Hors collection, 01/01/2010
Le présent qui passe. Notes sur le présentisme
Certains sociologues et historiens actuels s’intéressent de près au rapport au temps qui se caractérise par l’urgence et l’immédiat, par la vitesse qui supprime la distance et abolit le sens critique, un rapport au temps donc qui brouille les repères et le sens des choses. Ils appellent ce rapport au temps, cette temporalité, le «présentisme» parce que le présent y occuperait une place démesurée: on recouvrirait tout le passé et l’avenir du présent, on archiverait immédiatement ce qui est en train de se passer sous nos yeux et on ne serait plus étonné par ce qui vient. Le présentisme caractériserait ainsi notre rapport contemporain au temps, rapport problématique, voire malheureux. Il pourrait définir, selon François Hartog (l’une des figures de proue du présentisme), le «régime d’historicité» du monde contemporain.
Selon Hartog, le concept de régime d’historicité n’indique pas le temps en soi, mais bien plutôt une représentation humaine du temps qui reposait sur une articulation ordonnée de ses trois catégories (passé, présent et futur). Régime d’historicité est le nom qu’il donne à un ordre du temps de l’histoire qui domine une époque (au sens très large du terme). Le concept vise donc à définir une perception collective du temps, et non le temps lui-même.
Un régime d’historicité n’est pas une perception consciente ou inconsciente qu’une époque entretient avec le temps. Un régime d’historicité se définit à posteriori. C’est un modèle heuristique que l’historien Hartog a lui-même forgé (en s’inspirant de Lefort) pour arriver à révéler différents ordres du temps qui se sont imposés à certaines époques. Hartog ne s’embête donc pas à démontrer comment un régime d’historicité s’imposait par consensus à certains âges, mais comment ce modèle lui permet de faire apparaître des représentations communes du temps qui ont prédominé dans l’histoire pour suivre, ensuite, leur succession dans le temps.
Il faut bien distinguer «régime» et «historicité», chez Hartog. «Régime» désigne une manière d’organiser un ensemble de choses, en l’occurrence les éléments du temps de l’histoire, c’est la part subjective du modèle; «historicité» porte en soi l’idée du temps historique qui, n’étant pas rattachée à une détermination subjective, se distingue de «régime». «Historicité» définit la part objective du modèle:
Si, pour reprendre les termes de Lévi-Strauss, le degré d’historicité des sociétés est le même, l’image subjective qu’elles se font d’elles-mêmes et la manière dont elles ressentent cette historicité, elles, varient. La conscience qu’elles en ont et l’usage qu’elles en font ne sont pas identiques. Ou, dit autrement, diffèrent des unes aux autres les modes d’historicité, c’est-à-dire les manières de vivre et de penser cette historicité, d’en user aussi, les façons d’articuler passé, présent et futur: leurs régimes d’historicité. (Hartog, 2003: 35)
Il y aurait donc une historicité qui est la même pour toutes les sociétés et pour toutes les époques, mais cette historicité ne serait pas ressentie cependant de la même manière. Si l’historicité en soi n’est pas soumise au temps (on pourrait dire qu’elle avoisine l’être du temps), la perception qu’on en a varie, elle, avec le temps (c’est le phénomène). La pensée de Hartog est somme toute assez classique: son modèle «régime d’historicité» se définit dans une tension entre l’être et le phénomène, ce qui dure et persiste et ce qui passe et s’évanouit. Ce sera donc à partir d’une «historicité» une qui vaut pour tous les âges et pour tout le monde, que Hartog se donne la possibilité de faire apparaître de multiples «régimes» d’aménagement du temps.
Quelle est donc alors, pour Hartog, cette historicité une et première qui transporte une idée objective du temps historique?
Hartog trouve son unité de mesure dans la phénoménologie du temps de Saint-Augustin. Il faut dire, contre toute apparence, qu’il n’a pas été cherché bien loin cette mesure, car Pierre Ricœur en parlait depuis déjà un certain temps en France (lui-même inspiré par les travaux de Hannah Arendt).
