Le cyberespace, principes et esthétiques

Bertrand Gervais
couverture
Article paru dans Réflexions sur le contemporain, sous la responsabilité de Bertrand Gervais (2010)

The future has already arrived. It’s just not evenly distributed yet.
William Gibson

L’un des phénomènes les plus marquants de l’époque contemporaine est la création et le développement du réseau Internet et de l’espace virtuel qu’il génère, le cyberespace. Ce réseau a provoqué une accélération de la transition que nous connaissons d’une culture du livre à une culture de l’écran, en surdéterminant la dimension interactive de ce média et en reliant cet écran à une toile de plus en plus complexe et dense d’informations. Mais à quelle expérience nous soumet au juste le cyberespace? Quels en sont les principaux traits? J’en établirai quatre –ce sont la traduction, la variation, la labilité et l’oubli– et tâcherai de les définir.

Le cyberespace, un mythe d’origine

Le cyberespace est l’environnement culturel et artistique soutenu par Internet en tant qu’infrastructure technologique. Cet environnement technologique est décentralisé. Il est fait pour résister aux hiérarchies simplifiantes et se présente comme un lieu, initialement du moins, déhiérarchisé et décloisonné. S’il est en train de se transformer en un immense magasin, où tout est offert, de la brocante sur ebay aux corps érotisés des sites pornos, il est aussi, et doit continuer à être, une agora et un espace de diffusion littéraire et artistique.

Le terme est apparu dans Neuromancer, le roman de science-fiction de William Gibson, paru en 1984. Le cyberespace représentait pour Gibson une hallucination partagée, une représentation graphique de données:

A consensual hallucination experienced daily by billions of legitimate operators, in every nation, by children being taught mathematical concepts… A graphic representation of data abstracted from the banks of every computer in the human system. Unthinkable complexity. Lines of light ranged in the nonspace of the mind, clusters and constellations of data. Like city lights, receding (Gibson, 2010).

Comme les lumières d’une ville qui se retirent… Thomas Pynchon avait décrit au début de The Crying of Lot 49 (1966), la ville et ses lumières comme un circuit électronique. Gibson a pris le contre-pied de cette description (au cœur du développement du postmodernisme littéraire américain) et a poussé l’image aux limites de la perception. Les circuits s’évanouissent et il ne reste plus que le contour de cette figure, signe instable, mais combien désirable. Une ville imaginaire, comme un vaste réseau de signes et de liens…

Le cyberespace engage à un imaginaire technologique et il permet de penser l’électrification de l’iconotexte, de pousser la fiction, les modalités de la représentation et les jeux de la parole, du langage et de l’image hors des sentiers battus, dans un espace encore à défricher. Il est aussi en ce sens une nouvelle frontière, ce qui requiert: l’exploration de moyens inédits et de stratégies originales de représentation; l’exploitation d’une ressource qui vient à peine d’apparaître et dont l’importance est de plus en plus grande; le développement d’un nouveau langage capable de s’adapter à cette réalité virtuelle; et le déploiement de nouvelles structures sociales et communicationnelles, d’une nouvelle identité. L’exploration du cyberespace est d’ailleurs décrite comme une navigation. Une quête sur un territoire dont les dimensions échappent à une saisie traditionnelle, car il est une pure construction conceptuelle, un espace imaginaire. Un territoire, de plus, qui va du monde virtuel en bon et due forme, à l’image de Second Life, aux agoras numériques et autres lieux de partage tels que Myspace, Facebook, Youtube, Flick’r, etc.

Principes

La métaphore fondatrice du cyberespace n’est pas la racine, mais le rhizome, le réseau, la multiplication des relations et des connexions (ne serait-ce qu’en termes techniques où c’est la redondance qui assure la pérennité du réseau). La dynamique des relations n’y est pas fondée sur la tradition, l’identité, la pérennité et la mémoire, mais sur la traduction, la variation, la labilité et l’oubli. Ces quatre principes dessinent une expérience singulière et voient à l’apparition de modes de lecture, de spectature et de navigation soumis à des ajustements inédits.

Par traduction, il faut entendre non seulement la pratique d’écriture qui consiste à faire passer un texte d’une langue à une autre, mais d’abord et avant tout la pratique culturelle qui consiste à être en présence de traductions, de textes et d’œuvres ayant migré d’une culture à une autre, et à être confronté à une diversité langagière, culturelle et formelle. C’est une attitude qui est visée: non pas un regard tourné vers le passé (dans la perspective de la tradition), mais une ouverture à l’autre.

