Le canular, une pratique renouvelée par le Web

ALN|NT2, dossier thématique, 2009

Le canular, une pratique renouvelée par le Web

Simon Brousseau

Sous-titre: Il ne faut pas croire tout ce que le Web vous dit

Définition

Le canular est la mise en place d’un mensonge, d’une illusion, d’un faire-semblant qui, contrairement à l’escroquerie, cherche à se faire reconnaître en tant que mensonge. C’est-à-dire que, pour qu’un canular soit effectif, il doit être considéré comme tel par son auteur aussi bien que par ses destinataires. Un canular dont tout le monde serait dupe n’est pas un canular dans la mesure où il est perçu comme une vérité. C’est dans cette ambivalence que réside tout l’art de cette entreprise mystificatrice : pour qu’un canular réussisse, il faut qu’il ait été conçu avec sérieux afin d’être crédible et de pouvoir, dans un premier temps, berner le public. Cependant, il doit également être bon joueur en laissant des traces qui permettront à l’observateur de découvrir la véritable nature de l’objet qu’il appréhende. Ces deux mouvements, celui de la mascarade et celui de la révélation, sont nécessaires pour qu’il y ait canular. (Cette définition s’inspire des propositions de Jean-François Jeandillou, que l’on retrouvera dans son livre Esthétique de la mystification: tactique et stratégies littéraires, Paris, Éditions de Minuit, 1994, 239 p.)

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1. Le sérieux d’une pratique subversive

Avant d’entreprendre cette brève exploration du canular tel qu’il se pratique sur le Web, nous souhaitons désigner quelques pistes de réflexion dans lesquelles il est possible de s’engager en réfléchissant à ce phénomène. D’abord, malgré le caractère subversif, tantôt ludique, tantôt dérangeant du canular, il est important de garder à l’esprit le fait que derrière le rire et la provocation se trouve le plus souvent un désir d’engager une réflexion, une critique. Le canular est une entreprise dont les visées sont sérieuses, bien que les moyens mis en place soient, quant à eux, de nature à susciter le rire ou encore le discrédit qu’on accorde le plus souvent au mensonge. Cependant, le canular est une pratique mensongère porteuse de vérité, dans la mesure où elle tient toujours un discours critique sur l’objet de la supercherie ainsi que sur les gens qui se font prendre au jeu. En cela, Jean-Pierre Saez a raison d’insister sur le potentiel réflexif du canular. Dans son article «Onze thèses sur l’art du canular avec illustrations», il s’oppose à une conception qui tendrait à banaliser le canular:

Contre le sens commun qui voudrait réduire le canular à un geste superficiel, il faut établir qu’en vérité la chose peut s’avérer fort sérieuse, chargée d’un sens à côté duquel il est facile de passer si l’on se laisse dominer par la hâte intellectuelle, la paresse sociologique ou les idées reçues. Cette thèse s’applique particulièrement à bon nombre de canulars qui émaillent l’art moderne et contemporain, terrain d’élection des jeux de l’esprit et de leur questionnement. Au-delà même des intentions premières dont ils procèdent, les canulars sont susceptibles de cacher des significations profondes, dignes d’être savamment débattues.¹

Suivant cette réflexion amenée par Saez, nous tenterons dans ce dossier d’interroger les pratiques canularesques en tant que lieux de distanciation critique. Il y sera question des procédés propres au canular, de ses modes de fonctionnements spécifiques au Web, mais également du fond, c’est-à-dire des idées qui sont véhiculées par le biais de la tromperie. Le canular ne berne pas seulement les gens concernés par celui-ci: en déconstruisant son objet, il les invite également à entamer une réflexion, à affûter leur sens critique et à interroger le rapport qu’ils entretiennent avec la vérité et le mensonge.

