Article IREF

Chapitre 10. Bilan analytique: le dispositif de violence à l’oeuvre dans la traite prostitutionnelle

Sandrine Ricci
Lyne Kurtzman
Marie-Andrée Roy
couverture
Article paru dans La traite des femmes pour l’exploitation sexuelle commerciale: entre le déni et l’invisibilité, sous la responsabilité de Sandrine Ricci, Lyne Kurtzman et Marie-Andrée Roy (2012)

Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme.

Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme (1950)

10.1 Une analyse tridimensionnelle

La traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle est le fait d’organisations et d’individus qui alimentent le marché du sexe, souvent par l’intermédiaire d’agences, dans des établissements ayant pignon sur rue, comme des bars de danseuses nues, des salons de massage, des hôtels, des lieux discrets comme des bordels dans des résidences privées ou encore dans le contexte de la prostitution de rue ou des activités des compagnies de productions pornographiques. Souvent reliée au crime organisé, cette industrie du sexe utilise la vulnérabilité de femmes et de jeunes filles désirant échapper à des conditions de vie difficiles pour en tirer des revenus considérables. Le dispositif de violence à l’œuvre dans ce type de traite qu’il convient d’appeler de l’esclavage sexuel à des fins commerciales permet la reproduction des rapports de domination et d’exploitation. Afin d’approfondir l’analyse de l’ensemble des résultats de recherche exposés dans les précédents chapitres, nous livrons ici nos principaux constats et concentrons notre réflexion sur trois dimensions de ce dispositif:

  1. La culture de banalisation de la marchandisation du corps et de la sexualité des femmes comme instrument de violence sociétale;
  2. Le pseudo consentement des femmes prostituées comme manifestation de la violence intériorisée chez les victimes;
  3. L’industrie du sexe et les activités des trafiquants comme manifestation exacerbée de la violence patriarcale.

 

10.2 La culture de banalisation de la marchandisation du corps et de la sexualité des femmes

Dans un climat social d’indifférence sociale et politique face aux enjeux collectifs et individuels de la prostitution adulte -en autant que celle-ci ne perturbe pas la paix publique- l’offre et la demande d’actes sexuels tarifés bénéficient d’une marge de manœuvre toujours plus grande pour se développer. À l’instar des autres marchés qui se libéralisent, l’industrie du sexe mondialisée exerce des pressions considérables sur les instances politiques et juridiques pour faire disparaître les règlementations entravant son essor économique et sa capacité de recruter une main-d’œuvre essentiellement féminine répondant à des exigences inégalées de flexibilité et de rentabilité. Amalgamée à l’essor économique mondial des emplois du care, la prostitution est de plus en plus considérée comme un «service». Elle se normalise en ce sens et un efficace processus de banalisation de l’accès au corps des filles et des femmes est en cours. Cet accès est même en voie de devenir un droit (de l’homme) à la sexualité et ce, en dépit des violences sexistes et sexuelles qu’il suppose, sans oublier l’essor de la traite qui s’insère dans les mailles du processus de globalisation, lequel, combiné aux politiques néolibérales et colonialistes, a comme effet pervers d’intensifier les inégalités socioéconomiques entre les femmes et les hommes, ainsi qu’entre les femmes elles-mêmes.

Paradoxalement, les pays du Nord tels que le Canada qui sollicitent cette main-d’œuvre féminine pour pallier de douteuses pénuries1 Par exemple en lien avec les visas pour danse exotique ou service domestique., renforcent les politiques de contrôle de leurs frontières. S’ils promeuvent et pratiquent généralement la libre circulation des biens et des capitaux, il en va tout autrement pour la circulation des personnes. Les personnes migrantes, parmi lesquelles on retrouve de plus en plus de femmes, se butent aux règles d’immigration de plus en plus restrictives qu’adoptent les pays riches en fonction de leurs priorités de développement économique et de leur hantise pour la sécurité. On constate un virage inquiétant vers une migration temporaire de sorte que les migrants et les migrantes ont difficilement accès à un statut permanent. Pour se qualifier à l’immigration canadienne, les personnes candidates ont intérêt à détenir un capital d’investissement, à être scolarisées dans un domaine de pointe ou de pénurie de main-d’œuvre, à être en bonne santé, à ne pas appartenir à un groupe ciblé par le profilage ethnique. Face à de telles exigences, les catégories de migrantes et migrants défavorisés sur le plan économique ou subissant des violences d’ordre politique ou sexiste, peinent à se qualifier et peuvent devenir les proies des réseaux de contrebande de migrants et migrantes (smuggling) et des filières de traite des êtres humains, notamment à des fins d’exploitation sexuelle. Les migrantes qui sont dans leur mire sont des femmes qui quittent ou veulent quitter leur pays, mais qui ne peuvent pas se qualifier à l’immigration canadienne. Décidées à fuir une situation de violence ou de pauvreté, elles sont vulnérables aux fausses promesses d’emploi et peuvent se retrouver piégées dans une relation de servitude pour dettes. Pour rembourser les coûts du voyage à un passeur, à un trafiquant ou à une agence, combien doivent céder aux pressions des prostitueurs?

D’autre part, la légalisation, par la Cour suprême, de la danse contact (à 10$) en 1999 au Canada et celle des clubs échangistes en 2005, de même que l’ambigüité des politiques gouvernementales par rapport au commerce des danseuses nues étrangères («scandale» des visas pour danse exotique) constituent autant de pratiques de dérèglementation de l’industrie du sexe et de normalisation de la marchandisation des femmes. En établissant une jurisprudence, le récent jugement dans l’affaire Bedford c. Canada est peut-être en voie de parachever l’entreprise de décriminalisation totale de la prostitution, c’est-à-dire incluant celle des clients et des proxénètes, amorcée depuis une vingtaine d’années.