Reste que, pour l’appréhension et l’expression de ces expériences, la description phénoménologique augustinienne des trois temps demeure toujours un point de repère essentiel. (Hartog, 2003: 118.)
Il cite cette fois directement Saint-Augustin:
L’esprit attend (expectat) et il est attentif (adtendit) et il se rappelle (meminit), de sorte que ce qu’il attend, traversant ce à quoi il est attentif, passe dans ce qu’il se rappelle. (Hartog, 2003: 70)
La phénoménologie augustinienne conçoit le temps en soi (l’être du temps) comme étant composé de trois dimensions (un avant, un pendant et un après), coupées les unes des autres et se succédant.
Pour qu’il y ait un ordre historique du temps, pour qu’une représentation du temps soit dite «régime d’historicité», il faut minimalement articuler les trois dimensions du temps (passé, présent et futur) et les deux principes nécessaires à leur articulation (coupure et succession). Hartog insiste à plusieurs reprises que l’histoire moderne se fonde sur la coupure entre le passé et le présent et sur la succession des dimensions du temps. Le coupure et la succession permettent en effet d’éviter deux écueils, deux péchés de l’histoire: l’anachronisme et la simultanéités. Le modèle phénoménologique du temps de Saint-Augustin est une conception rationnelle, c’est-à-dire non contradictoire du temps. C’est elle qui fournie l’unité de mesure à Hartog pour définir les différents régimes d’historicité; c’est avec elle donc qu’il définit l’historicité une (l’être du temps historique) que les différents «régimes» transforment en phénomène.
La disgrâce de l’homme, c’est de ne pas être capable de reconnaître son temps et donc le temps lui-même. L’historien Hartog se double d’un habile interprète qui aime utiliser le matériel littéraire pour illustrer les différents régimes d’historicité. Son interprétation commence par le commencement, par l’épisode bien connu chez Homère des larmes d’Ulysse qui expriment son désarroi face à son incapacité à avoir une conscience historique. Coincé dans le présent de son voyage entre ses exploits à Troie et son retour à Ithaque, Ulysse se raconte en ne distinguant ni son passé (celui qu’il était) ni son futur (celui qu’il n’est pas encore). Sa narration ne suggère aucune coupure, elle baigne entièrement dans le «présent perpétuel du temps épique»,(Hartog, 2003: 37) seule conscience du temps disponible à cet âge qui imagine l’articulation du passé, du présent et du futur sur le mode de la juxtaposition et de la continuité et non encore sur le mode de la coupure et de la succession (Hartog, 2003: 66) Ulysse arrive trop tôt. Il n’avait pas lu Saint-Augustin. Il ignore en fait ce que «le christianisme a apporté en propre, […] la brisure du temps en deux par l’événement de l’Incarnation».(Hartog, 2003: 73)
Hartog n’assigne à cet exemple de l’Antiquité qu’un seul but : non pas de nous faire comprendre le temps épique, mais de mettre en scène ce qu’est une conscience qui vit hors du temps, c’est-à-dire une conscience qui ne connaît pas encore ce qu’est un régime d’historicité.
Pour qu’il y ait régime d’historicité, il faut qu’une société articule absolument les trois dimensions du temps en respectant les principes de la coupure et de la succession. La part subjective qui détermine alors un régime plutôt qu’un autre revient à l’importance que l’on accorde à l’une des dimensions du temps par rapport aux deux autres. Traduit en termes de Koselleck, un régime d’historicité se distinguera d’un autre en fonction de l’importance que l’on accorde soit au champ d’expérience (au passé), soit à l’attention (au présent), soit à l’horizon d’attente (futur). Ce que ne fait pas encore Ulysse pour qui le temps est encore un brouillard informe.
