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Chapitre 3: L’homophobie en milieu de travail

Line Chamberland
Christelle Lebreton
Michaël Bernier
couverture
Article paru dans Stratégies des travailleuses lesbiennes face à la discrimination: contrer l’hétéronormativité des milieux de travail, sous la responsabilité de Line Chamberland, Christelle Lebreton et Michaël Bernier (2012)

Nous avons documenté l’homophobie en milieu de travail dans ses volets quantitatif et qualitatif. Dans ce chapitre, nous présenterons les données quantitatives, que nous avons choisi d’enrichir avec les données qualitatives. Dans le questionnaire, il était demandé aux répondantes d’estimer, dans leur emploi actuel, la fréquence d’une série d’attitudes et de comportements homophobes de gravité variable, allant des blagues offensantes jusqu’à l’agression physique. Nous faisons ici la distinction entre l’homophobie diffuse et l’homophobie directe, ainsi que les formes violentes d’homophobie (agression physique, verbale, harcèlement à caractère sexuel ou non, menaces, etc.).

3.1 L’homophobie diffuse

Au quotidien, l’homophobie se manifeste de façon diffuse, sous la forme de moqueries, de propos exprimant des préjugés et des stéréotypes concernant les personnes homosexuelles. Ces manifestations ont en commun d’exprimer un rejet symbolique de l’homosexualité et des lesbiennes. Pour le dire autrement, elles expriment une désapprobation, une prise de distance par rapport à cette réalité. Nous nous rapportons ici la fréquence à laquelle nos répondantes rapportent être confrontées 1) à des blagues péjoratives ou offensantes sur l’homosexualité; 2) à des propos reprenant des stéréotypes, des préjugés ou des commentaires négatifs envers les gais et les lesbiennes; enfin 3) à des imitations caricaturales ou des commentaires désobligeants sur l’habillement ou la gestuelle féminine-masculine. Une minorité de répondantes évoluent dans un milieu de travail exempt d’homophobie diffuse, comme en témoignent les principales données qui se dégagent de l’étude.

Pour les trois indicateurs, les résultats montrent que les propos sont moins fréquemment adressés à la répondante et plus souvent énoncés de façon impersonnelle, c’est-à-dire qu’ils visent les personnes homosexuelles en général. Ainsi, près du quart des répondantes rapportent entendre des blagues péjoratives ou offensantes sur l’homosexualité assez ou très souvent et 59% peu souvent. Près du quart entend également des propos contenant des stéréotypes, des préjugés ou des commentaires négatifs envers les gais et les lesbiennes assez et très souvent et 53% peu souvent. Enfin, deux répondantes sur dix rapportent être témoins assez et très souvent d’imitations caricaturales et de commentaires désobligeants sur l’habillement ou la gestuelle féminine et plus de quatre sur dix peu souvent.

Tableau 2

Fréquence de l’homophobie diffuse

Par les auteurices, 2012

Une petite minorité des répondantes rapportent être personnellement la cible de ces divers types de propos assez ou très souvent, mais elles sont plus nombreuses à avoir répondu peu souvent. En revanche, elles sont une majorité à avoir été exposées occasionnellement ou plus fréquemment à des propos dénigrants relatifs à l’homosexualité, ainsi que les données présentées dans le tableau 2 le montrent.

Les analyses qualitatives montrent de plus que l’homophobie diffuse présente trois particularités: elle s’exprime de manière atténuée ou allusive; elle est souvent indirecte; enfin, elle varie en intensité selon les milieux de travail.

L’homophobie diffuse s’exprime souvent de manière atténuée ou allusive

Il s’agit fréquemment d’un commentaire émis en passant, d’un terme péjoratif transposé hors contexte (par exemple, parler d’une journée de tapette, au lieu d’une courte journée de travail). L’humour est un des modes privilégiés de ce type d’homophobie.

