Article IREF

Chapitre 2. Repères théoriques

Sandrine Ricci
Lyne Kurtzman
Marie-Andrée Roy
couverture
Article paru dans La traite des femmes pour l’exploitation sexuelle commerciale: entre le déni et l’invisibilité, sous la responsabilité de Sandrine Ricci, Lyne Kurtzman et Marie-Andrée Roy (2012)

Voici quelques repères pour penser la traite prostitutionnelle. Deux principales pistes conceptuelles guident notre réflexion critique: le patriarcat et le capitalisme néolibéral. Dans un premier temps, nous esquissons les contours du nouvel ordre patriarcal qui prend place dans nos sociétés. Nous proposons quelques pistes de réflexion sur la difficile question du consentement et sur le mode de reproduction du sexage. Dans un deuxième temps, nous présentons quelques caractéristiques du capitalisme néolibéral en contexte de mondialisation des marchés et examinons ses liens avec le développement de l’industrie du sexe et de la traite. Enfin, nous présentons les logiques politiques à l’œuvre dans les deux principales postures sur la prostitution inscrites pour l’une, dans le courant abolitionniste, et, pour l’autre, dans le courant réglementariste. Nous terminons ce chapitre avec quelques éléments à retenir.

 

2.1 Le nouvel ordre patriarcal

La traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle existe et se développe dans des sociétés de type patriarcal dans lesquelles se re/produisent des rapports de domination entre les hommes et les femmes. Ce système induit une construction normative et hiérarchisée des sexes et des genres masculins et féminins et montre une grande capacité d’adaptation, au gré des changements sociaux.

Au cours des cinquante dernières années, la condition des femmes a connu des transformations importantes grâce aux luttes féministes et ce, particulièrement dans les pays occidentaux: reconnaissance juridique du droit à l’égalité, avènement de la contraception et d’un plus grand accès à l’avortement, participation massive des femmes au marché du travail, accès à l’éducation postsecondaire, etc. De telles avancées ont permis une importante évolution des rapports sociaux de sexe, mais elles ne sauraient faire oublier le chemin qui reste à parcourir pour parvenir à la pleine égalité de fait: double et triple tâches, violence, pauvreté, exploitation sexuelle, pour ne nommer que ces enjeux, demeurent le lot d’une part importante des femmes. Bref, au Québec comme ailleurs, le patriarcat fait preuve de résilience; il se transforme pour mieux exercer sa domination et préserver son pouvoir. Nous discernons deux mouvements dans cette transformation de l’ordre patriarcal, l’un traditionnel, l’autre nouveau. Le premier, l’ordre patriarcal traditionnel, demeure toujours en place, même s’il a connu une certaine érosion. Le second se déploie progressivement, notamment pour préserver les acquis du premier.

Dans l’ordre patriarcal traditionnel, la différence entre les sexes impose des modèles normatifs de femmes mutuellement exclusifs: d’une part, des femmes épouses et mères et, d’autre part, des femmes prostituées, catégories qui ont chacune un rapport spécifique avec le groupe des hommes. Aux femmes épouses et mères est dévolue la responsabilité d’assurer la reproduction de la force de travail des hommes et de «faire leur devoir» pour la reproduction biologique de la famille. Aux femmes prostituées, particulièrement parce qu’elles sont issues des classes sociales défavorisées ou considérées inférieures, il revient de veiller au «confort sexuel» de tous les hommes qui en font la requête, toutes classes sociales confondues. Les hommes n’ont qu’à naviguer entre le foyer et le bordel pour combler tous leurs fantasmes.

1.2.1 Cumul des rôles féminins (mère, épouse, prostituée)

Le nouvel ordre patriarcal impose toujours ces rôles et modèles normatifs, mais les femmes doivent désormais les cumuler. Composant avec les nouveaux droits des femmes (droit au travail et à l’autonomie économique, droit à la «liberté sexuelle», etc.) et dévoyant une partie de ceux-ci pour servir les intérêts masculins, le patriarcat appelle les femmes à être à la fois de bonnes épouses, de bonnes mères, de bonnes travailleuses et de bonnes amantes avec leur conjoint (Lévy, 2006).

Il nous faut afficher le «glamour» des stripteaseuses, l’assurance des danseuses de cabaret, le pouvoir sexuel des stars du XXX dans la négociation avec les hommes. Il nous faut acheter leurs produits dérivés pour avoir une sexualité libérée, accepter les codes de la pornographie pour «assumer» «notre» sexualité ou «notre» féminité. Les articles sur les techniques de «l’effeuillage» ou la danse-poteau (Pole dance) se multiplient. Selon les journaux1 L’auteure analyse notamment des discours sur la sexualité féminine produits par des magazines féminins français et publiés sur leurs sites Web., ils doivent devenir un appoint érotique pour les femmes «libérées». Or ces pratiques sont issues du système prostitutionnel, et les hommes les consomment dans ce cadre. Mais ils ne nous sont pas présentés sous leur aspect de service sexuel, seulement sous le masque de l’épanouissement personnel et du cadeau amoureux (Ferrand, 2010: 8).

Les impacts de cette tendance se ressentent évidemment dans la sphère privée, alors que des conduites sexuelles –parfois extrêmes– jusqu’alors réservées à la porno s’observent dans le quotidien de «Monsieur et Madame tout le monde». En ce sens, elle présente des accointances fortes avec le phénomène de pornographisation de l’espace public (ce que Ariel Levy [2005] qualifie de raunch culture), qui caractérise l’utilisation d’images et de codes inspirés par la pornographie dans divers médias.

La dernière vogue en matière d’aérobie se décline autour d’un poteau de danseuse, les stars du cinéma XXX ont droit à des entrevues télévisées à heure de grande écoute, sans oublier les publicités et les reportages de mode qui présentent des mannequins aux frontières de l’extase pour un oui ou pour un non. Les femmes noires, prisonnières de représentations ancestrales animalisantes, semblent encore davantage hypersexualisées et objectivées, comme en témoigne la majorité des vidéoclips diffusés en boucle sur les chaînes spécialisées, soulignant ainsi ce que les chanteurs débitent ouvertement à grand renfort de stéréotypes misogynes (Ricci, 2007).

Face à un tel étalage –et comme le montrent bien les discours et les expériences des jeunes femmes que nous avons analysés– il nous apparaît également crucial de penser concomitamment la contrainte à l’hétérosexualité (Rich, 1981) et la sexualisation précoce des filles (Bouchard et al., 2005), parce qu’il faut bien un dressage précoce pour qu’un maximum de femmes:

  • intériorisent que l’amour de type «romance hétérosexuelle» constitue l’idéal à atteindre, «la grande aventure du féminin» (Chetcuti, 2012);
  • acquiescent à l’idée que les hommes et leur libido présentée comme irrépressible ont le droit à ce que les femmes soient constamment disponibles pour les séduire et les satisfaire sexuellement;
  • assimilent l’idée que le mode d’être-femme passe par l’objectivation et la soumission sexuelle;
  • acceptent au plus vite cette culture où le sexe est omniprésent, à grands renforts de stéréotypes sexistes.

