Colloque, 6 et 7 juin 2019
(Dé)limiter l’art. Définitions, représentations et usages de la liberté de création
À l’été 2018, au Québec, les pièces de théâtre Slāv et Kanata ont généré d’importantes polémiques autour de la notion d’appropriation culturelle, faisant ressurgir dans le débat public la question de la liberté de création. Les contestations citoyennes ont eu suffisamment de retentissements pour que les représentations de Slāv au Festival de Jazz de Montréal soient annulées et la préparation de Kanata, suspendue. Le débat n’en a été que redoublé.
L’intérêt porté actuellement à la notion de liberté de création traverse les continents et est généralisé à l’ensemble de la francophonie. En France, l’espace public s’anime régulièrement parce qu’une forme de pouvoir (social, médiatique, politique ou judiciaire) tente d’imposer des limites aux artistes.
Présentant des définitions qui varient selon les contextes et les points de vue, la notion de liberté de création est difficile à appréhender. Pour l’artiste burkinabé, le juriste français ou le militant québécois, elle ne détient ni les mêmes pouvoirs ni les mêmes limites. Elle a aussi considérablement évolué dans le temps, au fil des transformations sociétales. Ce colloque s’est donné pour objectif d’observer la façon dont la liberté de création agit, et a agi, dans la (dé)limitation de l’art des XXe et XXie siècles, et ce dans une perspective multidisciplinaire.
Communications de l’événement
D’un nouveau mal devenu banal: quand la figure du bourreau fascine
Dans cette communication, Mélodie Laurent «interroge la possibilité de faire du bourreau littéraire un témoin à même de nous faire comprendre l’origine du mal». Elle amorce sa réflexion par «les confusions définitoires entourant l’utilisation des termes bourreau, témoin et de l’expression de Hannah Arendt, “banalité du mal”, afin de faire surgir les ambivalences sémantiques». Ainsi, elle démontre que «la fascination que suscite le bourreau est tributaire de ces ambiguïtés qui incitent le public à confondre non seulement “témoin” et “bourreau”, mais également bourreau réel et bourreau de papier». Finalement, elle «remet en question le bien-fondé d’une liberté de création qui prête au bourreau la voix du témoin».
Marguerite Duras et «La mort du jeune aviateur anglais»: l’écriture devant un réel intraduisible
Eugénie Matthey-Jonais se penche sur le texte de Marguerite Duras, La mort du jeune aviateur anglais, et elle s’intéresse «aux questionnements dans l’écriture des limites éthiques de la représentation».
Le roman noir contemporain, espace de désordre polémique et de liberté nihiliste
A-t-on encore le droit de s’inspirer de faits divers pour écrire? Dans cette communication, Stéphane Ledien s’intéresse au roman noir, «littérature de la transgression, qui s’attire fréquemment les foudres de l’opinion publique, de la bien-pensance et d’une justice qui ne semble plus savoir faire la différence entre la réalité et la fiction, entre la réalité des faits et la nécessité dans un genre qui se veut réaliste et social d’y puiser quelque chose de fort à raconter et à extrapoler».
La fanfiction: une pratique illégale?
Laurence Bordeleau aborde «la fanfiction et en quoi la légalité entre en jeu dans cette pratique».
«Histoire d’O» de Pauline Réage: un cas de censure au Canada
À travers les procès verbaux, Julien Guimard parcourt la frise chronologique de l’affaire entourant Histoire d’O de Pauline Réage au Canada.
