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Chapitre 1: Perspectives théoriques: de la discrimination à l’hétéronormativité

Line Chamberland
Christelle Lebreton
Michaël Bernier
couverture
Article paru dans Stratégies des travailleuses lesbiennes face à la discrimination: contrer l’hétéronormativité des milieux de travail, sous la responsabilité de Line Chamberland, Christelle Lebreton et Michaël Bernier (2012)

Dans ce chapitre, nous examinerons les définitions et les théories mises à contribution pour examiner les expériences des travailleuses lesbiennes en emploi. Nous présenterons et clarifierons dans un premier temps les concepts d’homophobie, d’hétérosexisme et d’hétéronormativité. Dans un second temps, nous proposerons de distinguer les expériences spécifiques de discrimination vécues par les femmes homosexuelles en recourant au concept de lesbophobie. Dans un troisième temps, nous aborderons les notions reliées aux droits relatifs au travail. Ensuite, nous distinguons différents types de discrimination de façon à rendre compte des expériences diverses des travailleuses lesbiennes. Enfin, nous expliciterons les concepts d’aménagement de l’identité lesbienne en milieu de travail et de stratégies identitaires, qui nous permettront d’analyser les choix et les motivations des travailleuses lesbiennes, notamment en matière de visibilité.

 

1.1 Homophobie, hétérosexisme et hétéronormativité

La notion d’homophobie a été créée au début des années 1970 pour désigner l’aversion et la peur irrationnelle ressenties en présence d’une personne homosexuelle (Weinberg, 1972). Par la suite, la signification de ce terme s’est étendue jusqu’à englober toute attitude négative et tout comportement exprimant une hostilité systématique, un rejet ou une prise de distance envers une ou des personnes homosexuelles ou envers l’homosexualité en général. Le rejet peut être physique, par exemple ne pas vouloir côtoyer une personne homosexuelle, ou symbolique, lorsqu’il y a infériorisation ou dévalorisation de l’homosexualité à travers des railleries, des propos dénigrants ou toute autre manière de discréditer cette orientation sexuelle ainsi que les personnes qui s’y identifient. Concrètement, l’homophobie se manifeste par une multitude de gestes qui peuvent varier en fréquence et en gravité, pouvant aller jusqu’au meurtre. Ce très large éventail de conduites homophobes a incité certains chercheurs à établir une distinction entre un biais négatif vis-à-vis des gais et lesbiennes, ou homonégativisme, et une réaction phobique exprimant un malaise déraisonnable qui peut conduire à des gestes extrêmes. Pour notre part, afin d’estimer l’ampleur de l’homophobie dans l’environnement de travail, nous avons relevé, à partir d’études réalisées antérieurement, une série d’attitudes et de comportements ayant pour effet de marginaliser, discriminer ou exclure les personnes homosexuelles et que l’on peut considérer comme des indicateurs de la présence d’homophobie dans un milieu de travail. Selon Borrillo, le terme «homophobie» désigne deux aspects différents d’une même réalité:

une dimension personnelle de nature affective se manifestant par un rejet des homosexuels et une dimension culturelle, de nature cognitive, dans laquelle ce n’est pas l’homosexuel qui fait l’objet du rejet, mais l’homosexualité comme phénomène psychologique et social (Borrillo, 2000: 13).

