Article IREF
Chapitre 4. Le contexte juridico-politique
La traite des êtres humains constitue une atteinte aux droits fondamentaux édictés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, notamment dans l’article 3, «Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne», et dans l’article 4: «Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude; l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes». Ce chapitre est consacré à une présentation synthétique des principaux instruments juridiques internationaux et canadiens concernant la traite, sachant que la lutte contre ce crime constitue un domaine de compétence fédérale. Il évoque aussi l’impact des poursuites en justice relatives à la prostitution et à la dérèglementation de l’industrie du sexe, dont le récent jugement «Bedford», et relate quelques cas de condamnations pour traite au Québec et en Ontario.
4.1 Instruments juridiques internationaux
Le Canada est signataire de différents accords et traités juridiques internationaux à caractère humanitaire qui renferment, directement ou indirectement, des clauses de protection contre la violence. Au nombre de ces ententes, on compte la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, considérée comme la «pierre angulaire» des luttes féministes du monde entier (Geadah, 2003). D’autres instruments juridiques internationaux plus récents, comme le Protocole de Palerme, ciblent spécifiquement le problème de la traite, mais, comme nous le verrons, les divergences entourant la législation de la prostitution et la définition de la traite en limitent l’efficacité. De plus, dans la conjoncture actuelle post-11 septembre 2001, les interventions gouvernementales semblent miser davantage sur la répression des trafiquants et sur la protection des frontières que sur la protection des victimes de traite elles-mêmes.
4.1.1 Les premiers accords sur la traite des femmes
De nombreux accords ont été signés pour mettre fin à la traite des personnes. Ils n’ont pas eu jusqu’à maintenant les répercussions escomptées et ce phénomène continue de prendre de l’ampleur.
Le premier instrument juridique international concernant la traite des femmes voit le jour en 1904, avec l’Accord international pour la répression de la traite des Blanches. C’est la Convention internationale pour la répression de la traite des Blanches de 1910 qui introduit l’idée de punir les proxénètes et les trafiquants, et de reconnaître l’existence de la traite de femmes à l’intérieur des frontières nationales (Toupin, 2002).
Ensuite, en 1921, avec l’appui de la Ligue des Nations, est signée la Convention pour la répression de la traite des femmes et des enfants visant la poursuite légale des personnes s’adonnant à la traite des enfants et cherchant à protéger les femmes et les enfants migrants-es (ONU, 2000).
En 1933, la Convention internationale pour la répression de la traite des femmes majeures condamne les individus qui se livrent à la traite des femmes adultes, consentantes ou non (ONU, 2000). Sur l’initiative d’un comité de travail désigné par la Ligue des Nations, ces différents accords ont été intégrés en 1949, sous la bannière générale de: Convention sur la répression et l’abolition de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, ratifiée par 74 pays (Jeffreys, 2002; CSF, 2002). Certaines auteures et auteurs n’hésitent pas à qualifier cette convention d’abolitionniste, car elle associe directement la traite à la prostitution et n’établit pas de distinction entre la prostitution forcée ou la prostitution volontaire (Toupin, 2002).
Adoptée le 18 décembre 1979 par l’Assemblée générale des Nations Unies, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (acronyme usuel en anglais CEDAW) réaffirme le principe de l’égalité en demandant aux États parties de prendre «toutes les mesures appropriées, y compris des mesures législatives, pour assurer le plein épanouissement et le progrès des femmes en vue de leur garantir l’exercice et la jouissance des droits de l’homme et des libertés fondamentales sur la base de l’égalité avec les hommes» (art.3)1 La CEDAW en ligne: http://www.un.org/womenwatch/daw/cedaw/text/fconvention.htm (consulté le 1er août 2011). L’article 6 de la CEDAW stipule que «les États parties prennent toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour réprimer, sous toutes leurs formes, le trafic des femmes et l’exploitation de la prostitution des femmes».
4.1.2 Le protocole de Palerme
En 2000, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte à Palerme (Italie) la Convention contre la criminalité transnationale organisée2 La Convention en ligne : http://www.unodc.org/documents/treaties/UNTOC/Publications/TOC%20Convention/TOCebook-f.pdf et les pays signataires : http://treaties.un.org/doc/publication/mtdsg/volume%20ii/chapter%20xviii/xviii-12-a.fr.pdf (consulté le 27 juillet 2011) ainsi que ses deux protocoles additionnels: le Protocole contre le trafic illicite des migrants par terre, air et mer, et le Protocole pour prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants. Ce dernier, dit Protocole de Palerme (ONU, 2000), nous intéresse plus particulièrement, car il régit la traite des femmes et des enfants qu’il définit comme suit:
a) L’expression «traite des personnes» désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes;
b) Le consentement d’une victime de la traite des personnes à l’exploitation envisagée, telle qu’énoncée à l’alinéa a) du présent article, est indifférent lorsque l’un quelconque des moyens énoncés à l’alinéa a) a été utilisé;
c) Le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil d’un enfant aux fins d’exploitation sont considérés comme une «traite des personnes» même s’ils ne font appel à aucun des moyens énoncés à l’alinéa a) du présent article […].
L’objet du Protocole de Palerme, spécifié à l’article 2, est de prévenir et combattre la traite des personnes (avec une attention particulière aux femmes et aux enfants), de protéger et d’aider les victimes de la traite dans le respect de leurs droits fondamentaux ainsi que de promouvoir la coopération des États dans l’atteinte de ces objectifs (ONU, 2000). Il engage les pays signataires à mettre en place des mesures législatives afin de répondre aux standards minimaux concernant la prévention, la poursuite légale et la protection (Ekberg, citée dans AQOCI/CQFD, 2001).
Les 117 pays, dont le Canada, qui ont signé ce protocole3 Pour voir la liste des pays signataires, de même que les déclarations et les réserves émises par certains États, consulter http://treaties.un.org/doc/publication/mtdsg/volume%20ii/chapter%20xviii/xviii-12-a.fr.pdf (consulté le 26 janvier 2012), se sont donc engagés à adopter l’approche dite des trois principes, les «3 P» pour lutter contre la traite des êtres humains:
- Prévention — Prévenir et combattre la traite des êtres humains
- Protection — Protéger et assister les personnes trafiquées
- Poursuites — Recherche, poursuites et condamnation des trafiquants
Au départ, certains pays, dont le Canada, et quelques ONG voulaient, selon l’avocate Gunilla Ekberg (AQOCI/CQFD, 2001 : 66-67), «[…] omettre toute mention de la traite à des fins de prostitution ou d’exploitation sexuelle et effacer le terme victimes du texte». Ces mêmes pays souhaitaient également une définition qui restreindrait la protection offerte «[…] aux seules victimes de la traite où il y a contrainte ou utilisation de force, et où les victimes ne consentaient pas à ce trafic» (AQOCI/CQFD, 2001: 66-67). Le Protocole de Palerme qui, à la base, voulait uniformiser la définition de la traite des personnes, a finalement donné lieu à des interprétations opposées.