Dans la traduction, ce ne sont pas la temporalité ou encore la stratification qui illustrent le mieux les relations entre les textes, mais le déploiement, la coprésence sur un même territoire, fût-il virtuel comme le cyberespace. Si la tradition joue avant tout sur une seule langue, qui a un rôle identitaire, et en fonction de laquelle les autres langues et cultures sont subordonnées, la traduction repose sur un nivellement des cultures ou, plutôt, sur une oscillation dans le jeu des hiérarchies. Les relations ne sont pas fixes ou établies de façon durable, mais en mouvance continuelle, au gré des rapprochements, des itinéraires personnels. Les hyperliens et la façon dont Internet est structuré surdéterminent cette attitude. De fait, la traduction comme pratique culturelle implique une spécialisation et une individualisation des connaissances et des savoirs: une actualisation chaque fois singulière d’une partie du réseau. Si notre identité en sort de toute façon assurée, ce n’est pas par répétition du même, mais par confrontation à l’autre, par contraste ou complémentarité, et ultimement par ses propres stratégies d’appropriation.

La traduction permet d’accepter le flux d’information, c’est-à-dire de l’insérer dans un processus d’interprétation et de transformation. En termes métaphoriques, on peut dire qu’elle se définit non pas tant comme une digue, qui retient à l’extérieur ce qui ne peut être accepté, que comme un marais qui s’enfle et se résorbe au gré des flux et des reflux.

Par variation, on doit comprendre ces rapports identitaires précarisés et relativisés rendus possibles par le virtuel, où les avatars et les pseudonymes s’imposent, une identité avant tout enfilée comme un masque. Ce n’est pas tant une forme de l’intimité que l’on retrouve dans Internet, que d’extimité, pour reprendre le néologisme de Michel Tournier, et conceptualisé par Serge Tisseron (L’intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2001). L’extimité est l’interface entre soi et l’autre que l’on retrouve exploitée de façon importante dans l’environnement virtuel qu’est le cyberespace. C’est une identité numérique et cybernétique, au sens d’une identité provisoire établie et mise en partage en situation de communication, surtout si cette situation se déploie en un réseau entier. L’identité est «le produit du flux des événements quotidiens dont le Sujet mobilise certains éléments dans la perspective de constituer une représentation» (Georges, 2010, p. 46). Or, ce flux, dans le cyberespace, n’est plus une métaphore permettant de conceptualiser le mouvement et les processus en acte, il s’impose comme une réalité phénoménologique. De nombreux artistes web jouent avec cette identité-flux qui apparaît de plus en plus comme un troisième terme venant complexifier l’opposition établie par Paul Ricœur entre identité-ipséité et identité-mêmeté (Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990). Au couple oppositionnel du propre (ipsé) et du semblable (même), répond l’identité-flux en continuelle renégociation. C’est une identité différentielle, en processus permanent d’ajustement.

La labilité permet de souligner le caractère éphémère des iconotextes et des œuvres qu’on trouve dans le cyberespace, ainsi que la précarité des lectures et spectatures qu’on y pratique, liée entre autres au caractère pré-déterminé des hyperliens. Les pages-écrans se succèdent sans ordre préétabli et initialement partagé et s’expérimentent sur le mode d’une véritable dérive numérique. Cette dérive est occasionnée par le caractère fragmentaire du cyberespace. L’expérience à laquelle il nous convie est celle d’une ligne brisée que notre navigation répare, le temps d’un passage. Entre deux pages-écrans, entre deux nœuds réunis par un hyperlien, il y a un vide que rien ne permet de sémiotiser ou de constituer symboliquement. C’est un espace non signifiant, sans véritable forme: une distance qui n’en est pas une. Et quand une page-écran apparaît, c’est sur le mode de la révélation, un mode propice à l’éblouissement.