Rappelons que le Code criminel canadien condamne les activités entourant la prostitution, mais pas la prostitution comme telle. Il ne protège donc pas les personnes prostituées contre les proxénètes et criminalise autant les unes que les autres: bien souvent, les personnes prostituées ne sont pas considérées comme des victimes par le système judiciaire, mais comme des actrices de la prostitution. Il ne nous apparait pas possible de lutter de façon crédible et efficace contre la traite sans criminaliser la prostitution. Pareillement, il nous semble incohérent de lutter contre la traite en criminalisant les personnes qui en sont victimes. Nous avons vu que cette tendance à la criminalisation des migrants-es et des personnes prostituées victimes de traite est globale. Le rapport 2010 sur la traite des personnes publié par le Département d’État américain déplore ainsi que depuis l’adoption, il y a une dizaine d’années, du Protocole de Palerme et de son approche des « 3 P » (prévention, protection et poursuites), une toute autre approche semble s’imposer presque partout dans le monde : celle des «3 D», qui provoque la détention, la déportation et l’impuissance (detention, deportation et disempowerment), entravant les progrès de la lutte contre la traite (U.S. Department of State, 2010: 17). Combinée aux faibles ressources consacrées à cette lutte, une conséquence grave de la tendance à la criminalisation des personnes migrantes en situation d’illégalité et à la dérèglementation de la prostitution est le recrutement croissant par l’industrie du sexe d’enfants ou de femmes vulnérables, souvent privés de toute ressource pour se protéger.

D’autant que la mouvance actuelle propageant l’illusion du libre choix et la banalisation de la prostitution, imprègne le discours de nombre d’acteurs et actrices dans ce dossier, que ce soit dans le secteur communautaire, incluant le mouvement des femmes, ou parmi les agents et les agentes de l’État. L’imprégnation d’un tel discours auprès des jeunes, filles, mais aussi garçons, peut les conduire à envisager ce qui est présenté en termes de «travail du sexe» comme une façon d’accéder à une forme de reconnaissance –voir la figure du black pimp– ou à des biens matériels ainsi qu’à l’autonomie vis-à-vis de leur famille. Nos résultats de recherche dépeignent pourtant un milieu de l’escorte ou de la danse nue aussi éloigné que possible des représentations romanesques de la femme prostituée de haut vol, de la courtisane altruiste ou de l’escorte arriviste, qui prévalent dans un certain imaginaire collectif nourri des fictions comme Belle de jour2 Roman de Joseph Kessel (1928, Gallimard) que Luis Buñuel adapte pour le cinéma en 1967 Belle de jour dépeint la prostitution comme un fantasme féminin : une femme bourgeoise interprétée par Catherine Deneuve «vend ses charmes» tous les après-midis dans une maison close, pour d’autres motifs que des impératifs économiques. ou, plus récemment, Pretty Woman.

La culture de banalisation de la marchandisation du corps et de la sexualité des femmes s’accompagne d’une diversification ahurissante des formes de prostitution mises en marché par l’industrie du sexe : «relation» complète, anale, avec ou sans préservatif, sexe oral, pornographie imprimée, vidéo, cybersexe, sadomasochisme, domination, téléphones pornos, escorte, «girlfriend experience», sexe tarifé à domicile, dans la rue, dans des bordels, des clubs privés, des bars, des salons de massage, des hôtels, que l’on trouve dans des petites annonces publiées dans les journaux de quartier, les grands quotidiens, les magazines culturels, les guides touristiques, les annuaires téléphoniques, sans compter l’offre omniprésente sur internet, qui inclut pédophilie, bestialité et autres pratiques déshumanisantes. Tout cela pour satisfaire une demande accrue d’accès à des corps soumis, qui répondent à tous les goûts et ce, à des tarifs les plus «concurrentiels» possible (via des forums de discussion en ligne, des clients se partagent d’ailleurs les mensurations, les bonnes affaires et les stratégies pour avoir la plus «cochonne», la plus efficace, au meilleur prix, etc.).

Que ce soit sous la forme d’une passe vite faite dans la voiture du client, d’un 5 à 7 dans un bar de danseuses nues qui finit par une fellation dans un isoloir, d’un massage de «détente» sur l’heure du midi ou avant de rentrer à la maison, le sexe tarifé s’arrime désormais aux horaires de travail des différentes classes de travailleurs. La consommation de «services sexuels» ou de pornographie, qui se situe sur un continuum de l’appropriation des femmes, constitue pour certains un moyen de divertissement au même titre que les activités sportives et les jeux de société. Les vacances sont vues par nombre d’hommes comme une occasion de tourisme sexuel qui, dans le prolongement de la prostitution coloniale, permet de consommer des corps exotiques à volonté et à bon marché, dans des destinations comme Bangkok, Boca Chica3 Voir le dossier sur la République dominicaine comme destination de tourisme sexuel pour les Québécois paru dans La Presse le 17 janvier 2011. En ligne. <http://www.cyberpresse.ca/actualites/dossiers/tourisme-sexuel-en-republique-dominicaine/201101/17/01-4360682-tourisme-sexuel-le-bordel-cache-des-quebecois.php> (consulté le 18 janvier 2011) ou Marrakech, sans oublier les possibilités associées aux quartiers chauds d’Amsterdam ou de Berlin, au cœur de l’Europe. Des gens d’affaires n’hésitent pas, pour sceller de lucratifs contrats, à offrir en boni des «services sexuels» de luxe. Et de grandes fêtes se tenant lors d’évènements sportifs courus rivalisent entre elles pour savoir laquelle va proposer le meilleur cocktail composé d’alcool, de drogue et de sexe. Enfin, dans le confort de son foyer, quiconque possède l’équipement requis peut passer des heures à surfer sur internet et consommer ou diffuser de la pornographie; parfois même involontairement, à cause de l’affichage intempestif de fenêtres publicitaires (pop-up) pornographiques et des cookies qui infestent nos ordinateurs. Bref, la consommation de sexe tarifé est une pratique intégrée au mode de vie d’une fraction de plus en plus large des hommes. En témoigne la psychologue états-unienne Mélissa Farley qui a conduit une récente étude dans la région de Boston, intitulée Comparaison des acheteurs de sexe aux hommes qui n’en achètent pas, et dont l’équipe a eu de la difficulté à trouver cent hommes qui ne consommaient pas de sexe payant:

Nous avons finalement dû nous rallier à une définition des non-acheteurs de sexe comme étant des hommes qui n’ont pas fréquenté un bar de strip-tease plus de deux fois depuis un an, n’ont pas acheté de danse-contact, n’ont pas utilisé de pornographie plus d’une fois depuis un mois, et qui n’ont pas acheté de sexe par téléphone ou les services d’une travailleuse du sexe, escorte, masseuse érotique, ou prostituée.(Citée dans Bennetts, 2011)

