires homophobes ou lesbophobes de leur entourage de travail:

Tout de suite, au départ, elle [ma supérieure] dit: «Ha, les butchs, pas capable de sentir ça!» J’ai dit: «Ha oui, comment ça?» Elle dit: «C’est une femme qui se prend pour un homme, etc.» J’ai dit: «Sais-tu, il va falloir que tu m’expliques ça comme il faut, parce que, moi, je suis lesbienne. Je suis bien surprise par ta théorie, j’ai bien hâte de l’entendre.» Elle a blanchi, elle m’a regardée, elle a dit: «Non.» J’ai dit: «Oui.» Elle dit: «Tu me niaises? // – Pas du tout!» Elle dit: «Criss, j’ai engagé une lesbienne!» (Jocelyne, 43 ans, contremaître, horticulture)

Moi, j’ai déjà dit à quelqu’un qui parlait des gais: «Ah oui, les gais font ça? Ils ont des pratiques comme ça?» Il m’a dit: «Bien oui!» J’ai dit: «Ah oui, tu en connais-tu?» Il me dit: «Bien non, moi, j’en connais pas.» Je lui ai dit: «Mais comment tu peux le savoir qu’ils ont des pratiques de même?» […] Bien il dit: «Tout le monde sait ça!» J’ai dit: «Regarde, moi, je suis gaie, j’ai des chums et puis… je ne savais pas ça.» (Diane, 45 ans, commis de bureau en usine)

Tous les commentaires homophobes en milieu de travail ne sont pas nécessairement faits sur le mode de l’humour. Suzie, une agente correctionnelle d’une quarantaine d’années, dont le lesbianisme est connu malgré elle dans un environnement de travail homophobe, se voit souvent interrogée de manière insidieuse par de nouveaux collègues. Elle se trouve ainsi dans un contexte professionnel où les questions qui lui sont posées ne sont plus seulement hétérosexistes (on prend pour acquis son hétérosexualité), mais lesbophobes (on la force à mentir ou se dévoiler).

Écoute, des officières, ça faisait dix minutes que l’on se voyait au pénitencier, […] puis: «As-tu des enfants? Es-tu mariée? Ton chum, il s’appelle comment?» Tu sais, elle voulait savoir le nom. J’ai dit: «C’est pas de tes affaires ça, on se connaît même pas.» Ah! Puis là: «Ah ! Ah! C’est un mystère!» [imitant l’officière sur un ton narquois]

Elle est contrainte de trouver des parades pour ne pas avoir à répondre du tout et ainsi éviter l’alternative de devoir mentir ou au contraire d’être obligée de se dévoiler.

Stratégie de tolérance à l’égard de l’ouverture limitée de l’entourage de travail

Cette stratégie d’adaptation consiste à minimiser la signification et parfois la portée de propos ou de comportements discriminatoires à l’égard de l’homosexualité. Une douzaine de participantes ont recours à cette stratégie, qui ne consiste pas à faire preuve d’acceptation mais bien de tolérance face à l’ouverture limitée de leurs collègues, à la persistance de certains préjugés. Ces participantes font état de l’absence d’hostilité à leur égard par leurs collègues lorsqu’ils manifestent des préjugés envers les personnes homosexuelles, notamment parce qu’ils sont souvent faits sur le ton de l’humour.

La plupart de ces participantes rapportent plutôt des réactions positives face à l’humour homophobe, i.e. qu’elles tolèrent ou participent à ce type d’humour dans le milieu de travail. Alexandra, jeune enseignante au primaire (24 ans), considère l’humour comme nécessaire dans un environnement de travail qu’elle juge pesant: on se relâche et on peut rire un peu parce qu’on en a besoin. D’autres soulignent la circularité de l’humour, le caractère réciproque des taquineries comme se traiter de «fif» et de «butch», ou encore de commentaires comme «ne fais pas ta tapette», qui démontreraient une capacité d’autodérision et donc un certain confort dans sa sexualité. Participer au jeu des plaisanteries montre qu’on peut rire de soi et qu’on est confortable avec sa propre orientation sexuelle, comme le dit Françoise (44 ans, éducatrice dans un centre de la petite enfance):

Je suis une personne qui est un boute-en-train dans la garderie. Souvent je vais faire des jokes avec ça. Je crois que j’adoucis… comment je pourrais dire ça? Pas adoucir mais qu’on le prend à la rigolade. […] Ils en font des jokes aussi sur les gais et je les ris. Elles sont drôles.

Selon Émilie (22 ans, éducatrice spécialisée), il faut démontrer de l’ouverture si on s’attend à en recevoir. D’autres participantes tendent à banaliser l’humour homophobe, en le mettant sur le même pied que les innombrables blagues à caractère sexiste ou raciste entendues au quotidien, notamment dans les milieux de travail à prédominance masculine.

Pour les interviewées qui disent tolérer plus particulièrement l’humour à caractère sexuel –sans forcément l’approuver–, un argument central se profile à travers leurs propos, à savoir l’absence de mauvaises intentions à leur égard dans la mesure où il s’agit de taquineries personnelles, mais amicales, émises par des collègues avec lesquels les relations sont habituellement cordiales. Si elles ne sont ni vulgaires, ni méchantes –deux termes qui reviennent souvent–, les taquineries ou les imitations caricaturales à propos de collègues gais et lesbiennes peuvent ainsi paraître acceptables. Pour quelques interviewées, la banalité de l’humour homophobe le rend paradoxalement plus supportable –ce qui n’implique pas qu’elles l’approuvent:

Ce n’est pas quelque chose qui me gêne dans le sens que ce sont souvent des choses qu’on entend dans la société et à mon avis, je ne dis pas que je trouve que c’est bien, mais ce n’est pas malicieux. Ce n’est pas vulgaire. Ce n’est pas fait dans le but de blesser personne. C’est de l’humour comme on peut en faire sur le dos d’autres catégories de personnes. (Valérie, 27 ans, technicienne en documentation)

D’autres participantes justifient leur tolérance en raison de la capacité limitée d’ouverture aux réalités gaies et lesbiennes de leur entourage. Ainsi, Marie-Jeanne (40 ans, cadre intermédiaire dans l’armée) propose une explication de l’aveuglement d’un collègue de travail, qui, bien que sachant pertinemment qu’elle est lesbienne, persiste à lui parler de son conjoint:

Ce n’est pas une haine vis-à-vis les homosexuels. C’est une incapacité de concevoir ça. C’est comme quelqu’un qui aurait un éléphant comme animal de compagnie. C’est impossible dans ta cour. Pour lui, c’est le même niveau. Alors je le respecte dans ça.

Dans le cas de Marie-Jeanne, son collègue refuse dans ses conversations avec elle de prendre acte de son homosexualité. Il nie celle-ci, ce qui est la forme par excellence de la lesbophobie. Cela étant dit, dans ses relations avec Marie-Jeanne, il ne fait pas preuve d’irrespect, ne l’agresse pas verbalement, etc., ce qui autorise donc le maintien de relations cordiales entre eux. Somme toute, on peut comprendre que, pour certaines participantes, ce type de réaction de la part de leurs collègues soit mieux perçu et mieux vécu que de fréquents commentaires homophobes, même sous le couvert de plaisanteries.

On voit dans les extraits de cette section que la tolérance dont font preuve les participantes ne s’adresse pas aux personnes, mais plutôt aux formes d’homophobie: il y a une différence entre réagir face à quelqu’un qui tient des propos haineux ou dénigrants et face à quelqu’un qui fait semblant de ne pas savoir que votre chum est une blonde. Dans ces situations, l’entourage de travail opte pour des stratégies de mise à distance des participantes, plutôt que pour des attitudes ouvertement homophobes. Les participantes n’expriment pas de blessures émotionnelles, ce qui peut expliquer qu’elles choisissent de maintenir les relations avec ces collègues. À l’inverse, lorsqu’elles rapportent avoir été blessées, humiliées par les attitudes ou les propos de leur entourage de travail, les participantes prennent leurs distances et souvent se taisent.

On observe chez quelques participantes une tendance à minimiser le rejet de l’homosexualité manifesté par certains collègues. Pour une participante, les préjugés contre l’homosexualité sont acceptables pour la raison que toute personne a des préjugés, peu importe le sujet. Ainsi, pour Françoise (44 ans, éducatrice dans un centre de la petite enfance), la fermeture d’esprit à l’égard de l’homosexualité se comprend comme n’importe quel autre manque d’ouverture: «Moi, j’en ai des idées préconçues sur d’autres sujets aussi. J’accepte qu’il y ait des gens qui n’acceptent pas l’homosexualité.» Pour certaines participantes, la découverte de leur orientation sexuelle par des collègues peut les bouleverser et il est important de leur laisser le temps de s’adapter:

Je me disais, ça prend un temps d’adaptation aussi. […] il y a des peurs, il y a des craintes derrière ça. Ça peut bouleverser des choses, il faut faire attention. Je me disais, il faut respecter ça, c’est correct. (Lison, 49 ans, intervenante dans un centre de femmes)

Pour Diane (45 ans, commis de bureau en usine), bien que la réaction de certains collègues la sidère, la patience à leur égard est de mise: «Ben au début, ça m’a fait: “Ah! c’est pas vrai, c’est pas vrai qu’on est à la petite école pis qu’elle va commencer…” Puis après ça, je me suis dit: “Regarde, laisse-lui le temps. Tu verras bien.”» Par ailleurs, certaines participantes ont recours à des stratégies de tolérance tout en confrontant leurs collègues, comme Pascale (30 ans, employée dans la vente au détail), qui, ayant constaté le manque d’ouverture d’une collègue, va en jouer, en quelque sorte, ce qui montre bien que tolérance ne signifie pas soumission:

Pour elle, ce n’est pas normal. C’est une fille super conventionnelle, alors tout ce qui sort de l’ordinaire… […] Si tu parles d’homosexualité… [Elle dit:] «Ah oui! Ça existe, ça?» […] C’est juste quand on a une discussion. Moi, c’est vrai que moi, j’en mets, j’en rajoute pour faire monter ça un peu. Puis là, je vois: «Arrête là!» Alors on va arrêter.