L’année passée, quand je suis partie pour me marier, en congé de mariage, elle a dit: «Bon voyage les filles! Et payez-vous en une bonne, une dure.» Je ne l’ai même pas regardée parce que je me suis dit: «Elle est donc bien épaisse celle-là.» Je m’en vais en voyage de noces puis… Je ne le sais pas ce qu’elle voulait dire. (Madeleine, 53 ans, préposée aux bénéficiaires)

Selon les personnes interviewées, le caractère préjudiciable des blagues dépend du contexte particulier, de leur auteur, du ton, etc. Cependant, souvent, l’humour véhicule des préjugés hétérosexistes. Ainsi, Michèle (47 ans, employée à l’entretien) rapporte que ce sont toujours les trois mêmes collègues masculins qui lui font des commentaires récurrents, sur le ton de la plaisanterie: «Ça tourne à l’entour de: “tu manges la même chose que nous autres” ou “c’est qui qui porte la graine en caoutchouc?”»

En outre, l’humour peut fonctionner de manière insidieuse puisqu’il désamorce la réplique et piège ceux et celles qui voudraient s’insurger contre le caractère outrageux d’une farce, comme l’explique Hélène, une travailleuse dans un secteur traditionnellement masculin: «Ils disent: “Ben voyons! C’est une joke! Tu n’as pas le sens de l’humour!” Tu n’as jamais le sens de l’humour quand tu essaies de te faire respecter.» Certaines travailleuses utilisent elles-mêmes l’humour pour faciliter leur acceptation par l’entourage de travail, quitte à reprendre à leur compte certains préjugés, tandis que d’autres s’en servent pour déconstruire les stéréotypes.

L’homophobie diffuse est souvent indirecte

L’homophobie diffuse cible de préférence l’homosexualité ou les personnes homosexuelles en général. Conséquemment, les lesbiennes que nous avons interrogées n’en sont pas toujours les victimes directes, mais le plus souvent les témoins. Plusieurs éléments portent à croire que les collègues de travail ont tendance à exercer leur propre censure sur les propos homophobes en présence de gais et lesbiennes dont l’orientation sexuelle est connue. De même, on établira une distinction entre la lesbienne à qui l’on s’adresse –qui constituerait l’exception– et les autres à qui l’on attribue des traits dévalorisants, procédé que l’on retrouve également du côté des pratiques sexistes.

L’intensité de l’homophobie diffuse varie selon les milieux de travail

L’intensité de l’homophobie diffuse varie selon les milieux de travail

Une minorité importante de répondantes ne rapporte aucun incident de ce genre et plusieurs considèrent qu’ils se produisent peu souvent. Cependant, environ 20 % des répondantes évaluent leur fréquence à assez ou très souvent, selon la manifestation considérée. De plus, seulement un peu plus du tiers des répondantes rapportent n’avoir jamais été témoins de ces comportements adressés à une personne homosexuelle dans leur milieu de travail. Les entrevues permettent de nuancer ces chiffres: aucun environnement de travail ne semble totalement exempt de ce type d’homophobie; cependant, dans la grande majorité des cas, elle demeurerait occasionnelle et serait le fait d’une minorité de personnes dans l’entourage de travail.

En raison de son caractère diffus, ce type d’homophobie peut paraître anodin, banal, sans conséquence; c’est d’ailleurs ce que revendiquent ceux et celles qui la pratiquent. Prises une à une, ses manifestations ont une portée que leurs auteurs minimisent: «Y a rien là!». Cependant, elles traduisent et réitèrent à leur tour des représentations hétérosexistes qui présentent un reflet déformant de l’homosexualité tout en occultant des aspects de la vie des gais et des lesbiennes. De manière subtile ou insidieuse, elles véhiculent des messages qui peuvent blesser et humilier celle qui les entend, peu importe que ces propos lui soient adressés directement ou non, et ce, encore plus lorsqu’ils sont répétitifs.