La notion d’hétérosexisme établit une différenciation et une hiérarchie entre l’hétérosexualité, considérée comme allant de soi, normale, conforme à la nature, et l’homosexualité, assimilée à une sexualité inférieure, anormale ou pathologique. Dans la société, l’hétérosexisme se présente sous différentes facettes. Sur le plan idéologique, le discours hétérosexiste «s’articule autour de notions telles la différenciation et la complémentarité des sexes (l’amour entre un homme et une femme est plus naturel, car il conduit à la procréation) et la normativité hétérosexuelle (un couple normal est composé d’un homme et d’une femme)» (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2007: 96). On qualifiera également d’hétérosexistes les représentations qui occultent la diversité des orientations sexuelles et des identités de genre, par exemple dans les manuels scolaires ou les émissions de télévision, ou encore qui ridiculisent et déprécient les sexualités non hétérosexuelles. Une forme courante d’hétérosexisme observable dans les interactions quotidiennes est la présomption d’hétérosexualité, c’est-à-dire le fait de tenir pour acquis que tout le monde est hétérosexuel. Les institutions sociales fonctionnent également sur la base de cette présomption lorsqu’elles ne prennent pas en compte la présence de personnes non hétérosexuelles dans leurs pratiques et dans les services qu’elles offrent. Le concept d’hétéronormativité (Warner, 1991) est couramment employé pour désigner le processus de réitération constante de l’hétérosexualité comme seule norme sociale et culturelle valable, c’est-à-dire comme la seule ou la meilleure façon de vivre, alors que la notion d’hétérosexisme réfère plus spécifiquement à l’infériorisation des sexualités qui s’écartent de cette norme.

Les notions d’hétérosexisme et d’homophobie sont elles aussi reliées: en prônant un discours et en mettant en œuvre des pratiques sociales qui dénigrent ou infériorisent l’homosexualité, l’hétérosexisme soutient et cautionne les manifestations d’homophobie sur le plan individuel. Le psychologue Gregory Herek définit l’hétérosexisme comme un «système idéologique qui dénie, dénigre et stigmatise toute forme de comportement, d’identité, de relation ou de communauté non hétérosexuelle» (Herek, 1995: 321, nous traduisons). La dimension systémique proposée dans cette définition s’oppose aux définitions psychologiques de l’antihomosexualité. C’est d’ailleurs là le point principal soulevé par les auteurs et auteures qui argumentent en faveur de l’adoption du concept d’hétérosexisme.

 

1.2 Homophobie et lesbophobie

La construction des normes sexuelles et celle des genres masculin et féminin sont des processus étroitement liés. Des études ont montré que l’intolérance homophobe s’exerce aussi à l’égard de tout individu dont les caractéristiques ou la conduite s’écartent des modèles de masculinité et de féminité, quelle que soit son orientation sexuelle (Bastien-Charlebois, 2007; Chamberland et coll., 2007). Au sens large, le terme «homophobie» pourra donc inclure les attitudes négatives et le rejet exprimé à l’égard des hommes gais, des lesbiennes, des personnes bisexuelles, transsexuelles et transgenres ainsi qu’«à l’égard de toute personne dont l’apparence ou le comportement ne se conforme pas aux stéréotypes de la masculinité ou de la féminité» (Commission des droits de la personne et de la jeunesse, 2007: 12). Cependant, cet usage est parfois contesté, car il occulte les formes d’homophobie particulières de même que la double discrimination qui touche spécifiquement certains groupes. On pourra alors en distinguer la lesbophobie, la biphobie et la transphobie1 La biphobie et la transphobie ne seront pas abordées dans le présent texte. La transphobie peut se définir comme «toutes les attitudes négatives pouvant mener au rejet et à la discrimination, direct et indirecte, envers des personnes transsexuelles, transgenres et travesties, ou à l’égard de toute personne qui transgresse le genre, le sexe ou les normes et représentations relatives au genre et au sexe» (Ministère de la Justice, Plan d’action gouvernemental de lutte contre l’homophobie 2011-2016, disponible sur le site du ministère: www.justice.gouv.qc.ca)..