Pascale se révèle d’ailleurs habile à conserver un lien convivial avec ses collègues, principalement masculins, en dépit de certains commentaires dénigrants:

On riait des horaires du monde, puis moi, je finissais à 3h. Il [le responsable de l’entrepôt] dit: «Ah, ah, toi, tu finis à 3 heures, c’est ça, les horaires de tapette que t’as, toi.» Là, j’ai senti qu’il a fait: «Heu…» Ça a bloqué! J’ai dit: «Ah oui, je le sais, des tapettes, c’est de même, des horaires de tapette, c’est comme ça.» Je l’ai dit plusieurs fois, le mot, puis c’est comme si ça avait passé. Moi, ça ne me dérangeait pas, mais lui, ça fait comme: «Heu, qu’est-ce que je viens de dire là?!»

Dans ce cas précis, le temps d’arrêt du collègue, qui semble réaliser qu’il vient de commettre un impair, montre qu’il n’avait vraisemblablement pas l’intention de blesser la participante et celle-ci réagit de manière à lui montrer qu’elle ne l’a pas pris comme une attaque contre elle. Ce type de stratégie, où les participantes font beaucoup de compromis, paraît le plus bénéfique selon certaines participantes dans le contexte qui est le leur. Évelyne (38 ans, spécialiste en contrôle aérien) évoque ainsi l’étroite crête sur laquelle elle chemine:

Ça parle de sexe, ça fait des jokes de tapettes, de fifis, de lesbiennes, de blondes, de newfies, des jokes de n’importe quoi. Il faut que tu apprennes à rire avec eux autres, parce que si tu vas contre eux autres, c’est toi qui a un méchant problème. J’ai déjà vu une femme géologue faire un burn out à cause des jokes. […] Elle était hétéro, mais à cause des jokes de femmes, des jokes sexistes. Elle, elle en faisait une maladie. Elle a fait un burn out. Il ne faut pas que tu embarques dans cette game-là, il faut que tu joues avec eux autres, il faut que tu aies du plaisir avec eux autres.

Pour Francine (47 ans, gérante dans le secteur de l’alimentation) également, les stratégies de confrontation ne sont pas le meilleur choix si les participantes souhaitent conserver leur emploi. Le risque que les relations interpersonnelles se dégradent est parfois tel qu’il lui paraît préférable d’adopter une stratégie à plus long terme:

Il faut user de ruse. Il faut approcher les hétéros de façon à ce qu’ils se rendent à l’aise. Il ne faut pas que tu les rendes mal à l’aise avec ça, parce que là tu es faite. Si tu as le malheur de les attaquer trop directement, tu deviens une bête noire pas endurable qui pue. Il faut que tu les amadoues tranquillement.

Les stratégies de tolérance apparaissent ainsi autoriser un certain confort psychologique chez les participantes qui les adoptent. Les participantes ne sont donc pas dupes, mais choisissent de reléguer au second plan la nature homophobe des commentaires et des plaisanteries qui ont cours dans leur milieu de travail. Elles rapportent attacher plus d’importance aux intentions amicales de leur entourage de travail, qui usent parfois de ce type d’humour prétendument pour rendre l’atmosphère de travail plus conviviale. Les participantes elles-mêmes manifestent le souci de maintenir une ambiance de travail décontractée, ce qui passe parfois par la tolérance vis-à-vis de l’ouverture limitée de certains collègues.

Non-intervention

Dans certaines situations, les participantes font face à des commentaires homophobes dévalorisants, qui peuvent s’adresser à elles ou non, au cours des nombreuses interactions avec leur entourage de travail. Il apparaît que de nombreuses participantes rapportent avoir été blessées par ces commentaires, parfois virulents, et elles sont également nombreuses à rapporter ne pas être intervenues.

Les réponses pouvant être adoptées à ces occasions sont limitées. Souvent, les stratégies d’évitement ne peuvent pas être mises en œuvre par les participantes. En effet, il leur est difficile voire impossible de quitter leur poste de travail ou mettre fin à une interaction non souhaitée, par exemple lorsqu’il s’agit d’un supérieur. Il faut également tenir compte de la nécessité pour les participantes de préserver un confort psychologique dans leurs relations interpersonnelles. Aussi il convient d’être prudent dans l’interprétation des propos rapportés et de ne pas lire l’absence de réaction ouverte des participantes comme une preuve de leur non-volonté d’agir.

De nombreuses participantes rapportent en effet se sentir impuissantes dans certaines de ces situations, et une quinzaine de participantes témoignent de leur résignation quant à la fermeture d’esprit de certains ou la plupart de leurs collègues. Les éléments qui entrent en jeu dans le sentiment d’impuissance évoqué par les participantes sont de deux ordres : en premier lieu, les enjeux relatifs au milieu de travail (supérieur ou supérieure hiérarchique, milieu homophobe non soutenant comme l’école); en second lieu, le fait d’être ou non visible –il ressort que ne pas l’être diminue l’éventail de réponses, car les participantes ne veulent pas nourrir de soupçons sur leur orientation sexuelle. Plusieurs participantes justifient ainsi le fait qu’elles ne sont pas intervenues par crainte de conséquences sur leur intégration dans le milieu de travail:

Peut-être que lorsque je vais être plus proche de ma sortie de l’hôpital en décembre l’année prochaine, si jamais ça se produisait, je n’aurais plus peur de perdre mon travail. Parce qu’il y a plusieurs personnes qui ont perdu leur travail à cause de ça ou qui ont beaucoup de difficultés à leur travail. (Jeannine, 61 ans, infirmière)

Certaines participantes œuvrant dans le milieu de l’éducation rapportent la position difficile dans laquelle elles se débattent lorsqu’elles sont témoins de commentaires homophobes, compte tenu de l’homophobie persistante dans ce milieu:

C’est déjà arrivé qu’un parent ne veuille vraiment pas que son enfant soit dans ma classe. Le directeur l’a changé de classe. Ça m’a blessée comme professeure. […] Mais quelqu’un qui ne veut pas que son enfant soit dans ta classe, tu es bien mieux de ne pas l’avoir. Tu as moins de trouble. C’est une économie mentale. C’est sûr que sur le coup, ça m’a fait de la peine. J’en ai pleuré. (Chantal, 39 ans, enseignante au primaire)

Je pense qu’on avait étudié Le sexe des étoiles de Monique Proulx, une transsexuelle. […] Et là, il y a un élève qui a vraiment… qui était vraiment homophobe. Ouvertement et fier de l’être. […] Mais là, je me sentais très personnellement visée à travers ses commentaires et je n’aimais pas ça du tout. […] Je sais qu’il faut intervenir, mais on ne peut pas changer, on ne peut pas à nous seul changer quoi que ce soit. (Karine, 32 ans, enseignante au collégial)

Comme le souligne Karine, il est difficile de ne pas se sentir visée lorsque l’on entend des propos homophobes virulents et, par conséquent, de ne pas en être blessée. Même Lorraine (45 ans, médecin), dont l’orientation sexuelle est connue contre son gré, manifeste des craintes, bien qu’elle occupe une position hiérarchique supérieure. Elle semble redouter qu’en s’affirmant verbalement, elle n’essuie des réactions désagréables de ses subordonnés et subordonnées, et maintient donc le non-dit.

Souvent je ne vais rien dire. Je ne vais rien dire, je vais me taire. Malheureusement. […] J’aimerais ça être capable d’être proactive, d’être plus capable de parler des fois. Mais j’ai peur de me dévoiler. J’ai peur de la réaction.