Comme la prostitution, la pornographisation de l’espace public concourt non seulement à la banalisation d’une vision des femmes comme objets sexuels, mais à sa légitimation et à son imprégnation sociale (Poulin et Laprade, 2006; Levy, 2005; Conseil du statut de la femme, 2008).

Le champ du domestique se trouve particulièrement traversé de tensions et de contradictions. S’y s’affrontent, des discours et des pratiques qui tendent, d’une part, vers l’égalité entre les sexes et, d’autre part, vers le maintien des privilèges masculins, la hiérarchie entre les sexes et la division sexuelle du travail. Le nouvel ordre patriarcal, qui n’est plus parfaitement déployé2 On observe un effritement de l’ordre patriarcal dans l’espace domestique notamment grâce à l’égalité juridique des conjoints, une approche libérale de la contraception et de l’avortement, l’autonomie économique d’un nombre croissant de femmes et le partage partiel des tâches domestiques. dans la sphère domestique, contribue à maintenir en place une classe de femmes spécialisées, les «prostituées», dont l’exploitation −à l’aune des principes néolibéraux− permet de garantir à l’ensemble des hommes des relations sexuelles tarifées multiples et variées. L’exigence d’une disponibilité quasi infinie de ces «services sexuels» en vertu d’un présumé «droit au sexe» des hommes constitue même un mode renouvelé d’affirmation du patriarcat dans nos sociétés actuelles. Ce «droit» se traduit par des pressions constantes sur l’ensemble des femmes. À grands renforts de représentations pornographiques, on les exhorte à une pseudo libération sexuelle. Or, le corps et la sexualité appropriés des femmes les conduisent à être considérées −et souvent à se considérer elles-mêmes− comme des objets sexuels au service des hommes, tant ces derniers sont les sujets de la sexualité.

Ainsi, l’affirmation du pouvoir du groupe des hommes sur le groupe des femmes passe, entre autres, par le droit de ceux-ci de développer une industrie du sexe (pornographie, prostitution, tourisme sexuel, etc.) qui assure à l’ensemble des hommes tous les «services sexuels» désirés. Ce droit implique donc de recruter une classe de femmes à cet effet et, fait récent, de promouvoir et de faire reconnaître la légitimité sociale de cette industrie qui les exploite. S’adossant aux rapports de sociaux de classe ou de «race», la reproduction du patriarcat, effective à travers l’exploitation sexuelle, suppose de maintenir et de consolider des fonctions et des rôles féminins et masculins stéréotypés et sexistes.

La hiérarchisation entre les sexes étant construite socialement, elle ne peut être maintenue que dans la mesure où les personnes qui se retrouvent au sommet de la hiérarchie détiennent les outils matériels et idéologiques pour la préserver. Les outils matériels de ce contrôle social passent par la violence, les lois et règlements, les interventions judiciaires, etc. Les outils idéologiques impliquent la capacité de faire croire à celles qui se retrouvent à la base, en la légitimité (naturalité et «inévitabilité») de leur position de dominées et même que, de cette position, elles dominent en fait la situation. L’un des outils idéologiques servant à maintenir de tels rapports de domination entre les sexes consiste en l’exploitation du sentiment amoureux chez les femmes.

2.1.2 Exploitation du sentiment amoureux

En régime patriarcal, où prévalent la domination masculine, la hiérarchisation des sexes et la contrainte à l’hétérosexualité (Rich, 1981), s’élabore un genre féminin en quête de reconnaissance identitaire. Cette reconnaissance passe par le regard masculin, tandis que dans des rapports égalitaires, cette reconnaissance se vivrait dans la mutualité. Construit dans l’oppression et la subordination, le «je» féminin ne trouve pas sa valeur et sa raison d’être en lui-même, mais dans le regard de l’homme et particulièrement dans le regard de l’homme qui se dit amoureux.

Sur un plan historique, une configuration importante de la relation amoureuse est l’amour chevaleresque ou courtois, qui met ni plus ni moins en scène l’homme chasseur et la femme proie. De nos jours, les romans à l’eau de rose de type Harlequin, les comédies romantiques hollywoodiennes, les magazines dits féminins et autres véhiculent à grande échelle cette mystique de l’amour; les femmes et les filles constituant le principal public récepteur des discours et des images entourant l’amour. Être objet d’amour fait naître le sujet femme, sujet particulièrement vulnérable dans ce contexte, qui dépend de l’amour d’un homme ou, plus précisément, de la croyance en l’amour d’un homme pour exister. De là découlent des agirs de femmes prêtes à tout faire et tout accepter «par amour». Simone de Beauvoir et bien d’autres féministes à sa suite ont dénoncé cette vision de l’amour qui implique un rapport fusionnel, ainsi que, à divers degrés, la renonciation à son individualité, à ses droits, l’abnégation, la servitude et la dépendance.

Avec son concept de «conscience dominée», l’anthropologue Nicole-Claude Mathieu (1985) a établi que la situation objective de dépendance aux hommes des femmes se traduit par l’envahissement du conscient et de l’inconscient de ces dernières, ainsi que l’envahissement de leur corps. Sur le plan de l’identité et à un niveau plus psychologique, l’intériorisation de l’image dévalorisée que nous renvoie la société ou un groupe dominant constitue une réaction très nocive. Parce que les femmes ont appris à ne se percevoir que dans le regard des hommes, elles tendent à s’appliquer les jugements négatifs que les hommes (en tant que groupe dominant et non en tant qu’individus) leur appliquent: leur socialisation les dispose au dénigrement de soi, à l’autocensure, au renoncement. Elles ont intériorisé leur infériorité et la transmettent à leur tour aux enfants en tant qu’agentes de socialisation. Ainsi, l’identité se construit dans l’effacement, la soumission, sinon une culpabilité ou une honte de l’être qu’on est, en l’occurrence une femme, dans la société patriarcale3 Dans le même ordre d’idées, l’une des nombreuses conséquences de la colonisation et du racisme, deuxphénomènes qui vont de pair, est que le groupe colonisé ou racisé finit par intérioriser les stéréotypes raciaux..

Présenté comme une panacée à tous les problèmes des femmes en même temps que leur «domaine» par excellence, l’amour ou plutôt l’exploitation de ce sentiment amoureux des femmes, n’en reste pas moins un élément fondationnel du système patriarcal (Noizet, 1996). Examinons maintenant le consentement comme autre outil idéologique de domination.

 

2.2 La notion de consentement comme outil idéologique de domination4 Remerciements à Isabelle Courcy, adjointe de recherche à l’IREF, pour sa collaboration dans le cadre d’un séminaire de l’ARIR sur la notion de consentement et qui a rédigé une bonne partie de cette section.

