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Chapitre 2: Méthodologie de la recherche

Line Chamberland
Christelle Lebreton
Michaël Bernier
couverture
Article paru dans Stratégies des travailleuses lesbiennes face à la discrimination: contrer l’hétéronormativité des milieux de travail, sous la responsabilité de Line Chamberland, Christelle Lebreton et Michaël Bernier (2012)

La méthodologie de recherche a été définie en fonction des visées exploratoires de l’étude. Compte tenu du peu de connaissances acquises jusque-là en ce qui concerne l’insertion des personnes homosexuelles dans leur environnement de travail, il nous semblait prématuré d’envisager d’élaborer des hypothèses dont la vérification aurait nécessité des analyses complexes mettant en relation plusieurs facteurs. Nous avons ainsi opté pour une méthode d’enquête comprenant les deux volets suivants: 1) le volet quantitatif recourt à la technique du questionnaire d’enquête et permet de décrire diverses facettes de la condition des personnes homosexuelles dans leur milieu de travail à l’aide de mesures statistiques portant sur un vaste échantillon; 2) le volet qualitatif emploie la technique de l’entrevue en face à face afin de cerner les perceptions des travailleurs gais et des travailleuses lesbiennes vis-à-vis de leur environnement de travail et permetd’illustrer la complexité des expériences en milieu de travail. Les résultats présentés dans ce cahier concernent exclusivement les travailleuses lesbiennes. Rappelons que la recherche portait sur une population féminine et masculine et que les outils de collecte ont été conçus en fonction de cette mixité.

 

2.1 La collecte de données

Le questionnaire d’enquête

Le questionnaire d’enquête explore cinq dimensions: 1) caractéristiques du milieu de travail, profession ou métier exercé, domaine d’emploi, durée de l’emploi auquel on réfère pour la complétion du questionnaire et position occupée dans l’entreprise; 2) attitudes envers les gais et les lesbiennes dans le milieu de travail (présence d’homophobie dans le milieu de travail actuel estimée à l’aide d’une série d’indicateurs); 3) degré d’ouverture ou d’hostilité du milieu de travail face à l’homosexualité et aux personnes s’affirmant comme homosexuelles; 4) aménagement de l’identité vis-à-vis des différentes catégories de personnes qui forment l’entourage de travail (choix relatifs à la divulgation ou à la dissimulation de l’orientation homosexuelle, expériences positives et négatives de divulgation); 5) épisodes de discrimination –harcèlement, violence psychologique ou verbale et violence physique dont la personne répondante a fait l’expérience.

Afin de recueillir des informations sur la situation actuelle, les répondants et répondantes devaient généralement se reporter uniquement à l’emploi occupé au moment de l’enquête (ou à l’emploi principal occupé à ce moment) pour remplir le questionnaire ou au dernier emploi occupé en cas d’arrêt de travail ou de chômage. Cependant, la plupart des questions relatives à l’exercice des droits et aux expériences de discrimination faisaient référence à l’ensemble des emplois occupés depuis juin 1999, soit approximativement les cinq dernières années. Cette date correspond à celle de l’adoption de législations (au provincial en 1999 et au fédéral en 2000) visant à reconnaître les couples de même sexe.

Le guide d’entrevue

L’entrevue semi-dirigée visait à enrichir les données obtenues à travers l’enquête quantitative. Les personnes interviewées avaient déjà répondu à un questionnaire. Le schéma d’entrevue reprenait les thèmes qui y étaient traités en les approfondissant: d’une part, en sollicitant des informations supplémentaires quant aux épisodes les plus significatifs –positifs ou négatifs– de l’expérience de la personne interviewée; d’autre part, en faisant une part plus grande à son interprétation et à son appréciation des diverses situations évoquées.