Le recours au sexe payant est plus que jamais un divertissement normalisé, présenté comme «naturel», à l’aune des rôles dictés par les stéréotypes sexuels et sexistes. Sa banalisation nourrit le mythe d’une sexualité masculine biologiquement déterminée par un désir irrépressible qu’il importe d’assouvir pour assurer une régulation sociale et éviter des débordements liés à des pulsions refoulées. Dans cette idéologie patriarcale, les femmes ont la responsabilité de satisfaire coûte que coûte la sexualité des hommes. C’est ce type de mythe que les féministes abolitionnistes travaillent à déconstruire en préconisant une sexualité vécue autrement que dans des rapports marchands générateurs de violence et d’exploitation, et à l’intérieur d’une quête d’égalité.

Il nous apparaît important de remettre en question les discours qui, défendant «la légitimité du travail du sexe», jugent réactionnaire, misérabiliste, moralisateur, victimisant (Parent et al. 2010; Chaumont et Machiels, 2009; Mensah, 2009), voire violent4 Par exemple, la soirée de discussion intitulée « Lutter contre la violence faite aux travailleuses(rs) du sexe » s’est amorcée avec une présentation sur la « Violence des féministes prohibitionnistes » (Leslie Jeffrey, University of New Brunswick – St John). Voir le programme de cet événement organisé conjointement par SensibilisationXXXAwareness et par l’Alliance féministe solidaire pour les droits des travailleuses(rs) du sexe le 30 mai 2011, à l’UQAM. En ligne. <http://cybersolidaires.typepad.com/ameriques/2011/05/lutter-contre-la-violence-faite-aux-travailleuses-rs-du-sexe-combating-violence-against-sex-workers.html> (consulté le 2 avril 2012) le point de vue de militantes et mililtants et de chercheures et chercheurs féministes qui dénoncent une tendance à la surenchère sexuelle et à la banalisation du sexe tarifé. Inspirés par la pensée postmoderne5 Notamment des théoriciennes comme Judith Butler. aussi bien que par le sens commun6 Notons avec Guillaumin (1992) que les formes mentales de l’appropriation des femmes émanent en effet tant du sens commun, de l’opinion au quotidien, que des théories scientifiques / intellectuelles., d’aucuns estiment illusoire de vouloir transformer ou abattre les rapports de pouvoir en jeu dans la prostitution; alors aussi bien travailler aux meilleures conditions possibles de son exercice.

Cette culture de banalisation de la marchandisation du corps et de la sexualité des femmes induit la traite à des fins d’exploitation sexuelle dont le but premier est que les clients-prostitueurs disposent d’un certain type ou classe de femmes prostituées qu’ils contribuent à (re)produire. Plus les personnes qui composent cette (sous-) classe prostituée sont pauvres, marginalisées ou issues d’une famille dysfonctionnelle ou encore d’une région aux prises avec un climat politique instable, plus elles sont vulnérables à l’exploitation et moins elles détiennent les ressources requises pour s’en sortir. Dès lors, la culture de banalisation de la marchandisation du corps et de la sexualité des femmes constitue une forme de violence sociétale du fait qu’elle légitime le développement de l’industrie du sexe et l’exploitation croissante des femmes et des filles, et du fait qu’elle entrave conséquemment la mise en place de rapports hommes-femmes égalitaires et la libération de l’ensemble des femmes, celles qui sont prostituées au premier chef.

L’une des manières très efficaces de discréditer les voix qui dénoncent cette culture de banalisation (entendre les abolitionnistes) consiste à les associer au conservatisme politique et à la droite religieuse, cette droite qui constitue par ailleurs l’un des relais puissants du patriarcat. Avec Marcovich et Hazan (2002: 30), on peut se demander si de telles analyses ne font pas elles-mêmes « la promotion d’une société archaïque postmoderne qui serait fondée sur la normalisation de la domination sexuelle des femmes ». En matière de contrainte à l’acceptation du sexe tarifé, le poids du conformisme et de l’individualisme n’a en effet jamais pesé aussi lourd sur les filles et les femmes.

 

10.3 Le pseudo consentement comme manifestation du sexisme intériorisé par les victimes

Il faut savoir que le fait de voir tant de femmes qui, partout, tout le temps, sont au service de tant d’hommes, a un effet cumulatif sur les jeunes filles. À un moment donné, le message finit par se rendre: les filles n’existent que pour le plaisir des gars.7 Trad. libre de: «[Y]ou have to know that for young girls there’s a cumulative effect of seeing so many women everywhere serving so many men’s interests —all the time. At some point, the message sinks in : gals exist for the sole purpose of pleasing guys».(McCall, 1997)

L’ensemble de nos résultats de recherche reflètent l’absence de consensus tant au sujet de la définition de la traite à des fins d’exploitation sexuelle que sur l’enjeu du consentement à la prostitution. À la lumière du cadre conceptuel féministe et matérialiste de cette étude, nous appréhendons la notion de consentement en tant qu’outil idéologique de domination. Largement inspirée par les analyses de Nicole-Claude Mathieu (1985), cette approche critique ne fait pas l’unanimité parmi les féministes, incluant celles qui luttent contre la traite[fn] Pour une présentation plus détaillée des «camps idéologiques», voir la section 4 de notre introduction.[/fn]. Notre étude montre cependant comment la domination masculine opère en de telles situations de traite à des fins d’exploitation sexuelle. Elles renvoient à la violence inhérente à la prostitution et à la mise sous emprise des femmes trafiquées. Adossée à l’intériorisation de leur infériorité, cette emprise amène les femmes prostituées à céder et non à consentir aux rapports de domination.