L’idée du consentement est cruciale dans l’échafaudage idéologique patriarcal et doit être appréhendée comme l’une des formes mentales (intellectuelle, psychologique, affective…) de l’appropriation des femmes (Guillaumin, 1992). Elle suggère que les personnes dominées consentent elles-mêmes à leur domination (Mathieu, 1985). Le cas précis du consentement à la prostitution soulève la question du consentement à sa propre exploitation, ainsi que celle du rapport entre liberté sexuelle et droit au travail. Bien que porteuses de cadres théoriques et d’argumentaires différents, des auteures comme Nicole-Claude Mathieu (1985), Geneviève Fraisse (2007) et Michela Marzano (2006) en viennent à la conclusion que le consentement ne peut se suffire à lui-même comme principe justificateur de l’acte prostitutionnel.

Dans l’ordre patriarcal traditionnel, le consentement est articulé à la nature des femmes: elles sont faites pour «servir» les hommes que ce soit comme mère, comme épouse ou prostituée (telle serait leur joie et la voie de leur accomplissement). En cas de résistance, la violence est là pour assurer leur soumission, mais, comme nous l’avons évoqué précédemment, la représentation qu’ont les femmes d’elles-mêmes (inculquée de longue date, faite de dépendance, de fragilité et du sentiment d’incomplétude si elles vivent sans homme) suffit habituellement pour assurer ce qu’on appelle leur consentement. Or, comme le souligne Mathieu (1985: 232) «Pour pouvoir dire d’un sujet dominé qu’il consent à la domination, encore faudrait-il que ce sujet se soit déjà révélé à lui-même comme sujet dans ce rapport de domination, donc qu’il ait identifié ce rapport et ait procédé à une reconnaissance de lui-même».

La notion de consentement est souvent invoquée en faveur d’un libre exercice, du moins d’une réglementation plus souple, de la prostitution. Brièvement, cet argumentaire pose la prostitution comme une activité socialement acceptable dans la mesure où elle est effectuée «entre adultes consentants». Une distinction artificielle est ainsi établie entre prostitution «libre», d’une part, et, prostitution «forcée» d’autre part. Dans la première, la personne s’exécuterait de son plein gré et considèrerait ce qu’elle fait comme un travail. À l’inverse, dans le cas de la prostitution dite «forcée», la personne ne consentirait pas aux rapports sexuels. Que l’on opte pour l’une ou l’autre posture, plusieurs questions fondamentales émergent du débat sur la «prostitution/travail du sexe» et font en sorte qu’il semble difficile de parvenir, au niveau collectif, à un consensus ou, au niveau individuel, à une prise de position franche. Or, peut-on réellement penser cette idée de consentement sans s’interroger sur les contraintes qui peuvent parfois pousser les individus à «consentir» à quelque chose, en dépit de leurs convictions et de leurs croyances personnelles? Comment éviter l’écueil d’une analyse naïve voulant que le consentement révèle la pleine volonté de l’individu ou celui d’une analyse totalisante et déterministe du sujet consentant? Comment ne pas tomber dans une morale paternaliste qui dicterait aux individus leurs actes? Enfin, quel doit être le degré de spécificité du consentement pour qu’il s’agisse réellement de l’expression d’une volonté? (Marzano, 2006: 8-9).

Accepter la prostitution d’une personne sous prétexte que «c’est son choix» ou «qu’elle est consentante» serait faire comme s’il y avait réciprocité et égalité des individus engagés dans l’échange. Dans cette optique, la reconnaissance du choix individuel primerait sur la dissymétrie sexuelle. Façon de dire, comme le dénonce Fraisse (2007: 57-58), que le principe de liberté l’emporterait sur celui d’égalité. Or,

Chacun […] s’arrange comme il peut, en bricolant avec les cicatrices plus ou moins marquées de son passé les souvenirs plus ou moins refoulés de son enfance, et les modèles plus ou moins normatifs que l’État, la religion, les parents ou les proches lui ont légués. […] [C’]est une chose de prendre au sérieux la parole de «je», c’en est une autre de croire que son consentement suffit à légitimer toute sorte de conduite, sans se rendre compte que, parfois, le sujet vit ses choix comme une source de souffrance. (Marzano, 2006: 232)

Selon cette perspective, au vu des contraintes matérielles et psychiques qu’elle subit, même si une femme se prostituait volontairement, on ne pourrait justifier la prostitution comme le fruit d’un choix totalement libre. Assez loin des analyses de Mathieu, Marzano ou de Fraisse, on retrouve le point de vue de Judith Butler (Tangy, 2008). La théoricienne du féminisme «postmoderne» argumente en faveur de la mise en œuvre des conditions du meilleur exercice possible de la prostitution. C’est la position défendue par certains organismes qui prônent l’application de stratégies de réduction des méfaits analogues à celles élaborées par rapport à la toxicomanie. Reposant sur une volonté de cesser d’enfermer les femmes dans une situation de victimes et de mettre à mal la morale normative en matière de sexualité, Butler veut placer le sujet à la fois en situation de domination et de puissance d’agir.

Dans la perspective «butlérienne», le consentement est appréhendé comme un acte valorisant la capacité d’autonomie de l’individu dans le cadre même de la domination (ici pensée en termes de rapports de pouvoir normatifs). Il ne s’agirait pas de distinguer «le consentement véritable, éclairé et fruit d’une volonté d’un consentement jugé illusoire, effet d’une soumission, d’un rapport de force asymétrique ou d’une violence», mais plutôt de «définir et d’organiser au mieux les conditions concrètes de son exercice en refusant toute moralisation et toute victimisation des sujets» (Tangy, 2008: 1). Le consentement chez Butler renvoie à l’action individuelle et représente un acte par lequel le sujet accomplit perpétuellement son identité (Tangy, 2008: 7). Le changement social ne peut être qu’un réaménagement des normes dans le cadre du pouvoir (et non la disparition de celles-ci et du système qui les produisent et les permettent). Ainsi, la puissance d’agir du sujet reposerait sur sa non souveraineté, sa situation d’interdépendance aux autres et son consentement à l’égard des multiples assignations normatives (Tangy, 2008: 15).

Le consentement de la femme prostituée à avoir des relations sexuelles tarifées est présenté par Butler «comme la revendication d’une liberté restreinte dans une situation travaillée par le pouvoir et que le sujet envahit de manière affirmative» (Tangy, 2008: 1). Dans cette optique, le consentement de la personne prostituée constituerait un choix stratégique structuré par des contraintes économiques. Elle aménagerait donc, dans un contexte de domination masculine, «une possibilité de conquérir ou de maintenir une autonomie et une intégrité individuelles» (Tangy, 2008: 1). De plus, la pratique infiniment variée de la prostitution pourrait intégrer une part de désir et une part de consentement sans qu’il faille nécessairement opposer les deux (Tangy, 2008: 16).

La révolution féministe s’est notamment exprimée à travers la libération sexuelle des femmes. Cette libération a entre autres signifié que les femmes refusaient de se soumettre aux diktats des religions sur leur corps et leur sexualité, pouvaient affirmer « mon corps m’appartient » ou encore « j’en dispose comme je l’entends », et considéraient qu’il est possible de dissocier amour et exercice de la sexualité. Ces composantes de la libération sexuelle servent toujours d’outils aux femmes pour affirmer leur autonomie et se construire comme sujettes sexuellement libres des contraintes patriarcales. Elles ont aussi été en quelque sorte « récupérées » par l’idéologie patriarcale pour légitimer le « travail du sexe » : une femme peut librement travailler dans la prostitution puisque son corps lui appartient. Aller à l’encontre de cette idée d’un travail comme un autre reviendrait supposément à refuser de reconnaître que les femmes ont le droit de disposer librement de leur corps.