Dans notre perspective, le concept de lesbophobie a partie liée avec la théorie de la contrainte à l’hétérosexualité telle que proposée par certains courants du féminisme. Pour Rich (1981) et Wittig (1980) notamment, l’existence de l’homosexualité atteste en effet que l’hétérosexualité est à la fois construite et constitutive des rapports sociaux de sexe. Rich (1981) a entrepris de conceptualiser l’hétérosexualité en tant qu’institution au fondement des rapports de pouvoir entre les femmes et les hommes, «la contrainte à l’hétérosexualité» imposée aux femmes permettant l’appropriation de leur corps et de leur travail par les hommes. Le concept de contrainte à l’hétérosexualité permet à Rich de contester la prétendue «naturalité» de l’hétérosexualité. Plutôt, elle identifie les multiples «moyens par lesquels le pouvoir masculin se manifeste et se maintient» (Rich, 1981: 23), chacun d’entre eux contribuant «au réseau des contraintes aboutissant à la conviction chez les femmes que le mariage et l’orientation sexuelle vers les hommes sont des composantes inévitables de leur existence» (1981: 23). L’hétérosexualité ainsi définie se présente comme l’institution qui permet de maintenir la domination des hommes sur les femmes.

Pour Wittig (1980), l’hétérosexualité est le contrat social qui organise les rapports sociaux de sexe. Wittig voit dans ce contrat une forme d’esclavage conforme à la théorie du sexage de Guillaumin (1978). Ces thèses ne conçoivent donc pas l’hétérosexualité comme une simple pratique sexuelle ayant cours à l’intérieur du système patriarcal. Autrement dit, le concept de contrainte à l’hétérosexualité nous conduit à préciser le concept d’hétérosexisme, lequel ne renvoie pas seulement à une simple hiérarchie des sexualités, mais également à une imposition de l’hétérosexualité pesant plus lourdement sur les femmes, puisque c’est leur exploitation par la catégorie des hommes qui est ainsi organisée.

[…] l’hétérosexualité obligatoire (compulsory heterosexuality), en tant qu’institution ou système, participe à maintenir les femmes dans une situation de subordination qui permet au groupe des hommes de s’approprier un ensemble de services de toute nature, notamment les services domestiques, familiaux et sexuels, de la part des femmes. (Chamberland et Paquin, 2005: 124)

L’hétérosexisme renvoie en quelque sorte à la notion de pensée straight développée par Wittig (1980), qui désigne l’ensemble des représentations sociales idéologiques naturalisant l’hétérosexualité et infériorisant les sexualités alternatives.

Plusieurs auteures ont de plus tenté de s’accommoder du terme dorénavant hégémonique qu’est l’homophobie en proposant le concept de lesbophobie. Ce concept évite la perpétuation de l’invisibilité des lesbiennes, car il appelle à nommer et dénoncer les formes d’oppression et de discrimination qui touchent en particulier les lesbiennes, telles que l’occultation récurrente du lesbianisme à travers l’histoire ou sa distorsion dans les représentations hétéropornographiques. Il constitue également un outil pour contrecarrer les applications sexistes de la notion d’homophobie, lesquelles ignorent ou banalisent comme étant moins sévères ou moins répandus, sans justifications ni empiriques, ni analytiques, les comportements discriminatoires ou haineux envers les lesbiennes. Le concept de lesbophobie est cependant critiqué comme dérivé du terme «homophobie», car il reviendrait à une intrusion du psychologique dans le vocabulaire politique et aurait pour effet de dépolitiser l’existence lesbienne et de présenter le lesbianisme comme une alternative sans danger, plutôt que comme un défi radical:

[…] we cannot think of lesbianism as a challenge to heteropatriarchal structures and values, and simultaneously claim that there are no reasonable grounds for men (or heterosexually-identified women) to fear us… while it may be convenient to label one’s political enemies as mentally ill, to do so removes the argument from the political arena and locates it within the domain of psychology, giving more power and prestige to an oppressive institution.