Plusieurs observatrices considèrent que le Protocole de Palerme n’a pas adopté une position claire en ce qui concerne l’articulation entre traite et prostitution. Au regard du débat féministe (présenté en introduction du présent rapport), certains-es activistes, dont la Global Alliance Against Traffic in Women (GAATW), affirment que le Protocole reconnaît l’existence d’une prostitution volontaire et d’une prostitution forcée, laquelle peut constituer une forme de traite (Toupin, 2002). La Coalition Against Trafficking in Women (CATW) et d’autres organisations de la société civile considèrent plutôt que traite et prostitution ne sauraient être dissociées. Marie-Victoire Louis (2001-2002) soutient que, loin d’être une «victoire abolitionniste», le Protocole tend à dissocier la traite des personnes de la prostitution et du proxénétisme. Selon la chercheure, le fait que ce Protocole ne reflète pas la Convention de Genève de 1949 tend à «faire disparaitre à la fois le jugement éthique sur le système prostitutionnel, le lien entre la traite et la prostitution et la condamnation pénale du proxénétisme, sans lesquels aucune politique abolitionniste n’est pensable. [Il est donc essentiel] de faire du maintien de cette convention [celle de 1949] un enjeu politique fondamental. Et, concomitamment, travailler à sa modernisation et penser un nouvel abolitionnisme» (Louis, 2001-2002, non paginé).
Le Protocole de Palerme n’exige d’ailleurs pas des États qu’ils veillent à l’abolition de toutes les formes de prostitution sur leur territoire. À l’instar de l’Allemagne, des Pays-Bas, de la Nouvelle-Zélande et de l’Australie, certains pays signataires ont ainsi légalisé la prostitution. D’autres États, comme l’Autriche, la Belgique, la France, l’Italie et la Suisse tentent de la réglementer. Au Canada, la prostitution n’est pas totalement criminalisée, mais certains actes connexes le sont: par exemple, la sollicitation (racolage) n’est pas permise. Yolande Geadah (2003: 176) considère que le Code criminel canadien, «qui s’inspire de l’abolitionnisme», vise davantage les manifestations publiques de la prostitution, avec pour conséquence qu’il «oscille entre la tolérance et l’interdiction».
Les États ayant légalisé la prostitution et signé le Protocole de Palerme ont néanmoins la responsabilité «de veiller à ce qu’aucun des moyens illicites énoncés à l’alinéa a de la définition de la traite du Protocole n’intervienne dans les situations qui relèvent aujourd’hui de la pratique de la prostitution sur leur territoire, afin que les régimes de prostitution légale ne perpétuent pas une traite massive et systématique» (ONU, 2006a: 10-11). D’autant que, comme le souligne Sigma Huda, ex-rapporteure spéciale sur les droits fondamentaux des victimes de la traite des êtres humains, la prostitution, telle que pratiquée dans la plupart des pays, correspond généralement aux critères constitutifs de la traite:
Il est rare de trouver un cas où le chemin vers la prostitution et/ou l’expérience d’une personne dans la prostitution sont exempts de tout abus d’autorité ou situation de vulnérabilité, à tout le moins. L’autorité et la vulnérabilité dans ce contexte doivent être comprises comme incluant des inégalités de pouvoir fondées sur le sexe, la race, l’origine ethnique et la pauvreté. (ONU, 2006a: 10)
Enfin, une limite importante du Protocole est qu’il ne vise que la traite transfrontalière (Geadah, 2003: 87). Or, le présent rapport expose l’ampleur de la traite locale de femmes, prostituées à l’intérieur des frontières du Canada.
4.2 Le refus de la prostitution gagne du terrain
Dans le cadre de sa Déclaration Gouvernementale contre la Violence faite aux Femmes appelée Kvinnofrid4 Peut aussi se traduire par «La paix des femmes»., la Suède a choisi d’être le premier pays au monde à criminaliser l’achat (et non l’offre) de «services sexuels», le proxénétisme et la gestion des maisons de prostitution. Depuis l’adoption de cette Loi le 1er janvier 1999, on constate une diminution des cas de traite et une décroissance de l’industrie du sexe dans ce pays (U.S. Department of State, 2008; Geadah, 2003). De plus, comme le souligne un rapport du gouvernement suédois visant à évaluer certaines dimensions de cette loi qui a suscité de nombreux débats, «Interdire l’achat de services sexuels a aussi un effet normatif» sur la société5 Regeringskangsliet – Évaluation de l’interdiction de l’achat de services sexuels. 2010. Services du Gouvernement suédois, Ministère de la Justice. Traduction en français: Mme Florence Paillard pour l’Association «Mémoire traumatique et Victimologie».(Services du Gouvernement suédois, Ministère de la Justice, 2010). On fait ainsi état d’un «changement d’attitude» dans l’achat de sexe tarifé en Suède, également appuyé par l’efficacité des mesures sociales mises en place pour encourager la sortie de la prostitution6 Des groupes féministes déplorent toutefois le manque de fonds attribué par l’état aux groupes communautaires pour desservir les besoins des personnes prostituées.. Cette loi abolitionniste agit comme «une barrière à la traite et aux proxénètes qui envisagent de s’établir eux-mêmes en Suède» (Services du Gouvernement suédois, Ministère de la Justice, 2010) et a permis une diminution de la prostitution de rue de 50%. En même temps, toujours selon le rapport suédois, la crainte que la criminalisation engendre de la prostitution clandestine dans des lieux clos ou empire les conditions des femmes prostituées ne s’est pas vérifiée. L’interdiction de l’achat de sexe aurait donc un effet dissuasif qui se traduit par un recul de la traite des femmes.
À l’inverse, en Allemagne ou aux Pays-Bas, la légalisation de la prostitution et du proxénétisme s’accompagne d’une croissance marquée de la traite à des fins d’exploitation sexuelle, ainsi que d’une hausse des activités criminelles en lien avec ces activités. En 2010, plus de 900 cas de traite ont été rapportés aux Pays-Bas, dont la plupart des victimes étaient des femmes et des enfants nés dans ce pays, mais provenant de milieux ruraux destiné au trafic local dans la capitale qui est devenu l’un des foyers de traite les plus importants d’Europe (Al Jazeera, 2012). Les autorités hollandaises ont d’ailleurs procédé à la fermeture de plusieurs établissements engagés dans des activités illégales dans le notoire quartier red light d’Amsterdam (U.S. Department of State, 2008).
Aux États-Unis, la proposition K sur la décriminalisation de la prostitution, soumise à un référendum dans la ville de San Francisco en novembre 2008, a été battue par 58% des voix qui s’opposaient à ce que la ville décriminalise la prostitution. Élaine Audet (2008) remarque toutefois qu’en plus d’avoir «imposé à la ville de cesser d’appliquer les lois, non seulement contre la sollicitation et les bordels, mais également contre les trafiquants, les proxénètes et les clients […] [la proposition K] aurait mis fin au financement des groupes qui luttent contre la prostitution et la traite à des fins d’exploitation sexuelle».