Ce type de raisonnement participe d’un revirement de sens qui découle de la confusion entre prostitution et liberté sexuelle. Selon Marzano (2006), le plaidoyer – notamment postmoderne – en faveur de la prostitution comme «pratique de résistance» et de «libération sexuelle» sous prétexte de s’opposer aux valeurs morales traditionnelles renforcerait bien souvent l’oppression des plus faibles et le pouvoir des plus forts. Le consentement se transformerait ainsi en un moyen d’oppression servant à justifier des attitudes violentes qui tirent parti des fragilités et des failles des êtres humains. Bien que Nicole-Claude Mathieu (1985) ne prenne pas explicitement position sur la prostitution dans l’article Quand céder n’est pas consentir, on peut déduire, de par son analyse matérialiste de la conscience des femmes, que la prostitution constitue une appropriation du corps et du travail des femmes par les hommes rendue possible par un système de domination qui s’exerce à la fois aux niveaux idéologiques et symboliques, ainsi que structurels et matériels. Bref, on ne peut penser la prostitution en ignorant les rapports de domination qui la rende possible, ou du moins, dans lesquels les femmes l’exercent.

À partir de ces considérations, il nous apparait nécessaire de prendre en compte les contraintes systémiques et leurs effets limitatifs sur la conscience des femmes avant de conclure qu’elles consentent à la domination masculine. Ainsi, avec Mathieu, on constate que la notion de consentement comporte deux limites importantes: (1) elle ignore la nécessité d’une prise de conscience de leur condition par les dominées et (2) elle pose les différents groupes (dominants/dominés) dans des positions symétriques comme s’ils possédaient une conscience identique. Or, pour dire qu’un sujet dominé soit consentant à sa domination, il faudrait que ce sujet se soit déjà révélé à lui-même comme sujet dans ce rapport de domination (Mathieu, 1985: 232). Mais ceci est loin d’être évident. Conséquence de la profonde intériorisation de son infériorité, il est difficile de convaincre les opprimés-es de croire à leur propre valeur, leurs propres capacités. Ils ou elles sont les  «hôtes de leur oppresseur», pour reprendre l’expression de Paolo Freire. Pilier de la littérature postcoloniale, Frantz Fanon et d’autres dans son sillage, comme Nicole-Claude Mathieu, ont pensé l’intériorisation du racisme ou du complexe d’infériorité. L’intériorisation aboutit, surtout de façon inconsciente, à la haine de soi, par exemple en préférant la peau blanche à la peau noire ou à considérer que les Blancs sont supérieurs, etc. Selon Fanon (1961), le colonisé ne connait la culture d’émancipation que d’un point de vue théorique. Il n’en a pas la pratique. Fanon (1961: 18) affirmait dans Les Damnés de la terre que «L’indigène est un être parqué [et que] la première chose que l’indigène apprend, c’est de rester à sa place, à ne pas dépasser les limites».

Il n’est donc pas surprenant que la plus forte propension à nier l’oppression se retrouve bien souvent du côté des personnes opprimées. Comme le remarque Mathieu, le déni de leur oppression n’a rien d’étonnant, compte tenu du fait «qu’il est tout à fait insupportable et traumatisant de se reconnaître opprimé(e)» (Mathieu, 1985: 233). De fait, face à l’intolérable, la négation de l’oppression constitue souvent un mécanisme de survie qui peut en retour annihiler les possibilités de changement. Il y a donc plusieurs types de manifestations de l’aliénation: une partie de la population se résigne au désespoir et à la misère morale: elle est «esclave de l’esclavage», tandis qu’une partie du groupe prend conscience qu’il faut agir et s’organiser politiquement pour préserver la conscience d’une vie digne d’être humain. La lutte contre la domination masculine implique donc de déconstruire sa propre appartenance de genre, c’est-à-dire de remettre en question les rapports de pouvoir inconscients dans lesquels tout individu est engagé dès sa naissance par le sexe qui lui est assigné.

Par ailleurs, il importe de souligner le rôle instrumental de la notion du «consentement des victimes» en matière de violences sexuelles, un phénomène qui continue de persister malgré les avancées vers une libération sexuelle. Le concept de consentement en lien avec les agressions à caractère sexuel a ainsi toujours été au cœur des délibérations lorsqu’une femme accusait un homme de l’avoir violentée. Notons qu’en 1983, le Code criminel canadien5 Loi sur les infractions sexuelles C-127. a été modifié pour redéfinir le viol, jusqu’alors envisagé comme une attaque aux bonnes mœurs, en tant que crime contre la personne, et mettre l’accent sur le degré de violence employée dans la perpétration de l’acte d’agression sexuelle et non plus strictement sur la pénétration d’un pénis dans un vagin. Avant cette date, on prenait pour acquis le consentement d’une femme mariée pour tout type de contact sexuel de la part du conjoint. La reconnaissance de l’agression sexuelle comme le non-respect du droit des femmes de disposer de leur corps et de leur sexualité, en d’autres mots, leur droit de dire non à un rapport sexuel constitue un gain majeur des féministes.

Toutefois, suite au très controversé jugement de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Seaboyer (1992), que plusieurs considèrent comme un «retour en arrière»6 «Ce jugement est un retour en arrière puisqu’il réintroduit l’utilisation judiciaire du passé sexuel des femmes (en étirant la liste des circonstances donnant lieu à des preuves sur le comportement sexuel)» selon les auteurs et auteures de Évolution de la loi relative aux agressions sexuelles (1994). En ligne. http://bv.cdeacf.ca/bvdoc.php?no=1999_05_0013&col=CF&format=htm&ver=old#a29 (consulté le 10 février 2012), de nouvelles dispositions du Code criminel canadien7 Loi modifiant le Code criminel (agression sexuelle). introduisent la notion de consentement qui est défini comme suit à l’article 273.1 du Code: «l’accord volontaire du plaignant à l’activité sexuelle» (par. 1). L’article spécifie également les situations dans lesquelles le droit considère que le consentement n’est pas valide:

  1. L’accord est manifesté par des paroles ou un comportement d’un tiers;
  2. Le plaignant est incapable de former le consentement;
  3. L’accusé l’incite à l’activité par abus de confiance ou de pouvoir;
  4. Le plaignant manifeste, par ses paroles ou son comportement, l’absence d’accord à l’activité;
  5. Après avoir consenti à l’activité, le plaignant manifeste, par ses paroles ou son comportement, l’absence d’accord à la poursuite de celle-ci8 Paragraphe 2 de l’article 273.1..