Hartog illustre son modèle dans l’histoire. Il y a d’abord eu le «régime ancien d’historicité» qui se distingue en surdéterminant le passé par rapport au présent et au futur. Le passé est ce qui produit la lumière qui éclaire les autres dimensions du temps. Selon cette représentation subjective du temps historique, le passé est coupé du présent et du futur, il les précède aussi, mais il ne cesse d’exercer son influence sur eux. C’est la grande époque de l’historia magistra; c’est donc aussi l’époque où le champ d’expérience est le plus dilaté.
Vient ensuite le «régime moderne d’historicité» dont la datation apparaît moins floue que l’ancien régime en commençant, précise Hartog, en 1789 et se terminant en 1989. Ce régime inverse le rôle du passé et de l’avenir. Les deux premières dimensions du temps historiques sont donc articulées en fonction de l’avenir: c’est du futur que vient la lumière qui éclaire le temps. Encore une fois, il y a un ordre du temps parce que ses trois dimensions sont nettement coupées entre elles et parce qu’elles se placent successivement l’une à la suite de l’autre. Dans le régime moderne d’historicité, c’est l’horizon d’attente qui importe.
Depuis la chute du mur de Berlin en 1989 qui signifie, selon Hartog, la fin du «régime moderne d’historicité», l’expérience contemporaine du temps surdéterminerait le présent par rapport aux deux autres dimensions du temps. Il y a quelque chose d’extrêmement logique chez Hartog qui s’appuie sur la modèle phénoménologique du temps de Saint-Augustin. En effet, si l’ancien régime surdéterminait le passé et le régime moderne, le futur, pour imaginer un nouveau régime d’historicité, il ne reste Hartog que le présent. C’est exactement ce qu’il fait en parlant de «présentisme».
Tout semble logique et parfaitement cohérent. Mais n’y a-t-il pas justement quelque chose de trop beau dans cette construction rationnelle du temps, quelque chose de trop parfaitement symétrique pour ne pas y suspecter une illusion d’optique de lapart de l’historien? Hartog n’est-il pas contraint, en effet, par son propre instrument de mesure qu’il a fondé sur le modèle de Saint-Augustin de proposer, après le passé dans l’ancien régime et l’avenir dans le régime moderne, le présent comme fondement du régime contemporain d’historicité? Si le présentisme était le nouveau régime d’historicité, cela signifierait que la lumière viendrait du présent pour éclairer le passé et l’avenir. Mais si tout allait bien jusqu’à maintenant avec les deux premiers régimes d’historicité (la lumière venait soit du passé soit de l’avenir), il semble que le présent ne peut pas, à son tour, éclairer les deux autres dimensions du temps sans contredire le modèle phénoménologique du temps. Hartog a construit un beau modèle mais qui le laisse finalement dans une impasse.
Si le modèle que Hartog a adopté peut comprendre comment le passé peut déterminer successivement le présent et le futur (le champ d’expérience prend toute la place; c’est à partir de lui que le temps s’écoule); si son modèle arrive encore à comprendre comment le futur peut déterminer successivement le passé et le présent (c’est l’horizon d’attente qui prend cette fois toute la place; c’est vers lui que le temps s’écoule), son modèle semble incapable toutefois de saisir comment le présent pourrait bien déterminer successivement le passé et le futur. Comment en effet l’attention, qui est immédiateté puisqu’elle échappe à la médiation de l’expérience ou de l’attente, comment donc l’attention pourrait-elle occupé toute la place? Pour dire les choses autrement, si le présent surdétermine les deux autres catégories du temps, il y a aporie, car le temps ne peut s’écouler, en toute logique, dans les deux directions opposées à la fois. Hartog arrive alors à cette drôle de solution qu’il n’énonce pas explicitement: en déterminant son passé et son futur, le présent arrête tout simplement le temps de l’histoire. Le présent, comme surdétermination du temps, aboli les deux autres dimensions: voilà bien le présentisme. La seule image qui reste à Hartog pour imaginer ce temps, c’est celle d’un présent dilaté. Le présentisme tel qu’il l’imagine, ou telle qu’il n’arrive pas à l’imaginer, échappe complètement au modèle phénoménologique du temps historique, c’est exactement pour cette raison que Hartog ne peut pas en faire un régime: le présentisme échappe à sa logique de l’historicité.