Comme le formule Pierre Bourdieu (1998: 62), en tant qu’opprimées au sein du système patriarcal, les femmes ont incorporé des «dispositions soumises» qui les amènent à participer inconsciemment à la production et à la reproduction de leur propre domination. L’intériorisation peut se définir par l’acceptation et l’intégration des normes, jugements, attentes et représentation de la société dominante. Ce processus est ce que Nicole-Claude Mathieu (1985) a conceptualisé, avant Bourdieu, en tant que «conscience dominée». Évidemment, tout le monde dispose d’une marge de manœuvre qui fait que tôt ou tard on peut se libérer, se distancer ou se rebeller par rapport à ces normes, mais considérant la puissance des processus d’inculcation, cette entreprise reste difficile, comme en témoignent les difficultés éprouvées par les femmes prostituées pour s’extraire de l’industrie du sexe.

Dans le nouvel ordre patriarcal, on peut observer que l’amalgame avec le libéralisme ambiant permet de déclarer toutes les personnes libres et égales entre elles. Les catégories de dominant/dominé ne sont plus opérantes, rendant ainsi plus ou moins «consentante» toute personne qui vit une forme ou l’autre d’oppression. On occulte ici le fait que le consentement requiert la connaissance de la situation dans ses différentes composantes et l’acceptation des conséquences tant positives que négatives. De plus, tout se passe comme s’il n’y avait rien de véritablement immoral dans le comportement du dominant puisque l’opprimée consent. L’idée de consentement appliquée aux dominées apparait donc bien commode puisque celui-ci annulerait ainsi la responsabilité de l’oppresseur (Mathieu, 1985: 237). La conscience de l’opprimée est alors promue au rang de conscience libre mais responsable (donc coupable) de son oppression. Le nouvel ordre patriarcal, qui réaffirme la liberté et l’égalité des individus, suggère ainsi que, s’il y a oppression des femmes, c’est qu’elle est inéluctable, qu’elle émane de leur libre inscription dans l’histoire, de leurs choix individuels et qu’il n’y a pas moyens de faire autrement.

De cette analyse émane l’instrumentalisation de principes tels l’agentivité, l’empowerment, le droit de librement disposer de son corps ou même la libération sexuelle, ayant pour effet principal que la personne opprimée reste là où elle est, parquée, pour reprendre l’expression de Fanon (1961: 18), tout en croyant qu’elle a une quelconque emprise sur sa situation (Ferrand, 2010). En conséquence, une femme affirmant pouvoir dissocier amour et exercice de la sexualité peut penser pratiquer la prostitution sans s’aliéner; elle se sert simplement de son corps «comme s’il n’était pas elle-même, comme un instrument dont elle serait séparée» (Gorz, 1988: 184), pour gagner sa vie. S’inscrire en faux contre cette proposition signifierait qu’on perpétue une vision moralisatrice de la sexualité. Or, la défense de la prostitution sur la base du consentement, du choix ou de «décisions orientées» (Mensah, Thiboutot et Toupin, 2011: 227), signifie qu’on élude la prise en compte des véritables conditions où s’exerce le choix individuel et qu’on oblitère les rapports de domination masculine systémique exercés sur les femmes.

Dans le nouvel ordre patriarcal, la culture qui banalise la marchandisation du corps des femmes et la consommation de sexe tarifé, instrumentalise la notion de consentement pour parvenir à ses fins, suggérant que les personnes prostituées qui s’identifient à des «travailleuses du sexe» consentent à leur oppression et même, y trouvent une forme d’affranchissement, voire d’empowerment (Coy, Wakeling et Garner, 2011; Levy, 2005). De fait, nous vivons dans des sociétés empreintes d’un discours hégémonique néolibéral qui privilégie les success story mettant en vedette des individus certes accablés par l’adversité, mais qui s’en sortent, des femmes inspirantes justement parce qu’elles transcendent leur condition de «victimes» et (re)deviennent les maîtresses d’œuvre de leur (re)construction existentielle8 En témoignent la forte majorité des talk shows à l’américaine, comme celui de la pionnière Oprah Winfrey qui a longtemps présenté une vitrine remarquable de cet intérêt pour l’empowerment et la transcendence de sa condition de victime, comme le montrent les travaux de Heijin Lee, 2008..

L’industrie du sexe a clairement su reprendre à son compte ce type de principes pour maintenir les femmes prostituées en poste au sein d’un «lucratissime» marché. Cette récupération garde dans l’ombre le fait que les personnes prostituées sont très majoritairement des femmes et les clients, des hommes, et qu’il y a donc là une manifestation des rapports de sexe marqués par le pouvoir masculin et l’appropriation des femmes. Elle garde aussi dans l’ombre le rôle du crime organisé, la violence omniprésente dans ce milieu et le fait que les histoires de vie des femmes qui sont prostituées s’avèrent marquées, pour la vaste majorité, par des abus de toutes sortes. Ce type de récupération alléguant que les «travailleuses du sexe» louent (et non vendent) leur corps (et non leur personne) dans le cadre d’échanges mutuels et de transactions sans impact sert en fait d’outil idéologique pour légitimer un usage illimité du corps et de la sexualité des femmes, celui des prostituées comme celui de toutes les autres femmes, au service de l’ensemble des hommes. Or, c’est justement parce que les femmes souhaitent disposer librement de leur corps, qu’elles doivent s’opposer à cette forme de servage moderne qu’est la prostitution. Après avoir refusé le «devoir conjugal» édicté par les curés, elles n’ont pas à se soumettre à l’implicite devoir d’assurer le confort sexuel de tous les hommes.

Faute de réponses collectives adéquates à des situations d’oppression, le discours néolibéral rejette toute forme de critique en l’assimilant à de la victimisation, c’est-à-dire «une tendance coupable à s’enfermer dans une identité de victime [et qui] s’applique aussi, par extension, à toutes les formes de plainte, de contestation ou de revendication» (Chollet, 2007). C’est ainsi qu’un discours strictement axé sur le choix et l’autonomie occulte la réalité des «milliers d’autres femmes et enfants dans le monde» qui, rappelons les propos de Yolande Geadah (2003: 126), font les frais de cette approche néolibérale du «travail du sexe», «dans l’intérêt de ceux et celles qui réussissent à en tirer profit». En somme, le recours au consentement, outil idéologique de domination, permet de maintenir le rapport de sexage, en occultant les effets psychiques de cette appropriation des femmes qui les «désubjectivisent».