Après l’adoption de cette nouvelle loi sur les infractions d’agression sexuelle, plusieurs cas ont été portés jusqu’en Cour suprême pour mettre en doute cette vision du consentement. Certains agresseurs invoquaient la croyance «sincère» au consentement de la plaignante et la Cour a dû baliser les circonstances dans lesquelles cette «perception» peut être admise comme défense9 Dans une récente affaire traitée par la Cour suprême du Canada, l’agresseur alléguait qu’avant d’avoir été asphyxiée et de devenir inconsciente, la plaignante avait déjà consenti à une relation sexuelle. La majorité des juges a rejeté l’idée que le consentement pouvait se donner de façon «préalable» (jugement R. c. J.A.). Élizabeth Sheehy, professeure à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa était l’avocate du Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes dans cette cause. Elle souligne qu’en maintenant l’exigence que le consentement doit être «conscient, continu, concomitant à l’activité sexuelle et révocable à tout moment», la Cour a ainsi permis de maintenir ce qui constitue la pierre angulaire de la loi concernant les agressions à caractère sexuel. Voir Sheehy, 2011..

C’est ainsi que des composantes de notre «libération sexuelle» ont été détournées par l’idéologie patriarcale pour en venir à légitimer le «travail du sexe»: une femme peut librement «travailler» dans la prostitution puisque son corps lui appartient. Aller à l’encontre de cette idée d’un travail comme un autre reviendrait supposément à nier le droit des femmes à disposer librement de leur corps. Peu importe le contexte, la notion du consentement des femmes à un rapport sexuel se trouve ainsi au cœur du principe de libre disposition de son corps et joue un rôle instrumental dans le refus systémique d’assurer une réelle liberté aux femmes.

 

2.3 (Re)produire le sexage

Revenons maintenant aux outils matériels (re)produisant, dans les sociétés de type patriarcal, la hiérarchisation entre les sexes et notamment le système prostitutionnel qui en découle. L’analyse des formes idéelles du sexisme et du racisme développée par Colette Guillaumin (1992) questionne comment les sociétés fondent en «nature» des caractéristiques physiques comme le sexe et la «race» pour ensuite définir des rapports de pouvoir sur la base de ces groupes «naturels». Or, soutient la sociologue, «ce sont des rapports sociaux très concrets et très quotidiens qui nous fabriquent et non une Nature transcendante (dont nous ne pourrions demander des comptes qu’à Dieu), ni une mécanique génétique interne qui nous aurait mises à la disposition des dominants» (Guillaumin, 1992: 82).

Guillaumin démontre que la nature spécifique de l’oppression des femmes consiste en leur appropriation individuelle et collective par la classe des hommes. Cette appropriation s’articule autour de 2 axes: 1) le fait matériel, c’est-à-dire le rapport de pouvoir entre les sexes marqué par la domination masculine; 2) le fait idéologique, c’est-à-dire l’idée de «nature» portée par le discours sur les femmes, qui les renvoie invariablement à leur biologie, à leur corps (un corps pour autrui), à leur «différence». Cette mainmise patriarcale sur les femmes est désignée par Guillaumin par le concept de «sexage». À l’instar de l’esclavage, il ne s’agit pas simplement d’un accaparement de leur production mais également de leur personne physique. Il se traduit notamment par l’appropriation du temps et du travail de la conjointe ou de la mère sans rétribution incluant «la charge physique des membres invalides du groupe» (enfants, personnes âgées, malades, etc.) ainsi que des autres membres valides, mâles. Elle se traduit aussi par l’appropriation des produits du corps.

Pour maintenir ce rapport de sexage, il existe une panoplie de moyens qui ont une réalité matérielle ou une forme mentale. Avec Guillaumin (1992: 41), nous en retenons deux, dont nous anticipons la valeur heuristique pour l’étude de notre problématique soit: l’exercice de la violence −en tant que démonstration de force «quantitativement non exceptionnelle et surtout socialement significative d’un rapport»− et les ressources juridiques.

Dans sa définition générale, la violence représente un moyen utilisé pour imposer sa volonté sur une personne ou un groupe de personnes. La violence masculine pratiquée ou annoncée, sur soi ou autrui, est un outil traditionnellement efficace du patriarcat. Elle a des impacts sur l’ensemble des femmes, même si toutes n’en sont pas personnellement victimes: «le dressage psychique ne suffirait pas à obtenir la soumission générale des femmes. La menace de la violence, l’usage de la force achèvent leur conditionnement» (Tabet, 1998: 97). Les typologies et analyses féministes de la violence masculine, particulièrement dans la sphère conjugale, constituent autant de pistes pour comprendre la mise sous emprise que subissent les femmes trafiquées, alors que leurs oppresseurs emploient des méthodes éprouvées.

Selon Mathieu (1985), la violence contre le sujet dominé ne s’exerce pas seulement dès que «le consentement faiblit», c’est-à-dire lorsque les femmes désobéissent à l’ordre patriarcal. La violence est en amont, partout et quotidienne. Cette notion d’effet cumulatif est fondamentale. Elle permet de penser la production et la reproduction des rapports de sexe, de même que l’intériorisation de son infériorité, voire la participation à sa propre oppression. L’efficacité de la violence sous toutes ses formes est d’autant plus grande quand les femmes sont isolées ou font l’objet d’un confinement spatial. Elle est aussi particulièrement difficile à contrer quand elle est considérée légitime socialement ou faisant «naturellement» partie des rapports entre les hommes et les femmes.

Un autre moyen de (re)production du sexage réside dans les ressources juridiques, c’est-à-dire l’arsenal de lois, de traités et de règlements qui régissent la vie en société, qui ont le pouvoir de sanctionner les pratiques des individus et qui est appliqué par un système judiciaire. La pratique d’une analyse différenciée selon les sexes nous amène à constater qu’en régime patriarcal, nombre de lois et de règlements ont un impact différent selon les sexes, et que, malgré leur apparente neutralité, ils favorisent souvent un sexe au détriment de l’autre. De plus, toutes les lois et règlements ne font pas nécessairement l’objet d’une application systématique. Et, quand ils sont appliqués, ils ne le sont pas tous de la même manière. L’analyse de cette différence peut permettre de cerner les voies qu’emprunte le système patriarcal pour se reproduire. Toutes et tous ne sont pas nécessairement égaux devant la loi.

Enfin, nous constatons que le patriarcat est profondément imbriqué dans toutes les composantes de la société, dans tout ce qui concerne la sexualité, dans son économie, tant officielle que souterraine, sa culture, qu’elle soit populaire ou élitiste, sa politique de droite comme de gauche, ses lois, ses référents religieux, son savoir, etc. Ce patriarcat est, par plusieurs aspects, indiscernable ou «naturalisé» parce qu’inscrit dans la trame même du tissu social. En dépit du fait qu’il puisse exister des changements sociaux importants comme l’accès (relatif) des femmes à l’éducation, à la contraception et à l’avortement, l’équité salariale, le patriarcat est à même de se reproduire parce qu’il possède une extraordinaire capacité d’adaptation et de recomposition. Le pouvoir patriarcal parvient dès lors à s’inscrire en profondeur dans toute l’organisation sociale y compris dans la structure économique que nous désignons sous le vocable de capitalisme néolibéral.