Pour Lunenfeld, cette dérive numérique dépend de l’esthétique du non fini qui prévaut dans le cyberespace: «la dérive numérique est toujours dans un état de non fini, parce qu’il y a toujours de nouveaux liens à établir, toujours plus de sites qui apparaissent, et ce qui a été catalogué par le passé risque d’avoir été redessiné au moment d’une nouvelle visite (Lunenfeld, 1999, p. 10).» Cette dérive numérique, expression même du flux et de son type singulier d’expérience, est liée à la situation cognitive qui prédomine dans le cyberespace. Naviguer dans Internet, c’est non pas tant s’inscrire dans un processus de découverte, fondé sur l’enquête et l’établissement d’hypothèses, que se rendre disponible à un éblouissement, c’est-à-dire se mettre en situation de connaissance par révélation, reposant sur une interrogation ponctuelle, voire improvisée. Dans un processus de découverte, nous sommes responsables des liens établis entre les éléments; dans une révélation, les liens, et à plus forte raison les hyperliens, sont établis indépendamment de nous et ils nous sont simplement transmis. La distinction repose sur la forme d’agentivité en jeu: sommes-nous les maîtres d’œuvre ou seulement les manœuvres de la relation entre les pages visitées? L’hyperlien, l’hypertexte dont il est le fondement et le cyberespace qui en est l’expression la plus complète nous classent par définition dans la seconde catégorie, celle des manœuvres, ce qui explique la logique de la révélation et de l’éblouissement dans laquelle ils nous placent.  Celle-ci nous incite d’ailleurs à accepter le flux d’information comme un spectacle en soi, auquel on consent de se soumettre.

Par oubli, enfin, il s’agit de poser non pas un revers de la mémoire, une lacune ou une absence, mais un oubli positif, une faculté de rétention active (Gervais, 2008, p. 27 et passim), comme une véritable modalité de l’agir et un principe d’interprétation de l’expérience. Cet oubli positif est un musement ou une flânerie, une errance qui ne cherche plus à établir des liens rationnels entre ses diverses pensées, mais qui se contente de l’association libre, du jeu des ressemblances, de l’avancée subjective. C’est la pensée en tant que flux ininterrompu,  à moins qu’un incident ne vienne en perturber le cours. Ce type d’oubli caractérise la dérive dans le cyberespace, faite de mouvements inconstants et de sauts arbitraires. Pour Régine Robin, «Notre vie à l’écran, dans l’Internet, nous plonge dans l’immatérialité du support. Non fixé, transitoire, éphémère, insaisissable, monde du flux, du fluide, parti aussitôt que saisi. […]  Nous serions plongé dans un éternel présent (Robin, 2003, p. 412, 415).»

L’oubli comme modalité de l’agir ouvre à une fictionnalisation de l’expérience, à une invention de tous les instants proposée comme principe de cohérence et comme ontologie. Et l’univers déréalisé du cyberespace semble un environnement idéal pour en permettre le déploiement. Il nous dit à tout le moins que nous existons à la croisée de flux: flux interne de la pensée (musement), flux informationnel d’un réseau accessible depuis un écran d’ordinateur (cyberespace). Or, il importe dans ce contexte, comme le suggère Chatonsky, «de voir pour quelle raison aujourd’hui le flux de notre conscience est comme révélé par les flux technologiques et de quelle façon ils sont devenus inséparables dans le mouvement même qui les différencie (Chantonsky, site consulté le 25 octobre 2010).»

Traduction, variation, labilité et oubli: ce sont là certains des fondements de notre expérience du cyberespace et de la cyberculture à laquelle il donne lieu. Ils dessinent une nouvelle réalité culturelle et sociale, une nouvelle interface, c’est donc dire un nouvel imaginaire.

Cet article a d’abord été publié sur Salon Double le 1er novembre 2010.

Bibliographie

Chatonsky, Gregory. 2006. «Flux, entre fiction et narration». http://chatonsky.net/fragments/19-flux-entre-fiction-et-narration.

Georges, Fanny. 2010. Identités virtuelles. Les profils utilisateurs du Web 2.0. Paris: Questions Théoriques.

Gibson, William. 2010. «The Neuromancer». http://project.cyberpunk.ru/lib/neuromancer/.

Lunenfeld, Peter. 1999. The Digital Dialectif: New Essays on New Media. Cambridge/Londres: MIT Press. http://monoskop.org/images/8/86/Lunenfeld_Peter_ed_The_Digital_Dialectic_New_Essays_on_New_Media.pdf.

Robin, Régine. 2003. La mémoire saturée. Paris: Stock, 524 p.

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