2. Historique: le canular et sa relation aux médias

On peut supposer le canular très ancien. Dans Supercheries littéraires: la vie et l’oeuvre des auteurs supposés², Jean-François Jeandillou cite plusieurs cas littéraires qui ponctuent l’Histoire. Le mot, quant à lui, aurait été forgé en 1895 par des élèves de l’École Normale Supérieure³. C’est cependant le vingtième siècle qui a vu fleurir les entreprises mystificatrices en art, au point que certains en viennent à affirmer que le canular est intimement lié aux pratiques artistiques de ce siècle et plus spécifiquement à l’art contemporain. Par exemple, Jean-Pierre Saez établit une filiation difficilement récusable entre le canular et certains des mouvements artistiques les plus importants du siècle dernier:

Canuler consiste à créer, par goût du jeu, des récréations inattendues, à construire des situations, en toute imprudence éventuelle, à faire spectacle pour mieux exhiber ironiquement la nature spectaculaire de la victime choisie. Par là même on voit que l’art du canular, qui est un art du détournement, mobilise des schémas de pensée que l’on retrouve à l’oeuvre dans l’esprit dadaïste, duchampiste, situationniste.⁴

À propos de la mise en situation qui va souvent de pair avec le canular, il est difficile de passer sous silence le célébrissime The War of the Worlds orchestré par Orson Welles à la radio du réseau CBS, le 30 octobre 1938. Welles, accompagné de la troupe du théâtre Mercury, a diffusé une adaptation radiophonique du roman éponyme signé par Herbert George Wells en 1898. Malgré que la troupe ait bien averti le public qu’il s’agissait d’une adaptation et non d’une véritable invasion extraterrestre, un nombre considérable de gens se sont laissés berner et ont cédé à la panique. Nous pouvons parler dans ce cas d’un canular involontaire puisque les visées de la troupe n’étaient pas d’abord mystificatrices. Cela permet de saisir toute l’importance de la réception dans la logique canularesque. Ce qui nous semble également révélateur avec cet exemple bien connu, ce sont les relations étroites qu’entretient le canular avec le média qui sert sa diffusion: dans ce cas précis, il est possible de supposer que les auditeurs, ayant un rapport d’abord informatif à la radio, plutôt qu’artistique ou ludique, étaient d’une certaine manière prédisposés à considérer la fiction de Welles comme étant véridique. Nous verrons au cours de ce dossier que le média de diffusion joue un rôle important dans la forme que peut prendre le canular. Le Web, dont l’une des caractéristiques majeures et de permettre la cohabitation de plusieurs médias, constitue un lieu privilégié pour la mise en place de canulars.

3. Les pièges de la Toile…

L’une des métaphores d’usage pour décrire le réseau Internet, celle de la Toile, représente bien la complexité des liens qu’on y trouve. L’internaute chemine dans le réseau à la recherche d’informations qui sont de degrés de véridicité variables. Les pratiques canularesques trouvent un terrain particulièrement propice à leur fonctionnement sur le réseau Internet dans la mesure où celui-ci est un média largement informatif, incitant l’internaute à une certaine crédulité qui fait de lui une victime potentielle idéale. En naviguant sur la Toile il peut, littéralement, se faire prendre dans la toile et se faire berner par un canular. Il semble que le Web est un lieu où se confondent de manière particulièrement subtile le vrai et le faux. Bien qu’on nous rappelle souvent la nécessité d’un regard critique sur l’information qui circule sur le Web, il est relativement facile de se faire leurrer par un site en apparence crédible. Claude Orsini insiste sur cette mutation des rapports entre le vrai et le faux et les conséquences que cette mutation a sur le statut du canular tel qu’il se retrouve sur le Web:

Les progrès techniques, l’ordinateur, permettent, au moins dans certains domaines, de mettre le canular à la portée de tous: fausses nouvelles, fausses affiches, faux tracts, faux journaux, faux livres, fausses attributions, faux messages sur Internet, etc. Mais on se trouve aujourd’hui dans une société des médias où les rapports du vrai et du faux, et par conséquent le statut du canular, subissent une mutation qui sera grosse de conséquences.⁵

Ce que nous proposons ici est un éventail thématique des pratiques canularesques telles que nous avons pu les observer sur le Web. Cette méthodologie appelle par ailleurs une remarque: le fait de pouvoir affirmer qu’un site Internet constitue un canular implique qu’il soit reconnu comme tel. C’est dire que, par la nature des objets qui nous intéressent, nous ne pouvons parler que de canulars démasqués. Il est permis toutefois de croire que de nombreux canulars demeurent inconnus sur le Web, attendant la rencontre d’un oeil perspicace qui saura les démasquer au hasard de ses navigations…