Audet (2008) constate pourtant que «le refus de la prostitution gagne du terrain». Elle a ainsi répertorié différentes initiatives prises par les États en vue de freiner l’essor de la traite des femmes. Par exemple, les Parlement norvégien et islandais ont adopté en 2009 un projet de loi s’inspirant du modèle suédois, visant à dépénaliser les personnes prostituées et à criminaliser les clients prostitueurs. Le Lobby européen des femmes (LEF), la plus grande coalition d’associations de femmes dans l’Union européenne, a adopté une approche abolitionniste7 http://www.womenlobby.org/spip.php?article1850&lang=en (consulté le 3 août 2012) tandis qu’en France, les députés-es ont voté en 2011 en faveur d’une résolution réaffirmant la position abolitionniste de ce pays.
4.3 La législation canadienne et la traite des personnes
En novembre 2005, le Parlement adopte la Loi C-49 modifiant le Code criminel relativement à la traite des personnes. Trois modifications y sont apportées. La première interdit de recruter, transporter, héberger ou contrôler les déplacements d’une personne afin de l’exploiter ou d’en faciliter l’exploitation (peine à perpétuité lors d’enlèvement, agression grave, voie de fait grave ou mort de la victime et peine maximale de quatorze ans pour les autres cas). La deuxième interdit à quiconque de tirer sciemment un avantage financier ou matériel de la perpétration d’une infraction de traite des personnes (peine maximale de dix ans). Finalement, il est interdit à quiconque de conserver ou de détruire des documents comme les pièces d’identité, les documents d’immigration ou de voyage d’une personne pour en faire ou en faciliter la traite (peine maximale de cinq ans).
Le Canada interdit donc clairement les actes relatifs à la traite des personnes et le Code criminel vise particulièrement à punir l’exploitation d’autrui:
La traite a pour objet l’exploitation des personnes et ne suppose pas nécessairement le déplacement des victimes. Pour qu’il y ait infraction, le Code criminel dispose qu’une personne en exploite une autre si elle l’amène à fournir ou à offrir de fournir son travail ou ses services en lui faisant croire qu’un refus de sa part mettrait en danger sa sécurité ou celle d’une personne qu’elle connaît (article 279.04)8 Ministère de la justice du Canada. En ligne: http://www.justice.gc.ca/fra/sv-fs/tp/p3.html (consulté le 27 juillet 2011).
Un enquêteur du SPVM interviewé en février 2009 reconnaît l’apport majeur de la loi de 2005 au chapitre du consentement de la victime, ainsi que sur le plan de la lourdeur des sentences:
Il y a quelques avantages à la loi qu’ils ont rajoutée. Ils reconnaissent que le consentement est vicié, en partant. […][Ç]a va éliminer une grande partie des débats là-dessus. Ça, c’est un gros, gros point. L’autre élément, c’est la gravité, c’est-à-dire que c’est grave de faire ça. Perpétuité, lorsqu’il y a des voies de fait graves, ça fait que c’est comme un meurtre. Et ça, ça va amener quelque chose.
Le policier estime pourtant que la loi sur la traite de 2005 ne trouve pas un réel impact sur son travail. Il attribue cette inefficience au manque de volonté politique aux paliers provincial et municipal, ainsi qu’au niveau pénal et dans les services de police eux-mêmes: «c’est lent avant qu’on emboîte le pas…»–a-t-il déploré.
L’enquêteur souligne que la police ouvre beaucoup de dossiers pour traite, mais se heurte notamment à des procureures et procureurs réticents à appliquer cette loi dans des cas de traite interne, dont l’un est survenu quelques jours9 Le 3 février 2009, Hrudey Youance, un homme de 23 ans, a été arrêté à la Station centrale d’autobus de Montréal. Il fait face à 17 chefs d’accusations, soit trois chefs de traite de personnes, 12 chefs de proxénétisme ainsi que deux chefs de voies de fait ayant causé des lésions corporelles. Selon un communiqué du SPVM, «La jeune victime était sous l’emprise de Hrudey Youance depuis deux ans. Elle a entre autres dansé dans plusieurs bars de la région de Montréal, ailleurs au Québec ainsi qu’en Ontario et devait remettre tout son argent au suspect. Ce dernier l’a battue à plusieurs reprises». Service de police de la Ville de Montréal (2009). Il semble que Hrudey Youance ait plaidé coupable pour ce qui concernait le proxénétisme et les voies de fait, mais que les chefs de traite aient été retirés de l’acte d’accusation. Il aurait reçu une sentence de 28 mois de prison. avant notre entretien et s’est soldé par une sentence pour proxénétisme. Selon un document publié par le SPVM (Côté, 2010), une part de responsabilité incombe aux difficultés d’établir la preuve de la traite à des fins d’exploitation sexuelle du fait que les victimes craignent de se présenter en cour pour témoigner. On peut aussi avancer que cet enjeu a certainement à voir avec le fait qu’elles sont trop souvent laissées à elles-mêmes après avoir réchappé à la traite, tandis que les trafiquants sont rarement inculpés.
Il y a beaucoup d’incompréhension par rapport à cette loi-là, les gens ont l’impression que ça vise simplement la traite internationale, que ce n’est pas une loi qui a été faite pour la traite interne […]. On sent que ça bouge, ça s’en vient, on a été capables de porter des chefs [d’accusation], ce qu’on n’était pas capables parce que il n’y avait pas d’ouverture. On est en train d’essayer de changer la mentalité au niveau des corps de police, des procureurs, de dire que oui, c’est une priorité.
Les articles de lois adoptés en 2005 sont aussi jugés trop restrictifs par les procureurs et procureures du Québec qui portent davantage des accusations pour proxénétisme que pour traite. Le professeur de droit Benjamin Perrin confirme cette réalité: «It’s a very new offence… It’s only been on the books for a few years […] Some prosecutors and police are reluctant to [allege] this offence because they are not sure how the court will interpret it» / «Il s’agitd’une nouvelle infraction… Cela fait seulement quelques années qu’elle apparaît dans le code criminel. Certains procureurs-es et policiers-ères sont réticents-es à invoquer cette infraction parce qu’ils et elles ne sont pas sûrs-es de l’interprétation qu’en livrera le tribunal» (cité dans Keilholz, 2008, nous traduisons. Ce flou –qui gagnerait à être davantage investigué− joue certainement un rôle-clé dans le faible taux de condamnation pour traite.
