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Le cri du cœur du forestier

Maude Flamand-Hubert
couverture
Article paru dans Au milieu des arbres, sous la responsabilité de Rachel Bouvet et Jonathan Hope (2019)

La lecture du livre La vie secrète des arbres,de Peter Wohlleben, résonne comme un cri du cœur lancé par le forestier, pour l’historienne des forêts intéressée par les pratiques scientifiques. Ce genre de discours, grâce auquel le forestier laisse parler ses émotions et son appréciation relationnelle à la forêt, s’est ponctuellement manifesté au cours de l’histoire[1]. Le forestier, ingénieur de formation, est celui dont la mission est d’apporter de l’ordre dans la forêt, de l’aménager en vue d’en faire croître la productivité. Sa fonction principale est de planifier l’exploitation des forêts. Les méthodes qu’il emploie se veulent rationnelles, appuyées scientifiquement, ce qui lui confère un sentiment de pouvoir et de responsabilité sur la forêt. Le pouvoir de son expertise se joue également dans l’arène sociale. Cependant, en certaines occasions, il fait la démonstration qu’il n’est pas totalement dépourvu de la capacité de s’éblouir également à la vue des beautés de la forêt, à la découverte de ses mécanismes. Lorsque l’articulation entre la rationalité de l’ingénierie forestière et la subjectivité romantique rencontre ses conditions de possibilité, sa pratique fait du forestier un observateur privilégié de la forêt et le transforme en protecteur de la forêt. Veillant l’arbre malade et l’arbre blessé soumis aux intempéries, à l’attaque des animaux ou des insectes, le forestier assiste à ses transformations, beau temps mauvais temps. La cohabitation chez le forestier de l’exploitation et de la contemplation n’entre alors plus en contradiction. Ces deux rapports à la forêt deviennent complémentaires et résultent de la reconnaissance du lien intime qui unit l’homme à la forêt, de la nécessité des forêts pour l’homme. Le forestier sait que les humains, surtout lorsqu’il est organisé en sociétés, ne peuvent se passer des forêts. Depuis les débuts de l’humanité, les bois ont été indispensables pour se chauffer, s’alimenter, se loger, pour abriter une flore et une faune nourricière. Cette évidence pour le forestier du lien économique et utilitariste à la forêt le rend conscient de la dépendance qui unit l’humain à celle-ci, jusque dans la contemplation.

Deux éléments contextuels semblent avoir rendu possible le livre de Wohlleben. Le mouvement généralisé plaçant le développement durable au cœur des pratiques forestières, et l’origine allemande de l’auteur. En effet, le cri du cœur de Wohlleben est de son époque, en phase avec la crise écologique. Les excès de consommation de la période industrielle n’ont pas que généré des forestiers amants de la nature. Plusieurs n’ont vu dans les forêts qu’un réservoir de matière première. S’écartant des prescriptions sylvicoles, Wohlleben mobilise les plus récentes connaissances scientifiques sur les interactions entre les arbres et entre les plantes pour faire valoir la mission du garde-forestier (ou de l’ingénieur) gardien de la forêt et pour sensibiliser la population à la conservation des forêts. Ces deux objectifs permettent de donner un sens à sa propre pratique et de répondre à la mission pédagogique et de vulgarisation que se donnent les forestiers en tant qu’experts de la forêt. Leur pédagogie repose sur la logique que l’on protège mieux ce que l’on connaît, et que la protection de la ressource est nécessaire afin d’assurer son utilisation à long terme. Le rôle de gardien et d’observateur privilégié de la forêt de Wohlleben, ainsi que ses réussites comme gestionnaire forestier de la forêt Hümmel, le positionne stratégiquement pour sensibiliser la population à la complexité de la forêt.

Car il ne faut pas s’y méprendre, le rapport sensoriel et émotionnel que propose Wohlleben avec les arbres et la forêt ne rompt pas avec l’instrumentalité : si la forêt fascine et mérite que l’on s’y attarde, c’est qu’elle fait du bien à l’humain. Cette fine attention portée à l’arbre est un retour sur soi, sur un contact à la nature qui éveille les sens et apaise l’âme. Néanmoins, il cherche de nouvelles voies pour réinvestir de sens le rapport à la forêt, et plus particulièrement dans un contexte où les effets des politiques d’aménagement intensif, ont démontré leurs limites. Que ce soit pour leur exploitation touristique ou pour justifier l’exploitation d’autres ressources – comme l’eau – la volonté de protéger les forêts est rarement désintéressée :« on protège la nature pour l’homme, et non intrinsèquement pour elle-même[2] ».