La transgression des limites de la création comme stratégie de l’engagement littéraire contemporain. Le cas de «La ballade de Rikers Island» (2014) de Régis Jauffret
«Lorsque l’affaire du Sofitel éclate en 2011, elle constitue une véritable mine d’or pour l’écrivain, Régis Jauffret. En plus de s’inscrire dans la lignée des sordides affaires sexuelles dont il s’est fait la spécialité, l’affaire met de surcroit en scène une personnalité politique connue et qui inspire déjà la curiosité du public. Le directeur du Fonds monétaire international du moment, alors potentiellement le prochain candidat à l’élection présidentielle française, Dominique Strauss-Kahn, se retrouve emprisonné au pénitencier américain de Rikers Island. Une femme de chambre du Sofitel, Nafissatou Diallo, a porté plainte contre lui pour agression sexuelle, tentative de viol et séquestration. La figure de Dominique Strauss-Kahn a dès lors polarisé les imaginaires médiatiques et littéraires. L’affaire du Sofitel a également généré une importante production éditoriale. Ce que cela nous indique, c’est que cette affaire constitue alors, pour plusieurs auteurs et journalistes, une source inépuisable d’articles, d’entretiens, de fictions, etc. Mais qu’en est-il des motivations de Régis Jauffrey lorsqu’il publie en 2014 sa Ballade de Rikers Island? S’agit-il tout simplement d’une affaire qui le marque profondément? Son roman est-il plutôt devenu une opportunité en or pour lui de surfer à son tour sur la vague que génère l’affaire?»
Quelques mots sur la professionnalisation artistique
«S’ils devaient encourager la prise de risque et l’expérimentation, les centres d’artistes autogérés sont devenus de dociles petits musées assujettis à la course aux subventions et à leurs exigences de rentabilité. L’historienne de l’art Anne-Marie Bouchard observe l’échec de la critique institutionnelle intégrée à même le discours muséal, observable entre autres par l’inclusion de pratiques artistiques et curatoriales qui critiquent ouvertement les institutions dans lesquelles elles évoluent. Devant cette incohérence inévitable, il semble difficile, voir inutile, pour les artistes de critiquer une institution qui semble a priori consciente de ses limites et ouvertes à les dépasser constamment. Si beaucoup ont profité d’actes subversifs pour mieux s’intégrer aux instances de légitimation, il semble aujourd’hui plus efficace de simplement accepter les règles du jeu tel qu’il est.» La participante, lors de sa maîtrise en arts visuels, a observé plusieurs exemples de ces «tendances normatives» chez ses collègues, ses enseignants et également chez elle-même. Dans le cadre de cette communication, elle présente les résultats de son étude auto-ethnographique menée afin de réfléchir à «la source de ce formatage, ses manifestations, ses raisons et ses conséquences».
L’appropriation culturelle et la liberté de création à l’aune du droit
Est-ce que l’appropriation culturelle est un concept juridique? Est-ce que le droit a à intervenir ou est-ce uniquement une question politique? Le participant soutient que l’appropriation culturelle pourrait devenir un concept juridique, mais nous entretient sur les bienfaits et les dommages de ce déplacement sur la liberté de création.
Quand Aristote s’en mêle: une analyse de discours sur quelques polémiques théâtrales récentes
La présente communication a comme point de départ l’idée que «le théâtre depuis Aristote n’a jamais complètement cessé d’être encadré par des lois guidant et politisant le processus créateur». En 2018, les débats entourant les pièces Slāv et Kanata ont retenu l’attention médiatique durant près de deux mois. «Au sein de la vaste production de discours qui sont énoncés dans l’espace public durant les polémiques», la participante observe «une surreprésentation du regard aristotélicien sur la littérature, qui est un regard prescriptif et normatif sur l’art». La participante revient sur deux postures qu’elle a identifiées durant les polémiques, celles des romantiques et des moralistes.
Les devoirs des auteurs et les lecteurs du Devoir. La réception citoyenne de l’affaire «Slāv»
Les participantes se sont intéressées à «la circulation des discours sur l’affaire Slāv dans l’espace et notamment à leur reprise par la parole citoyenne». La communication s’articule en deux temps: d’abord, Mathilde Barraband «propose une analyse des lignes directrices de la polémique dans les médias québécois francophones»; puis, Anne-Marie Duquette «analyse la représentation de la liberté de création dans le discours citoyen, plus précisément dans les commentaires des lecteurs et des lectrices du Devoir qui sont parus sous les quatre-vingt-onze articles publiés par le Devoir au plus fort de la crise, c’est-à-dire en juillet et août 2018».