3.1. Faux sites de vente

Le développement du Web et des réseaux sociaux a donné lieu à une présence plus marquée de la publicité et des sites de vente. En théorie, il est possible de se procurer à peu près n’importe quoi sur ces sites: des objets d’art, des vêtements, de la musique, les quelques cheveux qu’une vedette a perdus dans un restaurant et… des sous-vêtements munis d’un appareil GPS qui permet de surveiller les moindres déplacements de sa petite amie! En effet, le collectif Panty Raiders, auteur de quelques savoureux canulars sur le Web, a mis en place un site qui prétend vendre un tel produit, nommé non sans humour Forget-Me-Not-Panties. Ce site possède toutes les caractéristiques d’un site de vente conventionnel, et c’est précisément en quoi il est susceptible de berner d’éventuels acheteurs. Nous y trouvons en page d’accueil une description du produit ainsi qu’une photographie de celui-ci. Il s’y trouve également une fiche technique qui explique le fonctionnement de l’appareil. On y apprend ainsi que le GPS fonctionne à batteries et qu’il est muni d’un appareil capable de mesurer la température corporelle ainsi que le rythme cardiaque de la personne vêtue de ces sous-vêtements. Ces informations sont transférables en temps réel sur un ordinateur ou encore sur un téléphone portable afin d’assurer l’efficacité du gadget. Pour accentuer la crédibilité du site et donc, son potentiel mystificateur, on y trouve également une section contenant les témoignages de clients satisfaits. Ainsi, nous avons droit aux commentaires de Tim, un client qui soupçonnait sa femme de le tromper:

My wife and I got married three years ago. Last winter I started suspecting her of cheating. It was tearing my heart out to think of her with another man.
In an act of desperation I bought these panties, and boy am I glad I did.
It turns out, she was sleeping with her coworker! She was going to a hotel near her office nearly every workday.
I monitored her through the mapping software, pantyMap®, for several weeks, and then I confronted her.
forget-me-not-panties™ saved me from a bad marriage. We are getting a divorce, and I have records for my divorce lawyer proving what a fraud she was.⁶

Après avoir été convaincu par les témoignages des clients satisfaits de leur achat, il est possible de visiter la section Order afin de commander le produit. C’est alors que le canular se révèle, puisqu’au lieu d’afficher un formulaire de commande, l’internaute est surpris par un immense «Gotcha!» qui est suivi d’un texte explicatif du collectif. Nous y apprenons, non sans surprise, que plus de trois cent mille internautes ont visité le site lors des trois semaines qui ont suivi sa mise en ligne. Les gens leurrés sont l’objet du rire des artistes, mais également de leurs réprimandes. Les Panty Raiders offrent aussi à lire quelques-uns des courriels de gens mécontents d’avoir été bernés de la sorte.

Ce canular des Panty Raiders correspond bien à l’ambivalence entre le ludisme et le discours sérieux propre aux pratiques canularesques. Les Forget-me-not-panties proposent, par la tromperie, une réflexion sur la jalousie, sur les relations amoureuses et la possessivité. Nous y voyons également un commentaire critique sur la propension de nos sociétés à tout vouloir contrôler en accumulant sans cesse des informations qui empiètent sur la vie privée des individus. Nous pouvons affirmer sans nous tromper que les autres projets du collectif, disponible sur leur site Web, s’inscrivent dans cette visée critique. À cet égard, nous pouvons nous reporter au manifeste des Panty Raiders, qui énonce en quatre points cruciaux leurs démarches:

Destabilize the mainstream media, and their confining roles for women and our sexuality in the media.
Challenge authenticity and authority in the internet era.
Produce quality work that is critical and political, all with a sense of humor, and bring rebellion back to pop culture.
Provide leadership for our generation, speak to our fears, and mentor a new generation of artists and female leaders. (Informations également disponibles sur le site du collectif.)