Nous ne pouvons pas penser le lesbianisme comme un défi aux structures et aux valeurs hétéropatriarcales et simultanément proclamer que les hommes (ou les femmes qui s’identifient comme hétérosexuelles) n’ont pas de raison sérieuse de nous craindre… bien qu’il puisse être pratique de traiter son ennemi politique de malade mental, cela revient à sortir l’argument de l’arène politique et à le situer dans le domaine de la psychologie, donnant davantage de pouvoir et de prestige à une institution oppressive. (Kitzinger et Perkins, 1993: 59, nous traduisons)

Bref, il n’y a pas consensus sur la pertinence politique du concept de lesbophobie. Cependant, il est indéniable que l’hégémonie du terme homophobie présente un risque spécifique pour les lesbiennes et des auteures et militantes ont recours au terme lesbophobie dans le but de rendre visible l’oppression des lesbiennes en tant que femmes et homosexuelles.

En effet, les lesbiennes sont fréquemment réputées bénéficier d’une plus grande acceptation sociale et subir moins d’homophobie que les hommes[fn] Les études empiriques invalident le fait que l’homophobie touche davantage les hommes, adultes et jeunes (voir entre autres Chamberland et Lebreton, 2010; Saewyc et coll., 2007). Par ailleurs, beaucoup d’études conduisent des comparaisons au sein de chaque catégorie de sexe, pour illustrer les différences et ressemblances en fonction de l’orientation sexuelle, laquelle est envisagée en tant que facteur de risque. Lorsque des écarts n’apparaissent pas au sein de la catégorie des femmes ou des filles, les études peuvent conclure que l’orientation sexuelle ne constitue pas un facteur de risque pour les lesbiennes – même si l’ensemble des filles est plus à risque que les garçons de toutes orientations sexuelles (Chamberland et Lebreton, 2010).[/fn]. L’homophobie, désignant toute discrimination à l’endroit d’une personne homosexuelle, peu importe son sexe, est souvent présentée comme une réalité surtout propre aux hommes. Le concept d’homophobie n’ignore pas purement et simplement la hiérarchie des sexes et des genres, mais peut au contraire la récupérer pour positionner les lesbiennes comme des femmes qui se seraient extraites de leur catégorie de sexe et de genre et seraient en quelque sorte plus que des femmes, et presque des hommes, bénéficiant dès lors de certains des privilèges du groupe dominant. Cette interprétation découle de la conception courante selon laquelle le lesbianisme équivaut à une transgression vers le masculin, conception classique de la médecine et de la psychiatrie, au sein desquelles prédominait une vision de la lesbienne comme invertie (Révillard, 2002).

Le concept d’homophobie peut ainsi conduire à renouveler la violence symbolique dirigée contre les lesbiennes, car s’il rend impossible leur exclusion de la catégorie des personnes homosexuelles, il autorise par contre à les exclure de la catégorie « femme » en ignorant leur position subalterne dans les rapports sociaux de sexe et en affirmant au contraire que les lesbiennes en tant qu’homosexuelles bénéficient d’un meilleur traitement social, celui des hommes hétérosexuels, les hommes gais, eux, subissant un traitement social inférieur, à l’instar des femmes. Bref, la hiérarchie des sexes et des genres est mobilisée uniquement pour dénoncer la perte de privilèges subie par les hommes qui ne sont pas considérés par les hommes hétérosexuels comme leurs égaux. Les lesbiennes se voient refuser la reconnaissance de leur position subordonnée en tant que femmes et, conséquemment, ne peuvent espérer que le concept d’homophobie rende compte de leur réalité et permette de lutter contre les discriminations qu’elles subissent (Chamberland et Lebreton, 2010).

Nous utilisons ici le concept d’homophobie pour rendre compte des attitudes négatives exprimant une hostilité systématique, un rejet ou une prise de distance envers une ou des personnes homosexuelles, ou perçues comme telles, ou envers l’homosexualité en général. Nous avons réservé l’usage du concept de lesbophobie aux situations qui rendent compte de l’articulation de deux logiques de domination sociale, soit le sexisme et l’hétérosexisme. Bien que cette articulation soit difficile à saisir, tant sur le plan théorique que sur le plan empirique, notre intention ici est de contribuer à une meilleure compréhension des manières dont ces deux logiques sont à l’œuvre dans les expériences des lesbiennes en milieu de travail, à partir des données qualitatives de l’enquête.