4.3.1 De rares poursuites en justice pour traite de personnes
Depuis la promulgation, en 2005, des nouvelles infractions concernant la traite des êtres humains, le gouvernement canadien a engagé quelques poursuites, mais le bilan apparaît plutôt médiocre au regard du faible nombre de poursuites et de condamnations. Les chiffres spécifiques sur la traite à des fins d’exploitation sexuelle sont difficiles à obtenir, mais en date du 15 novembre 2009, seulement 22 affaires du genre avaient été portées devant les tribunaux du Québec, de la Nouvelle-Écosse, de l’Ontario et de l’Alberta (GRC, 2010). Elles impliquaient 27 victimes et 28 personnes accusées agissant dans le milieu des bars, de l’escorte ou des deux, ainsi que dans un salon de massage. Selon les chiffres de la GRC datant d’octobre 2011, les poursuites avaient donné lieu à neuf condamnations pour traite de personnes, tous des cas de traite locale à des fins d’exploitation sexuelle survenus sur les territoires de l’Ontario et du Québec10 Site internet de la GRC (Centre national de coordination contre la traite de personnes): http://www.rcmp-grc.gc.ca/ht-tp/index-fra.htm. (consulté le 24 février 2012).
4.3.1.1 Les premières condamnations pour traite prostitutionnelle
Le premier condamné pour traite de personnes au Canada est Imani Nakpangi, reconnu coupable en mai 2008 par la cour de Brampton (Ontario) d’avoir recruté et leurré deux filles de quatorze et quinze ans à des fins de prostitution. Il a reçu une peine de trois ans d’emprisonnement pour traite et de deux ans pour proxénétisme sur mineures, à purger consécutivement.
[Nakpangi] a sollicité des clients au moyen d’annonces érotiques et de photos des victimes publiées sur des sites Internet; transporté les victimes jusqu’à des hôtels pour qu’elles y pratiquent des actes sexuels; et a contrôlé tout l’argent gagné par les victimes, soit environ 400 000 $, pendant deux ans pour une victime et environ deux mois pour l’autre. Nakpangi a manipulé ces filles, leur faisant croire qu’elles avaient une relation romantique avec lui, puis a eu recours aux menaces, à l’intimidation et à la violence physique pour les contrôler. Lorsque l’une des victimes lui a dit vouloir partir, Nakpangi lui a imposé des droits de sortie de 100 000 $. (GRC, 2010: 27)11 Ce cas a fait l’objet d’une forte médiatisation en Ontario, voir Cherry, 2009.
En novembre 2008, Jacques Léonard-St. Vil, un homme de 24 ans résidant à Longueuil, a été condamné à une peine de 36 mois de prison, mais a été immédiatement libéré du fait que sa détention préventive de 18 mois, depuis son arrestation en mai 2007, comptait pour le double. La victime est une femme de Montréal qui avait 20 ans au moment où l’homme l’a recrutée en lui faisant miroiter de l’argent facile dans le domaine de partys promotionnels. Il l’a prostituée dans plusieurs bars de danseuses à Mississauga, en Ontario. Sévèrement battue, elle a remis le total de ses revenus estimés à 60 000 $ durant les trois mois sous la coupe du proxénète. Léonard-St. Vil est la première personne accusée pour traite des personnes au Canada depuis l’introduction de l’infraction au Code criminel, mais il est cependant le second à être condamné.
En avril 2009, la condamnation de Vytautus Vilutis, un homme de 22 ans, a mis en lumière le rôle des sites de petites annonces, en l’occurrence Craigslist, par le biais duquel le proxénète a trafiqué une femme de 20 ans en Ontario.
En 2009 à Gatineau, Laura Emerson, une femme de 29 ans, a plaidé coupable d’avoir trafiqué trois jeunes filles –dont une mineure– aux fins de prostitution. Emerson a aussi reconnu avoir séquestré ses victimes et les avoir forcées à consommer du crack12 Stupéfiant dérivé de la cocaïne. ainsi que d’avoir tenu, avec son conjoint, une maison de débauche dans la région de Hull-Gatineau et d’avoir pris la tête d’un réseau de prostitution. Emerson a reçu une peine de sept ans de prison. Son conjoint et complice, Gordon John Kingsbury, a pour sa part été condamné à 14 mois d’incarcération pour proxénétisme et voies de fait.
Enfin, à Montréal, Michael Mark Lennox a plaidé coupable de traite d’une jeune femme de 17 ans qu’il avait déplacée à Toronto pour la prostituer, d’abord dans la rue, puis dans les bars et comme escorte. En 2009, il a été condamné à deux ans de prison pour traite et proxénétisme, mais n’a purgé qu’une semaine d’emprisonnement, en raison du crédit double accordé pour son année de détention avant le procès. À noter que des changements législatifs récents ne permettent plus de tels «crédits».
4.3.2 Les lois relatives à l’immigration
Depuis l’entrée en vigueur, le 28 juin 2002, de la Loi concernant l’immigration au Canada et l’asile conféré aux personnes déplacées, persécutées ou en danger (titre abrégé: Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés – LIPR)13 Selon le ministère concerné, cette loi vise deux grands objectifs: «fermer la porte aux criminels et autres personnes qui voudraient abuser de la générosité et de l’ouverture de notre pays, et l’ouvrir plus grande aux réfugiés authentiques et aux immigrants dont le Canada a besoin» (CIC, juin 2001)., remplaçant l’ancienne Loi sur l’immigration qui datait de 1978, la traite est considérée comme une infraction criminelle au Canada14 L’article 118 de la LIPR concerne spécifiquement la traite des personnes et impose comme sanction une amende maximale de un million de dollars et une peine d’emprisonnement à perpétuité ou l’une de ces peines.. En plus de peines plus sévères, cette loi étend le pouvoir de détention pour contrôle d’identité et alourdit les peines en cas de fraude ou d’utilisation de faux documents.
Avant même son adoption, la LIPR est fortement critiquée par la société civile et par les experts-es, notamment parce qu’elle ne contient pas de dispositions pour protéger les victimes de la traite (Oxman-Martinez, Martinez et Hanley, 2001; Conseil canadien pour les réfugiés, 2001a, 2001b, 2001c; Association nationale de la femme et du droit et al., 2001; Centre justice et foi, 2001). Cette loi pénalise notamment les victimes si elles ne peuvent fournir de preuve d’identité, les associant de facto au système criminel. À ce chapitre, le Centre justice et foi (2001) souligne que les dispositions de cette loi sont néfastes pour les victimes car les contrôles plus serrés peuvent pousser les gens vers l’illégalité, ce qui pénalise directement les personnes les plus vulnérables et les plus démunies sur le plan économique. De plus, les victimes hésitent à dénoncer les trafiquants de peur d’être renvoyées dans leur pays d’origine. En somme, on craint que cette loi ait comme principal effet une augmentation du contrôle des frontières et des mouvements clandestins, sans véritablement constituer un outil efficace pour la lutte et la prévention de la traite ou pour une protection des victimes (Oxman-Martinez, Martinez et Hanley, 2001).
Au début des années 2000, lorsque les victimes avaient échappé relativement vite à la traite ou n’avaient pas subi de violences sévères, l’intervention gouvernementale se déployait de plusieurs façons: la déportation, le rapatriement «volontaire», la migration vers un autre pays –ce qui avait souvent pour effet de renvoyer les victimes à la clandestinité ou au retour dans les réseaux de trafiquants− ou encore l’octroi d’un statut permanent au Canada.