Aujourd’hui la lumière est produite par le présent lui-même, et lui seul. En ce sens […], il n’y a plus ni passé ni futur, ni temps historique, s’il est vrai que le temps historique moderne s’est trouvé mis en mouvement par la tension créée entre champ d’expérience et horizon d’attente. (Hartog, 2003: 217)
Tout l’ouvrage de Hartog repose sur ce «s’il est vrai que le temps historique moderne s’est trouvé mis en mouvement par la tension crée entre champ d’expérience et horizon d’attente ». Si le présent occupe dorénavant toute la place, si l’attention seule (qui est l’expérience du présent) occupe notre esprit, alors il n’y a plus de mouvement possible dans le temps, il n’y a plus de temporalité, plus d’historicité. Nous voilà peut-être revenu à la conscience d’Ulysse; nous alors de retrouver le sens de ses larmes.
Il faut reconnaître que Hartog n’a jamais prétendu parler du présentisme comme d’un régime d’historicité, mais bien plutôt comme d’une crise du temps. Si l’on veut alors utiliser le concept de présentisme de Hartog pour définir l’expérience contemporaine du temps, ce serait mieux de parler d’une crise plutôt que d’un régime d’historicité.
Faut-il […] conclure [du présent actuel] la mise en place d’un autre régime d’historicité? Régime dont seraient repérables, à ce jour, des formulations locales, sectorielles, voire disciplinaires mais, peut-être, pas encore une expression générale et unifiée? À moins qu’il ne soit vain d’en chercher une, si la dispersion ou simplement une multiplicité de différents régimes de temporalité se trouvait être un trait constitutif et distinctif de notre présent? (Hartog, 2003: 208. Nous soulignons)
Il faut remarquer ici le glissement du concept de «régime d’historicité» à celui de «régimes de temporalité». De quoi ce glissement témoigne-t-il? Je crois qu’il témoigne tout simplement de la difficulté de mesurer, à partir de la conception phénoménologico-agustinienne du temps les expériences contemporaines du temps.
Hartog s’intéresse finalement bien plus aux crises du temps qu’aux régimes d’historicité dans son ouvrage. Ce sont les intervalles entre deux régimes qu’il veut percevoir. Le cas de Chateaubriand est exemplaire puisqu’il se situe exactement dans la brèche du temps entre l’ancien et le nouveau régimes d’historicité. En suivant l’image de la brèche du temps de Hannah Arendt, Hartog représente le passé et le futur comme des forces antagonistes qui s’exercent sur le présent de Chateaubriand. Coincé entre ces deux forces, le présent ne passe plus. Chateaubriand exprime cette situation singulière en utilisant différentes images contradictoires, où il apparaît que le passé et le futur seraient à la fois impossibles et déterminants. Il a un sentiment contradictoire de l’ordre du temps en s’éloignant d’un passé qu’il abandonne vers un futur qu’il n’atteindra jamais: «“Je me suis rencontré entre deux siècles comme au confluent de deux fleuves; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant avec regret du vieux rivages où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue”».(Hartog, 2003: 78) Chateaubriand n’a toutefois pas aboli les deux rives du temps, même s’il a l’impression de languir dans le fleuve du présent. Son impression tient encore sur les trois catégories du temps historique qu’il essaie, tant bien que mal, d’articuler. Immergé toutefois dans les eaux troublées du présent, il se permet toutes sortes d’anachronismes et de juxtapositions temporelles hasardeuses qui témoignent d’une représentation non encore unifiée et ordonnée du temps.