À un moment donné, il y en a une, je savais que son frère était gai et elle me contait des histoires sur les tapettes, dans ce temps-là ce sont des tapettes, ce ne sont pas des gais. Ça faisait une couple d’histoires qu’elle contait et je trouvais qu’elles s’en venaient salées pas mal. Alors je lui ai dit: «[Prénom du frère], comment est-ce qu’il va?». C’était son frère gai. Elle a arrêté de conter des histoires, je ne sais pas pourquoi! [rires] (Sybile, 40 ans, agente de sécurité)

Enfin, ces manifestations d’homophobie exercent une pression constante sur les lesbiennes: face aux images stéréotypées et dégradantes qu’on leur renvoie d’elles-mêmes et de l’homosexualité, elles se retrouvent sur la défensive. Elles doivent constamment anticiper les réactions de leur entourage et s’ajuster afin de projeter une image positive et préserver leur crédibilité personnelle et professionnelle.

3.2 L’homophobie directe

Sous ce vocable, nous avons regroupé les comportements et propos qui ciblent des travailleuses lesbiennes et nuisent à leur capacité de s’intégrer dans l’environnement de travail et d’exercer leurs fonctions professionnelles. Le tableau qui suit présente le détail des résultats. De façon générale, les données indiquent que les répondantes sont une minorité à être la cible de ces différents comportements de façon fréquente, mais elles sont nettement plus nombreuses à l’être occasionnellement. Outre le fait d’étiqueter une personne ou d’insister exagérément sur le fait de son orientation sexuelle, d’autres comportements peuvent être considérés comme de l’homophobie directe : rejeter une personne connue comme homosexuelle ou soupçonnée de l’être, ou prendre ses distances vis-à-vis d’elle; refuser de collaborer avec elle ou faire entrave à son travail; mettre en doute ses compétences ou sa réputation professionnelle; dévoiler son orientation sexuelle sans son consentement ou menacer de le faire pour lui nuire.

Concernant les quatre premiers indicateurs (étiquetage, attitude distante, collaboration réduite et mise en doute des compétences), entre 1 et 2% des répondantes ont rapporté y être exposées très souvent, entre 3 et 5% assez souvent. Elles sont cependant nettement plus nombreuses à rapporter les subir de façon occasionnelle, c’est-à-dire qu’autour de 15% subissent de l’étiquetage, une collaboration réduite ou une mise en doute de leurs compétences professionnelles et près de 3 répondantes sur dix expérimentent occasionnellement une mise à distance ou un changement de comportement de la part d’un collègue.

Les données indiquent de plus que les répondantes sont plus souvent témoins de l’étiquetage ou d’une mise à distance, voire d’un rejet d’un ou une collègue homosexuelle qu’elles n’en sont la cible. Concernant le dévoilement de leur orientation sexuelle (outing) de façon à leur nuire, ou la menace de celui-ci, elles sont 6,1% à rapporter être confrontées à ce comportement très souvent et 6,9% peu souvent. Près de 8% rapportent être assez souvent témoins de tels comportements à l’encontre de collègues homosexuels et homosexuelles et près de 2% le seraient très souvent.

Tableau 3

Fréquence de l’homophobie directe

Par les auteurices, 2012

Les données qualitatives permettent d’illustrer et de comprendre comment ces divers comportements se manifestent, notamment en montrant les multiples formes que prend l’homophobie distillée quotidiennement en milieu de travail. Par exemple, l’étiquetage d’une personne en tant que lesbienne renvoie au fait qu’elle n’est pas perçue autrement qu’à travers ce prisme, que cette caractéristique oblitère toute autre et est au centre des interactions avec elle, en étant soulignée constamment ou avec insistance.