 

1.3 Les droits relatifs au travail2 Dans le cadre législatif actuel au Québec et au Canada, les couples de même sexe bénéficient des mêmes droits conjugaux et parentaux que les couples de sexe différent. Sur les luttes politiques et juridiques à l’origine de ces changements législatifs, on pourra consulter entre autres Corriveau (2006) et Larocque (2005)

L’homophobie mène à la discrimination lorsqu’elle se traduit par des comportements ou des pratiques qui ne respectent pas le principe d’égalité des personnes ou qui mettent en péril les droits reconnus aux personnes homosexuelles par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec ou qui enfreignent d’autres législations en vigueur, comme les dispositions concernant le harcèlement psychologique dans la Loi sur les normes du travail3 Pour plus d’information, voir le site d’Educaloi; sur les protections légales et les recours disponibles, voir le site de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse ( www.cdpdj.qc.ca ) ainsi que celui de la Commission des normes du travail ( www.cnt.gouv.qc.ca ).. Rappelons que la Charte interdit la discrimination sur la base de l’orientation sexuelle depuis 1977. Au Québec, les conjoints et conjointes de même sexe ont été reconnus à partir de juin 1999; pour ceux et celles travaillant dans des entreprises de juridiction fédérale, cette reconnaissance se produit un peu plus tard avec l’adoption de la loi canadienne C-23 en juin 2000. En juin 2002, le Québec innove en créant un statut conjugal, l’union civile, calqué presque en tous points sur le mariage, afin de satisfaire aux revendications de reconnaissance des unions homosexuelles (Chamberland, 2006). L’union civile est accessible à tous les couples. Dans cette même loi, le Québec reconnait la filiation entre un enfant et deux parents de même sexe, enregistrés comme tels sur l’acte de naissance, quel que soit le statut civil du couple parental (union de fait, union civile ou, éventuellement, mariage). C’est là une position avant-gardiste à l’échelle canadienne et mondiale. Par la suite, le cadre législatif a continué de se modifier: outre l’adoption de mesures concernant le harcèlement psychologique entrées en vigueur le 1erjuin 2004, l’accès au mariage est devenu possible au Québec à partir du 18 mars 2004, à la suite d’une décision de la Cour d’appel du Québec, et a été officiellement autorisé à l’échelle canadienne en juillet 2005. Les gais et lesbiennes bénéficient donc actuellement de protections légales contre la discrimination ou toute autre forme de traitement injuste en milieu de travail. À titre de conjoint ou conjointe ou de parent, ils se voient également accorder les mêmes droits et avantages que leurs pairs hétérosexuels, tels que les congés, y compris les congés parentaux, l’accès à des régimes d’assurances et de pensions, etc. L’enquête sur laquelle se basent les analyses présentées ici a été conduite de 2004 à 2006, soit vers la fin d’une période de changements législatifs ayant réaffirmé les principes d’égalité entre les personnes et de non-discrimination, quelle que soit leur orientation sexuelle.

 

1.4 La notion de discrimination

La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) définit ainsi la discrimination:

Distinction, exclusion ou préférence, fondées sur les motifs interdits à l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, ayant pour effet de détruire ou de compromettre le droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne. Ces motifs sont: la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap (2007: 95, nous soulignons).

La Commission distingue la discrimination directe, soit une «distinction, exclusion ou préférence qui résulte clairement d’un traitement inégal ou différent sur la base d’un des motifs inscrits dans la Charte» (CDPDJ, 2007: 95), et la discrimination indirecte, qui englobe «tout effet discriminatoire découlant de l’application d’une règle ou d’une pratique en apparence neutre et applicable à tous, mais qui a des effets préjudiciables chez certaines catégories de personnes, sur la base d’un des motifs inscrits dans la Charte» (CDPDJ, 2007: 95).