Nous l’avons vu avec Forget-me-not-panties, le canular feignant d’être un site de vente s’attaque notamment aux fantasmes de notre société, dont le culte de l’information à outrance apparaît dans toute sa grandeur. Outre la soif d’information qui empiète sur la vie privée, il existe d’autres formes de canular qui, quant à eux, s’en prennent au culte du corps caractéristique de notre époque. C’est le cas par exemple du site de l’Institut Benway.

Le site de l’Institut Benway présente cet institut comme étant le numéro un mondial des systèmes de confort organique. La boutique en ligne propose à l’internaute d’acheter une dizaine d’organes de confort, parmi lesquels figurent les surprenants ongles à scrotum, mais également la glande salivaire aromatisée et l’anus parlant. Bien que ce site soit à ranger dans la catégorie des canulars qui ne berneraient probablement qu’un idiot, il déploie tout de même certaines stratégies susceptibles d’induire un esprit crédule en erreur. D’abord, la page d’accueil invite les internautes à s’inscrire à la newsletter de l’institut, ce qui lui confère sans doute de la crédibilité. Ensuite, la page d’accueil contient deux liens protégés, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas accessibles à l’ensemble des internautes. Il s’agit de Benway Marchés Gouvernementaux et Benway Corporate. Si l’internaute tente d’accéder à l’une de ces deux sections, un message d’avertissement s’affiche à l’écran:

Votre ordinateur ne dispose pas des plug-in nécessaires à l’identification sécurisée.
Si vous êtes supposé pouvoir accéder à cette zone, merci de contacter votre administrateur réseau qui se mettra en relation avec le service Comptes Gouvernementaux de l’Institut Benway. Autrement, veuillez quitter immédiatement cette zone d’accès réglementé. Faute de quoi, votre adresse IP est susceptible d’être transmise aux Renseignements Généraux de votre pays de résidence, pour enquête. (http://www.institut-benway.com/Institut%20Benway/refus-1.html)

Évidemment, il s’agit d’une stratégie qui vise à favoriser l’adhésion du sujet à l’égard du canular. Ces stratégies de construction d’une figure d’autorité crédible se multiplient à l’intérieur du site. Bien qu’il s’agisse d’une oeuvre à la frontière du canular et de la caricature, il n’en demeure pas moins que le site de l’Institut Benway suscite un questionnement éthique par lequel nous sommes invités à nous projeter dans le futur et à envisager les conséquences possibles des avancées technologiques. Si le fait de pouvoir acheter aujourd’hui une glande salivaire aromatisée semble pour le moins farfelu, nous comprenons que cette oeuvre ironise sur le progrès scientifique, sur l’absence de limites et de retenue qui le caractérise.

3.2. Hoax (Bonzaï Kitten, chaîne de courriel)

L’information sur le Web se propageant à une vitesse incroyable, celui-ci est rapidement devenu un terrain de jeux particulièrement fertile pour les pratiquants du canular. Dans le jargon du Web, les canulars informatiques, se propageant le plus souvent dans des chaînes de courriels, sont appelés des hoaxes. Comme le terme de hoax est généralement utilisé pour décrire les canulars qui deviennent des phénomènes de masse se répandant comme une traînée de poudre, nous avons décidé de ne pas utiliser ce terme pour les canulars de plus petite envergure comme ceux que nous avons mentionné précédemment. Le phénomène du hoax a pris une telle ampleur ces dernières années qu’il a rendu nécessaire la mise en place d’un site qui vise à informer les internautes des canulars qui circulent sur le Web: Hoaxbuster.

Parmi les hoaxes les plus connus, mentionnons le cas Bonzaï Kitten. En 2001, des étudiants du Massachusetts Institute of Technology (MIT) ont créé un site Web sur lequel se trouvaient des instructions pour pratiquer l’art du chaton bonsaï, inspiré de la tradition orientale du bonsaï. Le site contenait une section détaillant la méthode pour parvenir à élever un beau chaton bonsaï, mais également une galerie de photos dans laquelle on pouvait voir des chatons insérés dans des bouteilles de verre afin qu’ils prennent la forme de celles-ci. Le site de Bonsai Kitten proposait également une section où l’on pouvait acheter en ligne tout le matériel nécessaire à l’art de la modification corporelle des animaux de compagnie. Le site, non sans raison, avait suscité l’indignation d’un bon nombre d’internautes qui avaient lancé des pétitions pour faire interdire ce site qui incitait à la cruauté envers les animaux. Le canular a pris une telle ampleur que le site a attiré l’attention du FBI⁷. Cet exemple montre bien la fragilité de la notion de vérité qui apparaît ici largement déterminée par l’opinion publique. Le Web est un lieu idéal pour ce type d’effet boule-de-neige: il suffit de la réaction de quelques internautes face au canular pour que celui-ci prenne une ampleur démesurée.