Le schéma d’entrevue comportait trois grandes sections: 1) les stratégies identitaires et d’adaptation; 2) les expériences de discrimination; 3) les changements législatifs. Les résultats présentés ici concernent les deux premières sections. L’entretien permettait dans un premier temps de compléter l’information quant aux choix identitaires (dire ou non son homosexualité) et aux façons de les mettre en œuvre. On creusait ensuite l’examen des motivations sous-jacentes et on demandait à la personne interviewée de dresser un bilan des avantages et inconvénients de ses stratégies identitaires. Divers aspects qui peuvent interférer avec les choix identitaires étaient envisagés en lien avec le contexte de travail propre à chaque personne: par exemple, les préoccupations quant à l’image projetée eu égard aux exigences vestimentaires et aux normes de genre dans le milieu de travail, l’impact du fait d’être un homme ou une femme, la place dans la hiérarchie organisationnelle, le type de clientèle desservie. En d’autres termes, cette partie de l’entretien visait à scruter l’ensemble des stratégies d’adaptation autour des choix identitaires et de la présentation de soi et non la seule décision de divulguer ou non son orientation sexuelle. La seconde section de l’entrevue portait sur la discrimination en milieu de travail. En parcourant les réponses déjà fournies aux questions concernant la présence d’homophobie en milieu de travail, l’entretien permettait de vérifier l’information déjà reçue et de fouiller les incidents rapportés par la personne interviewée afin de mieux documenter leur nature, leur déroulement, leur impact de même que les réactions de la personne concernée. On demandait ensuite à celle-ci d’évaluer l’accueil fait par l’entourage de travail à des événements (par exemple, une naissance ou un mariage) ou à des informations concernant la vie privée des personnes homosexuelles, en le comparant à celui réservé aux collègues hétérosexuels. L’entretien se poursuivait avec l’exploration successive des opinions sur l’homosexualité dans l’entourage immédiat de travail, des perceptions des modes de vie des personnes homosexuelles, des interactions avec les personnes homosexuelles, y compris la personne interviewée, en lien avec leur degré de visibilité, de même que des changements souhaités en ce qui concerne l’environnement de travail.

La personne menant l’entrevue prenait préalablement connaissance des réponses inscrites au questionnaire et adaptait le schéma d’entrevue en tenant compte de cette information, tout en la complétant et en la validant. Ce faisant, elle focalisait l’entretien sur les aspects les plus marquants des expériences rapportées tout en explorant des complexités et des particularités –notamment en lien avec le type et le domaine d’emploi– qui échappent aux formulations standardisées d’un questionnaire d’enquête.

Le recrutement des participantes

Les critères d’admissibilité pour participer à la recherche étaient les suivants. 1) S’identifier comme gai ou lesbienne: la dimension de l’orientation sexuelle retenue pour cette étude est celle de l’identité, affirmée ou non en milieu de travail, et non les attirances ou les comportements sexuels. Dans l’approche écrite et verbale auprès d’éventuels participants et participantes, il était précisé que la personne était admissible quel que soit le terme précis (homosexuel, allosexuel, queer…) qu’elle employait pour s’auto-identifier ou s’identifier auprès de son entourage. Dans la pratique, il suffisait qu’une personne exprime le désir de participer à l’étude, ce qui impliquait qu’elle se reconnaissait dans l’un ou l’autre vocable. 2) Être âgé ou âgée de 20 ans ou plus et avoir le travail (et non les études) comme principale occupation. 3) Travailler au Québec (ou être en chômage, en arrêt de travail ou à la retraite depuis moins de deux ans). 4) Ne pas détenir un emploi dans un organisme communautaire dont la mission principale concerne des problématiques reliées à l’homosexualité ou à l’homophobie.

L’approche mettait l’accent sur deux autres points. Tout d’abord, nous recherchions des personnes qui pouvaient avoir divulgué ou non leur orientation sexuelle dans leur milieu de travail et avoir connu des expériences tant positives que négatives: nous voulions brosser un portrait d’ensemble et pas seulement documenter les cas posant problème. Après avoir constaté un déficit du côté de la participation des femmes, nous avons organisé une soirée de recrutement dans un bar du Village gai de Montréal fréquenté par des lesbiennes. Nous avons privilégié les candidatures qui ajoutaient à la diversité interne de l’échantillon de personnes quant à leurs caractéristiques sociodémographiques, leur situation en emploi et leurs expériences d’homophobie et de discrimination. Nous avons aussi déployé des stratégies spécifiques de recrutement afin d’assurer une diversité régionale et ethnoculturelle.

 

2.2 Portrait des répondantes et des participantes

Nous avons recueilli 399 questionnaires remplis par des travailleuses lesbiennes, dénommées ci-après répondantes. Nous avons conduit des entrevues auprès de 93 femmes, dont 89 avaient par ailleurs rempli le questionnaire d’enquête. Nous présentons donc simultanément le profil sociodémographique des 399 répondantes et celui des 89 travailleuses, à la fois participantes et répondantes.

Âge

Questionnaire: Plus de la moitié des répondantes sont âgées de 35 à 49 ans (54,4%), moins du tiers sont âgées de 20 à 34 ans (29,6%) et 16% sont âgées de plus de 50 ans. Entrevues: Un peu plus du tiers des participantes sont âgées de 20 à 34 ans (35,6%), la moitié ont de 35 à 49 ans et 14,4% ont 50 ans et plus.

