Cahiers ReMix, numéro 18, 2022

La retraite: discours, figures, lieux

Emma Gauthier-Mamaril
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Une introduction d’Emma Gauthier-Mamaril

Qu’elle soit synonyme d’introspection, de fuite ou de refuge, la retraite implique une mise à l’écart, un passage d’une activité à une autre, un éloignement du ou d’un monde. Cette «[a]ction de se retirer ou [le] fait d’être retiré1Retraite, première définition, Centre national de ressources textuelles et lexicales (en ligne), 2012.» n’est pas une pratique nouvelle et l’on en trouve des représentations tant dans la fiction que dans l’histoire: pensons aux nobles personnages qui, dans l’Heptaméron (1558) de Marguerite de Navarre, se rassemblent dans un monastère pour éviter l’orage et partager des leçons morales; au refuge qu’a trouvé Montaigne dans sa bibliothèque après une carrière dans l’arène politique; à la fuite du monde effectuée par la Princesse de Clèves dans le roman éponyme de Marie-Madeleine de Lafayette; à Colette qui, dans la Naissance du jour (1928), se terre à Saint-Tropez pour y vivre sa vieillesse; ou, plus récemment, aux foyers où il nous a fallu nous confiner pour respecter les règles de distanciation physique due à la pandémie.

Notion complexe et ambivalente, jouissant d’un statut divers selon les époques, tantôt valorisée, tantôt méprisée, la retraite amène à réfléchir à la présence que le sujet occupe dans le monde et à la distance qu’il entretient avec les sphères publiques et/ou extérieures à soi. Ultimement, elle suggère un mouvement, interne ou externe, volontaire ou non, d’un sujet vers différents espaces et temporalités qui sont, d’une façon ou d’une autre, en marge de la vie en société.

Ce dossier donne suite aux échanges qui ont eu lieu lors de la journée d’étude organisée par le comité étudiant Figura-Université de Montréal, tenue en ligne le 26 mars 2021. À cette époque, la situation sanitaire rendait impossible toute réunion en présentiel, obligeant chacun·e à rester chez soi, derrière son écran. Ce n’est pas sans penser à l’impératif de demeurer éloigné·e·s du monde que l’idée de réfléchir ensemble à la notion de la retraite est née. Alors qu’il aurait été possible de s’intéresser au thème de la maladie ou de la contagion pour dialoguer avec l’actualité, la notion de la retraite permettait, à notre sens, d’explorer un phénomène que nous vivions collectivement mais aussi,—et c’est là le paradoxe de la retraite—individuellement, et de l’interroger à nouveaux frais.

C’est en étudiant des corpus divers—partant d’écrits philosophiques du XVIIe siècle français et allant jusqu’à la fiction contemporaine québécoise, en passant par des carnets d’architectes et le roman du XXe siècle—que ce dossier propose d’approfondir les réflexions partagées en mars 2021. On y retrouve quatre articles qui reflètent la qualité des contributions auxquelles nous avons eu droit et qui s’attachent chacun à différents aspects de la notion à l’étude, témoignant de sa richesse heuristique.

Dans un article consacré à François de la Mothe Le Vayer, Adrien Mangili (Université de Genève) se penche sur le discours que tient ce philosophe sur la retraite, notion qui, comme le montrent les travaux de Bernard Beugnot, est d’une grande importance au XVIIe siècle. À cette époque, penser la retraite amène à réfléchir à l’opposition entre vie contemplative et oisive (otium) à laquelle se consacrent de plus en plus d’aristocrates d’une part, et vie publique et politique (negotium) d’autre part. C’est à la fois en harmonie avec les autres discours sur la retraite de son époque et en rupture avec ceux-ci (notamment ceux touchant à la retraite religieuse) que La Mothe Le Vayer suggère, par le biais d’un scepticisme subversif, d’opérer un décentrement social et intellectuel. Cette mise à distance s’opère à une échelle individuelle, mais toujours dans le but de «mieux agir sur le monde moral et politique» (Mangili).

S’intéressant au journal de travail de l’architecte Pierre Riboulet, Lucie Palombi (Université de Montréal) interroge l’écriture elle-même comme lieu de retraite. Elle montre que la situation en retrait qu’exige la préparation d’une soumission au concours visant la construction de l’hôpital Robert-Debré à Paris est l’occasion pour Riboulet de réfléchir autant à ses plans de travail qu’à son rôle en tant que concepteur d’espace. Étudiant les différentes facettes de la pratique journalière de Riboulet, Palombi souligne surtout que si l’écriture de celui-ci «est celle d’une solitude, il s’agit d’une solitude qui est teintée par le souci d’autrui» (Palombi), rappelant à juste titre que la retraite, même si effectuée de manière individuelle, a toujours partie liée avec une quelconque collectivité.

L’importance du lieu dans lequel se retrouvent des patients recherchant une forme de guérison est d’autant plus présente dans le texte de Claire Augereau (Université de Grenoble), qui étudie deux romans de sanatorium du début du XXe siècle, Les Heures de silence (1934) de Robert de Traz et Siloé (1941) de Paul Gadenne. Alors que Riboulet, comme le montre Lucie Palombi, ne peut que s’imaginer comment les patient·e·s se sentiront dans l’hôpital encore à construire, les romans analysés par Augereau mettent en scène des personnages chez qui on constate un double rapport au lieu de retraite forcée qu’est le sanatorium. Convoquant le concept foucaldien d’hétérotopie, l’autrice explore les contours de l’«otium ambivalent» (Augereau) que représente ce lieu de soin situé en marge de la société et retrace le changement d’attitude qu’ont les personnages vis-à-vis de leur prison de convalescence.