Hartog s’intéresse à son cas pour plusieurs raisons. D’abord parce que Chateaubriand incarne la transition d’un régime d’historicité à un autre, c’est un peu le frère lointain d’Ulysse, à la différence toutefois qu’il a lu Saint-Augustin et qu’il a donc conscience, lui, de son historicité. Mais Hartog s’intéresse surtout à son cas, parce qu’il lui permet de souligner l’un des phénomènes typiques qui survient lorsqu’on n’arrive plus à ordonner le temps: on ne pratique plus une écriture de l’histoire mais une écriture de la mémoire. La différence est significative: les écritures de la mémoire n’obéissent pas à la raison du temps historique, mais plutôt à celle d’un voyage désordonné dans le passé, «litanies de dates et de morts […] “vertiges” des dates ellipses ou parataxes chronologiques»; tous ces phénomènes témoignent d’une pratique délibérée de l’anachronisme. Chateaubriand pratique donc plus une écriture mémorielle qu’historienne, en cherchant d’abord à traduire une expérience troublée de soi: «La mémoire est le médium de cette “écriture du temps, produisant une infusion du moi dans la temporalité au moyen des ressources du langage ». En un sens, Chateaubriand est le premier «ego-historien!». (Hartog, 2003: 100) Il ne faut pas y voir un signe de vertu, mais plutôt celui d’une crise, une crise du temps qui n’arrive pas à exprimer un certain ordre du temps dans l’histoire. Celui qui adopte le temps de la mémoire, semble suggérer Hartog, ne fait pas œuvre d’historien.
Si Hartog s’intéresse aux crises du temps dans le passé, comme celle d’Ulysse ou de celle de Chateaubriand, c’est pour mieux saisir la crise contemporaine du temps. Frère lointain d’Ulysse et de Chateaubriand, Pierre Nora semble se confondre, lui aussi, dans son ouvrage connu Lieux de mémoire, avec l’ordre de la mémoire plutôt qu’avec celui de l’histoire. Hartog fera d’ailleurs de Nora le nouvel «ego-historien». En établissant un parallèle entre ces vies pour éclairer la crise du temps actuel à partir d’exemples du passé, Hartog semble renouer étrangement avec l’historia magistra. Voudrait-il par là échapper au présentisme? Pas vraiment, car il y a une différence entre Chateaubriand et Nora: le premier n’avait pas perdu la conscience de son historicité en tentant tout de même d’articuler les trois catégories du temps et en obéissant aux principes de la coupure et de la succession. Tout apparaît différent chez Nora, car, comme l’affirme Hartog, «On va […] du présent au présent, pour interroger le moment présent».(Hartog, 2003: 155) Contrairement à Chateaubriand qui, lui, ne perd pas de vue les deux rives du fleuve du temps même s’il y est immergé, Nora semble tout simplement avoir perdu la conscience même de l’historicité en se noyant dans le fleuve du présent.
La crise contemporaine du temps est radicale, car elle ne suspend pas seulement l’ordre du temps historique, elle supprime la possibilité même de pouvoir en rétablir un. C’est pour cette raison que Hartog ne peut plus définir la crise contemporaine par l’image de la brèche, car la brèche du temps imagine le présent compressé entre le passé et le futur, tandis que le présentisme présente exactement l’inverse: les deux forces opposées partiraient du seul présent pour avaler le passé et le futur. Cette image chronophage du présent est celle que Zaïki Laidi propose dans Le sacre du présent. Laidi suggère alors de remplacer la métaphore de la brèche du temps par celle de la nasse pour caractériser la condition contemporaine de notre rapport au présent:
Dans la brèche du présent, la force propulsive du passé et l’avenir convergent vers un point de collision qu’est le présent. Dans la nasse du présent, le passé et l’avenir se détachent du présent. Un présent qui se densifie et se replie […] Le présent va donc de soi que par défaut. Il s’impose parce que le passé comme l’avenir sont détachés de lui, le condamnant ainsi à L’autarcie temporelle. (Laidi, 2000: 105-106.)