Figure 2

Profil des répondantes et des participantes selon l’âge (%)

Par les auteurices, 2012

Nombre d’employé-e-s du milieu de travail

Figure 3

Nombre d’employé-e-s du milieu de travail (%)

Par les auteurices, 2012

Questionnaire: Un peu plus de 4 répondantes sur 10 (40,4%) travaillent dans une entreprise de plus de 250 employés, 23,9% dans une entreprise de 50 à 250 employés, 23,4% dans un milieu de 10 à 49 employés et 12,4% dans un milieu de 9 employés et moins. Entrevues: une majorité travaille dans une entreprise de plus de 250 employé-es (43,8%), près du quart travaille dans une entreprise qui compte de 50 à 250 employé-es (24,7%). Le dernier tiers travaille pour moitié dans des entreprises de plus petite dimension, soit 16,9% dans une entreprise de 10 à 49 employé-es et 14,6% dans une entreprise de moins de 9 employé-es.

Composition du milieu de travail

Figure 4

Composition du milieu de travail (%)

Par les auteurices, 2012

Questionnaire: Près de la moitié de l’échantillon (46,3%) occupe un emploi dans un milieu mixte, près de 4 répondantes sur 10 (38,1%) travaillent dans un milieu composé d’une majorité de femmes et 15,6% travaillent dans un milieu composé d’une majorité d’hommes. Entrevues: une majorité travaille dans un milieu très majoritairement féminin (48,3%), plus du tiers œuvre dans un milieu mixte (36%), une minorité travaille dans un milieu très majoritairement masculin (15,7%)

Principaux domaines d’emploi

Questionnaire: Les principaux domaines d’emploi des répondantes sont les suivants: près du quart d’entre elles (23,4%) travaillent dans l’enseignement, 21,8% en santé et assistance sociale, 11,9% dans l’administration publique. Les répondantes œuvrant dans ces trois domaines représentent 57,1% de l’échantillon. Les domaines d’emploi suivants sont également fréquents, quoique dans des proportions plus modestes: 8,4% des répondantes œuvrent dans le secteur des services, 7,6% dans le secteur des sciences et technologie, 5,6% dans l’industrie culturelle, les arts et spectacles, 4,8% dans le commerce de détail, et 4,1% dans la fabrication et l’industrie manufacturière. Entrevues: Les domaines d’emploi les plus fréquents sont l’enseignement, avec 27,3% des participantes, et la santé et l’assistance sociale, avec 25% des participantes, totalisant plus de la moitié de l’échantillon. Les autres domaines d’emploi regroupent moins de participantes, ainsi 8% travaillent dans l’administration publique, 8% dans le secteur des services, 6,8% dans le secteur des sciences et technologies, et 5,7% dans l’industrie culturelle, les arts et spectacles.

Figure 5

Secteurs et domaines d’emploi (%)

Par les auteurices, 2012

Position occupée dans l’entreprise

Questionnaire: plus des trois quarts sont employées (78,7%), 11,6% sont cadres intermédiaires ou superviseures, seulement 2,8% sont cadres supérieures, 1% sont propriétaires d’une entreprise et, enfin, 3,8% sont travailleuses autonomes. Entrevues: plus des trois quarts aussi sont employées (82%), 9% sont cadres intermédiaires ou superviseures, seulement 1,1% sont cadres supérieures, 4,5% sont travailleuses autonomes et 3,4% ont répondu «autre».

Figure 6 

Position occupée dans le milieu de travail (%)

Par les auteurices, 2012

Revenus bruts avant impôts

Figure 7

Revenus bruts avant impôts (%)

Par les auteurices, 2012

Questionnaire: une majorité de répondantes rapportent avoir un revenu entre 20000$ et 39999$ (40,46%) et 34,3% gagnent entre 40000$ et 59999$. Elles sont 10,6% à gagner moins de 20 000 $ et 14,6 % gagnent au-delà de 60 000 $. Entrevues: une majorité de participantes rapportent avoir un revenu entre 20000$ et 39999$ (43,3%) et 31,1% gagnent entre 40000$ et 59999$. Elles sont 7,7% à gagner moins de 20000$ et 17,8% gagnent au-delà de 60000$.

Perception de la stabilité en emploi

Figure 8

Perception de la stabilité en emploi (%)

Par les auteurices, 2012

Questionnaire: Un peu plus de la moitié considère être dans une situation d’emploi très stable (50,5%) et près du tiers dans une situation d’emploi plutôt stable (33,2%). Les autres considèrent leur emploi plutôt précaire (11,9%) et très précaire (4,3%). Un peu plus de la moitié des répondantes sont syndiquées (55,3%). Entrevues: Un peu plus de la moitié considère être dans une situation d’emploi très stable (52,3%) et près du tiers dans une situation d’emploi plutôt stable (35,2%). Les autres considèrent leur emploi plutôt précaire (8%) et très précaire (4,5%). Plus de la moitié des participantes sont syndiquées (54,4%).