Le dernier article du dossier, signé par Michaël Blais (Université de Montréal), propose quant à lui une double réflexion sur la notion de retraite. D’une part, il met en relief la figure de témoin qu’incarnent des personnages de deux romans d’Élise Turcotte, Le bruit des choses vivantes (1991) et L’apparition du chevreuil (2019). Cette figure permet d’illustrer, encore une fois, l’inscription dans le monde social de ceux·celles qui s’en retirent. D’autre part, il émet une série de considérations sur l’engagement des œuvres littéraires québécoises vis-à-vis de l’actualité politique, rapprochant l’œuvre de Turcotte de celle de Marie-Claire Blais. Mettant au jour des situations où la retraite sous forme d’isolement est vécue tantôt passivement, tantôt activement, à la fois dans la fiction et dans les pratiques d’écritures contemporaines québécoises, cet article réfléchit, comme celui d’Adrien Mangili, à la question de la distance vis-à-vis du monde public qu’implique la retraite.

En travaillant la même notion au prisme d’approches et de corpus différents, ces quatre articles mettent tous en lumière le lien indiscutable entre le retrait et l’engagement, entre le souci de soi et le souci du monde. Se retirer n’est pas synonyme de se séparer: en témoigne le tableau de David Hopper où l’on retrouve cette femme dans une maison à Cape Cod (destination vacancière, synonyme de retraite), visiblement en retrait, mais dont le corps et le regard sont activement tournés vers le monde extérieur.

Je remercie tous·tes les participant·e·s de la journée d’étude tenue en mars 2021 qui nous ont permis de briser l’isolement que représentait notre retraite d’alors et qui ont enrichi les réflexions autour de la notion à l’étude: merci à Bernard Beugnot, qui a si aimablement offert de prononcer la conférence d’ouverture de la journée d’étude, ainsi qu’à Adrien Mangili, Erik Stout, Madeleine Têtu, Michaël Blais, Clémentin Rachet, Clarisse Pinchon, Fotenei Thoma, Claire Augereau et Lucie Palombi. Ma reconnaissance va également vers les membres du comité scientifique qui ont contribué à la préparation de la journée d’étude et à la sélection des propositions pour ce dossier. Je tiens à souligner tout particulièrement les contributions de Sara Giguère et de Stéphanie Guité-Verret qui m’ont épaulée pour une bonne partie du processus d’édition, et celle de Madeleine Savart à titre de réviseure. Merci, enfin, à tous·tes les évaluateur·rice·s qui ont fourni de la rétroaction indispensable sur les articles.

Crédits de ce numéro

Comité scientifique: Diego Cantú Patiño, Caroline Hogue, Emma Gauthier-Mamaril, Sara Giguère, Stéphanie Guité-Verret, Vincent Laurin, et Eugénie Matthey-Jonais.

Révision du contenu: Madeleine Savart et Emma Gauthier-Mamaril

Intégration du contenu: Sarah Grenier-Millette

Édition PDF: Sarah Grenier-Millette

ISBN: 978-2-923907-82-6

La version PDF du Cahier est disponible en téléchargement au bas de cette page.

Crédit de l’image: Edward Hopper, Cape Cod Morning, 1950, huile sur toile, 86,7 x 102,3 cm, Smithsonian American Art Museum.

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    Retraite, première définition, Centre national de ressources textuelles et lexicales (en ligne), 2012.

Articles de la publication

Adrien Mangili

La retraite philosophique comme décentrement chez La Mothe Le Vayer: voyage, scepticisme et liberté

Fidèle à son goût pour les paradoxes subversifs (Cavaillé 2008: 162-163), La Mothe Le Vayer se montre un défenseur convaincu de la retraite, dans un siècle où la mondanité et la conversation sont les attributs principaux de l’honnête homme. Comment expliquer cette contradiction apparente? On peut répondre à cette question en essayant de distinguer les théories d’un auteur de sa vie, mais cette précaution d’usage ne suffit pas à rendre compte de la complexité du système mis en place par La Mothe Le Vayer.

Lucie Palombi

Le journal de travail de l’architecte Pierre Riboulet: projet d’écriture ou écriture du projet?

Pierre Riboulet est un architecte qui possède une œuvre considérable. Il est l’auteur de plus de trente projets réalisés, comprenant des bibliothèques, des écoles, des logements et des centres de soins. Féru de littérature, Riboulet a aussi un rapport privilégié à l’écriture.

Claire Augereau

Du béton dans les cimes: le sanatorium, triste ermitage?

Triste ermitage que le sanatorium de haute altitude? La surprise des personnages du Dernier chapitre de Knut Hamsun semble en témoigner: en cette première moitié du XXe siècle, les masses de béton déployées pour construire ces établissements de soins frappent l’esprit des contemporains qui vivent en de fictifs alpages, inspirés des paysages norvégiens, à l’instar du personnage de Daniel, dont le chalet est nommé Toharus.

Michaël Blais

L’histoire de la porte d’à côté. Figures de témoin et configurations de l’isolement dans l’œuvre d’Élise Turcotte

Il n’est pas rare que les narratrices des fictions d’Élise Turcotte soient tiraillées entre deux désirs apparemment contraires: celui de s’isoler, de s’extraire de la marche du monde d’une part, et celui de s’y inscrire plus activement d’autre part. C’est du moins un tel contraste qu’observait rétrospectivement l’autrice dans un entretien, après la publication de La maison étrangère (2002): «Dans mes romans, je pense qu’il y a toujours une oscillation entre vouloir être dans le monde et se sentir à l’extérieur».

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