Mis à part leur ton alarmiste (plus notable chez Laidi qui imagine le présent comme un filet, une prison), il semble que leur critique du présent qui découle, entre autres, du sentiment bien commun aujourd’hui d’une accélération du temps, semble vouloir s’opposer au glissement de l’histoire au domaine de la mémoire. Le danger que la mémoire représenterait pour la discipline historique se révèle dans ses aspects beaucoup trop égotiques et chaotiques qui causeraient les pires péchés: l’anachronisme et l’accumulation des souvenirs et des rêves. Pour s’assurer de produire des représentations rationnelles et non contradictoires du passé, l’historien doit éviter l’écriture mémorielle qui repose, somme toute, sur un rapport irrationnel au temps.
Je vous avoue que je me sens très peu concerner par ce problème. Je laisserai donc en suspens. Cependant, je crois qu’il faut être vigilant lorsqu’on désire transporter les concepts de régimes d’historicité et de présentisme pour caractériser l’imaginaire contemporain (les formes de narrativité contemporaine), car je me demande si ces concepts sont utilisables sans leur fondement phénoménologique du temps qui, je le rappelle, remonte à Saint-Augustin?
J’aimerais maintenant suggérer trois contre-propositions qui nous permettraient peut-être de s’inquiéter un peu moins du présent en abandonnant le modèle phénoménologique du temps historique et en s’accordant avec un sentiment de la durée propre à la mémoire. Je ne désire pas ici faire jouer Nora contre Hartog, leur polémique concerne la discipline de l’histoire et non la mienne qui est littéraire. Il apparaîtra peut-être alors que l’expérience du temps de la mémoire nous enseigne plus de choses sur les modes de narrativité contemporaines que la temporalité des régimes d’historicité.
Premièrement contre-proposition: il faudrait considérer sérieusement l’avertissement de Hannah Arendt lorsqu’elle parle de la brèche du temps:
Pour éviter les malentendus: les images que je risque ici pour indiquer métaphoriquement les conditions contemporaines de la pensée ne peuvent valoir qu’à l’intérieur du domaine des phénomènes mentaux. Appliquées aux temps historique ou biographique, aucune de ces métaphores ne peut avoir de sens parce que des brèches dans le temps ne se produisent pas là. Ce n’est que dans la mesure où il pense, et cela veut dire dans la mesure où il est sans âge […] que l’homme dans la pleine réalité de son être concret vit cette brèche du temps entre le passé et le futur. Cette brèche, je présume, n’est pas un phénomène moderne, elle n’est peut-être même pas une donnée historique mais va de pair avec l’existence de l’homme sur terre. (Arendt, 1989: 24)
La brèche concerne moins l’histoire et le temps comme le pense Hartog en reprenant l’image d’Arendt que la pensée elle-même, une expérience de pensée qui d’ailleurs a très peu à voir avec la logique et l’ordre:
Kafka fait référence à l’expérience, l’expérience du combat acquise par lui qui tient ferme entre l’affrontement des vagues de passé et du futur. Cette expérience est une expérience de pensée [… qui] ne peut être acquise que par la pratique, par des exercices. […] (…ce genre de pensée est différent de processus mentaux comme la déduction, l’induction, et le fait de tirer des conclusions, dont les règles logiques de non-contradiction et de cohérence interne peuvent être apprises une fois pour toutes et n’ont besoin ensuite que d’être mises en application. (Laidi, 2000: 25)
Il faut méditer à nouveau ces citations d’Arendt au-delà de l’utilisation ambiguë qu’en fait Hartog, car la brèche du temps dont il est question concerne peu en fait notre rapport contemporain au temps, le présentisme.
Deuxième contre-proposition. Dans un petit livre qu’il vient de faire paraître et qui s’intitule Survivance des lucioles, Georges Didi-Huberman reprend la métaphore de la brèche entre le passé et le futur d’Arendt en renvoyant le passé à la mémoire en général (sans doute fait-il référence à la durée de Bergson) et le futur au désir. Mais il souligne surtout l’idée de la naissance d’une troisième force qui naît des deux autres (3e force dont ni Hartog ni Laidi n’ont cru bon de discuter). La «“force diagonale, dont l’origine est connue, dont la direction est déterminée par le passé et le futur, mais dont la fin dernière se trouve à l’infini, est la métaphore parfaite pour l’activité de la pensée”». Loin de signifier, comme chez Hartog, une crise du temps, la brèche d’Arendt indique plutôt positivement le commencement de l’activité de la pensée. La différence entre ces lectures d’une même image est stupéfiante!