Comme Lorraine, plusieurs participantes craignent qu’une intervention de leur part soit interprétée par leur entourage de travail comme un indice de leur orientation sexuelle. Ainsi, Odette (56 ans, animatrice en pastorale) qualifie les propos homophobes dont elle est témoin de très blessants et très réducteurs, mais elle n’ose pas réagir: «les réactions que j’avais, à ce moment-là, je n’osais pas critiquer, parce que j’avais tellement peur que de réagir à ça, c’était pour me révéler». Ainsi, ces participantes rapportent éprouver un sentiment d’impuissance qui va de la résignation au regret de ne pas avoir pu réagir. Plusieurs participantes soulignent en outre que leur non-intervention découle du fait qu’elles ne savent pas comment agir dans certaines situations. Lison (49 ans, intervenante dans un centre de femmes) estime que le manque de connaissances reliées aux aspects légaux constitue un frein:

Et je vais te dire bien franchement que c’est difficile pour moi de leur expliquer. Si jamais je donnais des groupes à des femmes lesbiennes, j’aurais besoin de m’informer au niveau légal. J’ai un manque au niveau légal. Je t’avoue que c’est difficile pour moi de leur expliquer.

La teneur des commentaires ou le contexte dans lequel ils sont faits laissent parfois les participantes littéralement sans voix, comme Sylvie (40 ans, cadre dans l’industrie culturelle), dont l’orientation sexuelle n’est pas connue de sa collègue et qui reçoit d’elle cette confidence:

Elle dit: «Mon fils (qui a 17 ans) est très sportif, il n’a jamais eu de blonde et je l’ai challengé à savoir s’il était aux hommes et il m’a répondu: “Je ne sais pas trop.” Alors sais-tu ce que j’ai fait, Sylvie? Je l’ai embarqué dans mon auto le soir et je l’ai emmené dans le Village. Je me suis promenée tranquillement et je lui ai dit: “C’est à ça que tu veux ressembler? C’est à ce monde-là que tu veux t’associer? Regarde si c’est dégradant.” […] Je réagis comment à ça?»

Marlène (47 ans, employée dans l’administration publique) s’est également trouvée dans une situation difficile alors qu’une des collègues auprès de qui elle est visible rapporte des propos qu’elle a tenus à ses enfants:

Il y avait des enfants qui jouaient avec ses enfants, dont la mère était lesbienne et vivait avec sa conjointe. Ça a l’air qu’elle expliquait aux enfants: «Bien oui, qu’est-ce que tu veux, pauvre eux autres, leur mère est lesbienne.» […] J’avais envie de répondre quelque chose, mais je n’ai pas su par quel bord le prendre à ce moment-là.

Plusieurs participantes soulignent le fait que de dire son lesbianisme est parfois interprété comme une provocation, ce dont elles se moquent cependant, manifestant ainsi une distance et ne s’attribuant pas la responsabilité de telles réactions, contrairement aux participantes qui choisissent de taire leur homosexualité ou de la masquer pour respecter le manque de confort de leur entourage de travail, comme nous l’avons vu plus tôt:

I think that there’s an assumption that if you come right up and tell people, you’re putting it in their face, planting it. So I think there’s certain type of person who would feel that I was forcibly being gay in their face. And that may upset them. But I don’t really care! I mean… that’s their problem. (Debrah, 31 ans, cadre intermédiaire dans une compagnie pharmaceutique) – Certaines personnes présupposent, je pense, que si vous arrivez directement et dites aux gens [votre orientation sexuelle], vous être en train de la leur mettre en pleine face, de l’afficher. Donc, je pense qu’un certain type de personnes aurait l’impression que je fais exprès d’afficher mon homosexualité dans leur face. Et cela peut les agacer. Mais je ne m’en préoccupe pas! Je veux dire… c’est leur problème. (Nous traduisons)

Écoute, s’ils ne m’acceptent pas, je m’en fous. Ce n’est pas à moi le problème, c’est eux autres qui l’ont. Pourquoi je changerais parce que l’autre ne m’accepte pas? Il n’a pas d’affaire dans ma vie s’il ne me prend pas comme je suis. Je ne fais rien de mal. (Céline, 40 ans, enquêtrice dans la fonction publique)

Certaines participantes soulignent qu’il n’est pas de leur responsabilité de sensibiliser les gens aux réalités gaies et lesbiennes.

Je préfèrerais qu’il y ait de l’information, qu’on continue d’informer les gens, qu’il y ait des tribunes d’information ou des articles qui continuent, pour tranquillement mettre dans leur œil et dans leurs yeux l’appropriation [sic]de la société, ce que c’est vraiment l’homosexualité. (Brigitte, 53 ans, animatrice en pastorale)

Les stratégies de non-intervention apparaissent donc comme des stratégies coûteuses pour les participantes d’un point de vue psychologique. D’une part, il ne s’agit pas à proprement parler de stratégies, car elles sont le résultat d’une impossibilité pour les participantes d’opter pour un autre type de réaction. Elles apparaissent donc plutôt comme des non-stratégies ou des stratégies par défaut qui rendent compte de la difficulté de s’opposer au discours hétéronormatif, notamment lorsque le dénigrement de l’homosexualité qui l’accompagne blesse les participantes. D’autre part, le sentiment d’impuissance et les blessures morales qui en découlent redoublent le coup porté par les commentaires homophobes. En bref, la vulnérabilité psychologique des participantes précède et procède à la fois de ces discriminations, et du stress qu’elles engendrent.

Stratégies d’éducation et de démystification face aux préjugés

Face à la manifestation de préjugés et aux commentaires parfois dénigrants, les participantes sont nombreuses à réagir par la voie de la sensibilisation et de l’éducation. Les stratégies de déconstruction des préjugés et des stéréotypes mises de l’avant par les participantes prennent plusieurs voies, dont les principales sont: endosser un rôle de modèle positif en recourant parfois à son expérience personnelle, déconstruire les associations négatives (illustrer par un contre-exemple, par la diversité des réalités, associer les réalités gaies et lesbiennes à des comportements légitimes) et, enfin, profiter d’un contexte social ou médiatique propice.

Endosser un rôle de modèle positif

Bon nombre de participantes font mention d’un sentiment de responsabilité relié à leur orientation sexuelle. Pour une vingtaine de participantes, le sentiment de responsabilité concerne les préjugés reliés à l’homosexualité et au lesbianisme et elles souhaitent par conséquent que l’image qu’elles projettent participe à les déconstruire. Ces participantes se perçoivent ainsi comme un modèle positif, une personne ouverte, qui vit bien son homosexualité, qui projette une image qui vient contrecarrer les préjugés. Karine (32 ans, enseignante au collégial) décrit ainsi la perception que son entourage a de son comportement et de son ouverture:

Si les gens veulent poser des questions, je ne vais pas les trouver nonos d’avoir des préjugés parce que je sais qu’on a tous des préjugés et que la meilleure façon de les combattre, c’est d’être ouverte et d’en parler. Donc, je sais qu’il y a beaucoup de gens alentour de moi qui m’ont dit: «Ah depuis que je te connais, ça a changé ma façon de voir l’homosexualité ou de considérer les gens autour de moi, parce que c’est tellement relaxe avec toi, c’est tellement naturel.»

Ces participantes sont conscientes du rôle de l’image qu’elles projettent sur la transformation des représentations stéréotypées des gais et des lesbiennes qui ont cours dans leur milieu de travail: «Les gens qui me côtoient ont une bonne opinion. S’il y en a qui pensaient que les gais étaient tous des dépravés, ils voient bien que je n’en suis pas une.» (Françoise, 44 ans, éducatrice dans un centre de la petite enfance) Lucie (38 ans, journaliste) reconnait qu’elle se sent une responsabilité à cet égard, tout en soulignant les limites qu’elle s’impose pour ne pas donner flanc aux préjugés, notamment autour de la sexualisation des lesbiennes:

Je me sens souvent comme un peu obligée de jouer un certain rôle, de promouvoir une image positive d’une lesbienne saine! [rires] C’est plus comme dans cette optique-là. Jamais je ne vais faire de jokes à caractère sexuel ou des choses comme ça. Ou que je vais parler de la vie intime avec ma blonde, parce que j’ai peur qu’ils ont cette idée-là, qu’on est des obsédées sexuelles! Donc j’essaie de détourner un peu ça, sans avoir l’air sainte nitouche non plus.