Il existe un autre type de hoax très fréquent sur le Web. Il s’agit de ces chaînes de courriels mensongers qui visent à informer les internautes de la présence de nouveaux virus informatiques dangereux pour leur ordinateur, de théories de complots ou encore de sollicitation d’aide à la recherche d’enfants disparus. Ces canulars ont tous en commun de jouer avec les sentiments des internautes et de faire appel à leur esprit de solidarité en leur demandant de contribuer à leur diffusion en faisant suivre le message à leurs contacts. Si ces pratiques présentent peu d’intérêts artistiques, ils sont tout de même très instructifs d’un point de vue sociologique, mais également à propos des modalités de circulation de l’information sur le Web. Comme nous le rappellent les auteurs du site Hoaxbuster, ce type de canular a toutefois plusieurs effets pervers. Parmi ceux-ci, notons ce qu’ils nomment l’effet de lassitude: les internautes, en s’habituant à de fausses alertes de virus informatiques, deviennent plus vulnérables aux véritables attaques, en ce qu’ils pourraient en venir à les interpréter comme de simples hoaxes. Il y a là encore l’ambiguïté propre au canular: ce qui est mensonger peut très bien être interprété comme étant véridique et, inversement, la vérité peut être contaminée par certaines tendances canularesques (ici, les fausses alertes aux virus) et être interprétée en tant que canular.

3.3 Activisme et pornographie

L’industrie de la pornographie occupe une place importante sur le Web. Plusieurs études statistiques ont été menées à ce propos et, bien qu’elles soient parfois contestées en raison des difficultés reliées à la vérification des chiffres avancés, nous avons tout de même une bonne idée de l’importance de ce phénomène. À ce propos, le psychologue Alain Rioux publie sur son site Web de surprenantes statistiques. L’omniprésence de la pornographie sur le Web et donc d’internautes à la recherche de pornographie donne lieu à de nombreux canulars. Au fil de nos recherches, nous avons découvert un nombre considérable de sites qui se présentent comme pornographique et qui sont au contraire des sites visant la critique de ces pratiques, mais aussi la sensibilisation des usagers. L’un des projets intéressants à cet égard est l’initiative du collectif Fictive.net qui dédie une section de son site à des oeuvres se présentant comme étant des sites à contenu pornographique. Or, lorsque l’internaute se rend sur l’un des sites de la liste, il accède immanquablement à du contenu de nature artistique qui est souvent accompagné d’un texte critique. Par exemple, le site Your Latina se présente comme un site mettant en vedette des femmes espagnoles. En arrivant sur la page d’accueil, l’internaute a la surprise (ou la déception…!) de tomber sur un texte qui réfléchit à la définition de la pornographie que propose le dictionnaire. Ce que l’artiste reproche à la définition usuelle de la pornographie, c’est qu’elle met surtout l’accent sur son mauvais goût («having little or no artistic merit»), passant sous silence les conséquences humaines liées au phénomène:

Pornography is defined as harmless and pleasurable to the reader or viewer. The omission of harm – who does the harm and to whom the harm is done – is a dangerous oversight. Pornography is full of sexist, racist and homophobic ideologies that must not be overlooked.⁸

Toutefois, si ces oeuvres sont intéressantes et fonctionnent selon un dispositif proche de la pratique du canular, nous pouvons nous questionner sur leur effectivité. En effet, comme les sites pornographiques abondent sur le Web, il serait plutôt improbable que des internautes se retrouvent sur le site de fictive.net lors de leur recherche de matériel pornographique. Nous pouvons dire que ces oeuvres s’apparentent davantage au détournement qu’au canular, dans la mesure où leur potentiel captieux est plutôt limité. Il n’en demeure pas moins qu’elles déploient des stratégies propres au canular, jouant de l’apparence et du mensonge afin de parvenir à leurs fins.