Didi-Huberman se perçoit confortablement installé dans la brèche du temps en retrait du règne lumineux de la gloire sans pour autant se replier sur soi. Il désire ainsi remplacer les idées de champ d’expérience et d’horizon d’attente qui projettent, selon lui, des lumières beaucoup trop éblouissantes sur le présent. Il leur préfère la notion d’image, qu’il rapproche de petites lueurs des lucioles qui, justement comme les images, sont intermittentes, fragiles, battantes, toujours prises entre la disparition et la réapparition.. Il en appelle alors à une communauté qui saurait percevoir, dans le temps, «l’image-luciole». «Dire oui dans la nuit traversée de lueurs [les lucioles], et ne pas se contenter de décrire le non de la lumière qui nous aveugle.» (Didi-Huberman, 2009: 133) Plutôt que d’adopter un ton alarmiste comme celui de Laidi, Didi-Huberman essaie plutôt d’organiser le pessimisme.
Il se réfère d’ailleurs à Koselleck pour critiquer, semble-t-il, ceux qui s’inquiètent de voir l’histoire disparaître au profit de la mémoire:
Koselleck a remarquablement commenté le paradoxe d’un recueil de fictions psychiques qui, à l’évidence, “ne proposent pas une représentation réaliste de la réalité mais n’en jettent pas moins une lumière particulièrement vive sur la réalité d’où ils proviennent”. Il serait plus juste de dire que la lumière en question n’est pas trop vive mais étrange […] et, surtout, intermittente. L’important est ici que l’historien reconnaisse au récit de rêve une autorité dans la connaissance historique comme telle. (Laidi, 2000: 119)
Les images-lucioles qui tiennent du rêve, du souvenir et de la mémoire, peuvent donc être regardées, non seulement comme des témoignages, mais encore comme des prophéties, des prévisions quant à l’histoire.
Troisième contre-proposition. Pour essayer de reconnaître un imaginaire contemporain du temps, il faudrait envisager, comme solution de rechange à la phénoménologie du temps sur laquelle est fondée le présentisme, une conception de la durée. Évidemment, je pense à Bergson remis fortement à la mode par Gilles Deleuze. Contrairement à la conception du temps historique de Hartog, la durée ne suppose pas une coupure entre les trois dimensions du temps, mais bien une continuité, elle ne suppose pas non plus une succession entre eux, mais une coexistence. La durée est une conception du temps où le passé et le présent sont «contemporains» (l’adjectif «contemporain» est utilisé par Bergson et bien mis en évidence par Deleuze qui le place entre guillemets). L’idée de durée est très simple: si le présent n’était pas déjà un passé, il ne passerait jamais. Je cite Deleuze:
Nous avons trop l’habitude de penser en termes de “présent”. Nous croyons qu’un présent n’est passé que lorsqu’un autre présent le remplace. Pourtant réfléchissons: comment un nouveau présent surviendrait-il si l’ancien présent ne passait en même temps qu’il est présent? Comment un présent quelconque passerait-il, s’il n’était passé en même temps que présent? Jamais le passé ne se constituerait, s’il ne s’était constitué d’abord, en même temps qu’il a été présent. Il y a là comme une position fondamentale du temps, et aussi le paradoxe le plus profond de la mémoire: le passé est “contemporain” du présent qu’il a été. (Deleuze, 1998: 54)
En acceptant de songer au moins un instant à cette possibilité, on pourrait peut-être s’inquiéter un peu moins rapidement lorsque Hartog parle de «muséification immédiate du présent» ou encore de la «commémoration dont on a perdu l’événement originel». Vouloir faire du présent une mémoire n’est pas un problème de temps (le présent n’attend pas personne pour passer dans la mémoire et le passé se conserve bien tout seul). Le problème de la muséification du présent m’apparaît plutôt relever du pouvoir: qui décide de conserver quoi et dans quel but? Mais revenons à Deleuze.