Enfin, deux participantes soulignent que la divulgation de leur orientation sexuelle a contribué à éduquer leur entourage de travail par rapport aux réalités gaies et lesbiennes:

Quand j’ai décidé de le dire, je n’ai pas juste décidé de le dire, j’ai décidé de m’impliquer pour essayer d’instruire les gens, qu’ils voient que je ne suis pas un monstre. (Claudine, 49 ans, vendeuse en informatique)

Une dizaine de participantes ont fréquemment recours à leur expérience personnelle pour démystifier l’homosexualité auprès de leur entourage de travail. Elles se servent de leur propre vécu pour invalider les préjugés de leurs collègues. Par exemple, la méconnaissance de la sexualité lesbienne suscite parfois la curiosité. Émilie rapporte une longue conversation au cours de laquelle ses collègues féminines ont pu la questionner librement et où elle a répondu à leurs questions sur la sexualité lesbienne, avec beaucoup d’humour et de manière parfois crue, ce qui semble avoir contribué à renforcer la convivialité de leurs rapports interpersonnels:

Au travail, je me fais poser toutes sortes de questions comme si on utilise des bébelles, si on fait des trips à trois, plein de choses. (Émilie, 22 ans, éducatrice spécialisée)

D’autres participantes soulignent au contraire l’inscription de leurs pratiques sexuelles dans la relation amoureuse. De cette manière, les participantes contrecarrent l’hypersexualisation des relations homosexuelles en rappelant que leur vie sexuelle n’est pas détachée de leur vie amoureuse:

Je vais défendre la position. Je vais dire, quand les gens le savent: «Écoutez, ça fait quinze ans que je suis en couple, je n’ai jamais été voir ailleurs, je n’ai jamais couché avec un homme en même temps que je couchais avec ma blonde, on n’a jamais fait ça à trois, tous nos amis sont du même style que nous et ce n’est pas vrai que la plupart des gens sont comme ça dans le monde gai.» (Sylvie, 40 ans, cadre dans l’industrie culturelle)

Déconstruire les associations négatives 

Lorsqu’elles font mention de leurs interventions, les participantes rendent compte des préjugés et des stéréotypes qui circulent dans leur entourage de travail. Les participantes tentent fréquemment de rectifier les stéréotypes, de les montrer pour ce qu’ils sont. Certaines d’entre elles s’efforcent de rectifier les perceptions erronées de leurs collègues qui relèvent de l’hypersexualisation des personnes homosexuelles:

J’étais quand même intervenue à [pour] défaire les mythes. Qu’ils s’occupaient de juste la sodomie et bla bla bla. Non, ce n’est pas vrai. La plupart, ce n’est pas ça. Je disais: «Je connais un couple, ça fait 5 ans qu’ils sont ensemble, un couple d’amis. Il n’y a pas plus pépère qu’eux autres.» (Stéphanie, 29 ans, psychologue au primaire)

Les participantes sont parfois confrontées à des propos qui associent l’homosexualité à une perversité, comme en témoigne Jeannine (61 ans, infirmière), qui s’efforce de démonter l’association entre homosexualité et pédophilie:

J’en ai entendu quelques fois: «Quelles sortes d’enfants anormaux que ça va faire!». Et l’adoption: «Qu’est-ce qu’un enfant va faire avec deux hommes… on sait bien, ça doit être deux pédophiles.» Ça, je réponds à ça. Regardez d’où ça sort les pédophiles. La plupart du temps, ce sont des hétérosexuels et ce sont de la parenté. Ce sont des pères, des voisins, des gens connus. Arrêtez de mettre ça sur le dos des homosexuels. Ce n’est pas vrai que les homosexuels sont tous des pédophiles.

Pour déconstruire l’hypersexualisation des personnes homosexuelles, Estelle (56 ans, employée en promotion agricole) insiste sur les similitudes entre les modes de vie des homosexuels et des hétérosexuels:

Moi, j’ai déjà eu à jaser avec quelqu’un au travail et de lui dire: «Écoute, toi, tu es hétérosexuelle, tu as ton conjoint, tes enfants, tu as ta famille, tu as tes amis, tu as tes activités. As-tu remarqué comme c’est bizarre? J’ai une conjointe, j’ai eu des enfants, je pourrais ne pas en avoir, j’ai un travail, j’ai des activités et j’ai des amis. C’est-tu drôle? On a la même chose! Elle est où la différence?» […] Mais les gens à qui je parle comme ça, c’est comme si je leur donnais une révélation.

Cependant, pour Karine (32 ans, enseignante au collégial), il est important d’insister sur la diversité des réalités gaies et lesbiennes:

Si je vois que ça va trop dans un sens, que c’est trop des arguments: «Ils sont tous comme ça», je dis: «Attention! […] Il y a une variété de personnes, il y a différentes façons de faire, il ne faut pas généraliser.» […] Mais en même temps, en ne niant pas les stéréotypes en disant: «Bien oui, c’est vrai qu’il y a du monde comme ça, mais ils ont le droit d’exister! Mais ils ne sont pas tous comme ça.»

Pour sa part, Marie-Claire (41 ans, ouvrière en menuiserie) déconstruit les préjugés dénigrants d’une manière directe, mettant fin de la sorte aux préjugés qui hypersexualisent les lesbiennes:

De temps en temps, quand je sens que quelqu’un tourne autour du pot, je vais passer le commentaire: «Nous autres, on passe tout le temps pour des bien open mais je suis fidèle à ma blonde. Ce ne sont pas des trips à trois [qui la font tripper].» Je replace tout le temps une phrase qui va refroidir un peu l’atmosphère. Ça fonctionne.

Certains des propos que nous avons rapportés montrent que les stratégies d’éducation et de démystification ne sont pas nécessairement des stratégies auxquelles les qualités réputées féminines prédisposent les participantes. Manifestement, Marie-Claire ne fait pas preuve de sollicitude, de compréhension, ni même de patience à l’égard de ses collègues. De son côté, Valérie (27 ans, technicienne en documentation) utilise le sarcasme afin de déconstruire les préjugés en soulignant leur caractère exagéré:

Comme quand les gens disent: «Ah! Mes voisins sont gais, mais ils sont bien fins!» Je dis: «Bien oui hein?! Ce ne sont pas tous des pédophiles.»

Ces participantes s’efforcent ainsi de corriger des perceptions ou des idées toutes faites en donnant des contre-exemples, mais du même coup elles sont souvent conduites à réinscrire les réalités gaies et lesbiennes dans des schèmes culturels acceptables (vie de couple, amour).

Profiter d’un contexte propice

Outre les moyens pris par les participantes pour faire de la sensibilisation dans leur milieu de travail, plusieurs ont souligné avoir profité du contexte des débats autour des revendications pour l’égalité des droits. Ces débats ont eu des impacts positifs en rendant l’homosexualité visible, permettant d’aborder les questions relatives aux réalités gaies et lesbiennes sur le mode de la discussion et non plus sur les seuls modes du commentaire ou de la plaisanterie.

Il y a déjà eu des commentaires de passés, des discussions au lieu d’être des farces. Des discussions où il y avait des préjugés qui sortaient. Ça m’arrivait d’essayer de faire voir les autres côtés. (Céline, 40 ans, enquêtrice dans la fonction publique)

Le mode de la discussion semble avoir permis à certaines participantes d’entreprendre une démystification auprès de leur entourage de travail, tandis que les plaisanteries s’y prêtent moins aisément. De plus, les nombreux points de vue qui ont été échangés dans les médias ont également donné de la visibilité aux argumentaires de tous ordres, pour ou contre, scientifique, religieux, etc. Les propos de plusieurs participantes laissent entendre qu’elles y ont puisé pour mener à bien la sensibilisation de leur entourage de travail. Ces débats médiatiques ont donc permis d’outiller les participantes et ont contribué à légitimer le travail d’éducation relatif à l’homosexualité:

Quand ils en discutent, c’est sûr que moi, je suis là. Parce que j’en parle aussi et je réponds. «Dis-moi donc ça pourquoi qu’ils veulent ça?» Je dis: «Je ne peux pas parler pour tous les gais. Je peux parler pour moi. Ce que j’en pense, mais ce que les autres en pensent, je ne le sais pas.» Ça les oblige à réfléchir un peu. […] Ça remet les choses en perspective. Ils se remettent en question. Ça fait avancer les choses le fait qu’on ait des lois et que ça se parle. (Diane, 45 ans, commis de bureau en usine)

Autre contexte propice, le défilé de la fierté gaie fournit l’occasion à l’expression de nombreuses critiques par l’entourage de travail, que plusieurs participantes reprennent paradoxalement à leur compte pour tenter d’améliorer la perception des gais et des lesbiennes.

Ce qu’on a aimé, c’est que cette année, on a entendu parler plus des filles célibataires, des papas avec des enfants. Ça, j’ai trouvé ça super. Le reste, je me dis que c’est de valeur mais ça nous met dans un panier où des fois moi, je dis: […] «Oui, il y en a mais comme vous autres aussi, il y en a du monde marginal dans votre communauté, nous autres aussi.» (Françoise, 44 ans, éducatrice dans un centre de la petite enfance)

Le travail d’éducation auprès des enfants constitue également un contexte favorable à la démystification, comme en témoignent plusieurs participantes:

J’interviens souvent, dans le sens où ce que je fais en général, je leur impose une réflexion. Je vais dire: «Tu l’as traité de gai parce qu’il a mal lancé le ballon. C’est quoi pour toi, un gai? Pourquoi ça devient une insulte? Réfléchis!» Et même, parfois, quand c’est répétitif, je leur fais faire une réflexion écrite. Ça m’est arrivé déjà. (Cassandre, quarantaine, éducatrice en service de garde)

Moi, j’ai commencé à parler de ça avec les jeunes et [j’ai dit que]: «On n’a pas d’affaire à parler de ça.» C’est quoi un fif, une tapette, bla bla bla. Je parlais que, moi, j’en avais dans ma famille, que j’avais des amis comme ça et là, les enfants levaient leur main: «Moi aussi j’ai un oncle, une tante, j’ai un voisin comme ça et il est super fin pareil. // – Eh bien, est-ce que c’est un fif pour autant?» Alors, j’ai commencé comme ça. (Geneviève, 29 ans, éducatrice en service de garde)