La déportation demeure une pratique courante et s’avère «particulièrement probable si la victime avait d’abord été interceptée par des agents de police ou d’immigration» (Oxman-Martinez, Lacroix et Hanley, 2005: 16). Plusieurs observatrices et observateurs jugent que le système «échoue lorsqu’il est question de protéger les droits fondamentaux des victimes de la traite des personnes» (Oxman-Martinez, Lacroix et Hanley, 2005: 35). La LIPR ne prévoit aucune disposition à ce sujet et n’exempte des accusations criminelles que les migrantes et les migrants reconnus comme réfugiés (Conseil Canadien pour les réfugiés, 2001a). De plus, les programmes de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) se concentrent davantage sur la prévention de l’entrée des victimes de la traite sur le territoire canadien et sur la poursuite des personnes facilitant cet accès: «Dans les faits, aucun des programmes actuels du CIC ne tient compte de la protection des victimes de la traite des personnes» concluaient Oxman-Martinez, Lacroix et Hanley il y a quelques années (2005: 34).
En mai 2006, CIC émet des Directives sur la traite, des mesures dites provisoires dont l’objectif est de «donner aux victimes de la traite la possibilité de régulariser leur statut au Canada». La reconnaissance du statut de victime par CIC s’avère une condition essentielle pour obtenir le soutien du Canada dans le cadre de ces Directives. Le choix des critères utilisés pour identifier les victimes constitue un enjeu déterminant pour assurer le succès de ces mesures. En effet, les critères devront prendre en considération l’omniprésence de la duperie dans les pratiques de traite et le fait que les victimes ne sont pas facilement identifiables (Kurtzman, 2008).
Le 19 juin 2007, le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration (CIC) présente de nouvelles mesures destinées à aider les victimes de la traite des personnes qui ont été emmenées au Canada de l’étranger. La durée du permis de séjour temporaire (PST) de ces personnes est ainsi prolongée de 120 à 180 jours, ce qui permet dorénavant aux victimes de demander un permis de travail. Au terme de ce délai, les autorités peuvent accorder une plus longue autorisation de résidence, jusqu’à trois ans. Les frais exigés pour les permis initiaux de séjour et de travail ont été éliminés.
Malgré ces changements, le Conseil canadien pour les réfugiés (2007: 1) estime «insuffisantes» les mesures prises par le gouvernement pour protéger les victimes de la traite, par exemple les Directives provisoires sur le permis de séjour temporaire:
…les directives prévoient un fardeau de preuve déraisonnable sur la personne qui doit convaincre l’agent d’immigration qu’il ou elle est une victime de la traite de personnes. De plus, l’implication obligatoire dissuade les personnes victimes de la traite de déposer une demande, à cause de leurs préoccupations concernant d’éventuelles conséquences reliées à une telle implication. […] D’autre part, ne fournissant aucune protection aux personnes victimes de la traite, les politiques du gouvernement canadien servent les intérêts des trafiquants. Ceci s’explique par le fait que ces politiques ne donnent pas aux personnes victimes de la traite d’autres possibilités viables que de demeurer en situation d’exploitation. (Conseil canadien pour les réfugiés, 2007: 1)
Le 29 juin 2010, le projet de loi C-268 présenté par la députée Joy Smith a reçu la sanction royale. Il modifie le Code criminel pour prescrire un emprisonnement minimal obligatoire de 5 ans pour la traite d’une personne mineure, qu’il s’agisse de traite à des fins d’exploitation sexuelle ou de travail forcé.
Enfin, en septembre 2011, la partie 5 du projet de loi C-10 –Loi sur la sécurité des rues et des communautés– déposé par le ministre de la Sécurité publique du Canada, vise à modifier la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Cette modification avait déjà été proposée par les projets de loi C-57 et C-17 (2007), C-45 (2009) et C-56 (2010) qui s’intitulaient: Projet de loi sur la prévention du trafic, de la maltraitance et de l’exploitation des immigrants vulnérables. Aucun de ces projets n’a été adopté par la chambre des communes. Ils visaient globalement à accorder aux agents et agentes d’immigration une plus grande latitude pour, affirme-ton, refuser de délivrer un permis de travail aux personnes étrangères susceptibles de travailler dans des conditions dégradantes au Canada, incluant celles qui pourraient être vulnérables à la traite d’êtres humains. De surcroît, le gouvernement a redéposé en juin 2011 un projet de loi visant à empêcher les passeurs d’utiliser abusivement le système d’immigration canadien: le Projet de loi C-4 (anciennement C-49). Malgré le titre, comme le souligne le Conseil canadien pour les réfugiés, «la plupart des dispositions du projet de loi visent les réfugiés, pas les passeurs»15 «C-4 – contre les passeurs ou contre les réfugiés?», http://ccrweb.ca/fr/c4 (consulté le 2 août 2011).
Si l’on peut accueillir favorablement la mise en place de diverses mesures pour améliorer l’approche du Canada face à la traite des personnes, on doit se questionner sur les effets négatifs d’une approche de plus en plus coercitive, qui, sous couvert de protéger les migrants et les migrantes vulnérables, semble résolument orientée vers la prévention de l’immigration clandestine, dans la lignée des politiques de sécurité publique associées aux Conservateurs.
Force est de constater que le gouvernement ne respecte toujours pas ses obligations relatives à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée et à ses deux protocoles additionnels. Ces accords spécifient que des mesures doivent être adoptées afin d’assurer la protection des victimes de traite. Ils exigent également que les mesures de criminalisation ne s’appliquent pas aux personnes qui entrent clandestinement sur un territoire. Or, la tendance actuelle s’inscrit dans un durcissement des mesures concernant l’immigration illégale et l’octroi du statut de réfugiés. À l’heure actuelle, le fardeau de la preuve repose toujours de façon déraisonnable sur les victimes elles-mêmes qui, lorsqu’elles sont appréhendées sans papiers, sont trop souvent de facto traitées comme des criminelles.