 

2.4 Le capitalisme néolibéral

L’appropriation de la production et de la personne physique des femmes dans le patriarcat trouve pleine résonance dans les besoins illimités de production, de consommation et de profitabilité du capitalisme néolibéral. Rappelons quelques grands paramètres de ce système économique néolibéral: la production de biens et de services au plus bas prix, la consommation de masse, ou ce qu’appellent les économistes libéraux orthodoxes «l’accroissement des choix et des opportunités», et enfin la libre circulation des produits et des capitaux. Ce dernier paramètre est caractéristique de la phase actuelle du libéralisme économique qui en est une de globalisation des marchés et des capitaux à l’échelle planétaire.

L’idéologie sous-jacente au capitalisme néolibéral repose sur le postulat suivant: l’économie, (entendue au sens de marché) est un système qui fonctionne parfaitement bien seul et qui ne requiert aucune intervention de l’État pour rencontrer ses objectifs. La libre entreprise, la libre concurrence sont les principes moteurs de ce système qui prétend être en mesure d’assurer à la fois la production de la richesse et sa répartition équitable dans la société. Le libre marché serait donc non seulement créateur de richesse, mais il serait doté de mécanismes spontanés d’ajustement qui assureraient le mieux-être général de la société. Ce type d’économie se déploie en interaction avec le développement des nouvelles technologies d’information et de communication (NTIC), dont la polyvalence et l’extraordinaire potentiel de diffusion rendent les marchandises matérielles et immatérielles plus accessibles et permettent des transferts instantanés de capitaux partout dans le monde en fonction de perspectives de profit à court terme.

Dans ce type d’économie globalisée, l’objectif est d’éliminer tout obstacle aux échanges commerciaux et financiers qui se veulent dorénavant libres de toute entrave. Les États nationaux et les institutions font ainsi l’objet de pressions continues pour que les règles et normes publiques qui encadrent les activités économiques et le monde du travail soient réduites au strict minimum ou carrément supprimées. Des processus de privatisation, de dérèglementation, de flexibilisation marquent la tendance actuelle vers un marché mondial globalisé avec pour conséquence inévitable une dégradation des conditions de travail, tant dans les pays riches que dans les pays pauvres ou en voie de développement.

S’harmonisant au modèle marchand de l’utilisation et de l’échange, les marchés du sexe offrent une diversité et un volume sans cesse croissant de corps et de «services sexuels» à même de stimuler et de satisfaire une demande masculine revendiquant son droit d’utilisation du corps des femmes à bon prix, en tout temps, en tout lieu. Ces marchés sont propulsés par les incroyables possibilités de commerce procurées par les nouvelles technologies d’information et de communication (NTIC). Grâce à ces techniques qui pulvérisent les notions de temps et d’espace, la prostitution est passée en quelques décennies du stade «artisanal» (ordre patriarcal traditionnel) à celui d’une industrie (nouvel ordre patriarcal) qui exploite à grande échelle le corps de milliers de femmes et d’enfants à travers le monde (Aurora Javate de Dios citée dans AQOCI/CQFD, 2001: 26). Des réseaux internet, en particulier, servent de support efficace aux innombrables services publicisés ou offerts: pornographie, mariage par correspondance, achats et prestations de «services sexuels» de toute nature… Sans oublier les offres variées de tourisme sexuel, complément «naturel» de la mondialisation sexuelle en cours.

 

2.5 Les logiques politiques à l’oeuvre dans les différentes postures sur la prostitution

La question de la prostitution est complexe car elle implique à la fois des dimensions éthiques, économiques, sociales et politiques, toutes reliées à des considérations de classe sociale, d’appartenance ethnique et, bien entendu, de genre. Historiquement, les féministes ont souvent considéré la prostitution comme l’expression ultime de la violence sexiste. Or, depuis quelques années, les revendications de certains groupes se réclamant de «travailleuses du sexe»10 Dans ce rapport, nous plaçons l’expression «travailleuse du sexe» ou «services sexuels» entre guillemets pour des raisons politiques, afin d’indiquer que nous ne reconnaissons pas la prostitution comme un travail, mais comme une exploitation. ont déplacé le débat à un autre niveau, en affirmant que les femmes ont le droit de choisir de se prostituer. Nous avons exposé les limites de la notion de consentement. C’est le genre d’argument qui ne déstabilise pas que les féministes car il renvoie à une vaste réflexion philosophique: le concept de choix peut-il s’appliquer dans un contexte de prostitution? Est-il possible de parler de consentement à ce qui peut être perçu comme une forme de violence? En même temps, le préjugé à l’effet que la prostitution «est le plus vieux métier du monde et qu’il existera toujours» a la peau dure. Certaines affirment qu’il s’agit plutôt de la plus vieille oppression du monde, d’autres, du plus vieux mensonge du monde, c’est d’ailleurs le titre d’un documentaire sur le sujet réalisé par Ève Lamont11 Le plus vieux mensonge du monde, réalisation Ève Lamont, production La CLES, vidéo de 30 minutes, 2009.  www.lacles.org/images/stories/pdf/bondecommandelpvmdm.pdf.

S’il est une question qui comporte des divisions et des tensions au sein des féministes partout dans le monde, tant dans les milieux universitaires que dans les organisations sur le terrain, c’est donc bien celle de la prostitution. Deux grandes tendances dominent les débats et orientent différemment les analyses et les actions au sujet de la prostitution12 Il existe différentes typologies pour présenter les différents courants de pensée sur la prostitution. Voir 1) Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (2008) 2) Louise Toupin (2002). et de la traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle13 Le débat oppose notamment deux organisations luttant contre la traite : la CATW et la GAATW.. Pour le courant abolitionniste, la prostitution est une violence qui en soi viole les droits humains des femmes prostituées. Pour le courant réglementariste, la prostitution est un travail comme un autre et le problème n’est pas la prostitution, mais le regard moraliste que l’on pose sur elle. Pour aborder ces divergences, nous analysons les logiques politiques qui prévalent dans ces deux courants14 Cette section a fait l’objet d’une communication, Le féminisme confronté à ses contradictions et paradoxes internes: prostitution ou travail du sexe, présentée par Lyne Kurtzman et Marie-Andrée Roy, 5ème Congrès des Recherches Féministes dans la Francophonie plurielle, 21-25 octobre 2008, Rabat, Maroc..