Notre propos n’est évidemment pas de nier qu’un certain nombre de femmes font de la «sexualité» leur «métier» et sont convaincues d’exprimer ainsi leur propre liberté, et même, d’en retirer un sentiment de pouvoir personnel, comme l’indiquent certains propos d’entretiens réalisés auprès de femmes trafiquées. Mais il est de notre responsabilité comme chercheures d’analyser cette parole à la lumière d’un cadre analytique plus large qui permet de prendre en compte également les impacts psychologiques de la prostitution, ses conséquences sociales et les rapports de sexe à l’œuvre dans cette forme d’exploitation sexuelle à des fins commerciales.

L’industrie du sexe engendre à l’endroit des femmes trafiquées un processus qui n’est pas sans rappeler ce que Goffman (1968) qualifie de mortification de la personnalité, un procédé qu’il observe dans les institutions totalitaires, relativement au climat de subordination, mais aussi de dégradation de l’estime de soi et de perte du sentiment de sécurité qu’elles entrainent. La transformation physique des nouvelles recrues, ainsi que le fait qu’on leur attribue un nouveau nom, participe de cette «mise à mort» identitaire. Sans oublier la consommation d’alcool et de stupéfiants qui désinhibe et permet, dans une certaine mesure, d’oblitérer la violence. L’état de choc post-traumatique, d’anxiété et de dépression sévère qui affecte des survivantes témoigne de l’impact psychologique de la prostitution (Farley, 2003).

Selon Michela Marzano (2006: 157-158), on ne peut sous-estimer le fait qu’une forte majorité de femmes «se retrouvent souvent piégées à l’intérieur d’un système qui les dépasse, et sont prises dans un mécanisme économique qui utilise leurs illusions de liberté». Dans cet ordre d’idées, nous avons vu que si la figure du proxénète reste très majoritairement masculine, les filles et les femmes peuvent jouer divers rôles dans l’industrie du sexe. Nous avons ainsi repéré dans les trajectoires des répondantes un type de leurre qui implique l’instrumentalisation des autres femmes prostituées par les pimps pour mettre leurs recrues en confiance et les inciter à la prostitution ou guider leur insertion dans l’industrie du sexe. Il s’agit d’un phénomène encore sous-exploré par la recherche, mais qui démontre l’effet d’intériorisation par ces femmes d’un système qui les dévalorise. Dans un tel système, marqué par la domination masculine, l’emprise des proxénètes trouve non seulement un terrain particulièrement favorable pour se déployer, mais elle table sur le fait que bien des femmes prostituées/trafiquées nient la violence, surtout physique et psychologique, dont elles sont victimes. En ce sens, Nicole-Claude Mathieu (1985) met en lumière comment la violence (physique, symbolique, matérielle) des rapports sociaux de sexe limite la « conscience » du sujet opprimé et l’amène parfois à participer à sa propre oppression.

De plus, si, en théorie, rien n’empêche les individus dominants d’accéder au monde des dominés, l’inverse s’avère très difficile (Guillaumin, 1992). Ainsi, bien que des hommes, par exemple des jeunes prostitués, subissent la violence du système prostitutionnel, et que des femmes proxénètes (recruteuses, tenancière, etc.) tendent quant à elles à reproduire l’oppression patriarcale, ces dernières n’accèdent que temporairement à ce statut de dominantes et restent sous la coupe de ceux qui tirent les ficelles, les patrons du crime organisé. De même, plusieurs études et témoignages révèlent que les femmes proxénètes ont bien souvent été prostituées (Raphael et Myers-Powell, 2010). Enfin, soulignons qu’en jouant les intermédiaires, les «pimpettes», comme les «anciennes», permettent aux proxénètes de recruter et de former des nouvelles recrues avec un minimum de risques pour eux, du point de vue légal (Paradis et Cousineau, 2005). Les organisations criminelles ont d’ailleurs de plus en plus recours à des femmes parce qu’elles perçoivent que le système judiciaire a tendance à montrer davantage de clémence à leur endroit9 Dans certains pays, des femmes recevraient des peines plus légères que les hommes lorsqu’elles sont enceintes ou mères de jeunes enfants (U.S. Department of State, 2008: 11). (U.S. Department of State, 2008).

Défendre la prostitution sous l’argument que des femmes qui y sont exploitées revendiquent le droit à leur autonomie ou y jouent un rôle perçu comme «actif» nous apparaît dès lors illusoire et injustifiable. Défendre la prostitution sous le motif que des femmes prostituées définissent avec les clients les modalités de l’échange ne tient pas compte des déséquilibres sociaux, économiques et politiques qui caractérisent les rapports humains, comme cela occulte le poids des situations de misère et de violence dans lesquelles se trouvent souvent les femmes qui sont prostituées (U.S. Department of State, 2008: 147). Le consentement se transforme ainsi en un moyen d’oppression servant à justifier des attitudes violentes qui tirent parti des conditions de vulnérabilité socioéconomique des êtres humains, bref à légitimer le sexage. C’est pourquoi nous pensons nécessaire de réaffirmer que le discours sur le consentement à l’exploitation sexuelle constitue l’une des formes idéelles de l’appropriation des femmes, une manifestation de la violence sexiste intériorisée par les victimes et un élément central du dispositif de violence à l’œuvre dans la traite prostitutionnelle.

 

10.4 L’industrie prostitutionnelle et les activités des trafiquants comme manifestation exacerbée de la violence patriarcale

Qu’il s’agisse de traite internationale ou locale, l’industrie prostitutionnelle recourt à différentes formes de violence, physique, psychologique, sexuelle et, bien sûr, économique, pour asservir et exploiter ses recrues. Avec Melissa Farley (2009: 1), remarquons que «proxénètes locaux et trafiquants internationaux […] utilisent les mêmes méthodes que les maris violents pour asservir leurs victimes: insultes, menaces, coups, isolement social, contrôle économique, viol et autres genres de torture». Contrairement aux idées reçues, la tromperie, que l’on peut aussi nommer leurre, duperie, stratagème, manipulation ou chantage émotif, autant d’éléments corollaires de la violence psychologique, constitue un principe central de la traite à des fins d’exploitation sexuelle, surtout à l’étape du recrutement.