4.4 Le sous-comité de l’examen des lois sur le racolage
En décembre 2006, le Sous-comité de l’examen des lois sur le racolage déposait son rapport à la chambre des communes du Canada. Au moment de l’audience en 2005, plusieurs témoins ont mis en lumière le manque d’adéquation entre les textes de loi et la réalité de la lutte contre la traite. Un inspecteur du Service de police de la ville de Montréal (SPVM) a également informé le Sous-comité que le SPVM recommandait le maintien des lois sur le racolage en vigueur. Il ajoute: «Une piste de solution intéressante serait d’augmenter les peines imposées aux clients et aux proxénètes»16 Le Sous-comité de l’examen des lois sur le racolage a été créé par le Comité permanent de la justice, des droits de la personne, de la sécurité publique et de la protection civile de la Chambre des Communes du Canada en novembre 2004. Son mandat était «d’examiner les lois sur le racolage afin d’améliorer la sécurité des travailleurs du sexe et de recommander des changements de nature à réduire l’exploitation et la violence dont les travailleurs du sexe sont victimes», selon un communiqué officiel: http://www.parl.gc.ca/HousePublications/Publication.aspx?DocId=1651482&Language=F&Mode=1&Parl=38&Ses=1. C’est dans ce cadre que le témoignage de l’Inspecteur Leclerc a été entendu, le mercredi 16 mars 2005. Verbatim. En ligne : http://www2.parl.gc.ca/HousePublications/Publication.aspx?DocId=1698760&Language=F&Mode=1 (consulté le 18 janvier 2009). Au final, le rapport (non unanime) du Sous-comité en question (Chambre des communes du Canada, 2006) a fait l’objet de vives critiques, tant parmi les partisanes et partisans de la décriminalisation totale de la prostitution, que parmi ceux qui revendiquent son abolition. Il a notamment été jugé contradictoire, incohérent et dangereux par la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES, 2006):
…si le rapport majoritaire déplore la discrimination qui assure l’impunité aux «prostitueurs» (clients et proxénètes), il n’en propose pas moins l’abolition des lois qui les visent, s’en tenant à des lois plus générales dont il constate pourtant la non-application. En contrepartie, même si le rapport déplore la répression sélective des victimes de la prostitution de rue, il maintient l’application contre elles des lois et règlements d’application générale actuellement utilisés pour les harceler et ne sanctionner qu’elles. (CLES, 2006)
le Sous-comité de l’examen des lois sur le racolage n’a pas réussi à se prononcer de façon consensuelle sur la nature de la prostitution, ses causes et ses conséquences ainsi que sur les stratégies à adopter pour «régler le problème». Les membres du Parti libéral (PLC), du Nouveau Parti démocratique (NPD) et du Bloc Québécois (BQ) ont estimé que, «puisque la prostitution adulte est légale au Canada, il faut en préciser les conditions d’exercise (sic)» (Chambre des communes du Canada, 2006: 98). Ils ont également affirmé que «les activités sexuelles entre adultes consentants qui ne nuisent pas à autrui, qu’il y ait échange d’argent ou non, ne devraient pas être interdites par l’État» (Chambre des communes du Canada, 2006: 98). En revanche, poursuit le Rapport, «[…] les membres du Parti conservateur (PCC) ont considéré que la prostitution est une activité dégradante, déshumanisante, souvent contrôlée par des individus manipulateurs et opportunistes, qui s’en prennent à des victimes souvent incapables de se prémunir contre les sévices et l’exploitation» (Chambre des communes du Canada, 2006 : 99). De ce point de vue, la prostitution doit être envisagée comme «une forme de violence et non comme activité commerciale» (Chambre des communes du Canada, 2006: 99). Les membres du Sous-comité se sont néanmoins entendus pour recommander que le gouvernement du Canada «voit à ce que le problème de la traite des personnes demeure une priorité, afin que les victimes bénéficient d’une aide et de services adéquats, et que les trafiquants soient traduits devant la justice» (Chambre des communes du Canada, 2006: 94).
4.5 Le relâchement de l’interprétation des lois canadiennes par les tribunaux
Sur la scène juridique, plusieurs changements ont progressivement facilité le recrutement de femmes dans la prostitution, incluant des migrantes. Des jugements contradictoires ont été rendus ces dernières années autour de la question des danses-contacts permettant au client de toucher la danseuse nue. Ils ont démontré que la tolérance à l’endroit de cette activité prostitutionnelle ne s’est pas ensuivie de meilleures conditions pour les danseuses, bien au contraire, les clients en demandant toujours plus pour leur argent17 Pour une synthèse plus détaillée des jugements en question et leur analyse, voir le récent du Conseil du statut de la femme sur la prostitution (CSF, 2012)..
Le relâchement de l’interprétation des lois par les tribunaux a d’abord permis la nudité quasi complète, puis, par la suite, la danse aux tables, pour en arriver à un contact physique direct avec les clients. Cela a entrainé une spécialisation dans la danse exotique des bars et des clubs du Québec (Saint-Louis, 2003). Les contacts physiques de nature sexuelle recherchés par les clients étant interdits en public, les isoloirs, perçus comme des endroits privés, se sont rapidement instaurés, et la demande québécoise pour de nouvelles recrues a connu une hausse importante.
En 1999, un jugement de la Cour suprême statue que la danse-contact n’outrepasse pas le seuil de tolérance sociale. Il s’agit d’un gain majeur pour les propriétaires de bars dans l’industrie du sexe qui visent, à terme, la décriminalisation complète de la prostitution. Le jugement légitime le contact physique avec les clients, mais surtout, il accorde aux promoteurs de l’industrie le pouvoir d’avoir pignon sur rue à titre d’établissement voulant développer ce type de danse («danse à 10 $»). Du point de vue des danseuses nues, cette décision de la Cour suprême a aussi entrainé un double effet, soit un fléchissement de l’intérêt des Canadiennes pour cette pratique qui les forcent à subir des attitudes qu’elles n’ont pas choisies, relativement aux contacts physiques associés à la «danse à 10 $», et une hausse de la demande pour des étrangères de la part des promoteurs de l’industrie. C’est à partir de ce moment qu’on a invoqué une pénurie de danseuses nues et accordé des centaines de visas de travail temporaires à des migrantes18 En lien avec la question des visas pour danse exotique (voir notre section 3.4). Les informations transmises par une agente de RHDCC concernant l’embauche accrue de danseuses étrangères par l’Ontario au début des années 2000 − la plupart des demandes de visas provenait de cette province − vont dans le sens de cette analyse. L’agente associe la croissance des demandes ontariennes de ces visas à la baisse de l’offre de services du côté des Québécoises dans la suite du jugement de 1999. Selon elle, des Québécoises préféraient jusqu’alors pratiquer la danse en Ontario parce qu’il leur était encore possible d’échapper aux pressions des « contacts physiques » alors qu’au Québec ce n’était quasiment plus possible..
Notons qu’en juin 2012, M. Réal Ménard19 M. Ménard a été membre du Sous-comité de l’examen des lois sur le racolage où il a mis en doute l’importance de la traite au Canada et son lien avec la prostitution. En ligne., maire d’arrondissement, travaillait activement à la mise en place d’une zone de tolérance dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, comptant sur la collaboration de la police pour n’y exercer aucune répression à l’encontre des clients et des personnes prostituées. Un sondage administré par l’organisme Stella a circulé auprès des personnes prostituées et propose notamment que le stationnement sur la rue Ste-Catherine, à côté du viaduc à la limite ouest d’Hochelaga, soit éventuellement doté de containers ou de roulottes vides aménagés avec des matelas en plastique pour «faire» des clients.