2.5.1 Le courant abolitionniste

À ne pas confondre avec le prohibitionnisme15 Selon Poulin et al. (2009: 12): «Le prohibitionnisme interdit la prostitution et criminalise formellement tous ses acteurs, bien que dans la réalité ce sont surtout les personnes prostituées qui subissent la répression. Ce régime juridique est effectif dans une majorité d’états des États-Unis et dans les pays musulmans»., le courant abolitionniste se fonde sur des valeurs et des droits humains tels que l’égalité des sexes, l’antiracisme, la dignité des personnes, le droit au respect et à l’intégrité du corps. Dans sa dimension politico-juridique, ce courant vise l’abolition de la prostitution; il préconise notamment la mise en place de cadres légaux, à l’échelle nationale et internationale, qui répriment cette institution en pénalisant l’industrie de la prostitution, proxénètes et clients au premier rang, tout en décriminalisant les personnes prostituées. La logique politique qui prévaut dans les milieux abolitionnistes peut être associée aux valeurs de gauche. Cette mouvance utopique refuse que le réel, tel qu’il s’impose à l’heure actuelle avec les lois du marché global, la mondialisation, le libéralisme sexuel et les institutions patriarcales, soit une fatalité à laquelle il faut se résigner. Il y a un refus de ce qu’on pourrait appeler des «accommodements raisonnables» avec le patriarcat et le néolibéralisme, et une volonté clairement affirmée de «changer le réel», d’impulser une autre vision du monde de même que des pratiques nouvelles en matière de sexualité. Ce radicalisme politique et féministe veut en quelque sorte faire reculer le patriarcat qui a réussi, il faut le reconnaître, à renouveler et à renforcer ses bases au cours des vingt dernières années en élaborant un dispositif qui assure à tous les hommes la disponibilité sans limites pour des «services sexuels» variés à bas prix.

Dénonçant la banalisation et la «normalisation» de la prostitution, le féminisme abolitionniste soutient que la prostitution constitue un des moyens privilégiés par le patriarcat pour exploiter le corps et la personne même des femmes, et ce, tant individuellement que collectivement. Ainsi, bien que l’exploitation sexuelle ait des impacts sur l’ensemble des femmes, de facto considérées, en tant qu’objets sexuels, comme potentiellement prostituables, elle produit des victimes, principalement des femmes, que l’on «sacrifie» littéralement pour le plaisir et la satisfaction des hommes. Ce «sacrifice» se fait dans la violence tantôt symbolique (instrumentalisation et chosification des femmes, réduction des femmes à leurs attributs sexuels –négation de leur statut de personne, tantôt matérielle (conditions de pratique de la prostitution dégradantes, violence physique, incitation à la consommation de stupéfiants, etc.). Répétons-le, parler de victime, ne signifie pas parler d’une personne absolument sans ressource pour combattre la situation qu’elle vit, mais reconnaître que la prostitution est un «pouvoir sur», une violence, une exploitation et une injustice. Enfin, le courant abolitionniste considère que le développement de l’industrie de la prostitution est étroitement relié à la multiplication des réseaux de traite des personnes à l’échelle nationale et internationale, laquelle traite constitue un mécanisme amenant plus de femmes dans la prostitution.

Sur le terrain juridique, le courant abolitionniste critique la non application des lois existantes et revendique des changements législatifs sur les plans international et national. Les changements législatifs nationaux s’inscrivent dans la lignée de ceux qui ont été adoptés par la Suède, il y a une dizaine d’années: décriminalisation des personnes prostituées et support sociocommunautaire pour leur sortie de la prostitution, criminalisation des clients, des proxénètes et des principaux acteurs de l’industrie du sexe, ainsi qu’un travail de prévention et d’éducation. Adoptées par plusieurs États, de telles mesures sont désormais qualifiées de «modèle nordique» ou «modèle scandinave».

Sur la scène politique canadienne, force est de constater qu’on cherche souvent à associer l’abolitionnisme à l’approche du parti conservateur, lequel soutient la criminalisation de la prostitution, mais, par ailleurs, se montre plutôt réfractaire à l’avancée des droits des femmes, nie les inégalités effectives entre les sexes et met de l’avant une approche moralisatrice des rapports hommes-femmes qui enrégimente les femmes dans des rôles traditionnels d’épouse et de mère (pour la complémentarité des sexes et non l’égalité). De fait, le courant abolitionniste met en lumière la collusion entre les dogmes émanant de l’industrie du sexe et ceux du conservatisme social, tous deux servant à maintenir le système patriarcal en selle. Les féministes abolitionnistes souhaitent, évidemment, se faire davantage d’alliés-es dans les partis progressistes qui défendent l’égalité des sexes afin de sortir du libéralisme individuel.

Le courant abolitionniste est aux prises avec une double temporalité: celle de l’action politique qui s’inscrit dans le long terme parce que visant des transformations sociétales importantes, au premier chef desquelles l’émergence d’une parole de femmes prostituées trop longtemps tue; et celle de l’action sur le terrain avec les personnes prostituées qui s’inscrit dans le court terme pour répondre aux urgences quotidiennes rencontrées au contact des réalités néfastes de la prostitution (toxicomanie, maladies transmissibles sexuellement, santé mentale, blessures, etc.). Il existe donc un risque de secondariser les besoins immédiats des femmes prostituées pour mettre de l’avant l’objectif politique de l’abolition de la prostitution. Le défi du courant abolitionniste est de conjuguer la nécessité de répondre aux besoins immédiats des personnes prostituées et l’objectif politique de l’abolition de la prostitution. Cette double temporalité n’est pas sans rappeler celle de la lutte contre la violence des hommes envers les femmes en matière d’agressions sexuelles ou dans la sphère domestique.

2.5.2 Le courant règlementariste

Le courant réglementariste s’oppose au courant féministe abolitionniste qu’il qualifie globalement de moralisateur, voire de violent, au sens où il ne respecterait pas les «choix» des personnes prostituées et voudrait imposer aux femmes une vision puritaine de la sexualité. Il préconise la décriminalisation totale de tous les acteurs et actrices liés à la prostitution (incluant les clients et proxénètes) dans un effort de protéger les personnes prostituées. La logique qui prévaut dans les milieux réglementaristes s’apparente souvent aux valeurs et aux pratiques mises de l’avant par le néolibéralisme qui croit fermement que le libre marché va s’autoréguler sans intervention de l’État. Cette mouvance plutôt individualiste voit dans la prostitution un commerce légitime et inévitable. Elle commande donc un certain «réalisme» où il importe avant tout de gérer le réel et de limiter les abus du système par l’approche de la réduction des méfaits. Faisant preuve de «pragmatisme», ce courant reconnaît l’existence de problèmes importants reliés à la prostitution, mais impute ceux-ci aux législations répressives et aux pratiques policières harcelantes, ainsi qu’à la stigmatisation des femmes prostituées par la société en général.

Le courant réglementariste ne critique pas le libéralisme sexuel ambiant caractéristique de nos sociétés modernes qui favorise l’exploitation sexuelle, mais cherche à améliorer les conditions de pratique des femmes prostituées exploitées dans cette conjoncture. Le courant réglementariste met l’accent sur le droit individuel des femmes de disposer de leur corps, même pour le vendre, sur leur choix de pratiques sexuelles diversifiées, de même que, estimant que le problème de la traite relève davantage du mythe que de la réalité, la libre circulation des personnes. Des organismes soutenant cette posture réglementariste offrent principalement des services de première ligne aux personnes qui pratiquent la prostitution, hommes et femmes confondus. Ils soutiennent la prostitution dite volontaire et voit celle-ci comme un moyen possible pour les femmes de travailler et de sortir de la pauvreté. Refusant de reconnaître les femmes prostituées comme des victimes du système patriarcal, ils mettent de l’avant des pratiques d’empowerment.