L’année passée, ils ont fait un party de Noël et j’y suis allée. Tout le monde le sait que je suis lesbienne. Mais ce n’est pas obligé de devenir un amusement public. Tout de même, j’ai une certaine fierté. Il y avait quelqu’un qui faisait une remise de cadeaux. Quand c’est venu à mon tour… Ah cimonac de câline! « Francine, qu’on aime bien, notre lesbienne préférée… » Et là, il [l’animateur de la soirée] part! En plein dans le micro. Là, on est dans une salle qui est publique. C’est sûr que je peux passer par-dessus ça, mais tout de même, ça pogne au cœur. Tu te sens vraiment regardée à cause de ça. Et il n’a pas arrêté. Il en mettait vraiment plus qu’à la demande : « Oui, on l’aime. Si jamais vous la voyez à la parade gaie, n’oubliez pas de l’applaudir. » Il en a mis. […] Le lendemain, mon patron m’a feelée [sentie], il a vu que ça n’avait pas de bon sens, il est venu me voir et a dit : « Mais si tout le monde le savait que tu étais lesbienne, ce n’était pas bien grave. » (Francine, 47 ans, gérante dans le secteur de l’alimentation)

Devant la présence connue de lesbiennes, certains collègues font preuve d’une curiosité compréhensible ou bien intentionnée. Cependant, celle-ci devient parfois excessive, malsaine et outrepasse les bornes du respect de la vie privée, par exemple lorsque l’interlocuteur multiplie les questions sur la vie conjugale, voire sur les pratiques sexuelles.

Justement, c’est elle qui me posait toujours des questions avant que je le dise officiellement. Elle voulait le savoir. Elle en avait entendu parler. Tu sais comment c’est. Et elle me posait des questions. Et je lui disais que ce n’était pas de ses affaires. «Avec qui tu t’en vas en voyage? // –Ce n’est pas de tes affaires.» (Solange, 41 ans, agente de recherche dans l’administration publique)

Une autre variante d’homophobie directe consiste à adresser à une lesbienne des questions biaisées concernant, par exemple, les parades de la fierté LGBT, l’extravagance des «grandes folles», les revendications soi-disant exagérées comme le droit au mariage ou celui de devenir parent. Plutôt que d’entamer un réel dialogue, l’interlocuteur formule des questions pièges qui coincent la personne qui répond: cette dernière a le choix entre justifier des comportements présentés à priori comme excessifs ou déplacés, ou se dissocier de son groupe d’appartenance –celui des gais et lesbiennes– pour éviter qu’on la juge négativement.

Autre type d’homophobie directe, les rumeurs concernant la réputation personnelle et professionnelle ont pour effet d’affaiblir la crédibilité de la personne dans le milieu de travail et de l’isoler insidieusement de ses collègues.

Mon ancien contremaître de soir quand j’ai été présidente syndicale, il s’est mis à parler en mal de moi à tout le monde, à dire que je n’étais pas correcte. Je ne sais pas au juste ce qui a été dit parce que ça ne m’a pas été répété au complet. Mais il disait aux gens de ne pas me faire confiance, que j’étais fuckée, que j’étais une lesbienne. Bref, il a sali ma réputation à toute l’équipe de soir que je ne connaissais presque plus parce qu’il y a beaucoup de rotation. (Marie-Claire, 41 ans, ouvrière en menuiserie)

Catherine, 27 ans, aujourd’hui travailleuse de rue, a vécu une expérience de discrimination directe qui s’apparente à l’entrave à l’exercice des fonctions professionnelles: alors qu’elle était intervenante sur appel auprès d’adolescentes en difficulté, elle n’a plus été rappelée lorsque ses supérieures ont su qu’elle était lesbienne, la direction de l’établissement craignant que les adolescentes du centre n’utilisent son orientation sexuelle pour porter de fausses accusations de harcèlement sexuel et ne voulant pas avoir à gérer une telle situation. Dans le même ordre d’idée, une participante rapporte qu’une lettre anonyme a été adressée à son employeur:

[lecture de la lettre apportée par la participante:] Je vous écris pour vous dire qu’une de vos employées a un comportement qui n’est pas digne d’une agente de sécurité: cette madame apporte chez elle des jeunes filles mineures et comme je suis un père de famille et j’ai des jeunes filles, je ne veux pas que mes filles soient en présence ou que mes filles soient attirées par les filles. Cette madame est aux femmes et sa présence me met hors de moi. Je vous demande de faire quelque chose sinon moi je vais faire quelque chose que vous n’aimerez sûrement pas. Ce ne sont pas des menaces. [signé] Un père de famille. (Sibyle, 40 ans, agente de sécurité, nous soulignons)

Les attitudes distantes se caractérisent souvent par le recours au non-dit; comme il n’y a pas d’attaque ouverte, la source du malaise peut être difficile à trouver. De plus, le dialogue étant rompu, l’initiative de résoudre la situation repose sur les épaules de la travailleuse qui est rejetée.