On peut s’inquiéter, d’une part, que l’initiative mette de l’avant la notion de sécurité pour les femmes prostituées à l’intérieur alors que rien n’est moins vrai, comme le démontre la prévalence de violence dans des zones qui ont légalisé ou décriminalisé la prostitution (CSF, 2012). De fait, les femmes qui sont prostituées dans la rue comptent parmi les personnes les plus vulnérables, notamment du fait qu’elles sont aux prises avec une grande précarité économique et, bien souvent, avec l’itinérance et la toxicomanie, sans compter de lourds passés personnels. Des intervenantes de la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES) rencontrées informellement, dont des femmes ayant un vécu dans la prostitution, considèrent que la décriminalisation n’aidera guère ces personnes enfermées dans la narcoprostitution à qui l’on doit proposer des solutions de rechange à la pauvreté et du soutien psychosocial pour reprendre espoir en elles et en leurs capacités, plutôt que des containers dans un terrain à l’abri du regard des citoyennes et des citoyens soucieux de mettre un terme à ce que les autorités politiques leur présentent comme une nuisance publique.
4.6 Autour du controversé jugement Bedford c. Canada
En septembre 2010, la Cour supérieure de l’Ontario[fn]Bedford c. Canada, 2010 ONSC 4264.[/fn] s’est prononcée en faveur de la décriminalisation de toutes les infractions relatives à la prostitution (adulte). Dans une décision controversée, la juge Susan Himel a invalidé différents articles du Code criminel concernant la sollicitation, le proxénétisme et la tenue de maisons de débauche, la prostitution n’étant pas en soi un crime au Canada. Le jugement vise ainsi l’élimination complète de l’article 210 interdisant la tenue de maison de débauche. Il vise également la modification de l’article 213 de façon à éliminer l’alinéa interdisant la sollicitation à des fins de prostitution, tout en maintenant des alinéas criminalisant le fait de nuire à la circulation des piétons ou des voitures. Le jugement souhaite aussi changer l’article 212 de façon à éliminer l’alinéa qui interdit de vivre de la prostitution d’autrui, tout en maintenant la notion de proxénétisme forcé.
La réponse apportée par la juge Himel à la question de l’exploitation sexuelle à des fins commerciales suscite un large débat qui oppose les droits des femmes aux droits des proxénètes et des clients20 Voir notamment les nombreux articles sur le site Sisyphe dans la rubrique: http://sisyphe.org/spip.php?rubrique147 (consulté le 1er novembre 2012). L’Institut Simone de Beauvoir de l’Université Concordia a pour sa part publié une lettre ouverte dans laquelle les signataires –qui s’identifient comme membres du personnel enseignant et du corps étudiant de l’Institut– soutiennent que les changements proposés par la juge Himel en faveur de la décriminalisation de la prostitution permettraient aux personnes prostituées «de travailler dans un environnement sécuritaire» (Institut Simone-De Beauvoir, 2010). Dans la même veine, des militantes issues des secteurs universitaire et communautaire soulignent que «La décision de la Cour supérieure de l’Ontario met de l’avant des mesures concrètes pour réduire la violence faite aux travailleuses du sexe» et représente, en ce sens, «une victoire»21 «Lettre ouverte au Conseil du statut de la femme – Le CSF tourne le dos à la sécurité des travailleuses du sexe », novembre 2010, http://www.chezstella.org/stella/?q=CSF-Himel (consulté le 1er août 2011). Ces militantes affirment également ne se sentir «ni représentées, ni incluses» dans les positions prises par le Conseil du statut de la femme (CSF) sur cette affaire, qu’elles accusent de «tourn[er] le dos à la sécurité des travailleuses du sexe».
En réaction au jugement Himel, le CSF a émis un communiqué dans lequel sa présidente rappelle l’importance de lutter contre la prostitution et de se positionner contre la légalisation de cette «forme ultime de violence faite aux femmes» (CSF, 2010).
L’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC) s’inquiète aussi que le jugement ignore «le fait que les femmes autochtones, les femmes en situation de faible revenu et celles qui souffrent de problèmes de santé mentale et de toxicomanie travaillent dans la prostitution à cause d’un racisme et d’un classisme systémiques, ainsi que d’un déséquilibre fondamental de pouvoirs et de problèmes d’inégalité, qui sont à la racine de la prostitution» (AFAC, 2010).
Le gouvernement canadien a porté la décision de la juge Himel en appel le 16 juin 2011. Une coalition pancanadienne[fn] Cette coalition a été mise sur pied conjointement par le Vancouver Rape Relief and Women Shelter et la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES). Voir notre annexe, une pratique de mobilisation.[/fn] a comparu en cour d’appel, invoquant la Charte canadienne des droits et libertés, et les obligations internationales du Canada pour demander l’adoption d’une «criminalisation asymétrique de la prostitution» en vue de poursuivre les proxénètes et les clients, et non les personnes prostituées22 Voir l’article résumant l’intervention en Cour d’appel de l’Ontario de la Coalition féministe pancanadienne pour l’abolition de la prostitution et présentant la liste des organisations membres de la Coalition http://sisyphe.org/spip.php?article3917 (consulté le 1er août 2011). Cet appel s’est soldé par un sursis à l’abrogation des lois demandée par la Cour de l’Ontario. Il est fort probable que la cause aboutisse en Cour suprême.
4.7 Un bilan médiocre à l’encontre des engagements internationaux du Canada
Avec Norma Ramos, de la Coalition contre la traite des femmes (en anglais, CATW), on peut s’inquiéter de ce que le jugement dans l’affaire Bedford c. Canada «adresse un message clair à tous les souteneurs et trafiquants d’êtres humains: ils sont les bienvenus à mener leurs “activités” au Canada», parachevant ainsi ce que plusieurs tribunaux, par le relâchement de leur interprétation des lois canadiennes à l’égard de la prostitution, ont amorcé depuis la fin des années 1990 (Ramos, 2011). Dans cet ordre d’idées, il y a lieu de se demander si le projet de «zone de tolérance» dans Hochelaga-Maisonneuve verra le jour. Considérant l’indifférence sociale face à ce problème qui affecte les plus vulnérables des vulnérables, on peut craindre une nouvelle étape vers la marginalisation accrue des femmes dans la rue, vers la dérèglementation de l’industrie qui les exploite et, conséquemment, vers l’expansion de la traite.
Au mois de juin 2011, environ cinquante dossiers de traite étaient encore devant les tribunaux. Ils impliquent 74 accusés et 141 victimes, dont au moins 17 étaient âgées de moins de 18 ans au moment de l’infraction. Les cinquante dossiers, à l’exception de cinq, relèvent de la traite à des fins d’exploitation sexuelle (Ministère de la Justice du Canada, 2011). Des observatrices et observateurs (Amnistie internationale23 Voir la campagne «La traite des femmes ni ici, ni ailleurs» http://www.amnistie.ca/site/images/stories/section_agir/campagnes/traite/femmes/chap4.htm (consulté le 3 août 2012); Perrin, 2010) déplorent les manquements du Canada face à ses obligations internationales au regard du Protocole de Palerme. Le gouvernement fédéral, comme tant d’autres, a signé cet accord et s’est doté d’une législation contre la traite des êtres humains. Malgré cela, on ne peut que constater le faible nombre de condamnations, de même que les courtes sentences imposées par nos tribunaux en matière de traite des êtres humains, alors que le Code criminel canadien comporte désormais des dispositions spécifiques à ce sujet. D’aucuns observent que «le nombre de condamnations augmente, mais pas proportionnellement à la prise de conscience (et, probablement, à l’ampleur) croissante du problème» (ONUDC, 2009: 2).