Sur le terrain juridique, ce courant va dans deux principales directions. Première direction: il réclame l’élimination de toute loi spécifique à la prostitution, considérant que les lois existantes qui condamnent les abus faits aux personnes suffisent pour réguler la violence présente dans la prostitution. Il demande par conséquent un assouplissement des règles sur l’immigration et des normes du travail pour intégrer l’activité prostitutionnelle comme un travail. Deuxième direction: il réclame une législation souple créant des zones de libre exercice de la prostitution sans criminalisation des proxénètes et des clients. Il appert que, paradoxalement, les partis politiques progressistes ou libéraux manifestent une ouverture non négligeable pour cette deuxième option, alors qu’ils sont par ailleurs généralement critiques des politiques de dérèglementation des marchés.

Louise Toupin (2006) estime qu’il ne faut pas confondre la nature du «travail du sexe» avec les conditions dans lequel il est exercé. Elle propose d’examiner la notion de proxénétisme avec les outils de la sociologie du travail, pour démêler les réalités multiples qu’elle englobe et de repérer les dimensions de violence qu’elle peut impliquer. Toutefois, aborder la question de la prostitution principalement sous l’angle des conditions de travail minimise la prépondérance du sexisme et l’accaparement des femmes par l’industrie du sexe, ce qui constitue l’exploitation spécifique des femmes et le nœud du problème, à l’aune de la notion de sexage développée par Colette Guillaumin (1992). Cette posture occulte aussi l’existence d’un système prostitutionnel d’exploitation des femmes qui touche les femmes pauvres et ethnicisées d’une manière beaucoup plus importante.

La limite inhérente à la posture réglementariste est de contribuer directement à la reproduction du système patriarcal et capitaliste, en ne procédant pas à une critique féministe de la prostitution et en oblitérant les modes de contrôle des femmes à l’œuvre dans le dispositif prostitutionnel lesquels, sur le registre social, annulent aisément les efforts de l’empowerment individuel. Comme le formule Yolande Geadah (2003: 126), selon qui cette approche «pro travail du sexe» pose un problème éthique majeur, «faut-il protéger à tout prix cette activité lucrative, dans l’intérêt de ceux et celles qui réussissent à en tirer profit, sans égard au fait qu’elle détruit la vie de milliers d’autres femmes et enfants dans le monde?».

 

2.6 Éléments à retenir

Les paramètres du patriarcat et du capitalisme néolibéral sont imbriqués et le projet de les articuler –l’un à l’autre et aux autres systèmes de discrimination– demeure un défi pour l’imagination et la construction d’un autre futur. La division sexuelle du travail, la hiérarchisation sociale, l’appropriation du corps des femmes et leur exploitation économique constituent les bases matérielles du déploiement des activités du capitalisme néolibéral. L’imbrication de ces systèmes d’oppression et d’exploitation engendre et se nourrit des formes de discours centrées sur l’individu qui, depuis les années 1990, ré-émergent et retrouvent une grande légitimité. Maintenant que tout est devenu une question de choix, liberté et projet individuel, le seul critère capable de régulation sociale devient le consentement des individus. Je consens donc je suis… tel semble le nouveau crédo populaire. Pour les femmes, cela peut signifier un recul considérable de leur droit collectif à l’égalité avec les hommes.

  • 1
    L’auteure analyse notamment des discours sur la sexualité féminine produits par des magazines féminins français et publiés sur leurs sites Web.
  • 2
    On observe un effritement de l’ordre patriarcal dans l’espace domestique notamment grâce à l’égalité juridique des conjoints, une approche libérale de la contraception et de l’avortement, l’autonomie économique d’un nombre croissant de femmes et le partage partiel des tâches domestiques.
  • 3
    Dans le même ordre d’idées, l’une des nombreuses conséquences de la colonisation et du racisme, deuxphénomènes qui vont de pair, est que le groupe colonisé ou racisé finit par intérioriser les stéréotypes raciaux.
  • 4
    Remerciements à Isabelle Courcy, adjointe de recherche à l’IREF, pour sa collaboration dans le cadre d’un séminaire de l’ARIR sur la notion de consentement et qui a rédigé une bonne partie de cette section.
  • 5
    Loi sur les infractions sexuelles C-127.
  • 6
    «Ce jugement est un retour en arrière puisqu’il réintroduit l’utilisation judiciaire du passé sexuel des femmes (en étirant la liste des circonstances donnant lieu à des preuves sur le comportement sexuel)» selon les auteurs et auteures de Évolution de la loi relative aux agressions sexuelles (1994). En ligne. http://bv.cdeacf.ca/bvdoc.php?no=1999_05_0013&col=CF&format=htm&ver=old#a29 (consulté le 10 février 2012)
  • 7
    Loi modifiant le Code criminel (agression sexuelle).
  • 8
    Paragraphe 2 de l’article 273.1.
  • 9
    Dans une récente affaire traitée par la Cour suprême du Canada, l’agresseur alléguait qu’avant d’avoir été asphyxiée et de devenir inconsciente, la plaignante avait déjà consenti à une relation sexuelle. La majorité des juges a rejeté l’idée que le consentement pouvait se donner de façon «préalable» (jugement R. c. J.A.). Élizabeth Sheehy, professeure à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa était l’avocate du Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes dans cette cause. Elle souligne qu’en maintenant l’exigence que le consentement doit être «conscient, continu, concomitant à l’activité sexuelle et révocable à tout moment», la Cour a ainsi permis de maintenir ce qui constitue la pierre angulaire de la loi concernant les agressions à caractère sexuel. Voir Sheehy, 2011.
  • 10
    Dans ce rapport, nous plaçons l’expression «travailleuse du sexe» ou «services sexuels» entre guillemets pour des raisons politiques, afin d’indiquer que nous ne reconnaissons pas la prostitution comme un travail, mais comme une exploitation.
  • 11
    Le plus vieux mensonge du monde, réalisation Ève Lamont, production La CLES, vidéo de 30 minutes, 2009.  www.lacles.org/images/stories/pdf/bondecommandelpvmdm.pdf
  • 12
    Il existe différentes typologies pour présenter les différents courants de pensée sur la prostitution. Voir 1) Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (2008) 2) Louise Toupin (2002).
  • 13
    Le débat oppose notamment deux organisations luttant contre la traite : la CATW et la GAATW.
  • 14
    Cette section a fait l’objet d’une communication, Le féminisme confronté à ses contradictions et paradoxes internes: prostitution ou travail du sexe, présentée par Lyne Kurtzman et Marie-Andrée Roy, 5ème Congrès des Recherches Féministes dans la Francophonie plurielle, 21-25 octobre 2008, Rabat, Maroc.
  • 15
    Selon Poulin et al. (2009: 12): «Le prohibitionnisme interdit la prostitution et criminalise formellement tous ses acteurs, bien que dans la réalité ce sont surtout les personnes prostituées qui subissent la répression. Ce régime juridique est effectif dans une majorité d’états des États-Unis et dans les pays musulmans».
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