J’avais un collègue qui est parti à la retraite, récemment. Il était super misogyne, super homophobe, super tout. […] Quand il a pris sa retraite, pas longtemps avant, on avait un party, on a pris un verre et tout ça. À un moment donné, je lui dis… On jasait de je ne sais pas trop quoi et j’ai dit: «De toute façon, tu dois le savoir, je suis gaie.» Il m’a dit: «Oui.» En voulant dire: «Crisse-moi patience.» (Nicole, 46 ans, professeure d’université)

3.3 L’homophobie violente

Cette catégorie regroupe les gestes et conduites exprimant de l’agressivité (verbale, sexuelle, physique) envers une personne homosexuelle. Bien que toute conduite homophobe comporte un certain degré de violence psychologique, les comportements dont la fréquence a été mesurée ont en commun une dimension agressive explicite et flagrante. Ces comportements incluent: insultes, propos ou graffitis injurieux; propos, gestes ou images obscènes; vandalisme contre les outils ou le lieu de travail; harcèlement et avances hétérosexuelles non désirées; intimidation, menace ou agression à caractère sexuel ou non.

Les résultats montrent qu’une faible minorité de répondantes rapportent avoir subi de tels comportements. Elles sont cependant plus nombreuses à rapporter avoir été témoins ou avoir entendu parler de tels comportements à l’encontre d’un ou une collègue homosexuelle. Près de 6% des répondantes ont cependant subi des insultes, des propos ou des graffitis haineux les ciblant et 9% ont rapporté s’être vues adresser des propos, des gestes ou images obscènes (à caractère sexuel), le plus souvent de façon occasionnelle. Plus de deux répondantes sur 10 ont été témoins de ces mêmes comportements à l’encontre de collègues homosexuels ou homosexuelles.

Tableau 4

Fréquence de l’homophobie violente 1

Par les auteurices, 2012

Les mesures sont différentes dans les deux tableaux. Dans le tableau ci-dessous, la gravité des discriminations est telle qu’une seule occurrence est de nature à engendrer des impacts très négatifs sur la personne.

Figure 5

Fréquence de l’homophobie violente 2

Par les auteurices, 2012

Voici quelques exemples tirés des entretiens:

Je travaillais à ce moment-là dans un département de viande. Oh boy! Ça mal viré. Ça a vraiment mal viré. On était rendu couteau à couteau. J’en avais un qui était tellement frustré! Lui, aussitôt qu’il a su que j’étais lesbienne, il ne me lâchait pas. J’avais beau être amie avec tout le monde, j’avais beau avoir les compétences, il ne me lâchait pas. À chaque fois qu’il passait à côté de moi, il me faisait une remarque: «Aye! Ta blonde est cute. Moi, je la sauterais.» (Francine, 47 ans, gérante dans le secteur de l’alimentation)

L’infirmière cheffe […] sort de son bureau, elle arrive en avant. Elle venait de rencontrer une infirmière dans son bureau… je n’ai jamais su qui c’était parce que moi, je travaillais de soir. Alors je me le suis fait raconter par une fille qui était là et qui était mal dans sa peau en écoutant ça. Elle est sortie du bureau et elle a dit: «Elle, cette espèce de grosse chienne de lesbienne, elle ne restera pas sur mon département.» (Jeannine, 61 ans, infirmière)

Les travailleuses décrivent également des gestes isolés, venant de clients ou clientes insatisfaits ou frustrés, qui trouvent ce prétexte pour exprimer leur irritation.