Plus haut niveau de scolarité complété

Figure 9 

Plus haut niveau de scolarité complété (%)

Par les auteurices, 2012

Questionnaire: une majorité de répondantes détient un diplôme universitaire: 44,4% ont complété un baccalauréat et 15,5% ont complété une maîtrise ou un doctorat. Près du quart d’entre elles détiennent un diplôme collégial ou l’équivalent et seules 15,5% n’ont complété que leur secondaire ou des études professionnelles. Entrevues: une majorité de participantes ont complété une scolarité universitaire (57,8%), 41,1% ont un baccalauréat et 16,7% ont une maîtrise ou un doctorat. Elles sont 30 % à détenir un diplôme d’études collégiales ou l’équivalent et seulement 12,2% n’ont complété que leur secondaire ou des études professionnelles.

Statut conjugal

Figure 10 

Statut conjugal (%)

Par les auteurices, 2012

Questionnaire: une majorité de répondantes sont en cohabitation depuis un an et plus avec leur conjointe (45,1%), plus du quart ne sont pas dans une relation de couple stable au moment de l’enquête (28,5%). Elles sont 15,9% à être dans une relation de couple sans cohabitation et 4,3% sont en cohabitation avec leur conjointe depuis moins d’un an. Enfin, 4% des répondantes ont contracté une union civile et 1,5% sont mariées avec leur conjointe. Entrevues: une majorité de participantes sont en cohabitation depuis un an et plus avec leur conjointe (38,2%), plus du quart ne sont pas dans une relation de couple stable (29,2%). Elles sont 15,7% à être dans une relation de couple sans cohabitation et 4,5% sont en cohabitation avec leur conjointe depuis moins d’un an. Enfin, 10,1% des participantes ont contracté une union civile et 2,2% sont mariées avec leur conjointe.

2.3 Limites

Le portrait des répondantes et des participantes permet de constater que l’échantillon est un échantillon dit «de convenance». Plusieurs études sur les personnes homosexuelles sont réalisées à partir de ce type d’échantillon. La raison principale est qu’un échantillon aléatoire, réputé «représentatif», est pratiquement irréalisable: en effet, il est impossible de constituer une liste des femmes qui ont des comportements homosexuels ou qui s’auto-identifient comme telles et d’en sélectionner un certain nombre en faisant appel au seul hasard1 Seules les enquêtes populationnelles faisant appel à un échantillon représentatif de la population générale et comportant une ou plusieurs questions sur l’orientation sexuelle permettent de contourner cette difficulté. Vu leur ampleur et leur coût élevé, de telles enquêtes sont le plus souvent réalisées par des organismes nationaux tels que Statistique Canada.. La prudence est donc de mise: les données statistiques de l’étude ne peuvent pas être généralisées à l’ensemble des travailleuses lesbiennes. En outre, nous avons pu relever certains biais qui viennent nuancer l’interprétation que nous pouvons faire des résultats. Dans l’ensemble, on constate que les milieux de travail présentant des caractéristiques habituellement associées à une plus grande ouverture face à l’homosexualité selon diverses études, dont la nôtre, sont surreprésentés dans l’échantillon. Ainsi, la moitié de nos répondantes proviennent d’un milieu métropolitain (l’île de Montréal), plus de 50 % travaillent dans le secteur public, où l’on trouve généralement des politiques institutionnelles sur la discrimination ainsi qu’une présence syndicale; la majorité d’entre elles travaillent dans des domaines d’emploi mixtes ou à majorité féminine et exercent en grand nombre des métiers et professions liés à la prestation de soins et services. Cela ne devrait guère nous étonner: en effet, il est plus aisé d’y rejoindre des personnes qui s’affirment comme gais ou lesbiennes dans leur milieu de travail, un choix qui est favorisé par l’ouverture d’esprit manifestée par leur entourage. À l’inverse, il est plus difficile de recruter des lesbiennes travaillant dans des milieux ou des unités de travail très homophobes, car soit elles s’y affichent moins, soit elles quittent ces milieux ou les évitent. Autrement dit, le portrait que nous dressons sur la base de l’échantillon de convenance obtenu pèche sans doute par excès d’optimisme, plutôt que l’inverse.

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    Seules les enquêtes populationnelles faisant appel à un échantillon représentatif de la population générale et comportant une ou plusieurs questions sur l’orientation sexuelle permettent de contourner cette difficulté. Vu leur ampleur et leur coût élevé, de telles enquêtes sont le plus souvent réalisées par des organismes nationaux tels que Statistique Canada.
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