Un petit gars qui a vraiment fait un commentaire comme de quoi c’était dégueulasse, qu’il avait vu deux gars s’embrasser, genre deux super héros qu’il avait vus à la télé. Je ne sais pas ce qu’il avait vu et puis: «C’est dégueulasse!» Et j’ai dit: «Regarde, c’est des choses qui arrivent. Ça se peut. Il y a des garçons qui s’aiment et il y a des filles qui s’aiment. Il y a des gars et des filles qui s’aiment et puis, ce n’est pas dégueulasse. Tu as le droit de ne pas aimer ça, mais ne dit pas que c’est dégueulasse.» (Isabelle, 32 ans, éducatrice dans un centre de la petite enfance)

Ils le savent que dans ma classe, c’est tolérance zéro avec ça. Et on en parle souvent. Et je leur explique souvent pourquoi c’est important, pourquoi il ne faut pas… et pas juste l’homophobie, mais tout ce qui est de l’intimidation. Pourquoi ça a un impact sur les jeunes qui sont victimes de ça. Je leur fais écouter des films pour les faire réfléchir sur plein de situations de discrimination. (Christine, 34 ans, enseignante au secondaire)

Seules cinq participantes ont opté pour des stratégies d’éducation formelles, notamment des initiatives visant à publiciser des évènements reliés à la lutte contre l’homophobie. Seule participante non syndiquée et ne travaillant pas non plus dans le milieu de l’éducation, Estelle (56 ans, employée en promotion agricole) a entrepris de placer des dépliants informatifs de prévention sur le sida à la réception de son milieu de travail, dans lesquels la diversité sexuelle était prise en compte, mais elle s’est heurtée à un refus de la part de la direction. Les autres participantes travaillent en milieu scolaire et s’impliquent ou non dans leur syndicat. Leurs initiatives ne sont pas toujours couronnées de succès. Le milieu de l’éducation ne s’avère pas toujours réceptif aux stratégies formelles, si l’on en juge par les propos de Mikisa (47 ans, enseignante au primaire). Celle-ci a vu la directrice de l’établissement s’opposer à l’affichage de posters annonçant la Journée internationale contre l’homophobie dans sa classe. La participante a décidé d’avoir recours à son syndicat pour contourner l’opposition de la direction. La persistance a fini par payer, car le syndicat a entamé des négociations avec la commission scolaire de manière à mettre sur pied un programme pour démystifier l’homosexualité auprès du personnel. Dans le même ordre d’idée, Virginie (37 ans, enseignante au collégial) a entrepris de bâtir un outil de sensibilisation pour les droits des gais et des lesbiennes au sein de son syndicat, destiné à la profession enseignante.

En conclusion, les stratégies d’éducation sont des stratégies efficaces du point de vue de la lutte contre l’homophobie en milieu de travail. Elles constituent de plus des stratégies de choix pour les participantes concernant leur confort psychologique. En effet, en se positionnant comme personne-ressource et parfois même comme modèle positif vis-à-vis de l’entourage de travail, les participantes réagissent de manière proactive face à certaines discriminations homophobes. Elles agissent contre la discrimination plutôt qu’elles ne la subissent, en la délégitimant et en invalidant le dénigrement de leur orientation sexuelle.

5.2 Les stratégies d’adaptation dans le contexte des conversations sur la vie privée

Les conversations sur la vie privée constituent des échanges interpersonnels spécifiques qui prennent place lors des temps «libres», comme les pauses et les heures de dîner, et sont des contextes propices aux échanges portant sur des sujets personnels. Le premier constat qui ressort des données est que seules 15 participantes ont rapporté participer aux conversations sur la vie privée de manière équivalente à leurs collègues hétérosexuels et hétérosexuelles. Autrement dit, ces participantes estiment ne pas utiliser une stratégie d’adaptation quelconque. Par égalité dans la participation aux conversations, nous entendons que ces participantes rapportent être considérées, en tant que lesbienne, sur un pied d’égalité avec leurs collègues hétérosexuels et hétérosexuelles. À ce titre, les éléments les plus privés de leur vie, c’est-à-dire leur quotidien amoureux, affectif, familial, etc., n’est pas considéré comme différent ou marginal par l’entourage de travail.

Dans un premier temps, nous verrons que ces participantes sont visibles en tant que lesbiennes auprès de leurs collègues. C’est là une condition nécessaire, mais non suffisante, à la participation pleine et entière aux conversations. Pour toutes les autres participantes, la sociabilité implique de recourir à des stratégies d’adaptation variables qui leur permettent de prendre part aux conversations dans certaines limites. Dans un second temps, nous présenterons les deux principaux motifs invoqués par les participantes pour restreindre leur participation: respecter les limites de leur entourage de travail et le caractère discret de la participante. Enfin, nous aborderons les principales stratégies d’adaptation auxquelles ont recours les participantes dans le contexte des conversations sur la vie privée, en distinguant entre les stratégies qui permettent de maintenir un lien avec l’entourage de travail et celles qui mènent à l’auto-exclusion ou la marginalisation des participantes.

Une situation d’exception: les lesbiennes visibles et acceptées

Les participantes prenant part aux conversations sur la vie privée sur un pied d’égalité avec leurs collègues hétérosexuels et hétérosexuelles soulignent que leur réalité de vie est considérée équivalente à la leur par leurs collègues, notamment en ce qui concerne les enfants et l’intimité amoureuse, comme le rapporte Johanne (34 ans, adjointe administrative). Par exemple, les collègues démontrent qu’elles considèrent le vécu du couple de la participante aussi valable que le leur, notamment en prenant conseil auprès de la participante: «[Ma collègue] me dit: “Je veux pas entrer dans ta vie privée mais toi, ça s’est-tu bien passé quand tu t’es séparée? Comment les enfants l’ont pris? Ça a été quoi tes difficultés?”» Lors des conversations, les collègues s’enquièrent parfois de la conjointe des participantes, sans plus de cérémonie: «La plupart [de mes collègues] me connaissent depuis de nombreuses années. Et ils s’informent “Comment va ta blonde?” Je parle de ma situation comme n’importe qui.» (Dominique, 49 ans, éducatrice spécialisée) Elles abordent de nombreux sujets qui vont des projets de vie aux évènements de la vie courante:

Ça peut être autant sur des détails du quotidien que sur des grands projets. Même, à la limite, carrément de vie privée. «De ce temps-ci, ça va plus ou moins bien.» Ou: «Là, j’ai eu une discussion plate.» Ou: «Là, ça a été le fun, on a discuté et on a les mêmes goûts et on a la même idée.» (Stéphanie, 34 ans, intervenante dans un centre de femmes)

Plusieurs participantes mentionnent que les enfants et la répartition des tâches domestiques sont une partie importante des sujets abordés dans les conversations sur la vie privée, en particulier dans les milieux à majorité féminine:

Les filles vont très souvent parler de leur chum et de ce qu’il ne fait pas à la maison. C’est vraiment les enfants et le conjoint. Les enfants, ça va être toutes les maladies, les ci, les ça. Toute la petite poutine. (Christine, 34 ans, enseignante au secondaire)

Le fait que les participantes assument la fonction de parents leur permet de participer davantage aux conversations, du fait qu’elles partagent les mêmes préoccupations que leurs collègues, le plus souvent des femmes. Les lesbiennes qui vivent la parentalité ont un mode de vie qui rejoint le modèle hétérosexuel, notamment autour des activités domestiques:

C’est souvent, souvent les enfants. Un peu aussi ce qu’on a fait la fin de semaine. Mais ça reste en superficie. [On va parler] des plats cuisinés. C’est un milieu de filles, alors on parle de popote, d’enfants. (Sylviane, 31 ans, enseignante au primaire)

Debrah (31 ans, cadre intermédiaire dans une compagnie pharmaceutique) rapporte l’amélioration qui a suivi sa maternité du point de vue de son intégration dans les conversations:

I guess because we’re having a kid, that’s really changed. So now I feel very much a part of it. I talk to my coworkers who have kids. […] So I don’t feel excluded from it. I used to feel like I was excluded because even though… I mean… O.K., if you take straight women, even if they’re not pregnant at the time, or have children already, they’re not excluded from these conversations. – Je suppose que le fait qu’on a désormais un enfant, ça a vraiment changé. Alors maintenant, je me sens beaucoup plus intégrée. Je parle avec mes collègues qui ont des enfants […] Donc, je ne me sens pas exclue. J’avais l’impression d’être exclue parce que même si… je veux dire… O.K., les femmes hétérosexuelles, même si elles ne sont pas enceintes ou n’ont pas encore d’enfants, elles ne sont pas exclues de ces conversations. (Nous traduisons)

À l’inverse, le fait de ne pas exercer de rôle parental conduit les participantes à se sentir à part, bien que par ailleurs elles prennent part de manière satisfaisante aux conversations:

Les enfants, bon moi je n’en ai pas, bon elles parlent de leurs enfants. […] ben c’est ça, je suis un peu moins dedans. La seule chose, je suis à l’aise, mais la seule chose, c’est que je constate toujours la différence. (Sophie, 41 ans, travailleuse sociale dans un Centre local de services communautaires)

Certaines participantes rapportent ressentir une forme d’exclusion lorsque des collègues supposent que lesbianisme et désir de maternité sont incompatibles:

Elle avait présumé que je ne voulais pas [d’enfants] et que je n’en aurai pas parce que j’étais lesbienne. […] C’est le genre de situation où des fois je me sens un petit peu sur la voie de garage. (Karine, 32 ans, enseignante au collégial)

Si les participantes concernées ne mettent pas en place de stratégies d’adaptation proprement dites, les propos montrent cependant que la parentalité joue un rôle important pour faciliter l’intégration.