Une fois, il y a un père qui était en retard le soir. En plus, ses chèques rebondissaient. Une fois, j’ai dit: «C’est assez!» C’était l’application des règles. Il s’est mis à pogner les nerfs. Il m’a traité de «câlisse de butch». (Pauline, 56 ans, directrice d’un centre de la petite enfance)

Une lettre, à Montréal. Alors, je me suis toujours demandé si c’était une étudiante. C’était en anglais. C’était bizarre. C’était: «See you in september, maudite lesbienne» ou quelque chose du genre. Je l’ai gardée. Je n’ai jamais été capable de voir d’où ça venait. J’ai reçu ça par la poste, chez nous. Mes étudiants n’ont pas nécessairement mon adresse. Mais… «On va se revoir en septembre». (Marie, 38 ans, enseignante au collégial).

Certains de ces comportements comportant un degré de gravité élevé, une seule occurrence est susceptible d’avoir des impacts négatifs importants sur la santé psychologique des répondantes et sur leur sentiment de sécurité au travail. Les données indiquent que les répondantes confrontées à ce type de violence au moins une fois en milieu de travail ne sont pas rares. Ainsi, 15,4% des répondantes rapportent avoir subi de l’intimidation ou des menaces à caractère non sexuel, dont la majorité à plus d’une reprise. Elles sont 7,4% à avoir subi une agression ou une atteinte à leur intégrité physique une fois ou plus d’une fois.

Une partie non négligeable des répondantes rapportent avoir subi du harcèlement sexuel ou des avances hétérosexuelles non désirées (15,7% rapportent en avoir subi plus d’une fois et 9,4% une seule fois). Comme nous le verrons plus loin lors de la présentation des résultats qualitatifs, la composition du milieu de travail est reliée à la fréquence des expériences de harcèlement sexuel ou de sollicitation sexuelle non désirée. Ces comportements étant le plus souvent le fait des hommes, ils sont plus fréquents en milieu de travail majoritairement masculin. Il s’agit ici d’une forme de lesbophobie, qu’on peut mettre en lien avec l’érotisation des lesbiennes, notamment dans la pornographie hétérosexuelle.

Ça, c’est continuel. Avec un de mes patrons en particulier, tu n’es pas capable de lui parler pendant dix minutes de temps sans que ça vire à ça. C’est toujours un côté sexuel: «Tu devrais essayer, tu devrais, etc.» Ou encore, «Touche-moi!». C’est fatigant. La plupart du temps, il faut que tu l’embarques sur l’humour pour avoir la paix. Si tu ne réponds pas avec humour, il y a une contre-attaque qui se fait. (Francine, 47 ans, gérante dans le secteur de l’alimentation)

Il s’agit là de gestes graves, qu’ils soient ou non répétés comme dans le cas du harcèlement, qui portent atteinte à la dignité, à l’intégrité physique et psychologique de la personne et qui sont prohibés par la Charte des droits de la personne du Québec ou par d’autres dispositions légales.

3.4 Les conséquences de la discrimination en milieu de travail

Les effets de ces diverses formes de discrimination sur les répondantes ont été évalués dans le questionnaire. Elles sont ainsi plus du tiers à éprouver un sentiment d’inconfort ou de malaise vis-à-vis de l’environnement de travail (34,9%), 21,5% rapportent vivre de l’isolement et 13,1% rapportent avoir de mauvaises relations interpersonnelles dans leur milieu de travail. Sur le plan psychologique, plus d’une répondante sur 10 (11,3%) éprouve une perte de confiance en soi et 5,5% une perte d’intérêt pour son emploi.

Tableau 6

Effets de la discrimination en milieu de travail

Par les auteurices, 2012

Les chapitres suivants offrent de nombreux exemples des formes quotidiennes de discrimination subies par certaines répondantes et illustrent les impacts sur la qualité de vie au travail. Les stratégies d’adaptation sont en effet reliées, plus ou moins fortement selon les répondantes, aux expériences passées, qu’elles aient été vécues par les répondantes ou qu’elles en aient été témoins.

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