Rappelons qu’avec Guillaumin (1992), nous considérons que l’appropriation des femmes s’articule autour de deux axes: 1 -le fait idéologique, en lien avec l’idée de «nature» qui concerne le discours sur les femmes (nous venons d’aborder la question de la banalisation de la marchandisation des femmes et de la consommation de sexe tarifé, ainsi que la notion de consentement); 2 -le fait matériel, c’est-à-dire le rapport de pouvoir qui caractérise l’appropriation de la classe des femmes par la classe des hommes, en sachant qu’à l’instar de l’esclavage, le sexage consiste en l’appropriation d’un groupe humain par un autre groupe humain et que «la force n’intervient pas alors autrement que comme moyen de contrôle des déjà-appropriés» [c’est l’auteure qui souligne] (Guillaumin, 1992: 58).

La stratégie qui consiste à installer une relation affective ou amoureuse factice pour recruter et maintenir des filles et des femmes dans la prostitution, est présente tant dans les situations de traite locale qu’internationale. Elle correspond à l’exploitation du sentiment amoureux des femmes qui amène notamment celles-ci à croire qu’elles aident leur prince charmant temporairement désargenté. Au vu des manœuvres associées à cette stratégie de recrutement, on peut faire un parallèle avec la technique de manipulation mentale dénommée «love bombing»(bombardement d’amour) qu’utilisent certaines sectes pour enrôler de nouveaux, nouvelles membres. Il s’agit «d’entourer la nouvelle recrue d’amour et d’affection de sorte qu’elle se sente soutenue par le groupe. Elle est aussi accompagnée dans ses déplacements par un ancien adepte qui répond à toutes ses interrogations» (Campos et Dilhaire, 2000: 157). Dans le même ordre d’idées, le pimp isole peu à peu sa recrue, s’organise pour contrôler tous ses faits et gestes et la rendre totalement dépendante de lui.

Certains proxénètes mettent donc en œuvre un scénario amoureux, que James F. Hodgson (1997) conçoit comme un «cycle de manipulation», pour recruter des femmes dans le but de les prostituer. Ce scénario s’appuie sur un personnage de protecteur/pourvoyeur qui séduira sans difficulté des filles ou des femmes vulnérables, en quête d’amour, d’attention, de repères, d’une vie exaltante et même, au-delà de la survie matérielle, d’un certain goût du luxe (sorties, bijoux, vêtements, etc.). Tous les renseignements nécessaires au scénario sont ainsi recueillis lors des premiers contacts avec la proie. À son insu, elle livre des informations cruciales concernant son âge, sa situation familiale ou son statut d’immigration qui permettront au proxénète d’exploiter sa vulnérabilité; d’autant que lui-même «a en général connu un parcours problématique fait de carences et d’échecs, et cherche dans le “milieu” un lieu de valorisation et de pouvoir», comme le souligne Legardinier (2000: 2), selon qui «proxénète et personne prostituée ne se rencontrent pas par hasard». Nous avons mis en lumière la figure stéréotypée du black pimp dans laquelle on peut certes voir l’incarnation de l’homme à femmes dominateur, exhibant avec ostentation sa réussite et son aisance monétaire, à grands renforts de symboles glamours comme les voitures de luxe, les vêtements griffés, le nightclubbing, etc. On peut aussi y déceler une forme de revanche contre les Blancs, contre le système raciste qui infériorise les personnes issues des groupes racisés, et une façon de dominer les femmes, particulièrement les Blanches, permettant de faire d’une pierre deux coups en contrôlant une femme blanche (Milner, 1972: 67-68).

Les proxénètes décrits par nos différents informateurs et informatrices jouent au grand seigneur pour séduire leur «princesse», à qui ils font miroiter des revenus élevés et un style de vie glamour. Si elle n’est pas conditionnée par le truchement du love bombing ou qu’elle s’avère une candidate un tant soit peu résistante à la manipulation affective, la perspective de mener un train de vie luxueux permet au proxénète de la conduire à la prostitution. Une autre forme de leurre concerne le chantage émotif du prétendu chum qui se trouverait en fâcheuse posture financière. Après une période durant laquelle il assure graduellement son emprise affective, le proxénète informe sa recrue qu’elle doit contribuer pour maintenir leur style de vie ou payer les dettes accumulées. Une variante fréquente concerne la servitude pour dette, alors que les pimps exigent de leur recrue qu’elle rembourse les frais encourus pour sa consommation d’alcool ou de stupéfiants. Ce type de leurre se retrouve au niveau international quand les trafiquants extorquent des «services sexuels» (le paiement en nature) ou la prostitution avec d’autres hommes pour payer un droit de passage. Quoi qu’il en soit, l’argent de la prostitution profite surtout aux hommes qui les exploitent; plusieurs femmes témoignent s’en être sorties au moins aussi pauvres qu’avant leur passage dans l’industrie du sexe, sinon endettées, tant les uns et les autres, proxénètes, propriétaires de bars, chauffeurs, agences et revendeurs de drogue s’enrichissent à leurs dépens.

Ainsi, la tromperie sous toutes ses formes, qui est omniprésente dans les stratégies utilisées pour trafiquer les femmes aux fins de prostitution, vient invalider les thèses qui retiennent la coercition comme élément déterminant de la définition de la traite (débat présent dans l’élaboration des grandes conventions internationales comme le Protocole de Palerme). La tromperie produit des résultats avantageux, avec moins de risques que la violence directe. Le recours à des moyens plus explicitement violents –et plus facilement repérables− tels que la séquestration, les coups, les agressions sexuelles, les représailles envers la famille intervient souvent à une étape ultérieure d’un processus de traite, une fois la victime hameçonnée, et en complément du conditionnement psychologique pour s’approprier ses revenus, contrôler son temps, sa mobilité, etc. Sans minimiser la violence physique et économique dont elles sont l’objet, les femmes apparaissent donc d’abord recrutées et maintenues dans l’industrie du sexe par la manipulation psychologique qui repose sur l’exploitation de leur sentiment amoureux. D’une certaine manière, comme le formulent Hoigard et Finstad (1992), plusieurs demeurent dans cette relation avec le proxénète malgré la violence et non à cause d’elle (the woman stays in the relationship despite the violence, not because of it). Ceci confirme les observations de plusieurs chercheurs-es qui ont travaillé sur l’exploitation sexuelle (Paradis et Cousineau, 2005; Marcovich et Hazan, 2002; McDonald, Moore et Timoshkina, 2000).