Pourquoi limiter sa participation aux conversations: ménagement d’autrui et discrétion

Les deux motifs qui incitent certaines participantes à limiter leur participation aux conversations sur la vie privée sont la volonté de respecter l’inconfort éventuel de leurs collègues et leur propre discrétion. Ainsi, face au malaise exprimé par des collègues, ou par rapport à un malaise qu’elles anticipent, certaines participantes choisissent d’effacer de leurs propos les termes qui révèlent ou rappellent leur orientation sexuelle, comme le fait Émilie (22 ans, éducatrice spécialisée):

Je ne dirai pas ma blonde ou ma conjointe. Je choisis un peu plus mes termes. Question de respect aussi. Je peux comprendre qu’il y ait des gens qui aient plus de misère que d’autres à dealer avec quelqu’un qui le dit ouvertement.

Certaines participantes semblent interpréter de tels gestes ou expressions comme étant une forme de provocation à l’égard de leurs collègues:

Je n’aurais jamais de photo de ma conjointe. Un, ce n’est pas mon style. Deux, je me demande jusqu’à quel point certaines personnes ne verraient pas ça comme provocateur. Ce n’est pas mon style de provoquer. (Sylvie, 40 ans, cadre dans l’industrie culturelle)

Ainsi, pour Marie-Jeanne (40 ans, cadre intermédiaire dans l’armée), la sexualité lesbienne ne peut être discutée avec ses collègues de travail, parce que c’est un sujet dérangeant:

Les gens, quand ils entendent le mot sexe, tout de suite tu as une image et l’image qu’ils auraient, ce serait dans mon cas deux femmes. Ça a deux choses. Ou bien c’est excitant pour les hommes ou pour l’autre groupe d’hommes que ça n’excite pas ou pour les femmes, c’est dérangeant.

Quant à Virginie (37 ans, enseignante au collégial), c’est la volonté de préserver une relation interpersonnelle de qualité en dépit d’un manque de confort manifesté par sa collègue qui l’incite à taire sa réalité: «J’apprécie beaucoup cette femme-là. J’ai envie de ne pas aborder ça avec elle.»

Tandis que ces participantes ont rapporté que la volonté de ménager leurs collègues est un motif de limitation aux conversations sur la vie privée, quelques participantes évoquent un motif tenant à leur personnalité. Selon celles-ci, leur caractère discret ou réservé explique leur silence sur certains aspects de leur vie privée: «Je ne suis pas quelqu’un qui va étaler ma vie privée. […] Habituellement, je suis assez réservée là-dessus parce que je me dis que ce n’est pas de leurs affaires.» (Isabelle, 32 ans, éducatrice dans un centre de la petite enfance)

Pour Marianne (29 ans, aide familiale), sa discrétion s’explique par sa difficulté à s’imposer au cours d’une conversation: «C’est dans ma personnalité, j’ai de la misère à prendre la place, à moins qu’on soit dans un contexte d’intimité où on est deux. […] J’aime pas ça me mettre en avant.» Stéphanie (29 ans, psychologue au primaire) rapporte qu’elle n’aime pas se faire remarquer: «J’ai toujours été une personne qui n’aime pas avoir l’attention sur moi. Je dirais discrète.» La discrétion de plusieurs participantes concerne particulièrement les sujets se rapportant à l’intimité, dont la sexualité.

Je ne suis pas sûre que j’aborderais le sujet de ma vie intime, sexuelle avec ma conjointe, comme les hétéro peuvent le faire. Bon je serais pas nécessairement très à l’aise… non… dire ce que j’ai fait avec ma blonde en fin de semaine, mais rentrer dans les détails de ma vie sexuelle… non, là, non, là j’aurais un malaise. (Marianne, 29 ans, aide familiale)

Selon Chantal (39 ans, enseignante au primaire), le refus d’aborder la sexualité avec ses collègues ne vient pas du fait qu’elle est lesbienne: «Ça, je n’entrerais pas là-dedans avec mes collègues. Jamais, jamais. […] Si j’étais hétérosexuelle, ce serait la même chose.» Cette réserve ou cette discrétion est donc mise sur le compte d’un trait de caractère, de personnalité, c’est-à-dire sans lien avec leur orientation sexuelle. De cette manière, les participantes peuvent sous-estimer le rôle que leur lesbianisme joue dans la limitation de leur participation aux conversations sur la vie privée. Seule Marie (38 ans, enseignante au collégial) émet un doute sur le fait que la discrétion lui soit naturelle et envisage qu’elle découle plutôt de son expérience en tant que lesbienne:

Moi, j’ai une personnalité discrète. En faisant le questionnaire, je me suis dit: «Est-ce que je suis devenue discrète parce que je suis lesbienne ou si c’est mon tempérament?» Je ne pense pas que c’est mon tempérament. Je pense que je serais plutôt une personne moins discrète que ça, mais je pense que je le suis devenue. Mais là, je ne suis pas sûre!

Parmi ces participantes, plusieurs semblent ainsi partager un inconfort à l’idée de dévoiler des éléments relevant de l’intimité. Aborder des sujets comme l’affection ou le désir ne va pas de soi dès lors qu’il s’agit d’une relation lesbienne. Les stratégies de silence autour de ces sujets contribuent à révéler le statut toujours marginal des relations amoureuses lesbiennes.

Comment limiter la participation aux conversations: les réserver aux collègues proches ou refuser de répondre aux questions indiscrètes

Deux stratégies principales permettant de limiter la participation aux conversations sont rapportées dans l’enquête. La première consiste à réserver les conversations sur la vie privée à quelques collègues proches, en huis clos ou sur le mode de la confidence. La seconde stratégie est d’opposer un refus devant des questions ou des sujets jugés trop personnels par les participantes. D’autres stratégies, moins fréquentes, peuvent néanmoins être adoptées comme jouer la distraction, détourner la conversation, diminuer ses interventions lorsque le sujet abordé crée un malaise chez la participante ou, plus rarement, quitter physiquement la conversation. Enfin, quelques participantes optent pour une stratégie d’auto-exclusion des contextes propices aux conversations sur la vie privée.

Réserver les conversations aux collègues proches

Quelques participantes rapportent réserver les sujets concernant les aspects les plus intimes de la vie privée à des collègues dont elles se sentent particulièrement proches: «Je n’ai pas de questions de mes employés sur ma vie privée. Sauf deux qui sont vraiment plus proches. […] Alors ces deux-là, oui. Mais ça va un peu plus loin qu’une relation de bureau.» (Sylvie, 40 ans, cadre dans l’industrie culturelle) Ces conversations prennent alors la forme de confidences et ont plus volontiers lieu à huis clos:

Ça se fait sur l’heure du dîner ou lors de périodes libres. […] Le collègue avec qui je travaille en 5e année, on s’assoie souvent ensemble pour jaser de pédagogie et ça dérape parfois sur d’autres choses. C’est plus lors de ces rencontres. (Sylviane, 31 ans, enseignante au primaire)

So the only people talking to me about intimate things would be my friends at work. But, the rest of the people… I think they don’t even feel that they can do it, so they don’t. (Zahra, 28 ans, employée dans une compagnie aérienne) – Donc, les seules personnes qui me parlent de choses intimes seraient mes amis au travail… Mais, les autres… je pense qu’ils sentent qu’ils ne peuvent pas le faire, donc ils ne le font pas. (Nous traduisons)

Karine (32 ans, enseignante au collégial) souligne que les sujets aussi intimes que la sexualité sont exclusivement abordés avec des collègues très proches:

Ça peut aller jusqu’à la sexualité, mais ça, c’est le genre de questions auxquelles je n’aime pas tellement répondre. […] C’est moi qui vais décider d’en parler et non pas avec ces simples collègues, mais avec ceux qui sont mes collègues et amis.