En conclusion…

Nous avons pu constater au cours de ce bref survol que le canular est une pratique qui questionne la véridicité des objets auxquels il s’en prend. Nous avons dégagé certains thèmes sujets au canular de manière récurrente: l’information et ses débordements dans la vie privée, les objets de consommation et leur envahissement de l’espace du Web, les peurs socialement partagées, par exemple la peur de virus informatiques ou encore de complots politiques, ainsi que l’abondance de pornographie que l’on constate sur le Web. Au terme de notre réflexion, il nous semble que le choix de ces thèmes ne soit pas anodin: en effet, ce sont tous des espaces discursifs où la joute entre le vrai et le faux peut se déployer de manière particulièrement complexe. Quelle valeur de vérité peut-on accorder aux discours médiatiques, aux images de citoyens qui sont véhiculées par les médias? À quel point les peurs socialement partagées sont-elles justifiées?

Le canular, en nous trompant à propos des sujet qu’il traite, révèle en même temps la précarité de la conception que l’on peut avoir de ces sujets. Il s’agit ainsi d’un mensonge particulier en ce qu’il met en place un processus réflexif engageant la personne dupée à adopter une attitude critique à l’égard des vérités admises. Nous avons également vu que le canular s’adapte au média qui l’accueille. Dans le cas du Web, les sites de vente, les chaînes de courriels et la pornographie sont quelques exemples de terrains propices aux activités canularesques dans la mesure où le nombre d’internautes susceptibles de se faire leurrer y est particulièrement élevé. De fait, le canular profite toujours du climat de confiance qui règne autour d’un sujet. Les visiteurs du site du Laboratoire NT2 ont d’ailleurs constaté malgré eux, le premier avril 2009, que les sites institutionnels constituent eux aussi un lieu propice aux pratiques canularesques.

Ressources bibliographiques

JEANDILLOU, Jean-François, Esthétique de la mystification: tactique et stratégie littéraires, Paris, Éditions de Minuit, 1994, 239p.

JEANDILLOU, Jean-François, Supercheries littéraires: La vie et l’oeuvre des auteurs supposés, Florence, Éditions Usher, 1989, 513p.

LAGRANGE, Pierre, La guerre des mondes a-t-elle eu lieu?, Robert Laffont, 2005, 351p.

Jean-Olivier MAJASTRE et Alain PESSIN (dir.), Du canular dans l’art et la littérature, quatrièmes rencontres internationales de sociologie de l’Art de Grenoble, Paris, L’Harmattan, 1999, 335p.

Dossier «L’art est un canular», sous la direction de Sylvette BABIN, Esse arts + opinions, no 60 (printemps-été 2007), 67p.

Œuvres du Répertoire ALH

1
Jean-Pierre Saez, « Onze thèses sur l’art du canular avec illustrations », dans Jean-Olivier MAJASTRE et Alain PESSIN (dir.), Du canular dans l’art et la littérature, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 7.
2
JEANDILLOU, Jean-François, Supercheries littéraires : La vie et l’oeuvre des auteurs supposés, Florence, Éditions Usher, 1989, 513 p.
3
C’est du moins l’origine que suppose Saez dans l’article cité plus haut.
4
Jean-Pierre Saez, « Onze thèses sur l’art du canular avec illustrations », dans Jean-Olivier MAJASTRE et Alain PESSIN (dir.), Du canular dans l’art et la littérature, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 11.
5
Claude Orsini, « De l’universalité du canular… », dans Jean-Olivier MAJASTRE et Alain PESSIN (dir.), Du canular dans l’art et la littérature, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 332.
6
Ces commentaires sont disponibles dans la section Testimonials du site. http://www.forgetmenotpanties.com/ [consulté le 22 août 2009].
7
Un article de la revue en ligne Wired traite de cette intervention du FBI. http://www.wired.com/politics/law/news/2001/02/41733 [consulté le 24 août 2009]
8
http://www.fictive.net/porn/your_latina/yourlatina01a.html [consulté le 24 aaût 2009]

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