L’homophobie et la lesbophobie se manifestent souvent par des gestes délibérément hostiles et agressifs (discrimination directe), mais peuvent également se traduire de façon diffuse (discrimination indirecte).

1.4.1 Discrimination directe et indirecte

L’homophobie directe englobe des comportements qui ciblent des travailleurs gais et des travailleuses lesbiennes et nuisent à leur intégration, tant du point de vue de l’exercice de leurs fonctions professionnelles que de celui de leur participation à la sociabilité dans le milieu de travail. L’éventail de comportements de ce type est large : rejeter ou prendre ses distances vis-à-vis d’une personne dont l’homosexualité est connue ou soupçonnée; refuser de collaborer avec elle ou faire entrave à son travail; mettre en doute ses compétences ou sa réputation professionnelle; dévoiler son orientation sexuelle sans son consentement, ou menacer de le faire, avec l’intention de lui nuire. L’homophobie directe peut prendre des formes violentes, comme des menaces, de l’intimidation, du harcèlement ou des agressions physiques à caractère sexuel ou non.

L’homophobie diffuse (ou indirecte) prend souvent la forme de blagues, de rumeurs, de moqueries, de préjugés, voire de commentaires désobligeants, de graffitis, etc. Ces manifestations ont en commun d’exprimer un rejet symbolique de l’homosexualité et des personnes homosexuelles et permettent de marquer une désapprobation, une prise de distance face à cette réalité. L’humour constitue le mode privilégié de l’homophobie indirecte et, à ce titre, il contribue largement au maintien d’un climat d’homophobie diffuse.

Tableau 1

Caractéristiques de l’homophobie directe et indirecte

Par les auteurice, 2012

Au travail, la lesbophobie et l’homophobie se manifestent donc par une série d’attitudes et de comportements d’une gravité variable, allant des blagues et des stéréotypes jusqu’au harcèlement et à la violence physique. Ces attitudes et comportements engendrent des effets discriminatoires lorsqu’ils ont pour conséquence d’entraver l’intégration sociale des gais et lesbiennes dans leur environnement de travail, de les marginaliser et, à la limite, de les en exclure en leur faisant perdre un poste, en leur interdisant l’accès à un emploi ou encore en précipitant leur départ parce que le milieu de travail est trop insupportable.

1.4.2 Discrimination perçue et anticipée

Le modèle de Chung sur la discrimination reprend la distinction proposée par Croteau (1996) entre la discrimination formelle, qui renvoie aux politiques institutionnelles et aux décisions officielles concernant l’embauche, le licenciement, les promotions, les salaires, etc., et la discrimination informelle, observée dans les dynamiques interpersonnelles et le climat de travail (Chung, 2001: 34). Les anticipations et les perceptions de ce qui constitue ou signale la probabilité d’un traitement discriminatoire sont importantes à prendre en considération lorsqu’on examine les stratégies d’adaptation –dont les stratégies identitaires sont une composante centrale– auxquelles recourent les travailleurs gais et les travailleuses lesbiennes afin d’éviter de subir de la discrimination.

Selon Chung, la distinction entre discrimination potentielle et discrimination effective joue un rôle important dans les stratégies d’adaptation pour faire face à la discrimination perçue (Chung, 2001: 37). Il est de plus nécessaire de prendre en considération la possibilité d’une disparité entre la discrimination réelle, définie comme un manque d’égalité sur le plan de l’accessibilité et des opportunités professionnelles, et la discrimination perçue, basée sur l’opinion personnelle concernant la structure professionnelle, où une personne peut exagérer ou au contraire sous-estimer les risques de subir de la discrimination (Chung, 2001: 36).