Quelques participantes affirment qu’aborder des sujets intimes est important dans le cadre de relations amicales: «Pour moi, c’est important de partager avec mes collègues significatifs. Ce ne sont pas des amis très intimes, mais ce sont des amis qui sont importants.»  (Anne, 42 ans, infirmière dans un centre d’hébergement et de soins de longue durée) Les confidences intimes permettent en effet d’établir des relations d’amitié significatives en milieu de travail:

Avec un ou une collègue de travail, ça peut aller plus loin lorsqu’il y a un besoin de confidence qui se fait sentir […] À ce moment-là, c’est comme une espèce de début d’amitié aussi qui se crée. Donc ce n’est plus seulement le travail. (Léa, 35 ans, enseignante)

Une dizaine de participantes rapportent avoir des relations proches avec des collègues gais et lesbiennes, auprès desquels les confidences sont aisées:

Il y a entre Denis et moi une complicité de plus. […] Il me raconte ce qui se passe avec son chum. Moi, je lui raconte comment ça va avec ma blonde. Ça, c’est parce qu’on est bien là-dedans tous les deux. Pis quand on dîne, nous deux avec l’équipe de dix ou douze, on a exactement la même conversation que les autres. (Diane, 45 ans, commis de bureau en usine)

L’homosexualité n’est cependant pas toujours un facteur commun suffisant pour que les participantes développent plus qu’une relation cordiale:

Je pense qu’il est peut-être plus sympathique avec moi dû à notre homosexualité commune. Mais ce n’est pas un de mes chums. […] Je ne pense pas que ça change vraiment quelque chose à part peut-être une petite complicité qui fait que parfois, il y a des choses que tu n’as pas besoin de dire et on se comprend. Ça ne devient pas des amis plus pour autant. (Christine, 34 ans, enseignante au secondaire)

Cependant, plusieurs participantes évoquent une plus grande complicité avec leurs collègues gais ou lesbiennes, qui peut même déboucher sur une amitié significative:

Là, c’est un peu exceptionnel parce qu’en plus, on est en train de devenir de grandes amies. C’est un adon. On a beaucoup, beaucoup de choses en commun. C’est sûr que probablement, ça crée une complicité. C’est un plus, une amitié qui se développe dans le travail. Alors c’est certain qu’il y a une complicité. On se lance des taquineries entre lesbiennes. (Carole, 45 ans, animatrice communautaire)

Refuser de répondre aux questions jugées indiscrètes

La seconde stratégie qui permet aux participantes de limiter leur participation aux conversations sur la vie privée consiste à opposer un refus aux questions jugées trop personnelles. La participation aux conversations sur la vie privée expose en effet les participantes à se faire poser des questions portant sur leur intimité affective, mais également sexuelle. Nous avons vu plus tôt que nombre d’entre elles ne souhaitent pas aborder de tels sujets avec leurs collègues, elles sont par conséquent amenées à refuser de répondre à certaines questions. Léa (35 ans, enseignante) n’hésite pas à opposer un refus net à ses collègues:

Si je peux répondre, je vais répondre. Si je sens que ça rentre dans un domaine que je ne veux pas aller, je vais dire: «Ça ne vous regarde pas.» Tout simplement. Je suis à l’aise de refuser de dévoiler ma vie. Si elles, elles veulent le faire, tant mieux.

Parfois les participantes vont signifier leur refus en mentionnant à leur interlocuteur que leur question va trop loin:

Elle m’a demandé, pas juste en rapport avec mon orientation sexuelle, ma vie sexuelle, mais en tout cas, c’était… Je lui ai dit: «Ben là, c’est un peu trop indiscret. Si tu permets, je ne répondrai pas à ta question.» Je l’ai vraiment dit comme ça. (Karine, 32 ans, enseignante au collégial)

Marie (38 ans, enseignante au collégial) a trouvé une parade humoristique pour dissuader la curiosité de ses collègues à son endroit: «J’ai un chihuahua, alors je parle de mon chien. Je parle de mes affaires. Ils sont tellement tannés de m’entendre parler de mon chien qu’ils ne me posent pas la question: “Qu’est-ce que tu as fait en fin de semaine?” […] Je pense qu’ils ont compris que ça ne me tentait pas d’être trop intime.» Cette stratégie est parfois mal reçue par l’entourage de travail et certaines participantes se voient reprocher leur silence: «Il y en a qui trouvent que je suis secrète. Mais j’ai le droit d’avoir mon secret.» (Jeannine, 61 ans, infirmière)

Stratégie d’auto-exclusion: ne pas prendre part aux conversations

Les stratégies évoquées jusqu’ici ont en commun de permettre aux participantes de prendre part à la sociabilité dans leur milieu de travail et donc de maintenir un lien avec leurs collègues de travail tout en préservant des zones d’intimité. Plus rares sont les participantes qui choisissent de s’exclure des contextes de sociabilité que sont les conversations sur la vie privée. Ces retraits constituent des stratégies d’évitement à titre préventif ou peuvent être consécutives à une situation particulière, auquel cas la participante s’exclut de la situation discriminante. C’est le cas de deux participantes, dont Suzie (la quarantaine, agente correctionnelle) qui a subi à plusieurs reprises des commentaires homophobes de la part de ses collègues. Elle préfère donc quitter une conversation lorsqu’elle anticipe un dérapage:

Écoute, tu n’es pas à l’aise des fois. Des conversations, j’en ai entendu des conversations, ça va virer autour de l’homosexualité, puis là, tu sais, je me dit: «Je suis-tu en train de paranoïer ou je viens de me faire parler…?» Ou ça va se mettre à «Christ de tapette!», puis oups, je vais me lever, puis je m’en vais ailleurs.

Daphné (27 ans, éducatrice dans un centre de la petite enfance) quitte aussi la conversation alors qu’elle est confrontée à un commentaire homophobe dirigé contre elle:

On regardait la photo d’équipe. Elle me dit: «Ah, je l’ai montrée à mon colocataire, puis il m’a dit: “Ah, elle, c’est une butch!”» Là j’ai fait comme: «Non… regarde, c’est pas ça du tout là»… Non, je n’ai vraiment pas apprécié ça. Ça ne venait pas d’elle, mais en même temps, je sentais qu’elle le pensait aussi. Je n’ai pas apprécié du tout, j’ai fait comme: «Regarde, ok, c’est correct, on finit la discussion là.» Puis je suis partie.

Enfin, quelques participantes adoptent une stratégie d’auto-exclusion préventive, c’est-à-dire qu’elles prennent soin d’éviter les situations propices aux conversations sur la vie privée, qui sont l’heure du dîner et les pauses. Ainsi, Marianne (29 ans, aide familiale) préfère travailler sur l’heure du dîner, de même que Solange (41 ans, agente de recherche dans l’administration publique): «Moi, j’arrive et je travaille. Si je prends une pause, je la prends toute seule.» Noémie (27 ans, enseignante au secondaire) ne prend pas non plus part aux conversations, argüant y être peu intéressée: «Mon quinze minutes, je ne le prends pas pour descendre en bas entendre du commérage, puis du chialâge, puis bon…» Enfin, si Stéphanie (29 ans, psychologue dans une école primaire) n’évite pas les contextes propices aux conversations sur la vie privée, elle a cependant recours à une stratégie d’évitement qui consiste à être présente tout en ne prenant pas part aux discussions: «Je reste là, mais j’ai l’air bien dans la lune tout d’un coup. Je ne vais pas… Non, je n’ai pas tendance à partir, mais je ne participe pas vraiment à la discussion. Je vais avoir l’air d’être bien occupée à d’autres choses.»

5.3 Participation aux activités sociales

Outre les conversations sur la vie privée, les participantes sont amenées à participer à des activités sociales dans le milieu professionnel. Ces activités sont parfois organisées pour les membres du personnel et leur conjoints et conjointes. La visibilité des participantes auprès de leur entourage professionnel est une condition nécessaire, mais non suffisante pour qu’elles y participent accompagnée de leur conjointe. De plus, il faut prendre en considération que la visibilité des lesbiennes est souvent restreinte à l’entourage immédiat ou, du moins, que les lesbiennes sont rarement visibles à la totalité de leur entourage de travail. Les entrevues montrent que les participantes semblent à l’aise d’être accompagnée de leur conjointe lors des activités sociales réservées aux collaborateurs proches, mais qu’elles sont plus réticentes lors des évènements sociaux plus larges (fêtes de Noël dans une grande entreprise, par exemple).

S’abstenir de participer

S’abstenir de participer

Seule une dizaine de participantes rapportent ne pas prendre part aux activités sociales. Il faut noter que peu de participantes attribuent leur distance à l’égard des évènements sociaux au fait qu’elles sont lesbiennes. Ainsi, les participantes attribuent leur abstention à un manque d’intérêt pour ce type de festivité: «Il y a eu un souper de Noël vendredi et je n’y suis même pas allée. Ça ne m’attire pas, on dirait.» (Solange, 41 ans, agente de recherche dans l’administration publique)

D’autres rapportent qu’elles n’ont pas envie de rencontrer certains de leurs collègues en dehors du contexte professionnel:

J’ai vraiment autre chose à faire dans ma vie que de me retrouver avec des gens avec lesquels je suis obligée de passer [mes journées]… je peux avoir des sympathies avec certains ou certaines, mais à ce moment-là, je choisis de les voir. Mais qu’est-ce que je vais faire à une soirée? Ça me fait vomir ce genre de choses! (Eugénie, 42 ans, téléphoniste)

Pour Claire (44 ans, gardienne de nuit dans un centre jeunesse), le refus de participer aux évènements sociaux est relié à la lassitude qu’elle éprouve vis-à-vis de ses collègues de travail: «C’est parce que ce sont des gens que je connais depuis trop longtemps. C’est l’écœurement. C’est tout.»