Qu’est-ce que le temps? Le temps fait passer le présent et conserve en soi le passé. Il y a […] deux images-temps possibles, l’une fondée sur le passé, l’autre sur le présent. L’image-temps du passé consiste en ceci: le passé est l’élément virtuel du temps qui conserve tout le passé, c’est une mémoire en général qui n’est pas en nous, c’est nous qui sautons dans cette mémoire pour nous y mouvoir à partir de notre présent actuel. (1998: 54)
Les différents moments du passé coexistent entre eux non pas à partir du présent qu’ils ont été, mais à partir du présent actuel. La seconde image du temps est fondée sur le présent. Deleuze se rapproche aussi de Saint-Augustin mais d’une autre manière que Hartog, selon une autre interprétation, en reprenant son idée d’un présent du passé, un présent du présent et un présent du futur. Deleuze veut spécifier, avec ces présents, les coordonnées temporelles qui entourent un seul et même événement: le présent du passé détermine une position avant l’événement, le présent du présent, une position pendant l’événement et le présent du futur, une position après l’événement. L’image-temps du présent surgirait lorsque ces trois présents autour d’un même événement seraient compris simultanément dans une même image. Nous verrions en même temps, par exemple, la trahison qui se fera, la trahison qui se fait et la trahison qui s’est faite. Le meilleur exemple, selon le philosophe, est le film L’année dernière à Marienbad: le mari, la femme et l’amant correspondent aux trois présents différents qui précisent l’avant, le pendant et l’après d’un événement. Bien sûr, ces présents sont incompossibles, mais pourtant la narration les faire voir simultanément. Cette simultanéité est faite de manière à compliquer l’inexplicable au lieu de l’éclaircir, à le faire exister au lieu de le supprimer. La simultanéité de ces présents active somme toute la pensée.
L’essentiel apparaît [reprend Deleuze…] si l’on considère un événement terrestre qui serait supposé se transmettre à des planètes différentes, et dont l’une le recevrait en même temps […], mais l’autre, plus vite, et l’autre encore, moins vite, donc avant qu’il se soit fait, et après. L’une ne l’aurait pas encore reçu, l’autre l’aurait déjà reçu, l’autre le recevrait, sous trois présents simultanés impliqués dans le même univers». (1998: 134) Imaginez maintenant qu’un récit entreprenne de raconter ce même événement fusionnant, en une seule narration au présent, sa réception décalée sur les trois planètes: nous aurions là un récit qui compliquerait la perception de l’événement en le pluralisant, mais qui, en revanche, nous donnerait une image du temps.
Je me demande alors si nous ne pourrions pas penser l’imaginaire contemporain du temps en fonction des opérations de la durée plutôt que celles du temps phénoménologique? Il s’agirait de donner tout son poids à l’adjectif «contemporain» utilisé par Bergson et, après lui, par Deleuze pour qualifier les opérations de la durée: non pas coupure et succession, mais bien continuité coexistence et simultanéité entre le passé, le présent et le futur. Tels seraient peut-être quelques aspects de l’imaginaire contemporain du temps et de la mémoire. Ce serait ultimement une manière de ne pas craindre notre époque, mais de s’imaginer être encore capable de penser malgré la vitesse et l’urgence qui la caractérisent.
Bibliographie
Hartog, François. 2003. Régimes d’historicité: Présentisme et expériences du temps. Paris: Seuil, 272 p.
Laidi, Zaïki. 2000. Le sacre du présent. Paris: Flammarion.
Arendt, Hannah. 1989. La crise de la culture. Paris: Gallimard.
Didi-Huberman, Georges. 2009. Survivance des lucioles. Paris: Minuit.
Deleuze, Gilles. 1966. Le Bergonisme. Paris: Presses universitaires de France.