- 1La CEDAW en ligne: http://www.un.org/womenwatch/daw/cedaw/text/fconvention.htm (consulté le 1er août 2011)
- 2La Convention en ligne : http://www.unodc.org/documents/treaties/UNTOC/Publications/TOC%20Convention/TOCebook-f.pdf et les pays signataires : http://treaties.un.org/doc/publication/mtdsg/volume%20ii/chapter%20xviii/xviii-12-a.fr.pdf (consulté le 27 juillet 2011)
- 3Pour voir la liste des pays signataires, de même que les déclarations et les réserves émises par certains États, consulter http://treaties.un.org/doc/publication/mtdsg/volume%20ii/chapter%20xviii/xviii-12-a.fr.pdf (consulté le 26 janvier 2012)
- 4Peut aussi se traduire par «La paix des femmes».
- 5Regeringskangsliet – Évaluation de l’interdiction de l’achat de services sexuels. 2010. Services du Gouvernement suédois, Ministère de la Justice. Traduction en français: Mme Florence Paillard pour l’Association «Mémoire traumatique et Victimologie».
- 6Des groupes féministes déplorent toutefois le manque de fonds attribué par l’état aux groupes communautaires pour desservir les besoins des personnes prostituées.
- 7http://www.womenlobby.org/spip.php?article1850&lang=en (consulté le 3 août 2012)
- 8Ministère de la justice du Canada. En ligne: http://www.justice.gc.ca/fra/sv-fs/tp/p3.html (consulté le 27 juillet 2011)
- 9Le 3 février 2009, Hrudey Youance, un homme de 23 ans, a été arrêté à la Station centrale d’autobus de Montréal. Il fait face à 17 chefs d’accusations, soit trois chefs de traite de personnes, 12 chefs de proxénétisme ainsi que deux chefs de voies de fait ayant causé des lésions corporelles. Selon un communiqué du SPVM, «La jeune victime était sous l’emprise de Hrudey Youance depuis deux ans. Elle a entre autres dansé dans plusieurs bars de la région de Montréal, ailleurs au Québec ainsi qu’en Ontario et devait remettre tout son argent au suspect. Ce dernier l’a battue à plusieurs reprises». Service de police de la Ville de Montréal (2009). Il semble que Hrudey Youance ait plaidé coupable pour ce qui concernait le proxénétisme et les voies de fait, mais que les chefs de traite aient été retirés de l’acte d’accusation. Il aurait reçu une sentence de 28 mois de prison.
- 10Site internet de la GRC (Centre national de coordination contre la traite de personnes): http://www.rcmp-grc.gc.ca/ht-tp/index-fra.htm. (consulté le 24 février 2012)
- 11Ce cas a fait l’objet d’une forte médiatisation en Ontario, voir Cherry, 2009.
- 12Stupéfiant dérivé de la cocaïne.
- 13Selon le ministère concerné, cette loi vise deux grands objectifs: «fermer la porte aux criminels et autres personnes qui voudraient abuser de la générosité et de l’ouverture de notre pays, et l’ouvrir plus grande aux réfugiés authentiques et aux immigrants dont le Canada a besoin» (CIC, juin 2001).
- 14L’article 118 de la LIPR concerne spécifiquement la traite des personnes et impose comme sanction une amende maximale de un million de dollars et une peine d’emprisonnement à perpétuité ou l’une de ces peines.
- 15«C-4 – contre les passeurs ou contre les réfugiés?», http://ccrweb.ca/fr/c4 (consulté le 2 août 2011)
- 16Le Sous-comité de l’examen des lois sur le racolage a été créé par le Comité permanent de la justice, des droits de la personne, de la sécurité publique et de la protection civile de la Chambre des Communes du Canada en novembre 2004. Son mandat était «d’examiner les lois sur le racolage afin d’améliorer la sécurité des travailleurs du sexe et de recommander des changements de nature à réduire l’exploitation et la violence dont les travailleurs du sexe sont victimes», selon un communiqué officiel: http://www.parl.gc.ca/HousePublications/Publication.aspx?DocId=1651482&Language=F&Mode=1&Parl=38&Ses=1. C’est dans ce cadre que le témoignage de l’Inspecteur Leclerc a été entendu, le mercredi 16 mars 2005. Verbatim. En ligne : http://www2.parl.gc.ca/HousePublications/Publication.aspx?DocId=1698760&Language=F&Mode=1 (consulté le 18 janvier 2009)
- 17Pour une synthèse plus détaillée des jugements en question et leur analyse, voir le récent du Conseil du statut de la femme sur la prostitution (CSF, 2012).
- 18En lien avec la question des visas pour danse exotique (voir notre section 3.4). Les informations transmises par une agente de RHDCC concernant l’embauche accrue de danseuses étrangères par l’Ontario au début des années 2000 − la plupart des demandes de visas provenait de cette province − vont dans le sens de cette analyse. L’agente associe la croissance des demandes ontariennes de ces visas à la baisse de l’offre de services du côté des Québécoises dans la suite du jugement de 1999. Selon elle, des Québécoises préféraient jusqu’alors pratiquer la danse en Ontario parce qu’il leur était encore possible d’échapper aux pressions des « contacts physiques » alors qu’au Québec ce n’était quasiment plus possible.
- 19M. Ménard a été membre du Sous-comité de l’examen des lois sur le racolage où il a mis en doute l’importance de la traite au Canada et son lien avec la prostitution. En ligne.
- 20Voir notamment les nombreux articles sur le site Sisyphe dans la rubrique: http://sisyphe.org/spip.php?rubrique147 (consulté le 1er novembre 2012)
- 21«Lettre ouverte au Conseil du statut de la femme – Le CSF tourne le dos à la sécurité des travailleuses du sexe », novembre 2010, http://www.chezstella.org/stella/?q=CSF-Himel (consulté le 1er août 2011)
- 22Voir l’article résumant l’intervention en Cour d’appel de l’Ontario de la Coalition féministe pancanadienne pour l’abolition de la prostitution et présentant la liste des organisations membres de la Coalition http://sisyphe.org/spip.php?article3917 (consulté le 1er août 2011)
- 23Voir la campagne «La traite des femmes ni ici, ni ailleurs» http://www.amnistie.ca/site/images/stories/section_agir/campagnes/traite/femmes/chap4.htm (consulté le 3 août 2012)