Ceci étant dit, le recours à la violence sous toutes ses formes, physique, psychologique, sexuelle, économique exercée par les proxénètes a pour finalité de maintenir les recrues sous leur emprise afin de les contraindre à générer des revenus les plus élevés possible, l’argent étant ici le nerf de la guerre. De fait, lorsque la recrue s’avère moins ouvertement vulnérable, le recours immédiat à la violence directe pour la «casser» est fréquent. Bref, du leurre à l’emprise, les moyens ne manquent pas pour amener les femmes à céder (et non à consentir) à l’appropriation et à l’exploitation sexuelle de leur corps par l’industrie prostitutionnelle.

Nous avons eu accès à un formulaire utilisé par un (ou plusieurs) proxénète pour mettre «sous contrat» des filles et des jeunes femmes qu’il exploite sexuellement (Annexe 1). Ce formulaire rappelle que l’unique personne à laquelle la jeune femme doit se référer c’est son pimp. Elle doit lui promettre obéissance et soumission, renoncer à ses amis et à entrer en contact avec sa famille. Elle doit reconnaître qu’elle «appartient» à son pimp, quitte à signer un tel contrat ou à arborer un tatouage à l’effigie du proxénète. Règle générale, la marque de commerce à laquelle doivent se conformer les femmes prostituées, particulièrement les danseuses, implique différents changements corporels: perte de poids, teinture des cheveux, épilation, manucure, piercings, implants mammaires, etc., selon les exigences du marché. Partie intégrante d’un système socio symbolique, le tatouage nous apparaît particulièrement significatif de l’appropriation des femmes exploitées sexuellement par leurs pimps: «Si tu m’aimes, tu vas aller faire tatouer mon nom»10 Notons que ce dernier porte un ou des tatouages illustrant son appartenance, le cas échéant, à un groupe criminalisé. Voir notamment Mourani, 2006.. Ce faisant, le dominant procède au marquage –stricto sensu– de la dominée, la marque attestant le rapport social et ce, même si la personne dominée semble avoir «décidé» elle-même de se faire tatouer. Comme le précise Colette Guillaumin (1992: 59), «Par signe symbolique constant, on entendra une marque arbitraire renouvelée qui assigne sa place à chacun des individus comme membre de la classe». La violence permet au groupe dominant de réaffirmer le statut d’appropriée de la classe des femmes prostituées qui est énoncé de façon constante par le système de marquage, en l’occurrence le tatouage, comme par les autres signes extérieurs associés à sa transformation physique.

Annexe 1

De fait, qu’il y ait traite ou non, l’industrie prostitutionnelle prospère en s’appropriant des femmes qui sont considérées comme des marchandises et même, comme des denrées périssables, si l’on considère le renouvèlement que le marché −entendre les clients− impose, friand de corps jeunes. Cette appropriation constitue une violence structurelle inhérente à la prostitution. Au demeurant, les clients n’hésitent pas à utiliser la brutalité pour obtenir tous les «services» qu’ils se croient en droit d’attendre. Ainsi la société patriarcale garantit-elle à l’ensemble des hommes des «services sexuels» multiples, maintenant en place une catégorie de femmes spécialisées, les prostituées.

 

10.5 En guise de conclusion: de l’invisibilité à la dénégation

Nous avons montré à quel point le phénomène de la traite à des fins d’exploitation sexuelle est invisibilisé, du fait de la chape de silence induite par différents facteurs, parmi lesquels on retrouve l’opacité et la violence des milieux interlopes, des lois inefficientes, un manque de ressources généralisé pour la prévention et la lutte, des intervenantes et des intervenants communautaires peu ou mal outillés, la banalisation grandissante de la marchandisation du corps et de la sexualité des femmes et une volonté politique globalement inscrite dans une tendance à l’occultation des violences patriarcales et masculines. Certaines analyses invoquent pourtant le droit des femmes prostituées à disposer librement de leur corps et mettent de l’avant leurs «stratégies d’adaptation ou de contournement des contraintes auxquelles elles sont confrontées» (Guillemaut, 2006), sans toutefois prendre suffisamment en compte lesdites contraintes, c’est-à-dire les conditions de production de cette agentivité. Ce faisant, on a progressivement glissé d’une forme de déni de l’exploitation sexuelle des femmes vers sa dénégation, comme nous le montrons ci-après à l’aide de l’analyse de Didier Fassin.

Contribuant à cet effet d’invisibilisation, certaines voix s’élèvent pour suggérer qu’on exagère l’importance de la traite et ses liens avec la prostitution, dans la mesure où, pour les femmes, la migration comme la prostitution constituent des formes de résistance et de liberté (Guillemaut, 2006). Louise Toupin (2002: 1) préconise par exemple une «perspective large» pour examiner la traite «sous l’angle des différentes formes d’exploitation et de violence que peuvent connaître les travailleuses, tout au cours de leurs migrations, dans les secteurs informels de l’économie». À cette vision, elle oppose une perspective «restreinte» qui «circonscrit la question à toute migration forcée, de femmes et d’enfants, pour fins de prostitution» (Toupin, 2002:1). Si elle soulève la question fondamentale des rapports de classe, la «perspective large» −dont la prémisse est «qu’il faudrait reconnaître le domaine du sexe commercial comme du travail» (Toupin, 2002: 49)− tend à gommer le rôle des acteurs sociaux, les trafiquants comme les clients consommateurs. Cette approche évacue également les rapports de sexe à l’œuvre dans l’exploitation sexuelle à des fins commerciales. Notre recherche fait pourtant ressortir que les trafiquants, les proxénètes et les clients sont très majoritairement des hommes, alors que les personnes exploitées sexuellement sont surtout des femmes et des filles. Elle met au jour les rapports de pouvoir, les problèmes de dépendance et d’estime de soi, la hiérarchisation des classes et des groupes ethniques, autant d’éléments qui font des ravages sur la santé physique et mentale des femmes prostituées. Mais surtout, elle rappelle que la possibilité de marchander des êtres humains, en l’occurrence des filles et des femmes, rend l’ensemble des femmes prostituables, potentiellement à tout le moins, et conforte l’ensemble des hommes dans l’idée qu’ils ont un droit de propriété sur elles.