Figure 1

Modèle de Chung pour l’analyse de la discrimination

Par les auteurices, 2012

Enfin, dans le modèle conceptuel de Chung (2001), les stratégies d’adaptation qui s’offrent aux gais et aux lesbiennes relèvent de deux grandes catégories : d’une part, les choix professionnels, d’autre part, les ajustements à l’intérieur du milieu de travail, qui comprennent les stratégies d’aménagement de l’identité afin d’éviter la discrimination potentielle ou anticipée et les stratégies de réaction face à la discrimination réelle. Selon Croteau (1996: 199), la crainte de subir de la discrimination est en effet un facteur déterminant dans les stratégies d’aménagement identitaire adoptées par les travailleurs gais et les travailleuses lesbiennes.

 

1.5 L’aménagement de l’identité lesbienne et les stratégies identitaires en milieu de travail

Le modèle proposé par Chung (2001) permet de distinguer les stratégies d’adaptation qui consistent à éviter une discrimination potentielle (aménagement identitaire) et celles qui permettent de faire face à des discriminations effectives (gestion de la discrimination). Par exemple, les choix reliés à la divulgation de l’orientation sexuelle peuvent être faits pour éviter une discrimination potentielle (aménagement identitaire), ou être une réaction par rapport à une discrimination vécue (gestion de la discrimination).

L’aménagement identitaire renvoie donc au contrôle de la divulgation d’informations relatives à l’orientation sexuelle. Les gais et les lesbiennes peuvent tenter de cacher leur identité, puisque leur différence d’orientation sexuelle n’est pas visible à prime abord. Ainsi, dans la majorité des cas, divulguer ou non son orientation sexuelle relève du choix, de la stratégie. Et des choix, il y en a plus d’un. Oui ou non, révéler son homosexualité? Si oui: à qui, dans quel contexte, à quel moment? Si non : comment contourner les questions personnelles, comment rester crédible? À qui le dire en premier? À qui le cacher à tout prix? Il y a bien des façons de faire connaître son homosexualité : par un aveu direct, en livrant des informations sur sa vie personnelle («Je suis allée au cinéma avec ma blonde.»), en faisant des gestes ou en s’habillant de manière à fournir aux autres des indications qu’ils pourront, ou non, déchiffrer parce qu’associées à l’homosexualité. Dans le sens de la dissimulation, quelqu’un peut déployer plus ou moins d’efforts pour maintenir les apparences de l’hétérosexualité et camoufler tout indice qui soulèverait des soupçons ou s’en tenir au silence tout en refusant de mentir. L’expression «aménagements identitaires» désigne donc l’ensemble des choix effectués dans la présentation de soi à l’intérieur de différents contextes sociaux de façon à divulguer ou dissimuler son orientation homosexuelle, à être plus ou moins out (i.e. être sorti du placard).

  • 1
    La biphobie et la transphobie ne seront pas abordées dans le présent texte. La transphobie peut se définir comme «toutes les attitudes négatives pouvant mener au rejet et à la discrimination, direct et indirecte, envers des personnes transsexuelles, transgenres et travesties, ou à l’égard de toute personne qui transgresse le genre, le sexe ou les normes et représentations relatives au genre et au sexe» (Ministère de la Justice, Plan d’action gouvernemental de lutte contre l’homophobie 2011-2016, disponible sur le site du ministère: www.justice.gouv.qc.ca).
  • 2
    Dans le cadre législatif actuel au Québec et au Canada, les couples de même sexe bénéficient des mêmes droits conjugaux et parentaux que les couples de sexe différent. Sur les luttes politiques et juridiques à l’origine de ces changements législatifs, on pourra consulter entre autres Corriveau (2006) et Larocque (2005)
  • 3
    Pour plus d’information, voir le site d’Educaloi; sur les protections légales et les recours disponibles, voir le site de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse ( www.cdpdj.qc.ca ) ainsi que celui de la Commission des normes du travail ( www.cnt.gouv.qc.ca ).
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