Pour bien saisir la teneur du livre et sa réception, il est par ailleurs utile de replacer sa lecture dans le contexte géographique de sa production. Même si le livre s’est hissé au rang debest seller, traduit et lu à travers le monde, le fait qu’il provienne d’un forestier allemand n’est pas anodin. En effet, l’Allemagne détient la réputation d’être en quelque sorte le berceau de la foresterie moderne[3]. C’est donc dans un contexte très particulier que Wohlleben réinstaure le droit à pratiquer une sylviculture hors des cadres productivistes, et plus largement le droit à pratiquer en forêt non seulement d’autres activités que la récolte, notamment récréatives et contemplatives, mais plus largement à développer une relation avec la forêt. L’Allemagne est porteuse d’une longue tradition forestière ancrée dans une histoire millénaire qui a imprégnée l’identité collective. La forêt a joué un rôle phare dans le contexte de la constitution des États nationaux européens, à la suite des longues guerres impériales pour la domination du continent. La forêt représentait un rempart face à l’envahissement extérieur, mais aussi un lieu où se replier pour mieux rebondir.

Dès le 14esiècle, face à la hausse de la demande pour le bois d’œuvre et le bois de chauffage, l’Allemagne éprouve des difficultés de ravitaillement en matière première[4]. En fait, c’était l’Europe entière qui était confrontée à une demande croissante pour la ressource. Cependant, l’Allemagne possédait encore suffisamment d’étendues forestières pour se positionner avantageusement. À compter du 16esiècle, les grands défrichements sont alors à peu près stabilisés. Entre les 15eet 17esiècles, alors que des pays comme la Grande-Bretagne, la France, ou l’Espagne se définissaient comme de grande puissances coloniales, l’Allemagne développait son identité à même son terroir. Les usages sont en transformation, et on entreprend l’exploitation commerciale des forêts, notamment pour répondre aux besoins de l’exploitation minière et des fonderies. L’Allemagne est alors le plus grand fournisseur de minerais et métaux de l’Europe[5]. Comme un peu partout sur le continent – mais parfois pour des raisons différentes – les droits d’usage sont de plus en plus limités, poussant les autorités à réfléchir aux moyens d’augmenter la productivité des forêts et d’en règlementer l’usage. L’utilisation précoce et intensive des forêts en Allemagne et leur intégration à l’économie capitaliste stimule le développement de la technique forestière, et notamment de l’ensemencement des conifères[6]. Principale fournisseur de bois pour l’Europe, elle fait des sciences forestières un enjeu national aux 18eet 19esiècle. Au cours de cette période, des auteurs, intellectuels et scientifiques participent à faire de la forêt une composante de l’identité collective germanique.  La forêt devient finalement un élément unificateur de l’Allemagne fragmentée[7]. La culture forestière allemande était donc soutenue à la fois par la volonté de se définir une économie nationale, un territoire national, un destin national.

La productivité ligneuse, orientée tout d’abord vers un aménagement favorisant les taillis de grands chênes est rapidement devenue la référence. Les plantations de conifères prennent ensuite le relais, modifiant radicalement le paysage et l’écologie forestière de l’Allemagne. D’autant plus que les pratiques sylvicoles visent à créer des forêts équiennes, c’est-à-dire dont les arbres ont tous le même âge, de façon à créer des peuplements réguliers afin d’en faciliter la récolte. Les méthodes de sylviculture s’entremêlent à un sentiment identitaire porteur de représentations au sein desquelles une belle forêt est une forêt aménagée[8]. Ainsi, ce cri du cœur lancé par Wohlleben est celui d’un forestier allemand qui redécouvre la complexité d’un milieu forestier sinon « naturel », du moins sur lequel on accepte d’abandonner certaines interventions sylvicoles et de laisser la forêt à ses propres cycles et mécanismes, après plusieurs siècles marqués par des efforts soutenus pour maîtriser la productivité du milieu forestier.

Par-delà les frontières, le livre propose un discours qui peut interpeler tout lecteur engagé dans la quête d’un rétablissement de liens plus intimes avec les forêts, qui souhaite redonner à la nature une certaine forme d’autonomie. Des étude localisées et comparatives seraient cependant nécessaire pour comprendre les variations culturelles associées à la réception du livre. Il faut également prendre en considération que si le livre de Wohlleben reçoit un tel accueil, c’est aussi parce qu’il s’inscrit dans un mouvement social généralisé revendiquant une sylviculture plus proche de la nature, dans la foulée du développement durable. Or, cet état de nature, aujourd’hui, est devenu abstrait à bien des égards, reposant sur des recherches qui permettent de reconstituer les forêts du passé.  Dans plusieurs cas, et tout particulièrement en Europe, les forêts perçues comme se rapprochant d’un état de nature sont en fait le résultat de centaines d’années, voire de millénaires d’utilisation par l’homme, suivant une alternance de défrichements, de pâturages, de récoltes destinées à combler divers besoins de construction, chauffage, pâturage, nourrissage, etc. Cependant, en comparaison avec les méthodes d’exploitation associées à l’ère industrielle, ces usages domestiques, par ailleurs parfois très dommageables pour le milieu forestier, se rapprochent davantage des représentations de la nature. Mais ce sont bien les usages plutôt que l’écosystème lui-même qui donnent forme à ces représentations. Ainsi, l’appréciation des caractéristiques naturelles de la forêt réfèrent en fait bien souvent à une appréciation des usages sociaux associés à la fois historiques et faisant écho aux valeurs actuelles. En finalité, c’est plutôt l’association à des usages qu’aux caractéristiques écologiques de la forêt elle-même qui devient le référent principal. Le sens et la valeur accordée à la forêt résulte de son utilité, des usages qui lui sont associés, qui sont attendus d’elle. Au cœur de ces transformations, on observe au cours des dernières décennies, une importance grandissante accordée à un aménagement intégré des forêts reconnaissance une place aux valeurs récréatives, psychologiques, émotionnelles et spirituelles, ce que reflète le livre de Wohlleben[9].