Dans son travail sur la représentation des discriminations raciales, Didier Fassin se demande comment, pour occulter une réalité «connue mais douloureuse», on en vient à collectivement redéfinir cette même réalité et à discréditer quiconque tente de faire la lumière sur la situation. Fassin pose ainsi «le passage du déni de réalité à sa dénégation» (2006: 1), c’est-à-dire que l’on passe subrepticement de l’idée que le phénomène n’existe tout simplement pas à l’idée qu’il existe mais qu’il n’est pas ce que l’on croit. Le nouvel ordre patriarcal mobilise ainsi de nouvelles stratégies d’argumentation.

Fassin distingue le mécanisme de déni de celui de dénégation. Le sociologue conçoit le déni comme le rejet classique d’une réalité trop douloureuse sur le mode du «Je sais bien… mais quand même». Appliqué à la question de la prostitution, l’énoncé qui correspond au déni de réalité serait: Je sais bien qu’il y a des situations où des femmes prostituées subissent de la violence mais quand même, on ne peut pas systématiquement associer la prostitution à de l’exploitation sexuelle et à de la violence. Dans cette forme de déni de réalité, les faits peuvent être adéquatement représentés, mais on ne les interprète pas pour ce qu’ils sont: ces situations ne relèveraient pas de l’appropriation des femmes (le sexage), mais de l’absence de réglementation du travail du sexe et de logiques économiques.

Le mécanisme de dénégation préserve quant à lui la représentation que l’on se fait de la réalité et sa signification tout en écartant les éléments les plus désagréables sur le mode de: Vous allez penser que ces femmes sont victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle… mais ce n’est pas vrai, il ne s’agit pas de femmes prostituées, mais de «travailleuses du sexe» qui exercent leur libre arbitre et leur entreprenariat, voire les actrices d’un processus migratoire et d’ailleurs, la traite relève du mythe conservateur de la traite des blanches réédité par les ligues morales.Ainsi, certaines analyses qui postulent le consentement des femmes prostituées, migrantes ou non, s’efforcent de discréditer les thèses abolitionnistes sur la traite à des fins d’exploitation sexuelle, pour finalement justifier l’injustifiable. Dans cette perspective, on peut reconnaître que la violence existe dans la prostitution, mais n’aborder le problème que sous cet angle est jugé réducteur et victimisant. De plus, s’il y a violence, c’est largement le fait de mesures policières répressives et de l’absence de protection des «travailleuses du sexe», ainsi que de la stigmatisation de ces dernières dans l’opinion publique et dans les rangs féministes abolitionnistes, et non parce que des proxénètes et des clients exploitent des femmes en profitant de leur vulnérabilité.

Les instigateurs et instigatrices de cette dénégation de la traite à des fins prostitutionnelles invoquent le caractère inconsistant des chiffres qui fait en sorte que l’on peut difficilement mesurer l’ampleur du phénomène, d’autant que la traite d’êtres humains ne concerne pas que le commerce du sexe. Au demeurant, comme le souligne Patrizia Romito (2006: 29) à propos du manque de données quantitatives dans le domaine de la violence contre les femmes et ce, malgré les efforts des chercheures en études féministes, traduit «un choix politique» et constitue «l’un des instruments d’occultation de cette violence».

  • 1
    Par exemple en lien avec les visas pour danse exotique ou service domestique.
  • 2
    Roman de Joseph Kessel (1928, Gallimard) que Luis Buñuel adapte pour le cinéma en 1967 Belle de jour dépeint la prostitution comme un fantasme féminin : une femme bourgeoise interprétée par Catherine Deneuve «vend ses charmes» tous les après-midis dans une maison close, pour d’autres motifs que des impératifs économiques.
  • 3
    Voir le dossier sur la République dominicaine comme destination de tourisme sexuel pour les Québécois paru dans La Presse le 17 janvier 2011. En ligne. <http://www.cyberpresse.ca/actualites/dossiers/tourisme-sexuel-en-republique-dominicaine/201101/17/01-4360682-tourisme-sexuel-le-bordel-cache-des-quebecois.php> (consulté le 18 janvier 2011)
  • 4
    Par exemple, la soirée de discussion intitulée « Lutter contre la violence faite aux travailleuses(rs) du sexe » s’est amorcée avec une présentation sur la « Violence des féministes prohibitionnistes » (Leslie Jeffrey, University of New Brunswick – St John). Voir le programme de cet événement organisé conjointement par SensibilisationXXXAwareness et par l’Alliance féministe solidaire pour les droits des travailleuses(rs) du sexe le 30 mai 2011, à l’UQAM. En ligne. <http://cybersolidaires.typepad.com/ameriques/2011/05/lutter-contre-la-violence-faite-aux-travailleuses-rs-du-sexe-combating-violence-against-sex-workers.html> (consulté le 2 avril 2012)
  • 5
    Notamment des théoriciennes comme Judith Butler.
  • 6
    Notons avec Guillaumin (1992) que les formes mentales de l’appropriation des femmes émanent en effet tant du sens commun, de l’opinion au quotidien, que des théories scientifiques / intellectuelles.
  • 7
    Trad. libre de: «[Y]ou have to know that for young girls there’s a cumulative effect of seeing so many women everywhere serving so many men’s interests —all the time. At some point, the message sinks in : gals exist for the sole purpose of pleasing guys».
  • 8
    En témoignent la forte majorité des talk shows à l’américaine, comme celui de la pionnière Oprah Winfrey qui a longtemps présenté une vitrine remarquable de cet intérêt pour l’empowerment et la transcendence de sa condition de victime, comme le montrent les travaux de Heijin Lee, 2008.
  • 9
    Dans certains pays, des femmes recevraient des peines plus légères que les hommes lorsqu’elles sont enceintes ou mères de jeunes enfants (U.S. Department of State, 2008: 11).
  • 10
    Notons que ce dernier porte un ou des tatouages illustrant son appartenance, le cas échéant, à un groupe criminalisé. Voir notamment Mourani, 2006.
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