Léa (35 ans, enseignante) exprime plus directement le lien entre son orientation sexuelle et son désintérêt pour ces activités: «Je ne serais pas le genre à vraiment participer à ça. Pas parce que je n’aime pas les partys, mais je n’aime pas les partys à majorité hétérosexuelle.» Dans le même ordre d’idée, Brigitte (53 ans, animatrice en pastorale) ne participe pas aux évènements avec sa conjointe pour ne pas attirer l’attention: «Je pense bien qu’on n’est pas à l’aise. […] Lorsqu’il y a des activités, on n’y va pas. On ne se met pas ensemble. Je pense qu’on n’est pas à l’aise de le faire. On ne veut pas faire jaser.» De son côté, Estelle (56 ans, employée dans la promotion agricole) exprime d’une manière voilée la marginalité que peuvent ressentir les participantes par rapport à leurs collègues de travail: «Tu es assise là et tu écoutes, parce que tu sais, tu le sens que tu ne fittes pas dans le décor.»

Participer sur le mode «profil bas»

La majorité des participantes rapportent prendre part aux activités sociales organisées par le milieu de travail, mais un peu moins du quart affirment y prendre part accompagnées de leur conjointe, lorsque celle-ci est invitée. Parmi ces participantes, la majorité disent se montrer réservées dans leurs comportements, ne se permettant pas de démontrer leurs sentiments amoureux comme le font plus communément les couples hétérosexuels. Les démonstrations affectives peuvent être plus ou moins sensuelles et désignent ici le fait de tenir la main de sa conjointe, l’enlacer, danser un slow, etc., jusqu’au baiser. Les participantes avancent diverses raisons pour justifier la modération qu’elles imposent à leurs comportements affectifs, desquelles il ressort une tendance à voir ces démonstrations comme étant déplacées. Les participantes rapportent rarement estimer que ces comportements sont déplacés parce qu’elles sont lesbiennes, mais leur inconfort peut être interprété comme une manifestation de la hiérarchie des sexualités, dans laquelle le lesbianisme n’a pas de légitimité et, conséquemment, ne peut être exposé aux yeux de tous. Marianne (29 ans, aide familiale) exprime un malaise à l’idée de démontrer de l’affection à sa conjointe en public:

Pour moi, il y a des gestes qui sont réservés plus à l’intimité. Je ne me promènerais pas dans la rue avec ma blonde en la tenant par la main, je ne le ferais pas. Ce n’est pas parce que je suis fermée à ça, mais je pense que moi, je ne suis pas à l’aise là-dedans, dans ces démonstrations-là.

Dans ce cas, il s’agit pourtant d’un geste anodin pour les couples hétérosexuels, auquel on ne prête habituellement pas un caractère déplacé, comme cela peut arriver par contre lorsqu’il s’agit d’un baiser. Nous avons ainsi relevé que le degré de confort des participantes varie de manière importante à l’égard du même comportement dans le contexte d’un évènement social professionnel. Plusieurs rapportent avoir dansé en couple lors de ces évènements, alors que d’autres participantes ne s’autorisent pas à le faire:

On ne danse pas les slows. Dans un bar gai, dans un autre bar où il y a des gais, on va danser les slows. Mais pas dans ces partys. Je danserais toutes les danses sauf les slows. (Dominique, 49 ans, éducatrice spécialisée)

La plupart s’interdisent des gestes d’affection plus explicites comme échanger un baiser, ainsi que l’explique Francine (47 ans, gérante dans le secteur de l’alimentation): «Je n’irais pas l’embrasser. Je n’irais pas provoquer les fantasmes des hommes hétéros.» Dans son témoignage, Sophie (41 ans, travailleuse sociale dans un Centre local de services communautaires) interprète de tels gestes comme une provocation de sa part à l’encontre de ses collègues. En effet, Sophie avance qu’être témoin d’un baiser entre deux femmes pourrait susciter un malaise parmi son entourage de travail, ce qu’elle ne souhaite pas:

Ça pourrait en choquer certains, c’est de la provocation… Je sais pas trop ce qui peut se dire, ça pourrait en choquer, ça pourrait en mettre mal à l’aise, mettre des gens mal à l’aise. Ça, volontairement, j’ai pas le goût nécessairement de le faire… Et puis du voyeurisme, j’ai l’impression que ça tourne autour de ces trois sphères-là, le malaise…

Les participantes affirment fréquemment que cette censure de leurs comportements amoureux n’est pas imputable au fait qu’elles sont lesbiennes. Elles estiment plutôt qu’il s’agit d’un comportement non souhaitable en public, y compris pour les couples hétérosexuels, comme en témoigne Josée (34 ans, agente correctionnelle):

Ne pas embarquer dessus [ma conjointe], mais comme je m’attends à ce que mes collègues ne fassent pas ça non plus. Il y a une place pour ça. […] En gros groupe et au souper de Noël, tu n’embarques pas dans les souliers de l’autre. Il faut qu’il y ait un certain respect.

En conclusion: les effets d’exclusion d’une participation limitée à la sociabilité

Les effets d’exclusion apparaissent en filigrane des propos de nos participantes, ils sont variables et découlent des diverses limitations de la participation à la sociabilité. Ces effets touchent toutes les participantes, à l’exception des quinze qui se disent totalement intégrées, et se manifestent de diverses manières. Certaines participantes évoquent le fait de se sentir à part dans les conversations, soit parce que le sujet abordé ne les concerne pas en premier lieu (comme les enfants pour celles qui n’en ont pas), ou que leurs collègues supposent qu’elles ne sont pas intéressées, c’est-à-dire les marginalisent en raison de leur orientation sexuelle: «Le désavantage, ce serait que je ne peux pas me livrer comme les autres peuvent le faire entre elles ou entre eux.» (Estelle, 56 ans, employée dans la promotion agricole) Une distanciation par les collègues apparaît ainsi dans les propos rapportés par certaines participantes:

Par exemple, dans des discussions qu’on peut avoir, elle peut me dire: «Ah ben toi, on sait bien, tu n’as pas d’idées sur ce gars-là.» […] Des fois, c’est comme si on tentait… un peu à la blague, mais mi-sérieux, mi à la blague… de m’exclure ou penser que je ne comprendrai pas quelque chose. (Karine, 32 ans, enseignante au collégial)

D’ailleurs, la secrétaire actuelle […] a dit: «Nous autres, on parle de nos chums, on parle de nos enfants, toi, tu n’as jamais rien à dire.» Ça ne veut pas dire que je n’ai jamais rien à dire. Mais ça ne veut pas dire que tout le monde serait prêt à entendre ce que moi, j’aurais à dire. (Estelle, 56 ans, employée dans la promotion agricole)

Nelly (38 ans, enseignante au collégial) explique que ses loisirs sont parfois reliés à la culture gaie et lesbienne et sont donc loin d’être partagés par les hétérosexuels, ce qui contribue à marginaliser son mode de vie. Aussi préfère-t-elle ne pas en parler:

Am I going to say: «Oh, yes! I had a great weekend; I was in a drag show last night» […] It’s just a little off the map from going over to each other’s house for a barbecue and building somebody’s deck or… you know… – Est-ce que je vais dire: «Oh, oui! J’ai passé une excellente fin de semaine. Je suis allée à un show de drag queen hier soir» […] C’est juste un peu trop différent d’aller l’un chez l’autre pour une soirée barbecue ou d’aller aider quelqu’un à construire sa terrasse, ou… tu sais… (Nous traduisons)

Lorraine (45 ans, médecin), dont l’orientation sexuelle est sue malgré elle, ressent une distanciation de la part d’autres employés: «S’il n’y a pas de patients à voir, je reste dans mon coin et je ne parle pas parce que… parce que je sais qu’elles le savent mais je ne leur ai pas dit. Et je ne me sens pas la bienvenue dans la conversation.» La distanciation ou l’isolement vécu par les participantes peut être plus pénible à l’occasion de certaines épreuves de vie, comme une rupture amoureuse par exemple. Ainsi, les propos de Clothilde (49 ans, enseignante) montrent que la présomption d’hétérosexualité à son égard lui interdit de trouver du réconfort auprès de ses collègues alors qu’elle éprouve des difficultés dans sa relation amoureuse.

Ça, ça a eu lieu… Un moment donné, j’arrivais, j’étais triste, un petit peu, face à ma relation. J’étais un petit peu… Je rentrais à l’école et j’avais un petit peu le motton. Il y a une enseignante, elle dit: «Ha, ça ne va pas Clothilde?» J’ai dit: «Non, j’ai un peu de peine.» Elle dit: «Ha! Il faudrait bien que tu te trouves un petit chum cette année.»

Certaines participantes déplorent l’impossibilité de partager les éléments intimes de leur vie privée, comme Noémie (27 ans, enseignante au secondaire) en témoigne:

C’est sûr que je voudrais qu’il y ait d’autre monde dans les écoles pour partager… ne serait-ce qu’une secrétaire, je ne sais pas, la concierge… mais non, fait que je vis avec.

Les effets d’exclusion qui découlent des limitations de la participation des travailleuses lesbiennes à la sociabilité en milieu de travail sont une conséquence de la persistance de l’homophobie et de l’hétérosexisme dans les sociétés occidentales.

Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.