Pour conclure, ce commentaire visait à mettre en relief deux éléments qui semblaient pertinents pour accompagner la lecture du livre de Wollheben. Le premier est que la science du forestier, ingénieur de formation, n’entre par radicalement en opposition avec la sentimentalité, la quête de sens. Les forestiers s’inscrivent dans une mouvance, ils sont sensibles aux tendances qui traversent leur époque et leur territoire. De ce premier constat découle la pertinence de considérer l’ancrage historique et géographique de l’auteur et des forêts dont il parle, des facteurs qui légitiment en quelque sorte son propos. Prenant compte de ces considérations, le livre de Wohlleben se présente comme un essai qui s’appuie sur des connaissances produites par la science, mais surtout sur une expérience et des valeurs temporalisées et localisées.

Références

Depraz, Samuel. 2005. « Le concept d’ « Akzeptanz » et son utilité en géographie sociale. Exemple de l’acceptation locale des parcs nationaux allemands », L’Espace géographique, 34, p. 1-16.

Depraz, Samuel, et Stéphane Héritier. 2012. « La nature et les parcs naturels en Amérique du Nord », L’Information géographique, 76, p. 6-28.

Devèze, Michel. 1962. « Les forêts l’Allemagne au XVIe siècle », Revue forestière française, p. 479-493.

———. 1964. « Contribution a l’histoire de la forêt russe (Des origines à 1914) », Cahiers du Monde russe et soviétique, 5, p. 302-319.

Flamand-Hubert, Maude, et Nathalie Lewis. 2017. « Quand la connaissance détruit l’illusion : la réappropriation symbolique du territoire comme nouvelle forme de pouvoir (1920-1930) », dans Harold  Bérubé and Stéphane Savard, Pouvoir et territoire au Québec depuis 1850, Septentrion, Montréal, p. 224-264.

Hölzl, Richard. 2010. « Historicizing Sustainability: German Scientific Forestry in the Eightenth and Nineteenth Centuries », Science as Culture, 19, p. 431-460.

Radkau, Joachim. 1996. « Wood and Forestry in German History: In Quest of an Environmental Approach », Environment and History, 2, p. 1996.

Schmithüsen, Franz. 1999. « Percevoir la forêt et la gestion forestière », Annales de Geographie, 108, p. 479-508.

Viitala, Esa-Jussi. 2016. « Timber, science and statecraft: the emergence of modern forest resource economic thought in Germany », European Journal of Forest Research, p. 1037-1054.


[1]Concernant le cas du Québec, voir notamment Flamand-Hubert, Maude, et Nathalie Lewis. 2017. « Quand la connaissance détruit l’illusion : la réappropriation symbolique du territoire comme nouvelle forme de pouvoir (1920-1930) », dans Harold  Bérubé and Stéphane Savard, Pouvoir et territoire au Québec depuis 1850, Septentrion, Montréal,  p. 224-264.

[2]Depraz, Samuel, et Stéphane Héritier. 2012. « La nature et les parcs naturels en Amérique du Nord », L’Information géographique, 76, p. 8

[3]Hölzl, Richard. 2010. « Historicizing Sustainability: German Scientific Forestry in the Eightenth and Nineteenth Centuries », Science as Culture, 19, p. 431-460; Radkau, Joachim. 1996. « Wood and Forestry in German History: In Quest of an Environmental Approach », Environment and History, 2, p. 1996; Viitala, Esa-Jussi. 2016. « Timber, science and statecraft: the emergence of modern forest resource economic thought in Germany », European Journal of Forest Research, p. 1037-1054.

[4]Devèze, Michel. 1962. « Les forêts l’Allemagne au XVIe siècle », Revue forestière française, p. 484

[5]Devèze, Michel. 1962. « Les forêts l’Allemagne au XVIe siècle », Revue forestière française, p. 486.

[6]Devèze, Michel. 1962. « Les forêts l’Allemagne au XVIe siècle », Revue forestière française, p. 489.

[7]Wilson, Jeffrey K. 2012. The German forest : nature, identity, and the contestation of a national symbol, 1871-1914University of Toronto Press, Toronto.

[8]Depraz, Samuel. 2005. « Le concept d’ « Akzeptanz » et son utilité en géographie sociale. Exemple de l’acceptation locale des parcs nationaux allemands », L’Espace géographique, 34, p.9.

[9]Schmithüsen, Franz. 1999. « Percevoir la forêt et la gestion forestière », Annales de Geographie, 108, p. 479-508.

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